Les Légendes des Pyrénées/La roche du crime

Michel Lévy (p. 201-213).


LA ROCHE DU CRIME


GORGE DE PIERREFITTE


Aspro tiranno Amore
Nitecri.
J’essayais quelquefois de me tromper moi-même,
De regarder son front, et de dire : « Je t’aime ! »
A. de Lamartine. Jocelyn.


L’histoire que je vous vais narrer a eu pour théâtre, mes belles lectrices, une étrange et curieuse route que vous n’avez pu manquer de remarquer, si vous avez fait le voyage des Pyrénées, celle qui mène de Pierrefitte à Barèges.

Rien, en effet, n’est aussi bizarre que cette route où le Gave se tord tout le temps à vos côtés en mille replis fantastiques, comme ceux d’un serpent inondé d’écume, sans s’aucunement soucier des belles pentes gazonnées qui l’entourent ; où d’instant en instant de folâtres sources, aussi bavardes que de vieilles commères, glissent en se jouant le long des parois du roc qu’elles ont fini par user. À droite et à gauche, de lents et mélancoliques mugissements sortis du fond des pâturages s’en viennent mêler leur primitive harmonie aux cris lointains des pâtres et aux babillements des clochettes appendues au cou des brebis. Au loin, enfin, d’âpres rochers enfarinés d’éblouissantes neiges se dressent devant vous comme autant de points d’exclamation. De leurs flancs raboteux et sombres, brûlés par le soleil, desséchés par le vent du nord, crevassés en tous sens, fendillés par le souffle impétueux des orages, semblent de temps à autre s’élever de sinistres murmures qu’on serait tenté de prendre pour autant de blasphèmes adressés à la nature, qui ne cesse d’être pour eux une impitoyable marâtre.

Plus on avance et plus le paysage prend d’attristants aspects. Petit à petit la route s’enfonce tellement entre sa double cloison de montagnes, qu’à chaque instant d’énormes masses calcaires semblent vous barrer le passage. Répercutés, redoublés, multipliés par les sonores échos des montagnes, les rugissements du Gave qui se brise vous attristent de leurs sons déchirants ; on dirait toujours le funèbre prélude de quelque drame lugubre et terrible, tant ces gorges étroites, étranglées, manquant tout à la fois d’air et d’espace, semblent fatalement prédestinées à servir de scène à de torturantes péripéties pleines d’angoisses et de larmes.

Quatre heures durant, vous ne cessez de passer de l’admiration qu’excite la puissance inconnue qui a ainsi jeté les uns sur les autres rochers et torrents, à celle que soulève de son côté l’intelligente et opiniâtre patience avec laquelle l’homme a lutté pied à pied contre des obstacles en apparence insurmontables. Tout ce long dédale de pics, de rochers, de collines et de ravins qui se suivent, se croisent et s’entrelacent comme les longs replis de corridors infernaux, abonde en inimaginables contrastes.

Deux lieues environ plus loin que Pierrefitte, le spectacle devient surtout on ne peut plus saisissant ; non pas tant parce que de gros nuages sombres roulent presque toujours au ciel leurs capitons noirâtres comme de grandes draperies de deuil, que parce que les bruits du Gave, fouetté par le vent des tempêtes, montent alors vers vous comme les plaintes étouffées d’une âme maudite.

Ces triples et quadruples étages de rocs roussâtres et dénudés, ces sapins rabougris et tordus, ces angles étrangement tourmentés, ces ronces livides et âpres, ces squelettes d’arbres séculaires nus et dépouillés d’écorce, ces masses indécises et menaçantes prêtes à vous écraser de leur poids, ces monstrueuses gibbosités croulantes et rongées, ces débris de montagne superposés, entassés, accumulés pèsent horriblement sur votre malheureuse poitrine et l’enserrent comme d’une cuirasse de plomb. Puis, en ne cessant de voir la route serpenter sur les saillies de la montagne et s’élancer d’un roc à l’autre par sept ponts de marbre, toujours dominant le Gave, ou autrement dit l’abîme, et toujours dominée par la dentelure des pics dont la tête blanche de neige s’enfonce dans les nuages, vous ne pouvez vous défendre d’un tremblement intérieur.

Aussi jugez de l’effet que vous produisent ces cinq mots : « Voilà la Roche du Crime ! » qu’on ne manque jamais de vous dire au moment même où vous arrivez au plus sinistre passage de la très-fantastique, mais très-peu récréante route que nous venons d’essayer de vous dépeindre ! Il est impossible à décrire, d’autant plus impossible que la roche qu’on vous désigne sous la sombre appellation que vous savez est des moins faites par elle-même pour vous rasséréner l’esprit, par cela seul que c’est une horrible montagne écorchée, nue, moisie, brûlée, dont la tête rougeâtre et chauve a je ne sais quoi d’âpre et de dur. Rien n’est hideux comme la livrée fauve de ronces desséchées qui couvre les épaules de ce monstrueux squelette ; rien ne vous serre douloureusement l’âme comme les clameurs étranglées du Gave qui bondit, au pied de cette même roche, au fond d’un véritable abîme et de noires profondeurs où l’œil ose à peine le suivre, avec des grondements terribles qui montent jusqu’à vous comme les bouffées d’une effroyable tourmente souterraine.

Voici maintenant la légende qui s’y rattache :

Il y a de cela de longues, bien longues années, par une de ces belles matinées d’avril, où la nature renaissant à la vie ne respire qu’amour et sensualité, deux enfants de la montagne — une jeune fille et un jeune pâtre, deux amants — parvinrent tous deux jusque sur cette roche, tout en faisant une de ces délicieuses promenades à deux où le cœur parle si bien dans le silence de l’isolement.

La gaieté rayonnait sur leur front ; l’ivresse de la passion dans leurs regards de flamme. Appuyée au bras de son promis, la jeune fille semblait à peine tenir à la terre, tant le gazon s’inclinait faiblement sous son petit pied ; mais quiconque l’eût vue n’eût pu s’empêcher d’admirer la savoureuse souplesse de sa taille, l’ardente volupté de ses deux yeux noirs, dont de longues et soyeuses paupières adoucissaient le feu, le ton chaud et amoureux de sa bouche, et tout ce qu’il y avait enfin de reflets chatoyants, de lumière dorée, d’irritante ardeur dans ses cheveux lustrés comme l’aile d’un corbeau, dans son front, dans ses joues humidement veloutées d’une chaste transparence.

Quiconque enfin les eût suivis les eût entendus échanger à voix basse ces mille riens qui sont toute la vie à vingt ans.

Quand ils furent arrivés à la roche fatale, ils s’assirent tous deux, et la tête nonchalamment appuyée sur les genoux de son aimé, la belle enfant se mit à chanter, d’une voix mélodieuse comme une brise de mai, la suave et douce chanson que voici :

« La blanche, aubépine, le troène pénétrant fleurissent pour nous !

« Le ciel bleu déroule sur nos têtes ses belles draperies parsemées d’étoiles.

« Ô mon beau chevrier ! viens me baiser des baisers de ta bouche.

« Assise à l’ombre de mon bien-aimé, je suis heureuse. Mets ta main sur mon cou ! Dis, quelles caresses veux-tu ? Je suis ton esclave.

« La tourterelle s’enfuit au loin dans les bois, jalouse de nos baisers qu’elle surprend en passant à tire d’aile…

« Non, c’est la bruyère qui tombe, l’aubépine qui pleure ses larmes de fleurs !

« La fossette de tes joues est plus perfide que les gouffres de nos montagnes ! Les boucles de tes beaux cheveux noirs flottant au gré du vent qui s’y joue avec délices sont un filet où mon amour se prend quand tu me souris amoureusement !!!

« Laisse-moi marquer des baisers sur tes lèvres, plus fraîches que la grenade ouverte, sur ton cou plus parfumé que le cœur de la rose.

« La tourterelle s’enfuit au loin dans les bois, jalouse de nos baisers, qu’elle surprend en passant à tire d’aile…

« Non, c’est la bruyère qui tombe, l’aubépine qui pleure ses larmes de fleurs !

« Tu trouves bruni ce teint qui fut de lis et de rose ! Que veux-tu ? Sans doute que comme toi, mon aimé, le soleil m’a trouvée belle, car ce sont ses baisers qui m’ont bruni de la sorte.

« Mais dis-moi que je suis belle ! dis-le-moi toujours, répète-le-moi sans cesse !

« Vois, la jolie marguerite lève sa blanche petite tête pour nous mieux voir ; si tu veux, nous lui ferons des atours d’or !

« Ton souffle est un vrai bouquet de jasmin d’Espagne. Que mes ardents baisers grésillent tes beaux cils, plus noirs que la ravine du diable !

« La tourterelle s’enfuit au loin dans les bois, jalouse de nos baisers qu’elle surprend en passant à tire d’aile…

« Non, c’est la bruyère qui tombe, l’aubépine qui pleure ses larmes de fleurs !

« Vois ce houx qui se penche pour nous écouter ! Je voudrais que mon corps fût le câble des vaisseaux ; que mes bras fussent les serres de l’aigle, pour te voir expirer d’amour !

« La tourterelle s’enfuit au loin dans les bois, jalouse de nos baisers qu’elle surprend en passant à tire d’aile…

« Non, c’est la bruyère qui tombe, l’aubépine qui pleure ses larmes de fleurs ! »

Quand le soir redescendit à l’horizon, on ne les avait pas vus revenir…..

— Depuis on n’entendit plus parler d’eux. On fit mille recherches, mais en vain. Aucun vestige humain n’apparut de ce qui avait été cette force, de ce qui avait été cette beauté.

Au dire de tous, ces deux pauvres enfants avaient dû devenir les victimes de quelque fée des vertiges, jalouse de leur bonheur ; mais grâce au hasard — ce grand indiscret — on apprit plus tard qu’il n’en était rien.

Quelques années, en effet, s’étaient à peine écoulées, qu’un homme, jeune encore, mais dont les traits pâles et amaigris accusaient les ravages et les insomnies prolongées de la souffrance, se présentait à la porte d’un monastère connu dans le Midi pour la rigoureuse austérité des principes de son ordre.

Admis à parler au supérieur, il s’exprima ainsi :

« Mon père, je suis un grand coupable, non pas devant la justice humaine mais devant la loi divine ; mes mains ne sont pas teintes de sang, et ma conscience pourtant me crie : meurtrier ! Je puis braver le tribunal des hommes, et pourtant j’ai à répondre d’une existence. Si l’on juge d’une faute par le châtiment qui la suit, j’ai été bien puni par mes remords. Vingt fois, dans le hasard des aventures, j’ai voulu me délivrer d’eux ; mais Dieu, qui proportionne le châtiment à la faute, n’a pas accepté cette expiation.

Alors j’ai résolu de consacrer à ce juge inexorable une vie qu’il m’ordonne de vivre encore, et, en lui offrant mon repentir et mes larmes, de me dévouer à la propagation de son saint nom, comme ces humbles serviteurs du ciel que mon enfance apprit à vénérer ! »

Quand les derniers jours de son noviciat furent arrivés, il partit comme missionnaire pour les terres lointaines, où des mains pieuses ont commencé à porter le flambeau du Christ.

Voici maintenant ce qu’il avait raconté au supérieur, ce qu’on parvint à savoir depuis, je ne sais trop au juste comment.

À quinze ans, sa famille l’avait fiancé à une jeune fille dont la maison paternelle touchait presque à la sienne. — Dans les provinces méridionales c’est, en effet, une coutume encore en vigueur que d’allumer si tôt le flambeau des fiançailles, qui devient parfois une torche funéraire. — Était-ce donc l’amour qu’entrevoyaient ces deux enfants dans leurs rêves de quinze ans ? Non. Ils s’aimaient tout simplement de cette affection douce, égale, tendre, sans passion, qui est à l’amour ce que l’aurore est au midi. Ignorants de ces choses divines que toute langue humaine ne sait trouver qu’à une certaine heure de la vie et qu’ils ne commençaient même pas à épeler, les mots seuls de l’amitié accouraient sur leurs lèvres et c’était l’amitié seule qui grandissait avec eux.

Mais quand arriva l’âge où les sens s’allument, où l’imagination voit s’entr’ouvrir devant elle les portes dorées de tout un monde de chimères, le jeune homme comprit qu’il y avait place dans sa large poitrine pour une affection plus vaste. Deux regards magnétiques versèrent dans son sein le feu de la passion ; mais ces deux regards n’étaient pas ceux de sa jeune compagne ; non pas qu’il ne l’aimât plus ; au contraire, il l’aimait toujours, mais comme à quinze ans et sans se trouver infidèle il échangeait avec une autre des serments éternels. Ce sentiment nouveau, qui avait envahi son âme, était si différent des premiers qu’il avait ressentis, qu’il ne crut même pas faillir à cette promesse d’union que l’imprudence de deux familles n’avait pas hésité à jeter dans la balance du sort.

La jeune fille seule continua de s’endormir heureuse, insouciante dans les délices de la seule passion qui remplit son cœur jusqu’à ce qu’une heure fatale et terrible vint sonner pour elle au cadran de la désillusion.

Ce fut durant cette rêveuse et sentimentale excursion qu’ils avaient, comme je vous l’ai dit plus haut, eu l’imprudence d’aller faire ensemble à cette roche maudite, qu’on a depuis surnommée la Roche du Crime.

Assis tous deux sur un tertre de gazon, tertre assez rare, oublié là par les orages, ils admiraient une fois de plus la magnificence des deux immensités déroulées devant eux ; sur leurs têtes, l’immensité du ciel ; à leurs pieds, l’immensité de l’abîme ; quand tout à coup, je ne sais comment, la conversation cessa.

Peut-être la jeune fille comparait-elle son cœur, cet autre abîme qu’une affection puissante emplissait tout entière à cet horizon immense qui s’étendait autour d’elle, tandis que son compagnon, regardant au dedans de lui-même, éveillait, pour éloigner peut-être un ennui involontaire, quelques charmantes inspirations écloses sous le ciel de deux regards autres que ceux de sa voisine…

Toujours est-il que tous deux gardaient le silence. Soit pour lui demander un baiser, soit pour écouter sa pensée, la jeune fille se pencha vers son amant, mais elle tressaillit soudain ; une rougeur brûlante couvrit son front et sa joue. Un nom murmuré par cette bouche chérie venait de frapper son oreille, de retentir à son cœur, et ce nom n’était pas le sien.

Alors son âme s’éclaira d’une lueur terrible. Elle comprit tout ce qu’elle avait remarqué, indifférente ; les absences, les hésitations, les ennuis qui ne s’emparaient pas autrefois comme aujourd’hui de son amant assis auprès d’elle, les distractions ; tout, elle comprit tout ; mais, en même temps, la pauvre petite sentit qu’il lui serait impossible de nourrir une autre pensée, de chérir un autre nom, de trembler sous un autre regard.

Un voile de feu s’étendit sur sa paupière humide d’une dernière larme de désolation profonde, et comme son infidèle ami se réveillait à ce moment même de sa contemplation intérieure, elle se leva précipitamment et lui jetant à l’oreille ces simples mots : « Sois heureux, tu aimes Marianne ! » elle s’élança dans l’abîme dont l’écume blanche rejaillit presque comme un remords éternel jusque sur le visage étonnamment impassible du jeune pâtre.

Le cruel, en effet, dans le premier moment, en ressentit plutôt de la joie que de la douleur… ce ne fut que plus tard, bien des heures après, qu’il s’enfuit épouvanté !…

Vous savez le reste.