Les Légendes des Pyrénées/Ruines de Castel-Vieilh

Michel Lévy (p. 215-228).


RUINES DE CASTEL-VIEILH


BAGNÈRES-DE-LUCHON


Oh ! quel affreux poison que la jalousie !
Koerner.
C’est aimer froidement que n’être pas jaloux.
Mme De Stael.


À peine avez-vous fait cent pas en dehors de Luchon, que vous vous aller heurter de nouveau contre la nature abrupte et sauvage ; et cela d’une si subite manière qu’on dirait vraiment un de ces merveilleux changements à vue qui n’appartiennent qu’à l’art scénique ! En une seconde la solitude et le silence succèdent à l’agitation tourbillonnante de la vie factice. Plus de bruyantes cavalcades, plus de sonores et lourdes diligences, plus de cliquetis de fouets et de grelots, plus de somptueuses chaises de poste amenant avec grand fracas quelque nouvelle victime des sottes exigences du monde ; rien que les lointaines harmonies des cloches ou l’intraduisible caquetage de la feuille et du vent sous les taillis humides de rosée.

Il semble que toute honteuse d’avoir un instant cédé aux empiétements de la civilisation moderne, la vallée veuille se hâter de reprendre au plus vite ses âpres et rudes allures. Seuls, dans tout le grandiose et immobile panorama déroulé sous vos yeux, les nuages qui courent au ciel, rapides et heurtés, conservent de l’animation et de la vie !… Aussi, tout en les regardant s’enfuir vers d’autres pays, emportés par le souffle impétueux d’un vent d’orage, se surprend-on parfois à envier leur sort, tant elles vous pèsent sur la poitrine et vous étouffent presque, ces gigantesques barrières qui ne vous laissent entrevoir qu’un petit coin du ciel. Le spectacle a beau être sublime d’horreur ou de majesté, à ce moment vous le donneriez mille fois pour quelque grande plaine bien misérable et bien monotone où il vous fût permis de respirer à l’aise !

Nulle part, selon moi, vous ne ressentez mieux cette douloureuse et poignante impression qu’en présence de l’horrible montagne noire qui se dresse comme le squelette décharné d’un colosse, vis-à vis des ruines où se serait, au dire de la légende, déroulé le drame qu’elle nous a transmis. Quand le ciel est brumeux, l’atmosphère épaisse, le jour glauque et sombre, toutes ces arêtes tourmentées, pendantes, déchirées, qu’une mousse jaunâtre recouvre à de rares endroits de ses plaques lépreuses, ont un hideux et navrant aspect. Ces blocs croulants et mutilés, ces fissures béantes comme des ulcères, ces débris nus et sales, ces gazons brûlés, roussis, déchiquetés, portent tellement en eux les traces d’une désolation sinistre qui vous déchire l’âme, qu’en quelques minutes les larmes vous gagnent au récit de la bien lamentable histoire qui se rattache aux ruines que vous avez sous les yeux.

Cette histoire, la voici :

Il y a de cela plusieurs siècles, cette même tour, dont il ne reste plus que d’informes vestiges, faisait partie de l’antique et superbe manoir des comtes de Givrion.

Dans ce château vivait, avec sa jeune femme, la belle Caroline d’Hauterive, d’une fortune et d’une naissance au moins égales aux siennes, l’unique héritier de cette illustre famille, le très-noble et très-puissant Henri de Givrion.

Rien ne saurait faire comprendre le charme répandu sur l’existence de ces deux jeunes époux. Pour eux le mariage ne paraissait devoir être qu’une incessante succession de ravissements inconnus, de félicités indicibles. Deux enfants beaux comme des anges étant venus par leur naissance mettre le comble à leurs vœux les plus chers, il leur semblait n’avoir plus rien à demander à Dieu, sans songer dans leur bien naturelle ignorance des choses de ce monde — ils étaient si jeunes tous deux ! — qu’un rien suffit pour détruire à jamais cette factice chimère qu’on nomme le bonheur. « Gare au ver qui se cache dans le plus beau fruit ! » dit le proverbe Euskarien : et le proverbe n’a que trop souvent raison.

De grandes fêtes ayant amené à la cour de Navarre toute la plus haute noblesse du pays, le comte de Givrion s’y rendit à son tour avec sa jeune compagne, dont la remarquable beauté et le noble maintien soulevèrent l’admiration générale. Ce fut à qui des jeunes et élégants seigneurs, accourus en foule, se ferait écouter de la belle châtelaine ; mais, hélas ! bien inutiles furent leurs soins. La comtesse adorait trop son bel époux pour ne pas rester insensible à toutes leurs paroles d’amour ; seulement l’extrême indifférence dont ce dernier fit preuve, en présence des assiduités sans nombre dont elle était l’objet, ne laissa pas que de l’affliger profondément. Comme il semblait impossible à son âme de feu d’aimer véritablement sans qu’au moindre éveil les dents de feu de la jalousie vinssent vous mordre en plein cœur, la terrible pensée que son époux, peut-être, lui était moins attaché la saisit tout à coup, mais rien ne vint justifier ses craintes… Ce ne fut qu’une fois les fêtes terminées et les préparatifs de départ entièrement achevés, que le subit désir de prolonger son séjour à Pau, dissimulé par le comte sous le voile du plus insignifiant prétexte, vint raviver ses doutes et torturer nuit et jour sa soupçonneuse imagination, prompte à se créer des chagrins.

Elle l’épia, le fit suivre partout, et finit par acquérir l’horrible certitude qu’elle en était outrageusement trompée. Un soir qu’elle marchait sur ses traces, à la faveur d’un déguisement, elle le vit faire des signes d’intelligence à une toute jeune fille très-simplement vêtue, mais d’une idéale et fière beauté.

Ce fut pour elle un arrêt de mort.

La seule pensée qu’elle n’occupait plus que le second rang dans le cœur de son époux lui donna de mortels frissons. Elle regarda dans l’avenir ; il lui fit peur tant il lui apparut sombre et désert. Devant elle se levait un morne horizon où ne grondaient que des vents funèbres, où passaient de noirs nuages, où tombaient des pluies froides qui la pénétraient et la rendaient toute transie. Car c’est l’amour seul qui colore la vie et y suspend un astre radieux dont les rayons font jaillir d’éblouissantes clartés des prés, des monts, des clochers, des villes ; alors tout est rose, tout est diaphane, tout est caressant à l’œil et à l’âme. Mais que l’amour soit rebuté, que sa main brûlante soit forcée de se retirer au contact d’une main glacée, que son sourire mélancolique s’éteigne tristement dans un sourire d’indifférence, alors tout se décolore, tout s’efface ; l’astre qui dorait de si beaux rêves, perd toutes ses flammes dans ce ciel si triste où les voix des anges se sont tues. D’atroces, d’horribles pensées se mirent à ballotter son âme comme la voile d’un navire battu par des vents contraires. Hors d’elle-même, obsédée par une irrésistible envie de pleurer, elle lutta vainement contre l’excès de sa douleur. Ces mots : « mon Dieu ! mon Dieu ! je suis perdue, » furent les seuls qu’elle balbutia en se tenant courbée, et sanglotant dans un état d’agitation extraordinaire. Puis son sang s’arrêta, ses mains se glacèrent, ses yeux devinrent fixes, et sans plus jeter un cri, sans plus verser une larme, elle roula à terre et y resta sans mouvement, sans souffle, brisée, morte, et comme ensevelie sous sa longue chevelure noire.

Une heure se passa.

Au bout de ce temps, revenue à elle, elle fit un suprême effort et regagna son hôtel où une fièvre brûlante s’empara d’elle.

Durant plus de deux mois ses jours furent en danger ; mais dès qu’elle revint à la vie son premier soin fut de s’assurer si vraiment le comte n’était plus digne de son amour. Achetant à prix d’or le silence d’un de ses gens, elle apprit bientôt que, chaque soir, aveuglé par sa passion, le noble et fier descendant des Givrion ne craignait pas d’aller trouver mystérieusement l’humble fille du peuple, dont l’infernale beauté devait être si fatale à son bonheur.

À force de lire Machiavel, Boccace, et les dangereux contes licencieux, qui se publiaient alors, l’ingrat avait fini par trouver, lui aussi, du charme à demander au secret de l’intimité voilée, l’oubli des exigences de la vie publique. Il était devenu le digne représentant de cette étrange époque où malgré les prédications des moines et la ferveur religieuse des masses, les seigneurs de haut lignage se dédommageaient de l’existence uniforme et maritale du manoir au milieu des joies passablement graveleuses de la vie libertine et facile ; de cette étrange époque, où la licence des couvents, les emportements des guerres civiles vidés souvent par l’assassinat et l’extrême relâchement de mœurs des cours dissolues en étaient venus à ce point, qu’on ne craignait plus de railler les dogmes sacrés et de braver les terreurs de l’enfer au milieu des plus folles dissipations. Maintenant ce qui surtout l’attirait irrésistiblement vers Juanita — ainsi se nommait la jeune fille — c’est qu’à ses yeux elle réalisait on ne peut mieux le type rêvé de la courtisane antique, c’est qu’au milieu de l’enivrement de ses caresses ardentes, à travers la douce nonchalance de ses enlacements lascifs, elle lui semblait une figure du Titien, animée par le souffle d’un démon. L’Italie avec ses baisers qui brûlent, l’Orient avec ses parfums qui alanguissent ne lui paraissaient pas avoir jamais pu enfanter voluptés plus grandes que celles qui lui inondaient l’âme lorsqu’il la voyait étaler sans le savoir dans le désordre de sa toilette, dans la mollesse de ses attitudes, les luxurieuses séductions que Venise enseigne à ses femmes. Quand elle se présentait à lui, inondée de cheveux, dorée de lumière, dardant sur lui la fascinante magie de ses grands yeux noirs, je ne sais quel soudain éblouissement s’emparait de lui. Il ne se possédait plus, tant elle lui jetait au cœur toutes les tyrannies de l’amour.

Dès que la comtesse avait eu la certitude de son malheur, une horrible résolution s’était tout d’abord glissée dans son âme avec la précipitation de la foudre, et dès le lendemain même, elle se dirigeait vers la demeure de celle qu’elle détestait tant, dans le quartier maudit des Bohèmes et des Cagots.

Arrivée dans une rue étroite, obscure, tortueuse, tout humide, toute sale, une de ces rues fantastiques telles que la Cité de Paris en possédait naguère encore, elle s’arrêta devant une chétive et pauvre maison, pénétra dans une de ces allées sinistres que le jour n’éclaire qu’à peine, et ne craignit pas de heurter du bout de son gant parfumé à une porte grossière et noire.

Une jeune fille vint ouvrir.

C’était sa rivale.

Certes, s’il pouvait être, pour une femme, une excuse aux infidélités de celui qui l’a trahie, elle eût été dans la merveilleuse beauté de l’étrangère. Il était impossible d’imaginer une créature plus ravissante, plus faite pour exciter les désirs. Elle paraissait vingt ans au plus. Sa peau était brune, mais d’un tissu si fin et si transparent, qu’elle semblait changeante : elle se colorait ou devenait pâle avec la même rapidité aux moindres émotions : des cheveux abondants et d’un noir d’ébène couronnaient son front, d’une forme et d’une pureté exquises, et sous l’arc de ses sourcils brillaient de grands yeux dont l’éclat était tempéré par de longs cils. Son col, ses épaules et ses bras, qu’elle avait nus, suivant l’usage des femmes de sa caste, offraient le type de la perfection. Ce qui séduisait en elle, ce n’était pas ce parfum de fraîcheur et d’innocence qui pare les jeunes filles, cette ignorance naïve de l’âme qui se reflète sur leurs traits et rayonne autour d’elles comme une sainte auréole qui protége leur faiblesse, mais une autre expression qui retenait les cœurs. Sans avoir encore subi aucune altération, sa beauté n’avait plus sa première fleur. Le vice ne l’avait pas encore flétrie, mais il l’avait touchée. C’était à son contact que les regards de cette femme s’étaient animés, que ses lèvres s’étaient entr’ouvertes, que sa chair avait frissonné. Il y avait dans sa pensée la conscience de la volupté qu’elle éveillait ; dans ses gestes, dans ses mouvements, un mélange singulier de soumission et d’emportement, de tendresse infinie et de passion ardente, enfin, dans toute sa personne, dans ses transports de joie comme dans sa tristesse, dans son repos comme dans ses vivacités, dans ses yeux suppliant ou lançant des flammes, ces brusques contrastes qui ont leur source dans les agitations du cœur, et cette empreinte visible dont l’amour marque toutes les courtisanes.

En la voyant, la comtesse pâlit étrangement : une indéfinissable expression de haine et de douloureuse sympathie traversa son regard : tout son sang se glaça, et elle crut qu’elle allait s’évanouir encore.

— Pardonnez-moi, mon enfant, dit-elle enfin d’une voix lente et profonde, si je pénètre ainsi chez vous, moi que vous ne connaissez point ; mais on m’a dit que vous étiez bonne, et j’aurais une grâce à vous demander.

— Une grâce à moi ? reprit Juanita étonnée et ne devinant pas en quoi elle pouvait être utile à une aussi belle dame.

— Oui, mon enfant, une grâce ; celle de m’avouer vous-même quels sont les liens qui vous unissent au beau jeune homme qui, chaque soir, vous vient trouver mystérieusement.

— Oh ! mon Dieu, ils sont bien simples, madame, ce sont ceux d’une éternelle reconnaissance ; car orpheline et manquant de tout, je serais morte de faim et de misère sans les bontés de toutes sortes dont il me comble chaque jour, à la seule condition de ne recevoir que lui.

— L’aimez-vous ? balbutia la comtesse d’une voix étranglée.

— Si je l’aime ! exclama la belle enfant avec les fauves regards d’une tigresse à laquelle on veut ravir ses petits : plus que tout au monde !…

— C’en est assez, jeune fille, continua la pauvre délaissée ; gardez le plus grand secret sur ma visite ; demain, à la même heure, je reviendrai ; mais jusque-là, je vous en supplie, au nom de ce que vous pouvez avoir de plus cher, pas un mot à qui que ce soit !…

— Foi de Gitana ! je vous le jure, reprit la bohémienne, surprise de tout cet inexplicable mystère.

Le lendemain, à l’heure dite, la comtesse revint. En la voyant si pâle et si défaite, Juanita eut involontairement peur.

— Viens avec moi, jeune fille, lui dit la malheureuse abandonnée d’une voix presque suppliante.

— Où cela ? je ne vous connais point.

— Ne crains rien, je ne te veux que du bien.

— Votre regard semblerait présager le contraire.

— Enfant ! n’aie donc pas peur ; viens, viens, poursuivit la comtesse, et saisissant la main de Juanita avec un douloureux sourire de larmes, elle l’entraîna jusqu’à la porte de son propre hôtel. Là, Juanita, déjà très-surprise de tout le luxe des appartements qu’elle traversait, fut bien plus étonnée encore en entendant la comtesse lui dire : Revêts ces habits, jeune fille, et pare-toi de ces diamants ; je te lègue tout mon bonheur… L’acte que voici t’assure la possession de la terre d’Agnos, le titre de comtesse et une fortune considérable. Adieu, Juanita, adieu !… continue de bien aimer Henri et donne-moi parfois une pensée ! »

Vainement Juanita voulut-elle retenir la comtesse. « Laisse-moi quitter ces lieux, lui dit-elle, « un autre devoir me réclame. » Et aussitôt elle s’éloigna en lui laissant une lettre pour l’infidèle que Juanita était bien loin de supposer être son amant.

Voici ce que contenait cette lettre :

« Tout est rompu entre nous, comte Henri de Givrion… Puisque vous n’avez pas craint de vous rendre indigne du nom de père et d’époux, vous ne me reverrez jamais, ainsi que vos enfants qui suivront la malheureuse destinée de leur mère. Pour que l’unique descendant des Givrion n’ait plus à rougir d’une liaison indigne du grand nom qu’il porte, j’ai donné à celle qu’il me préfère, à la belle Juanita, mes plus riches parures, mes biens, et le plus précieux de tous mes trésors, mes droits légitimes sur son cœur !… Adieu pour toujours.

« Caroline d’Hauterive. »

Quand il rentra le soir, le comte fut aussi étonné de la présence dans son hôtel de celle qui lui remit ce billet, qu’atterré par la teneur de ces lignes étranges ; mais le secret pressentiment de quelque grand malheur domina si bien chez lui toute idée, qu’il n’eut même pas un sourire pour sa Juanita aimée. Appelant ses gens en toute hâte, il leur demanda ce qu’était devenue la comtesse, apprit d’eux que le matin même elle était repartie pour Luchon, et, sans plus tarder, se mit à son tour en route pour implorer son pardon.

Mais hélas ! il arriva trop tard !…

Quand il parvint sur les hauteurs, de sinistres et rougeâtres flammes commençaient de dévorer le château incendié par la comtesse elle-même.

À cette vue sa tête s’égara, et lorsqu’il entendit un vieux domestique lui dire que, quelques secondes plus tôt, la malheureuse mère était apparue, au haut de la tour, serrant étroitement sur son sein ses deux pauvres petits enfants, sans songer qu’il s’allait exposer à une mort certaine, il s’élança tout éperdu pour la sauver. Mais au même instant tout s’écroula, et il fut englouti dans l’immense brasier…..

Étrange destinée ! Le hasard réservait pour cercueil, au dernier des Givrion, les ruines fumantes de son propre castel !