Les Légendes des Pyrénées/Légende de Bos de Bénac

Michel Lévy (p. 177-190).


LÉGENDE DE BOS DE BÉNAC


ANCIEN LAVEDAN


« De semblables récits peuvent nous faire sourire, nous qui les lisons dans de vieux livres, écrits pour des hommes d’un autre âge ; mais au temps passé, quand ces légendes circulaient de bouche en bouche comme l’expression vivante et poétique des sentiments et de la foi populaires, on devenait pensif et l’on pleurait en les entendant raconter. »
Audustin Thierry. Récits des Temps Mérovingiens.


L’aspect de Bénac n’est pas du tout un de ceux qu’on est habitué à rencontrer dans les Pyrénées. Là, dit un des plus spirituels écrivains qui aient écrit sur cette contrée, M. Henri Taine, le ciel s’ouvre sur une largeur immense, la coupole d’azur pâlit vers les bords, et son bleu tendre, dégradé par nuances insensibles, se perd à l’horizon dans une blancheur ravissante. Ces couleurs si pures, si riches, si doucement fondues, sont comme un grand concert où l’on se trouve enveloppé d’harmonie ; la lumière arrive de toutes parts ; l’air en est pénétré, la voûte bleue scintille depuis le dôme jusqu’à l’horizon. On oublie les autres objets ; on s’absorbe dans une sensation unique ; on ne peut que jouir de cette sérénité inaltérable, de cette profusion de clarté, de cet épanchement de lumière dorée, ruisselante, qui joue dans un espace sans limites. Le ciel du Midi ne correspond qu’à un seul état de l’âme, qui est la joie ; il n’a qu’une pensée et qu’une beauté, mais il fait concevoir le bonheur plein et durable ; il met dans le cœur une source de gaieté toujours prête à jaillir ; l’homme en ce pays doit porter légèrement la vie. Nos cieux du Nord ont une expression plus variée et plus profonde. Les reflets métalliques de leurs nuages changeants conviennent à des âmes agitées. Leur lumière brisée et leurs nuances étranges expriment la joie triste des passions mélancoliques. Ils touchent le cœur plus à fond et d’une atteinte plus vive. Mais le bleu et le blanc sont des teintes si belles ! D’ici, le Nord semble un exil ; on n’eût jamais pensé que deux couleurs pussent faire autant de plaisir. Elles s’évanouissent l’une dans l’autre, comme des sons suaves qui se rapprochent et se confondent. Le blanc lointain adoucit la lumière crue et l’emprisonne dans une poussière d’air épaissi. L’azur du dôme émousse les rayons sous sa teinte obscure, les réfléchit, les brise et semble semé de paillettes d’or. Ces miroitements du ciel, ces horizons noyés dans une bande vaporeuse, cette transparence de l’air infini, cette profondeur d’un ciel sans nuages, valent le spectacle des montagnes.

Cependant, en ce moment où l’on sort des montagnes, on en rêve encore. Au bruit monotone de la diligence, les souvenirs se réveillent ; et comme on passe auprès du château de Bénac, ils se rassemblent autour de sa légende ; pendant que les voyageurs dorment et que les chevaux soufflent, on se conte à soi-même la vieille histoire que voici :

Bos de Bénac était un bon chevalier, grand ami du roi saint Louis ; il alla en croisade dans la terre d’Égypte et tua beaucoup de Sarrasins pour le salut de son âme. Mais à la fin, les Francs furent défaits dans une grande bataille, et Bos de Bénac laissé pour mort. On l’emmena prisonnier le long du fleuve, du côté du soleil, dans un pays où la peau des hommes était toute brûlée par la chaleur, et il y fut dix ans. On le fit pâtre de troupeaux, et on le battait souvent, parce qu’il était Franc et chrétien.

Un jour qu’il s’affligeait et se lamentait dans un lieu désert, il vit paraître auprès de lui un petit homme noir, qui avait deux cornes au front, un pied de chèvre et l’air plus méchant que les plus méchants Sarrasins. Bos était si accoutumé à voir des hommes noirs qu’il ne fit pas le signe de la croix. C’était le diable qui lui dit en ricanant : « Bos, à quoi t’a servi de combattre pour ton Dieu ? Il te laisse valet de mes valets de Nubie ; les chiens de ton château sont mieux traités que toi. On te croit mort, et demain ta femme se marie. Va donc traire tes brebis, bon chevalier. »

Bos poussa un grand cri et pleura, car il aimait sa femme ; le diable feignit d’avoir compassion de lui. « Je ne suis pas si méchant que le disent tes prêtres. Tu t’es bien battu ; j’aime les gens braves, je ferai pour toi plus que le crucifié, ton ami. Cette nuit tu seras dans ton beau pays de Bigorre. Promets-moi seulement de me donner quelque chose en échange, une fois dans ton château. Eh bien, te voilà embarrassé comme un théologien. Allons décide-toi. »

Bos oublia que c’est péché mortel de donner quelque chose au diable, et lui tendit la main. Aussitôt il fut emporté dans un tourbillon ; il aperçut au-dessous de lui un grand fleuve jaune, le Nil, qui s’allongeait, ainsi qu’un serpent, entre deux traînées de sable ; un instant après, une ville étendue sur la grève comme une écaille de tortue ; puis des flots innombrables alignés d’un bout de l’horizon à l’autre, et sur eux, des vaisseaux noirs pareils à des hirondelles ; plus loin, une île à trois côtés, avec une montagne creuse pleine de feu et un panache de fumée jaune ; puis encore la mer. La nuit tombait, quand une rangée de montagnes se leva dans les bandes rouges du couchant. Bos reconnut les cimes dentelées des Pyrénées, et fut rempli de joie.

Le diable lui dit : « Bos, viens d’abord chez mes serviteurs de la montagne. En bonne conscience, puisque tu rentres au pays, tu leur dois une visite. Ils sont plus beaux que tes anges, et t’aimeront, puisque tu es mon ami. »

Le bon chevalier eut horreur de penser qu’il était l’ami du diable, et le suivit à contre-cœur. La main du diable était comme une serre, il allait plus vite que le vent. Ils traversèrent un mur de nuages et s’arrêtèrent sur le pic d’Anhie. Au même instant, l’éclair fendit la masse de vapeurs. Bos vit un fantôme haut comme un grand pin, la face ardente comme une fournaise, enveloppé de nuées rouges. Des auréoles violettes flamboyaient sur sa tête ; la foudre rampait à ses pieds en traînées éblouissantes ; tout son corps resplendissait d’éclairs blancs. Le tonnerre éclata, la cime voisine croula, les roches renversées fumèrent, et Bos entendit une voix tonnante qui disait : « Bos est revenu ; Bos est l’ami de mon maître ; Bos, j’illumine la vallée pour ton retour, mieux que les cierges de ta chapelle. »

Un instant après, il était devant une autre montagne qu’il reconnut à la clarté des étoiles. C’était celle de Campana, qui sonne lorsqu’il arrive malheur au pays. Bos se trouva dedans, sans savoir comment cela s’était fait, et vit qu’elle était creuse jusqu’au sommet. Une cloche énorme d’argent bruni descendait de la plus haute voûte ; un troupeau de chèvres noires était attaché au battant. Bos comprit que ces chèvres étaient des diables ; leurs queues courtes frétillaient convulsivement ; leurs yeux étaient comme des charbons allumés ; leur poil tremblait et se recroquevillait comme les rameaux verts sur la braise ; leurs cornes étaient pointues et tortues comme des épées de Syrie. Quand elles aperçurent Bos et le démon, elles vinrent sauter autour d’eux avec des bonds si brusques et des yeux si étranges, que le bon chevalier sentit le cœur lui manquer. Ces yeux formaient des figures cabalistiques et dansaient à la façon des feux follets d’un cimetière ; puis elles se mirent sur une seule ligne et coururent en avant ; le battant d’acier heurta la paroi sonore, une voix immense sortit en roulant de l’argent qui vibrait ; Bos crut l’entendre jusqu’au fond de sa cervelle ; les palpitations du son coururent par tout son corps ; il frémit d’angoisse comme un homme en délire, et entendit distinctement la cloche qui chantait : Bos est revenu ; Bos est l’ami de mon maître ; Bos, ce n’est point la cloche de ton église ; c’est moi qui sonne ton retour. »

Il se sentit encore une fois enlevé dans l’air ; les arbres enracinés dans le roc pliaient devant son compagnon et lui, comme sous l’orage ; les ours hurlaient lamentablement ; des troupeaux de loups fuyaient en frissonnant sur la neige. De grands nuages roux couraient dans le ciel, déchiquetés et tremblotants comme des ailes de chauve-souris. Les malins esprits des vallées se levaient et tourbillonnaient dans la nuit. Les têtes des rocs semblaient vivantes ; il croyait voir l’armée des montagnes s’ébranler et le suivre.

Cette fois, Bos se trouva au pied du Bergonz, devant une porte de pierre qu’il n’avait jamais vue. La porte s’ouvrit d’elle-même, avec un bruit plus doux qu’un chant d’oiseau, et ils entrèrent dans une salle haute de mille pieds, toute en cristal, flamboyante comme si le soleil eût été dedans. Bos vit trois petites femmes, grandes comme la main, sur des siéges d’agate ; elles avaient des yeux clairs comme l’eau verte du Gave ; leurs joues avaient le vermillon de la rose sans épines ; leur robe blanche était aussi légère que la vapeur aérienne des cascades ; leur écharpe de la couleur de l’arcen-ciel. Bos crut l’avoir vue autrefois flottante au bord des précipices, lorsque la brume matinale s’évaporait aux premiers rayons. Elles filaient, et leurs rouets tournaient si vite qu’on ne voyait pas la roue. Elles se levèrent toutes ensemble, et chantèrent de leur petite voix argentine : « Bos est revenu ; Bos est l’ami de notre maître ; Bos, nous te filerons un manteau de soie en échange de ton manteau de croisé. »

Enfin, le pauvre Bos, trempé d’une sueur froide, fut porté tout d’un coup au pied du château de Bénac, et le diable lui dit : « Bon chevalier, va donc retrouver ta femme ! » Puis il se mit à rire avec le bruit d’un arbre qui craque, et disparut, laissant derrière lui une odeur de soufre. Le matin paraissait, l’air était froid, la terre mouillée, et Bos grelottait sous ses haillons, lorsqu’il vit venir une cavalcade superbe : des dames en robe de brocard, couturées d’argent et de perles, des seigneurs en harnois d’acier poli, avec des chaînes d’or, de nobles palefrois sous des housses écarlates, conduits par des pages en veste de velours noir ; puis l’escorte des hommes d’armes, dont les cuirasses luisaient au soleil. C’était le sire d’Angles qui venait épouser la dame de Bénac. Ils défilèrent longuement sur la rampe et s’enfoncèrent sous le porche obscur.

Bos courut à la porte du château ; mais on le renvoya en lui disant : « Bonhomme, reviens à midi, tu auras l’aumône avec les autres. »

Bos s’assit sur une roche, tourmenté de colère et de douleur. Il entendait dans le château des fanfares de trompettes et le bruit des réjouissances. Un autre allait lui prendre sa femme et son bien ; il serrait les poings et roulait des pensées de meurtre ; mais il n’avait pas d’armes ; il prit patience, comme il avait fait tant de fois chez les Sarrasins, et attendit.

Tous les pauvres du voisinage s’assemblèrent, et Bos se mit avec eux. Il n’était pas humble comme le bon roi saint Louis, qui lavait les pieds des mendiants ; il eut grande honte de marcher parmi ces porte-besaces, contrefaits, goitreux, aux jambes torses, aux dos voûtés, mal couverts de méchantes capes rapiécées et trouées, et de guenilles en loques ; mais il eut bien plus de honte encore, lorsqu’en passant sur le fossé plein d’eau claire il vit sa figure brûlée, ses cheveux hérissés comme le poil d’une bête fauve, ses yeux sauvages, tout son corps maigri ; puis il pensa qu’il n’avait pour vêtement qu’un sac déchiré et la peau d’une grande chèvre, et qu’il était plus hideux que le plus hideux mendiant. Ceux-ci criaient louange aux mariés, et Bos de fureur grinçait des dents.

Ils suivaient le haut corridor, et Bos vit par la porte l’ancienne salle du festin. Ses armures y pendaient ; il reconnut les andouillers des cerfs qu’il avait tués à coups de flèches, les têtes des ours qu’il avait tués à coups d’épée. La salle était pleine et la joie du festin montait haut sous les voûtes, le vin du Languedoc coulait largement dans les coupes ; les conviés portaient la santé des fiancés. Le sire d’Angles causait bien bas avec la belle dame de céans, qui souriait et tournait vers lui son doux regard. Quand Bos vit ces lèvres sourire et ces yeux noirs rayonner sous le capulet d’écarlate, il sentit son cœur mordu par la jalousie, bondit dans la salle et cria d’une voix terrible : « Hors d’ici, traîtres ; je suis le maître d’ici, Bos de Bénac ! — Mendiant et menteur ! dit le sire d’Angles. Nous avons vu Bos tomber mort sur le bord du fleuve d’Égypte. Qui es-tu, misérable vagabond ? Ta figure est noire comme celle des damnés Sarrasins. Vous êtes tous les amis du diable ; c’est le malin esprit qui t’a conduit ici. Chassez-le et lâchez les chiens sur lui. »

Mais la dame miséricordieuse demanda qu’on fît grâce au malheureux fou. Bos, blessé par sa conscience, croyant que chacun savait son péché, s’enfuit le visage dans ses mains, ayant horreur de lui-même, et ne s’arrêta que dans une fondrière déserte. La nuit vint et la cloche du mont Campana se mit à tinter. Il entendit bourdonner les rouets des fées du Bergonz. Le géant habillé de feu parut sur le pic d’Anhie. Des images étranges se levèrent en son cerveau comme les rêves d’un malade. Le souffle du démon était sur lui. Il sentait sa raison se renverser et sa foi se dissoudre. Une légion de visions fantastiques chevauchait dans sa tête au bruissement des ailes infernales et le ravissant sourire de la belle dame le piquait au cœur, comme n’eût pas fait la pointe du plus acéré poignard d’un Sarrasin maudit. Le petit homme noir parut à ses côtés, et lui dit : « Comment, Bos, tu n’es pas invité à la noce de ta femme ? Le sire d’Angles l’épouse tout à l’heure. Ami Bos, il n’est pas courtois !

« — Maudit de Dieu, que viens-tu faire ici ?

« — Tu n’es pas reconnaissant ; je t’ai tiré d’Égypte comme Moïse ses badauds d’Israélites ; et je t’ai transporté, non pas en quarante ans, mais en un jour dans la terre promise. Pauvre sot, qui t’amuses à pleurer ! veux-tu ta femme ? donne-moi ta foi, rien davantage….. Va, les coups de fouet des Nubiens t’ont mis la couardise au cœur ; tu n’oses te venger ; les varlets de chiens devraient te fouailler sur la place. Dors sur la neige, bon chevalier. Là-bas, où sont les lumières, le sire d’Angles embrasse ta femme. »

Le cœur de Bos bondit dans sa poitrine comme pour se briser : « Seigneur, mon Dieu, dit-il en tombant à genoux, délivrez-moi du tentateur ! » Et il fondit en larmes.

Le diable bondit, chassé par cette prière ardente, et, en retombant, il enfonça sa griffe dans un rocher, où l’on en voit encore l’empreinte. Mais, pendant ce temps, les mains de Bos, saintement jointes sur sa poitrine, venaient de rencontrer son anneau de mariage qu’il portait à son scapulaire. « Oh ! mon Dieu, dit-il en tressaillant de joie, merci à vous, et faites que j’arrive. »

Il courut comme s’il avait des ailes, franchit d’un saut la porte du castel et pénétra dans la grande salle où le festin durait encore. Plus que jamais sa gente épouse paraissait radieuse et belle, plus que jamais ses deux grands yeux noirs, lascivement humides, tournaient vers le baron d’Angles leur éclat alangui.

Il s’approcha d’elle, lui prit la main et lui montra le précieux anneau.

La châtelaine pâlit.

Pour le moment, je crois, elle eût de beaucoup préféré que son seigneur et maître eût, en effet, réellement eu le crâne brisé par le glaive crochu d’un Sarrasin. Mais c’est qu’aussi c’était bien dur d’avoir à partager sa blanche couche avec ce hideux mendiant alors qu’elle se faisait une fête de promener ses voluptueuses lèvres de pourpre sur le beau front du sire d’Angles !

Malgré tout, elle ne le renia point ; son accueil fut seulement froid, très-froid. Elle, qui n’avait pas cessé de pleurer et de regarder du côté de la Terre-Sainte durant sept ans, n’eut même pas un baiser pour le pauvre revenant.

Tout à coup le diable parut, réclamant du baron l’exécution de sa promesse, une part au dessert de son infidèle épouse. Jugez de la terreur qu’inspira sa venue ! Tous sentirent glisser dans leurs veines ce froid mortel et pénétrant qui vous saisit dans les sombres gorges de Pierrefitte et des Eaux-Chaudes.

Le baron, lui, n’eut point peur et sourit même malicieusement. « Ah ! te voilà, dit-il, gentil compagnon de route, tiens, voici ta part du festin. » Et il tendit au diable quelques coques de noix.

Satan fit d’abord la grimace ; puis, indigné de la mauvaise foi du paladin croisé, il s’enfuit en hurlant, non par la porte comme un simple mortel, mais par une immense brèche qu’il fit à la muraille.

Là fut sa vengeance, oncques depuis il ne se trouva de maçon qui pût boucher cette ouverture jusqu’au jour où la Révolution — plus impitoyable encore que le diable — vint achever de renverser les pierres qu’il avait respectées.

Que si maintenant vous vous préoccupez de la fin du très-peu loyal Bos, je vous dirai qu’après s’être allé confesser au Pape de ses rapports avec le diable, il s’en fut dans une grotte voisine vivre d’eau fraîche et d’amour… de Dieu — à défaut de celui de sa femme.

D’aucuns prétendent que cette dernière se fit nonne dans un couvent de Tarbes, mais je n’en crois rien. Elle avait de beaucoup trop belles dispositions pour que cette idée saugrenue lui ait jamais traversé la cervelle !