Les Légendes des Pyrénées/Les petites légendes

Michel Lévy (p. 229-256).


LES PETITES LÉGENDES


Je plains ceux qui ne comprennent pas
l’importance des petites choses.
Chateaubriand.


Il nous reste encore à vous entretenir d’une foule de petites légendes de trop peu d’importance pour former chacune un chapitre à part, mais que nous ne saurions non plus passer sous silence, sous peine de voir traiter à juste titre notre œuvre d’incomplète.

De ces légendes, les unes ont pris naissance dans les Hautes-Pyrénées, les autres doivent le jour à la féconde et poétique imagination des bardes Euskariens ; mais quelle que soit leur origine, elles nous ont si bien paru toutes également attachantes que nous n’aurions vraiment su auxquelles donner la préférence, si M. Eugène Cordier, — un jeune écrivain de mérite, — en venant ajouter au charme exquis de quelques-unes de la Bigorre celui non moins exquis de son style, n’avait lui-même fixé notre choix.

Dites-nous si nous avons eu tort.


LE PASTEUR DE 909 ANS.

« Transportons-nous dans les vallons d’Arize, immenses pacages, racines du mont qu’on appelle le Pic-du-Midi de Bagnères. Là vivait, dans les temps reculés, un très-vieux pasteur ; là il paissait ses troupeaux, et il n’avait jamais neigé sur la montagne. Or, il venait d’atteindre sa neuf cent neuvième année, lorsqu’il vit pour la première fois tomber la neige, et, la voyant, il connut que sa fin était proche et appela ses deux fils. Ceux-ci, qui le savaient très-vieux et qui considéraient parfois la longue barbe de mousse qui pendait au menton de leur père comme à un sapin antique, avaient essayé de ranimer ses forces en lui portant du vin. Le vieillard y trempa ses lèvres et les trempa encore. « De quel arbre est ce fruit ? dit-il. — Ce n’est point fruit de la ronce, » répliquèrent en souriant ses fils. Mais la liqueur généreuse et nouvelle ne lui donna qu’un plaisir passager, alluma son vieux sang une minute : ce fut la flamme plus haute et dernière d’une lampe qui s’éteint, et à la première neige qui descendit sans relâche : « Mes fils, dit-il, je meurs, voici ma fin qui arrive ; rien ne peut à présent me retenir parmi vous ; je le savais, cela « me fut prédit ; ces blancs flocons sont mon linceul qui vient, qui se déploie, qui tombe. Mais vous, prenez courage et suivez, quand je ne serai plus, cette belle vache à la bruyante sonnette. Elle vous mènera d’abord dans la région des eaux chaudes, à Bagnères ; là doivent s’élever des thermes bienfaisants. Allez toujours où elle vous conduira, et où elle s’arrêtera, arrêtez-vous. »

« Le vieux berger, le patriarche, l’ancien des anciens, le grand maître dans l’art des guérisons, l’inventeur des remèdes puissants composés de simples herbes et du lait des brebis, l’Esculape, le Pan des Pyrénées, mourut alors. Malgré sa science profonde, utile, malgré les grandeurs vraies de sa vie, nul poëte inspiré ne chanta ses vertus ; il mourut au bruit sourd, étouffé de la neige qui tombe, et l’immense linceul s’étendit, s’amassa. Alors ses fils voyant la vache prête — elle partait — la suivirent, pieux observateurs de la volonté du mourant. Elle fut d’abord, eux après elle, aux merveilleuses sources thermales connues sous le nom de sources de Bagnères. Et il neigeait toujours ; alors la vache, dont la clochette faisait un tintement étouffé à tout moment par l’atmosphère enneigée, partit encore, sans hésiter, tout droit ; un esprit supérieur la guidait. Et, descendant les bords de l’Adour, torrent jadis aurifère, qui ne roule aujourd’hui que des eaux et des rocs parfois tumultueux, elle s’arrêta au lieu où s’élève le riche et beau village de Montgaillard. Là, les fils du pasteur s’arrêtèrent aussi, et il ne neigeait plus. Un rocher conserve, au-dessus du village, avec la forme de la vache d’Arize, la mémoire de cet événement. Et depuis lors, il a toujours neigé dans la montagne.

« Cependant le corps du grand pasteur ne resta point privé de sépulture ; on l’inhuma pieusement, et la terre fut ornée en cette place d’un marbre blanc sur lequel parurent gravés des caractères inconnus. Une fois, d’audacieux sacriléges, violant la sainteté de ce tombeau, enlevèrent le marbre ; mais il commença aussitôt de pleuvoir, et la pluie dura quarante jours sans trêve. Alors il fallut bien rendre sa pierre au mort irrité.

« Telle est la légende : ainsi se coucha dans la terre le grand pasteur d’Arize, ainsi eut-il pour dernier vêtement la première et merveilleuse neige que versa le ciel sur les vallées profondes des Pyrénées, dans un temps qui n’a point d’histoire. »


L’HOMME DANS LA LUNE.

« On sait que la prescription d’observer les sabbats et les fêtes fut autrefois beaucoup plus rigoureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Or, il y avait — toujours il y a bien longtemps — un homme qui travaillait tous les jours, sans se reposer les jours fériés. Dieu s’en offensa et lui dit : « Je te pardonne quant au passé, mais dorénavant ne travaille que les jours licites. »

« Cet homme n’écouta point la parole de Dieu, il recommença à travailler, sans égard pour les temps consacrés. Il était en faute pour la troisième fois, portant sur son dos un fagot d’épines, quand Dieu lui apparut et lui dit : « Que t’avais-je dit ? Respecte les jours fériés…, suspends ton travail ces jours-là… Mais tu ne m’as point obéi… Or, à présent, je vais te punir et te retirer de la surface de la terre. Je t’exilerai, à ton choix, dans le soleil ou dans la lune. »

« Et l’homme répondit : « Que dois-je faire maintenant qu’il me faut quitter la terre ? Choisirai-je d’habiter dans le soleil ou d’habiter dans la lune ? » Dieu vint à son secours en lui disant : « Le soleil, c’est un feu ardent ; la lune, c’est la glace. »

« Or, dit l’homme après avoir réfléchi un moment, la chaleur du soleil me fait peur, et, puisqu’il faut choisir, j’aime mieux aller dans la lune. »

« Soit, » dit le Bon-Dieu, et il l’y transporta.

« Parce qu’on était dans le mois de février, cet homme s’appela Février ; parce qu’il n’a point voulu se reposer, cet homme n’aura plus de repos dans l’astre qui marche toujours.

« Il n’est point difficile de l’y apercevoir chargé encore de son fagot d’épines. Son ombre est à la surface ; il est au fond, derrière son ombre, mais on ne l’y voit pas en tout temps ; car la lune est d’abord invisible elle-même, puis elle paraît, puis elle grandit, et bientôt de sa face immense, elle regarde les hommes, puis elle décroît. À ce moment, ainsi que dans son accroissement, l’ombre se manifeste, le prisonnier révèle son châtiment à la terre, et le châtiment durera.

« Mais quand le monde aura pris fin, quand tomberont les étoiles, relevé de sa pénitence, Février reprendra avec son nom d’homme, la liberté des cieux.

« Je prie qu’à l’occasion de ce mythe, on veuille bien se reporter au chap. xv du Livre des Nombres, où il est dit :

« 32. Or, les enfants d’Israël étant au désert, trouvèrent un homme qui ramassait du bois le jour du Sabbat.

« 33. Et ceux qui le trouvèrent ramassant du bois l’amenèrent à Moïse, et à Aaron et à toute l’assemblée.

« 34. Et on le mit sous garde, parce qu’il n’avait pas encore été déclaré ce qu’on lui devait faire.

« 35. Alors l’Éternel dit à Moïse : On punira de mort cet homme-là et toute l’assemblée le lapidera hors du camp.

« 36. Toute l’assemblée le mena donc hors du camp, et ils le lapidèrent et il mourut, comme l’Eternel l’avait commandé à Moïse. »

Ce grave et terrible récit, si propre à frapper l’imagination d’un peuple poëte, a visiblement inspiré le mythe que je rapportais tout à l’heure. Dans la fable pyrénéenne, comme dans l’histoire de Moïse, c’est un homme qui fait du bois, malgré les défenses. C’est Dieu qui punit cet homme. Si la sentence est différente dans la légende montagnarde, c’est que lorsqu’elle naquit, le christianisme était venu changer le dogme et consacrer les expiations futures. Et si maintenant on s’étonne de la voir marcher côte à côte de l’exil, dans la lune, qui rappelle de tout autres croyances ; si on nous objecte ces quelques lignes de la grande Encyclopédie, au sujet de la destination de cet astre :

« L’antiquité pensait que les âmes moins légères que celles des hommes parfaits y sont reçues et qu’elles habitent les vallées d’Hécate, jusqu’à ce que, dégagées de cette vapeur qui les avait empêchées d’arriver au séjour céleste, elles y parviennent à la fin. » Nous répondrons qu’il ne s’en faut point étonner, car les légendes comme les avalanches se grossissent de tout ce qu’elles trouvent d’homogène sur leur passage, dans leur marche à travers les siècles.


LES SERPENTS PYRÉNÉENS.

Ici nous retrouvons ce mystérieux reptile, ces hydres fantastiques et monstrueuses qui, depuis le paradis terrestre jusqu’aux temps modernes, n’ont pas un seul instant cessé de ramper dans les sentiers de mille traditions diverses.

« Le serpent fut, dans les Pyrénées comme dans l’Inde splendide, comme dans l’Afrique brûlée, l’objet de l’attention tremblante des hommes. Aujourd’hui même, il est plus d’un pasteur aux vallons de Bigorre, qui le croit doué d’un pouvoir malfaisant, incomparable. Le coq à peine a-t-il pondu ses œufs, qu’il les va cacher sous des fumiers impurs. Couvé par cette intime chaleur, le serpent sort de l’œuf. Et qu’attendre d’une naissance si étrange, d’un berceau si immonde ! Le hideux reptile aspire tous les êtres qui sont à sa portée, et les dévore. Il fait venir à lui, par la puissance de son haleine, les petits oiseaux, hélas ! et les petits enfants !

« Or, un des plus grands serpents qu’on ait jamais vu, se traînait jadis sur le plateau d’une montagne verdoyante, d’une indicible beauté. Au pied de cette montagne et de plusieurs autres, qui forment un amphithéâtre vaste et serein, s’étend une vallée si douce, que l’âme y reste captive et s’y croit enchantée. De grands troupeaux allaient et venaient dans ce paradis, bondissant comme l’avalanche, sous la conduite de leurs pasteurs, à la voix sonore de leurs chiens blancs comme la neige nouvelle. Mais, chose horrible à penser ainsi qu’à dire ! pasteurs, chiens et troupeaux, enlevés de terre par une force irrésistible, montaient vers le plateau magique et s’engouffraient dans la bouche du serpent, qui se dilatait alors d’appétit et de joie pour les recevoir.

« Et cela durait depuis très-longtemps et d’innombrables victimes avaient déjà succombé, en sorte que tout le pays n’était que larmes, gémissement et consternation.

« Or, il se trouvait dans le village d’Arbouix, bâti au flanc de la montagne si verte, un homme qui avait beaucoup de courage, et cet homme n’avait pas moins d’adresse que de courage. Et il résolut de délivrer son pays. Dans ce but, il établit une forge au lieu le plus secret qu’il put trouver, et là, il forgeait du fer, et lorsque le fer était rouge, il le mettait à la portée du serpent, au péril de sa vie, bien qu’il eût soin de se retirer aussitôt. Le monstre qui regardait de côté et d’autre, cherchant une proie, dès qu’il voyait le fer rouge, l’aspirait comme toute autre chose, et par la puissance de son souffle il l’avalait d’un seul trait. Le feu se mit à ses entrailles, et il eut une si grande soif, qu’il se prit à boire, à boire, et il buvait toujours. À la fin, il creva. L’eau qu’il avait absorbée se répandit et fit un lac : c’est le lac d’Isabit. Encore un lac ! c’est que dans cette nature prodigue, il est plus facile de les admirer que de les compter.

« Cependant les habitants reconnaissants du village d’Arbouix accordèrent à leur sauveur le droit de conduire ses troupeaux sans rétribution, sur les pacages qu’il avait affranchis, et ses descendants jouissent encore de ce droit.

« Ensuite, on prit les côtes du reptile, et l’on crut faire une chose agréable à Dieu, de s’en servir pour construire une église. Mais quand l’église fut bâtie, la grêle tomba sans relâche. On connut par là qu’il fallait brûler ces os parce qu’ils étaient maudits, et quand ils furent consumés, la grêle ne tomba plus. »

Selon nous, si l’on dépouille cette légende de tout ce que l’obscurantisme des siècles y a mêlé d’étranger et d’impur, rien n’est plus facile que d’y retrouver — surtout à l’aide d’une des plus célèbres traditions Euskariennes — le souvenir dénaturé d’une de ces grandes perturbations géogéniques dont les Pyrénées ont si souvent été le théâtre.

En effet, dans la tradition Euskarienne — que nous vous allons rapporter tout d’abord, pour vous mieux faire sentir la vraisemblance de notre hypothèse — le feu central, l’inextinguible foyer auquel la science attribue l’origine des lacs, est comparé à un énorme serpent sorti, comme dans la légende bigorraise, d’un œuf de coq couvé dans le fumier.

Heren-sugue est le nom du monstre, dont les sept gueules flamboyantes — évidemment sept volcans — se manifestèrent un jour d’une effroyable façon.

Depuis longtemps le terrible dragon dormait paisiblement sous terre, enroulé sur lui-même au bord du lac de Feu. Le souffle seul de sa puissante respiration retentissait au loin dans les échos de l’enfer. Tout à coup de fiévreux tressaillements semblent s’emparer du monstre assoupi : il s’agite convulsivement, et l’on dirait qu’il va sortir de sa léthargie. Peuples de la terre, tremblez ! son réveil sera terrible et fatal.

En effet, à peine l’ange de Dieu a-t-il laissé tomber dans l’Océan la soixantième goutte d’eau de sa clepsydre qui marque le temps, et de ses sept trompettes d’airain entonné le signal de la destruction, que le Heren-sugue s’éveille, fait craquer ses sinistres mâchoires d’où sortent des volcans, consomme en dix jours toute l’ancienne terre, et de sa large queue, plus habile que celle de l’industrieux castor, pétrit celle qui subsiste, dans les eaux fumantes du déluge.

Quand une fois son œuvre fut achevée, le gigantesque serpent, comme un ver à soie enchâssé dans sa coque, se replia sur lui-même, se rendormit ; et maintenant, doucement bercé par quatre génies attentifs à le veiller jour et nuit, il attend insoucieusement l’aurore d’une nouvelle perturbation, tout en laissant reposer sa formidable tête sur les genoux d’une jeune femme de beauté idéale, servilement attachée à son sort par la force d’une incantation qu’aucune puissance humaine ne saurait rompre.

Sa destinée dépend de celle d’un œuf mystérieux qu’un ramier bleu couve sur quelques brins d’herbe, tout à l’extrémité du plus inaccessible sommet des Pyrénées. Le jour où cet œuf fatidique sera brisé, tous les tonnerres de l’abîme éclateront de nouveau, des torrents de lave bouillante jailliront de dessous terre, et, pour la seconde fois, Heren-sugue dévorera le monde. Seulement, rassurez-vous, mes belles lectrices, il est presque introuvable ce précieux œuf, et si les calculs de l’école d’Alexandrie ne sont point faux — comme le sont beaucoup trop souvent, hélas ! les calculs des savants — cinquante-deux mille ans s’écouleront encore avant qu’il ne soit écrasé !

Revenons à la légende Bigorraise. Est-ce que maintenant elle ne vous paraît pas toute simple ? Est-ce qu’en l’affranchissant, comme nous vous le disions plus haut, de tout ce dont l’a entachée une bien regrettable ignorance, vous ne touchez pas du bout du doigt la très-simple histoire du Lac d’Isabit ? Ce feu terrible dont sont dévorées les entrailles du monstrueux serpent jusqu’à ce qu’il crève à force d’avoir bu pour l’éteindre, et que toute l’eau qu’il avait absorbée se transforme en lac, qu’est-ce autre chose que le feu central — le Heren-sugue de la tradition Basque — dont une éruption a, comme l’a toujours constaté la géologie, donné naissance à un lac ?

Tout doute nous semble impossible.


ORIGINE DES LACS.

Comme nous vous le disions tout à l’heure, il n’est pas de pays plus riche en lacs que les Pyrénées. Où qu’on aille, on en rencontre, et c’est à notre avis un de leurs plus grands mérites, car rien n’est plus magnifique à voir.

Là tout est calme et silencieux ; tout se tait et repose. Les arbres n’ont même pas d’oiseaux ; les herbes point d’insectes. On n’entend que le bruit du vent dans les longues plantes aquatiques ou les murmures de ces grandes tiges ondoyantes qu’on retrouve partout au bord de l’eau. C’est la solitude dans tout ce qu’elle a de plus imposant et de plus majestueusement triste ; la solitude telle que la rêvait O’Berman et telle que Bernardin de Saint-Pierre nous l’a peinte dans les sublimes pages de son sublime ouvrage. Imaginez-vous une vaste nappe d’eau, enfermée de toutes parts entre de hauts rochers comme dans une immense coupe creusée par la main des géants, et sculptée par les doigts des fées, et dans cette onde diaphane et nacrée d’une transparence si bleue qu’on dirait d’un fragment d’azur tombé du ciel, pas un frémissement, pas une ride, pas un pli, un véritable miroir liquide. Mais que par exemple le moindre souffle s’élève, et vous verrez aussitôt cette surface naguère encore si unie et si paisible, s’agiter, se couper d’ondes lumineuses, s’enfler de petites vagues. Grâce aux mille rayons qui lui pleuvent du ciel pour se venir briser sur les pointes de ces flots légers, elle s’éclaire de vifs et chauds scintillements, s’irise de clartés changeantes, se couronne de diamants et de perles humides. C’est merveille de voir ainsi le lac bleuir ou miroiter selon les souffles du vent ou les caprices des rayons, et l’on ne sait que préférer de la molle transparence de sa nappe immobile ou du vif scintillement de ses vagues vaporeusement soulevées. Quand le regard a longtemps erré, flotté sur cette calme et brillante surface, sur cette immense nappe étincelante comme une draperie de diamants, il vient à l’œil je ne sais quel vague et doux éblouissement. On dirait que le lac tout entier avec les rochers qui le bordent, les crêtes qui le dominent, les arbres qui le frangent, se soulève lentement, capricieusement, comme si lassé de la terre il voulait se rapprocher de l’éternel azur qui lui prête l’éclat de son soleil et le reflet de ses étoiles. Et ce mirage, né plutôt dans l’imagination et dans la vue, a le charme rêveur et perçant qui s’attache à toutes les choses indécises et vaporeuses ; il captive sans enchaîner, il fascine sans éblouir. L’esprit comprend qu’il est la dupe d’une illusion mensongère, mais l’illusion est charmante et il s’y repose. C’est que l’idéal, quel qu’il soit, est une impérieuse, une invariable loi de la nature. L’homme n’a pas seulement besoin de tromper son âme et son cœur, il a aussi besoin de tromper son œil. Sans l’idéal, sans ce je ne sais quoi qui est en nous, et se répand hors de nous en capricieux rayons ou en légers sourires : quel site serait toujours charmant, quel lac toujours pur, quelle femme toujours belle !…

Maintenant entre tous ces lacs, après celui de Gaube dont nous ne vous entretiendrons pas ici, autant parce que nous l’avons déjà fait ailleurs que parce qu’il ne se rattache pas directement à ce qui fait l’objet de ce livre, le plus remarquablement curieux est sans aucun doute celui de Héas.

Nulle part l’âme ne se sent plus profondément émue qu’en cet endroit où la nature elle-même semble tout à coup expirer, tant les lieux s’y revêtent d’un aspect de désolation sinistre. Plus de végétation, plus de mouvement ; rien que le calme et l’immobilité. Les pics arides et dénudés, les monts chargés de neiges ou couverts de glaciers bleuâtres sont réfléchis par le lac dont l’onde inerte, dense et massive atteste la profondeur. Ce qui frappe, ce qui saisit, c’est l’idée que rien ne saurait animer cette morne solitude et le chaos qui l’entoure — chaos plus imposant et plus terrible encore que celui de Gavarnie — puisque c’est à peine si l’on remarque les deux gaves auxquels elle sert de berceau. Cent mille hommes n’y feraient pas plus de sensation que n’en doivent produire dans une forêt vierge des milliers de fourmis au pied des chênes antiques.

Au milieu s’élève entre d’immenses quartiers de granit effroyablement fendillés, un bloc énorme assez étrangement surnommé caillou d’Arrayé, qui domine les environs et semble menacer la montagne dont il est le produit et le contemporain. Sur ce bloc s’élève, à son tour, une bien humble et bien petite chapelle, mais si fameuse et si révérée qu’il n’est personne qui s’en approche sans ce respect et ce recueillement qu’inspire toujours une croyance profonde, alors même qu’on ne la partage pas. Au dire de la légende, cette chapelle, appelée à perpétuer le souvenir d’une apparition faite sur ce roc par la Vierge elle-même, aurait été construite par trois maçons inconnus que venaient chaque jour visiter et nourrir de leur lait trois chèvres mystérieuses suivies de leurs chevreaux. Sa forme est celle d’une croix grecque surmontée d’un tout petit dôme. La porte et les pilastres sont de marbre. L’attique recèle une statue de la Vierge et de l’enfant Jésus en marbre gris, sauf la tête et les mains qui sont de marbre blanc. Cette statue surprend par sa grâce et l’élégance de ses contours. Mais ce qui étonne non moins, c’est au-dessus de l’un des trois autels que renferme la chapelle un tableau de Notre-Dame en capulet rouge, comme une franche montagnarde.

Mille cierges allumés sur le maître-autel éclairent deux statues de la Vierge ; l’une, de demi-nature et très-parée, est au-dessus du tabernacle hors de la portée des assistants ; l’autre, de dix-huit pouces environ, livrée à la ferveur publique, repose sur le retable de l’autel.

Rien de mieux fait que cette chapelle pour maintenir dans ces montagnes le culte de la Vierge et le propager d’âge en âge ; mais c’est surtout la veille de l’Assomption qu’il faut la voir quand tous les échos d’alentour retentissent de chansons, de cantiques, de litanies enthousiastes, et que le flanc de la montagne est sillonné de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui viennent pieusement déposer leurs adorations au pied du mystérieux oratoire. Les uns essaient de détacher quelques fragments de roche qu’ils emporteront chez eux et se distribueront comme des reliques, les autres entonnent de retentissants cantiques qui vont au cœur, autant parce que le cri de l’âme contient tous les principes de la mélodie, tous les éléments de l’harmonie, que parce que ces prières et ces hymnes ont dans leurs ferventes intonations un je ne sais quoi qui nous émeut vivement.

D’après les traditions du pays, l’origine de deux autres lacs, celui de Lourdes et du Lhéou, remonterait aux temps où Dieu ne dédaignait pas de venir visiter ceux qu’il avait créés pour les récompenser ou les punir suivant qu’ils avaient observé ou enfreint les prescriptions de sa loi.

Un beau jour donc — peut-être à la même époque où, au dire de la Genèse, il aurait envoyé ses anges à Sodome — désireux d’éprouver le cœur des habitants de la Lourdes d’alors, l’Éternel s’en serait lui-même venu, sous la figure d’un pauvre, frapper à toutes les portes, demandant en toute grâce un peu de pain pour apaiser sa faim. Mais toutes seraient impitoyablement restées fermées, à l’exception de celle d’une bien humble et bien misérable chaumine où deux femmes — la mère et la grand’-mère, sans doute — veillaient anxieusement près du berceau d’un enfant nouveau-né.

Là, tout au contraire, les deux femmes auraient à peine aperçu les cheveux blancs et les haillons du divin pauvre que, comprenant trop bien pour en avoir fait la rude expérience tout ce qu’il devait souffrir des tortures de la faim, elles se seraient empressées d’accourir à lui et de lui dire : « Entrez, pauvre homme, entrez. À la vérité, nous n’avons que peu de chose à vous offrir, car nous sommes loin d’être heureuses, mais quelque grand que soit notre dénuement, il nous reste un morceau de pain et nous le partagerons avec vous. Le temps de sécher un instant vos vêtements humides de pluie, ces deux gâteaux de seigle que nous venons de pétrir seront cuits et nous les mangerons ensemble. »

Le vieillard reconnaissant les remercia avec effusion et s’assit près du foyer. Mais, ô miracle ! à peine eut-il pris place, qu’à leur grande surprise les deux femmes virent leurs gâteaux s’étendre et croître merveilleusement. « Femmes, dit alors le pauvre, à mon tour de vous être utile. Puisque vous m’avez généreusement offert une hospitalité que tous m’ont durement refusée dans cette ville, apprenez qu’elle va être entièrement engloutie sous les eaux et hâtez-vous d’en sortir. »

Ce que les deux femmes firent au plus vite, emportant avec elles leur seule richesse, le bel enfant endormi dans le berceau.

Or, à peine s’en furent-elles éloignées, que le sol sur lequel la ville était bâtie s’affaissa subitement, et qu’à la place elles n’aperçurent plus qu’un immense lac qui subsiste encore aujourd’hui. En mémoire de cet événement, un berceau de pierre, béant au bord du lac de Lourdes, semble toujours attendre le doux enfant sauvé par la charité des deux femmes ; et si l’on regarde attentivement à la surface des eaux, lorsqu’elles sont basses, on distingue encore la pointe des édifices et les plus hautes toitures de la ville noyée.

Pour le lac du Lhéou, même histoire. Là aussi, le pauvre, plus compatissant que le riche, n’hésita pas à donner à Dieu, qui se présentait à lui sous la livrée de la misère, l’hospitalité que celui-ci lui avait durement refusée, et là aussi la méchanceté des hommes fut à jamais engloutie sous les eaux ; seulement au lieu des deux vieilles femmes ce fut un vacher qui accueillit cette fois le voyageur, et comme il n’avait rien à lui offrir pour souper, il tua généreusement un veau qu’il apprêta lui-même.

« Tel Abraham, dans les plaines de Mambré, recevant l’Éternel, courut à son troupeau et prit un veau tendre et bon, lequel il donna à son serviteur qui se hâta de l’apprêter. » Ainsi s’exerce l’hospitalité des pasteurs.

Et Dieu dit au pauvre vacher : « Mon cher hôte, mettez à part tous les os de ce veau hors un que je vais prendre. » Le vacher obéit, et quand ils eurent soupé, il rangea les os au seuil de sa cabane. Cependant, ils se couchèrent pour la nuit. À l’aube le vacher se leva et sortit, et il vit son veau, dont ils avaient mangé la chair, qui paissait l’herbe, et il avait repris tous ses os à l’exception de celui que Dieu avait séparé et qui battait gaiement dans une grande clochette suspendue à son cou.


LÉGENDE DU NETHON.

Au milieu de la grande chaîne dont les deux extrémités baignent dans les deux mers, la Maladetta s’élève au-dessus des monts voisins comme un géant superbe au milieu d’une légion de colosses. Sur sa cime resplendissante de glaciers se dresse un obélisque de granit, c’est le pic de Nethon : nul mortel n’a encore pu le gravir. C’est là que les bergers ont souvent vu un génie infernal, qui affectionne d’autant plus ce lieu que les hommes ne peuvent y venir troubler son sabbat, appeler les tempêtes et jeter sur les plaines les ouragans, la foudre, des torrents de pluie et de grêle. Ce génie, c’est Avéranus, Dunsion, Agecon, Boccus, que, dans les temps antiques, les Ibères et les Celtes de ces montagnes adoraient et que les autres révèrent encore. De nos jours, la science a retrouvé les autels de ces dieux au pied des monts d’Avéron, de Boucron et de Bassone. Non loin de cette partie des Pyrénées, au fond de la vallée de Baronne, d’où parvient le tribut des eaux qui la fécondent dans cette autre vallée qu’arrose la Garonne, s’élancent les Peyros-Marmés. Là fut creusée jadis une enceinte dont les autels subsistent encore aujourd’hui et sont de la part du peuple l’objet d’une vénération particulière. Les habitants ne passent pas devant ces monuments sans couper une branche d’arbre et la jeter en offrande aux génies de ces lieux.


PIC D’ANHIE ET LAC DE TABE.

Sur le pic d’Anhie est un esprit mélancolique, solitaire, inhospitalier. Sa taille dépasse celle du plus haut sapin ; son jardin, qu’il cultive avec soin, et d’où il écarte les neiges et les frimas, est situé sur le haut du pic. Là croissent des végétaux dont le suc a des puissances surnaturelles ; la liqueur qui en provient décuple la force des hommes ; quelques gouttes suffisent pour écarter les démons, gardiens des trésors que renferment les cavernes et les vieux châteaux. Si des étrangers voulaient cueillir ces puissants végétaux ou visiter la demeure du génie, celui-ci susciterait aussitôt d’effroyables tempêtes.

Les habitants de la vallée d’Aspe et du village de Lescun redoutent encore les terribles effets de l’implacable colère de ce dieu du mont escarpé. Dans les profondeurs du lac de Tabe habite un autre génie non moins terrible. Ceux qui parcourent les bords de ce lac ne doivent prononcer que de chastes paroles, et malheur à eux s’ils troublent le calme des eaux en y jetant des pierres ! On a vu, quand des voyageurs oublient ou méprisent ces ordres ou ces avertissements de leur guide, un orage affreux envelopper la montagne, et quelquefois la foudre frapper l’incrédule ; à défaut de tonnerre, des feux, sous ses pas, sortent de terre, l’entourent et le consument.


LA HOUNTA DE LA BERTAD.

La fontaine de la Bertad — de la vérité — passe pour avoir, elle, une bien merveilleuse propriété, celle d’indiquer aux amants si leur fiancée a conservé son innocence… La coupe enchantée de l’Arioste, vous le voyez, ne lui saurait être comparable.

Voici comment les choses se passent :

On commence par dérober à la jeune fille l’épingle qui attache sa collerette, en ayant soin de ne se point tromper d’endroit, sous peine de voir manquer l’épreuve. Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? c’est ce que la légende ne dit point. Peut-être est-ce, — ainsi que le fait assez judicieusement remarquer un commentateur, — parce que cette épingle est la plus voisine du cœur ; en tout cas, cette explication en vaut bien une autre. Muni de l’heureuse épingle, l’amant se rend à la fontaine et la pose doucement à la surface de l’eau. Il ne faut pas que la main tremble, car alors il pourrait enfoncer l’épingle, et, si l’épingle s’enfonce, trois fois malheur ! la jeune fille pourra faire une bonne femme de ménage, mais elle n’est plus propre à devenir rosière.

Si, au contraire, l’épingle surnage, fortuné jeune homme ! il peut hardiment déposer sur le front de son amie la blanche couronne des mariées.


LES BROUCHES.

Comme nous vous le disions à propos de Notre-Dame de Layguelade, la religion catholique est la seule qu’on trouve dans la vallée d’Ossau, et l’empire qu’elle y exerce est tel que nulle part ailleurs, si ce n’est peut-être en Bretagne, les préceptes de l’Église ne sont plus scrupuleusement observés. « Toutefois, malgré les efforts des prêtres chargés de les conduire, ces âmes à croyances fortes ont une telle propension à s’attacher au merveilleux, que la superstition étend son sceptre mystérieux sur une grande partie de la population. Elle règne surtout parmi les femmes, moins instruites que les hommes, et participant beaucoup moins qu’eux au mouvement général d’émancipation intellectuelle. La brouche, ou sorcière, y inspire surtout un sentiment général de terreur et d’effroi. Ce n’est pas un démon, c’est bien pis : c’est une personne frappée de réprobation dès sa naissance, et que le baptême ne purifie pas ; loin de là, ses parrain et marraine la dédièrent au diable, qui s’empressa de partager avec elle une partie de son pouvoir. Aussi la brouche, qui connaît l’origine de sa puissance, ne l’emploie-t-elle qu’à faire le mal ou à tourmenter ses voisins. Elle peut se transformer en vapeur, en eau, en vent, en chien, en chat… Beaucoup de femmes l’ont vue sous ces dernières formes et ne pouvaient même trouver de refuge dans leurs chaumières, malgré la précaution d’en barricader les portes à l’approche de la nuit, car la brouche passe aussi facilement par un trou de serrure que s’il avait les vastes proportions de l’arc de triomphe de l’Étoile. Elle traverse même les murailles, et, plus rapide dans ses voyages que les meilleures locomotives à vapeur, on sait bien positivement qu’elle peut faire cent lieues en moins d’une demi-heure. Si c’est une femme, elle enfante d’immondes reptiles, et quel que soit son sexe, c’est à elle que l’on doit toutes ces maladies singulières que l’on voit résister aux secours de la médecine, cauchemar, somnambulisme, épilepsie. Les contusions, les égratignures, les morsures même que se font les malheureux atteints de cette dernière affection pendant leurs cruels accès nocturnes, sont montrés le lendemain avec terreur, comme les marques incontestables des violences que la brouche a exercées sur sa victime, et augmentent encore la croyance des assistants, qui ne peuvent résister à des preuves aussi convaincantes. »


HERCULE ET PYRÈNE.

Voici enfin une très-invraisemblable légende sur l’origine des Pyrénées, qui nous a été transmise par Elias Appamensis, chroniqueur du xvie siècle, auquel nous devons une histoire des souverains du Béarn, écrite en un latin plein d’élégance. Selon lui, Hercule, s’étant un beau jour réveillé de sa lascive torpeur, après avoir longtemps oublié sa gloire et ses travaux dans les bras d’une femme aimée, Pyrène, la plus belle des filles du terrible Bébrix, roi des Celtes, se remit à la poursuite des monstres qui ravageaient la terre. Mais, hélas ! si longue fut son absence que lorsqu’il revint, Pyrène, délaissée, n’existait plus. Seuls, ses membres déchirés par les bêtes fauves de la contrée subsistaient encore épars dans les cavernes où la pauvre abandonnée avait été cacher les larmes de sa désolation. À son tour, la douleur du héros fut extrême… si grande qu’après l’avoir traduite par les cris d’une effroyable rage, dont le monde fut ébranlé, il résolut de donner à sa royale amante un tombeau en tout digne d’elle, et, de ses mains puissantes, soulevant les rochers, en forma l’éternel sépulcre dont les gigantesques proportions semblent défier le néant.