Les Légendes des Pyrénées/La fée des vertiges

Michel Lévy (p. 191-199).


LA FÉE DES VERTIGES


PAYS BASQUE


Comme la tête tourne en plongeant
la vue au fond de ces abîmes !
Shakspeare.


Quand parvenu à gravir, les yeux fixés sur l’étroit chemin qui serpente à travers les abîmes, quelques-unes de ces marches gigantesques que la main de Dieu a jetées là pour aider le voyageur altéré de science à monter jusqu’à lui, vous jetez un regard furtif sur les profondeurs séculaires des récifs suspendus à vos pieds, votre vue se trouble, on dirait qu’un nuage soudain la voile ; la terre manque sous vos pas ; en vain vous voudriez fuir, votre regard revient toujours se poser sur ces gouffres immenses, que l’Éternité même comblerait à peine. Il semble qu’il y ait au fond comme une lueur étrange dont l’éclat magnétique et fascinateur vous éblouit et vous attire. Si n’était même la main invisible et protectrice de votre ange gardien, vous iriez fatalement rouler dans ces sépulcres toujours béants, comme s’ils étaient la gueule de l’insatiable mort.

Les traditions du pays expliquent merveilleusement cette hallucination des sens, ces illusions du vertige, que le génie des poëtes allemands s’est plu à faire fantastiquement tournoyer sur le bouclier à facettes de l’Adamastor des montagnes.

Chacun de ces rochers, de ces gouffres, de ces abîmes est sous l’invocation d’une fée malfaisante que le montagnard appelle la Fée des Vertiges.

Ces sirènes dangereuses — une des plus poétiques réminiscences des superstitions antiques que le flot vainqueur du christianisme ait respectée dans sa course à travers les âges — ces sirènes dangereuses aux regards de flamme, aux provocations ardentes, fascinent le voyageur imprudent qui ose contempler leur sauvage beauté. Éperdu, le cœur serré d’effroi, il sent bien tout à coup un secret pressentiment de malheur prochain courir dans ses veines avec le frisson ;… mais il n’est plus temps.

Le fils d’Ève paie de sa vie les imprudences de sa curiosité, et l’on entend les rires d’une joie satanique se mêler aux rumeurs du vent.

L’une des dernières victimes dont le pays conserve le souvenir fut un jeune homme de Paris, de grande naissance, Jules de S…..

Voici maintenant comment j’appris son histoire.

Un jour que les médecins m’avaient ordonné les eaux de Cauterets et que j’approchais du pont d’Espagne en compagnie de Latapie, mon guide, je l’entendis tout à coup s’écrier, avec une sympathique intonation :

— Ah ! voilà le vieux père Jacques !

— Et qu’est-ce que le père Jacques ? lui dis-je.

— Le père Jacques, Monsieur !… Ah ! dame ! c’est un bon vieux brave homme qui demeure depuis bien des années en ce pays, et qu’on voit venir, chaque matin, s’agenouiller au pied de cette croix.

Je regardai alors avec attention l’inconnu qu’il me désignait et fus frappé de voir, malgré son âge, sa démarche encore ferme et assurée. Parvenu à l’extrémité du rocher, il s’arrêta, se mit à genoux, fit dévotement le signe de la croix et sembla prier avec tant de ferveur que ma curiosité s’en trouva vivement piquée.

Je demandai à Latapie s’il savait pourquoi ce bon vieillard venait prier ainsi chaque jour…

— J’en sais bien quelque chose, me répondit-il, mais je n’ai jamais entendu le père Jacques raconter son histoire, et j’aurais peur de me tromper. Si Monsieur voulait bien la lui demander à lui-même, je suis bien sûr qu’il la lui conterait tout au long.

Je m’avançai alors, et le père Jacques, entendant le sable crépiter sous mes pas, releva la tête et tressaillit comme frappé d’une apparition… Ses mains s’élevèrent vers le ciel, ses lèvres articulèrent des mots sans suite, et ses yeux se fixèrent sur moi avec une indéfinissable expression de crainte et de bonheur.

— Ah ! mon Dieu !… c’est monsieur Jules ! c’est monsieur Jules !… exclama-t-il ; et ses larmes redoublèrent abondamment.

— Détrompez-vous, brave homme, lui dis-je en l’aidant à se relever, je ne suis pas celui que vous pensez…

Mais il ne m’écoutait pas et répétait avec anxiété en me désignant la pointe du rocher :

— Prenez garde !… prenez garde !… éloignez-vous… votre vie en dépend.

Je me reculai alors et, dès qu’il me vit hors de tout danger, l’effroi, qui se peignait jusque-là sur son visage, fit place à la plus douce bienveillance.

— J’étais venu, lui dis-je, pour vous prier de me faire connaître la cause de votre profonde dévotion sur cette partie écartée de la roche ; mais l’impression fâcheuse que ma présence inattendue a produite sur vous me fait trop pressentir toute l’indiscrétion qu’il y aurait à vous demander de m’initier à des souvenirs sans doute bien cruels, pour que je persiste dans l’idée de vous interroger.

— Bien cruels, il est vrai, reprit le père Jacques dont les regards attendris ne me quittaient pas, et aujourd’hui plus que jamais, car vous avez avec mon jeune maître que je pleure une si frappante ressemblance, que j’ai cru le revoir !…

L’intérêt que m’inspirait ce vieillard croissait à chacune de ses paroles. Tout me disait depuis un instant qu’une grande infortune avait dû le frapper, et ma satisfaction fut extrême en l’entendant dire :

— Je vais vous raconter ce que mes yeux ont vu, car je n’aurai jamais une meilleure occasion de rendre hommage à la mémoire de mon pauvre cher maître, dont Dieu veuille bien avoir l’âme en son saint Paradis !…

Et le bon vieux commença ainsi :

« Originaire d’une famille basque, mon père avait quitté son village pour entrer au service du colonel de S…, et ce fut dans une des terres de M. le comte, le château de S…, que je naquis quelques années avant son unique héritier, M. Jules. Jusqu’à vingt ans, mon jeune maître ne quitta pas le château ; mais à cet âge son père voulut qu’il parcourût l’Europe et que je l’accompagnasse en qualité de valet de chambre. N’allez pas croire pour cela qu’il m’ait jamais traité comme un domestique… le pauvre enfant !… Non ; j’étais pour lui comme un vieil ami… ; aussi n’aurais-je pas hésité à me jeter au feu pour l’en sauver !

Après avoir visité la Turquie, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, mon jeune maître dut rentrer en France, car depuis un ou deux mois il ne se sentait pas bien.

À Paris, les premiers médecins s’étant trouvés d’accord pour dire que les eaux de Cauterets seules pourraient triompher de la maladie de langueur du pauvre jeune homme, son père, que son service empêchait de s’absenter, le fit immédiatement partir pour les Pyrénées, où je fus, comme toujours, appelé à l’accompagner.

Durant toute une semaine, nous passâmes ici le plus délicieux temps du monde. Sous l’influence de ce climat si riche et si fécond en afflations vivifiantes, mon jeune maître avait non-seulement vu renaître ses couleurs fraîches et sa gaieté folle d’autrefois, mais avec elles son irrésistible passion pour le dessin ; — car il dessinait comme un ange, le pauvre cher enfant !

Un jour donc que voulant rendre avec une aussi scrupuleuse exactitude que possible la perspective abrupte de ces rochers dont il avait entrepris de confier le site bizarre à son album, il se promenait tout au bord de cette extrémité pour mieux se pénétrer de la mystérieuse profondeur de ces gouffres, le ciel voulut qu’il cédât, comme tant d’autres, aux irrésistibles séductions de la Fée des Vertiges, et roulât, la tête la première, dans l’immense cratère béant devant lui.

Un cri perçant qu’il fit entendre, comme un dernier adieu à la vie, vint seul m’annoncer cet affreux malheur…

J’accourus… mais déjà il était trop tard. Les eaux écumantes dressèrent seules devant moi leurs têtes blanches hideusement cruelles.

Égaré par le désespoir, je tombai à genoux à cette même place, sans faire un mouvement. Je comprenais et je ne voulais pas comprendre ; je savais et je ne voulais pas savoir ; je devinais et faisais tout pour ne pas deviner… Et c’est qu’il y avait là, en effet, trop de désespoir, trop de réalité déchirante pour ne pas craindre d’y croire, pour ne pas redouter le réveil d’un aussi affreux rêve.

Immobile, dans un état de morne stupeur, je restai toute la nuit abîmé dans mes larmes, et ce ne fut qu’après en avoir bien versé que je pus envisager face à face l’horrible malheur dont je venais d’être le témoin impuissant…

Si je ne me suis pas enfin jeté moi-même après lui, c’est que je savais trop bien, Monsieur, que rien n’échappe à ces gouffres perfides et que ma mort n’aurait été qu’un crime devant Dieu !

Le lendemain matin le hasard ayant amené par ici le vieux François, que vous connaissez peut-être, il me trouva là, à genoux sur cette même pierre que voici, pleurant mon pauvre maître et priant pour lui !… Je lui contai tout, et il mêla ses larmes aux miennes.

Au bout d’un mois d’attente, après avoir passé toutes mes journées à regarder, à chercher si je ne verrais point, par hasard, jaillir du sein de l’abîme les restes du pauvre enfant que j’avais tant aimé, je partis pour Paris afin d’aller rejoindre mes maîtres dont je n’avais pas osé affronter plus tôt les justes reproches.

Durant une année entière que je restai encore au château, jamais ni M. le comte, ni Mme la comtesse ne m’adressèrent une seule fois la parole. Aussi profitai-je d’un petit héritage qui m’échut pour quitter leur service et me retirer, aux environs d’ici, dans une petite campagne que je cultive moi-même.

Là je vis pauvre, mais au moins tranquille. Je ne vois pas sans cesse passer et repasser devant moi comme un remords, ce silence triste et résigné de mes anciens maîtres, mille fois plus pénible que les plus dures paroles.

À chaque anniversaire du jour fatal j’ai soin de faire dire une messe pour le salut de l’âme du pauvre cher enfant, et chaque matin je viens ici, — quelque temps qu’il fasse, — me rappeler tout ce que j’y ai souffert, prier pour celui que je pleurerai toujours et demander à Dieu qu’il me réunisse bientôt à lui ! »