Les Légendes des Pyrénées/Notre-Dame de Bon Secours

Michel Lévy (p. 47-59).


NOTRE-DAME DE BON SECOURS
OU
THÉRÉSA L’AVEUGLE


PAYS BASQUE


Je n’ai jamais entendu parler d’une véritable affection que les chagrins n’aient à la fin dévorée, comme les chenilles, qui rongent les feuilles de la rose, la plus douce création du printemps.
Middleton.


Il était recueilli dans une rêverie profonde ; quelques larmes argentaient les cils de sa paupière, brillantes comme des gouttes de rosée, ces pleurs des splendides nuits d’été.

Car il aimait ; il avait concentré tout le feu de son âme, toutes les ardeurs passionnées de son imagination de vingt ans dans une affection unique, immense, sans égale ; il allait être heureux et cueillir toutes les roses de la volupté sur l’arbre de l’amour, et voilà que tout à coup — alors qu’il n’entrevoyait que de douces heures de bonheur — un bruit soudain, surgi à l’improviste, a retenti, pareil aux mugissements des rochers contre lesquels vient se briser l’aile en furie de l’ouragan : la guerre sonnait toutes ses fanfares, et le pauvre enfant des montagnes devait, comme tant d’autres, voler à la défense de sa patrie.

Vous dire à quelle occasion avait eu lieu cette prise d’armes, je ne le saurais ; mais ce que je sais bien, c’est que le malheureux jeune homme pleurait beaucoup.

Il ne faut pas pour cela l’accuser de faiblesse : il sonne quelquefois une heure dans la vie où l’homme qui a traversé, calme et sans pâlir, les adversités les plus terribles, pleure involontairement ; une larme de feu s’échappe avec effort de ses yeux ; c’est à la vue d’une femme aimée, à laquelle il craint de dire un éternel adieu.

— Thérésa, murmura-t-il enfin d’une voix affaiblie, tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ? J’ai besoin que ta bouche rose me le jure ; écoute : j’ai vu ma mère s’éteindre languissamment dans mes bras, comme une fleur que le soleil ne regarde plus ; mon père est mort en combattant pour son pays, — comme je mourrai peut-être, — je n’ai que toi au monde ; je n’ai qu’une seule adoration, c’est toi ! Mets ta main dans la mienne ; unis tes jours à mes jours par un serment solennel que Dieu entende, et je partirai la foi au cœur, chantant les hymnes de l’espérance.

Et leurs mains s’unirent dans une mutuelle étreinte ; et leurs bouches échangèrent les mêmes paroles ; paroles douces, simples, que chaque lèvre humaine a prononcées à son tour, et qui, vieilles comme le monde, sont toujours aussi mélodieuses que le plus mélodieux des cantiques des anges devant le trône de l’Infini.

Pendant ce temps, la nuit avait lentement recouvert de son voile de crêpe l’immensité de l’horizon.

Timide et craintive, la brise du soir, à peine éveillée, commençait de secouer ses ailes, tout en chuchotant avec les feuilles et les fleurs.

Une molle et tiède vapeur, diaphane comme une poussière d’argent, s’élevait lentement au ciel, couvrant tout de sa douce teinte grise, si harmonieuse et si tendre.

Au loin se dessinait, limpide et lumineuse, sur son fond d’azur, la mystique étoile du soir humidement baignée dans une onde transparente et dorée.

L’étoile du soir….. la première qui scintille au ciel !

Que de choses son pâle et sympathique rayon éveille dans le cœur ! que de fantômes tristes il chasse ! que d’ombres chéries, que de souvenirs pieux et sacrés il évoque !… vous l’avez vue, cette étoile immaculée, lorsque dans votre enfance — agenouillé aux pieds de votre mère — vous récitiez tout bas votre prière du soir ; vous l’avez vue lorsque impatient, vous êtes arrivé une heure trop tôt à votre premier rendez-vous d’amour ; et vous l’avez regardée, pendant que fuyait cette heure aux ailes flamboyantes, jusqu’à ce qu’elle soit devenue plus brillante et le ciel plus obscur, et que vous ayez entendu s’éteindre petit à petit dans la mousse le bruit des pas auxquels votre cœur faisait un doux écho. Vous l’avez vue, lorsque après avoir dit un long adieu à tous ceux qui vous aimaient, vous vous êtes trouvé seul sur le vaste océan, errant et isolé, — le ciel sur votre tête, l’onde sous vos pieds, — timide et tremblante, elle est alors sortie des flots et vous a parlé de ceux que vous aviez quittés ; — quel langage humain lui pourrait-on comparer ? Aucun !… il n’en est pas d’aussi éloquent. — Grâce à elle, vous croyez encore avoir sous les yeux ce jardin, ombragé d’aubépines et de lauriers roses, où vous avez passé votre enfance, et ces clématites légères et odorantes sous lesquelles vous jouiez avec cette pauvre petite sœur, si blonde et si rieuse, qui maintenant repose doucettement couchée dans son linceul, sous le grand catalpa qui lui verse des larmes de fleurs. Elle vous rappelle les jeux et les penchants, les joies et les peines de votre enfance ; — les amitiés et les illusions, les espérances et les craintes de votre jeunesse : — elle vous dit que vous teniez le bonheur et que vous l’avez jetée loin de vous, cette pauvre petite fleur si humble et si douce, — bluet caché parmi les séduisants épis d’or du vaste champ de la vie — pour courir après l’ambition qui vous leurrait de ses brillantes couleurs, comme ce beau fruit du lac Asphaltite, qui, sous son écorce éclatante, ne cache que de la poussière et des cendres.

Oh ! oui l’on ne saurait jamais trop la regarder cette étoile divine, non pas tant encore parce qu’elle porte dans ses sympathiques rayons espoir pour l’avenir, consolation pour le passé, que parce qu’au milieu de tous les bruits et de tous les parfums qui l’entourent, — bruits et parfums qui remontent au ciel, — votre âme, elle aussi, s’envole vers ces sphères infinies où de blancs séraphins ne cessent de chanter ce grand concert de la nature que l’homme, hélas ! peut bien percevoir mais qu’il ne peut entendre ! Là, votre âme, enivrée d’harmonie s’épure et devient meilleure ; et lorsqu’elle retombe sur la terre, au lieu de blasphémer et de maudire, elle n’a qu’un sourire indulgent pour toutes les faiblesses et pour toutes les défaillances !…

Mais revenons à nos deux amants.

— Vois-tu, dit tout à coup Karl à Thérésa — Karl était le nom du jeune Basque ; — vois-tu, lui dit-il en l’entraînant doucement vers l’unique fenêtre de sa pauvre chambrette ; vois-tu briller le feu de ces diamants dans la voûte du ciel ; comme la nuit est sereine ! Mais si ces flambeaux divins que le Tout-Puissant a suspendus sur nos têtes venaient à s’éteindre, comme elle serait sombre ! et comme on aurait froid et peur dans cette mystérieuse obscurité ! Eh bien ! sombre comme cette nuit serait mon cœur si tes yeux, ces flambeaux de ma vie, venaient à ne plus rayonner sur moi ! Et mon cœur aurait froid comme a froid le voyageur qui passe la nuit dans les gorges humides de nos montagnes, quand on n’y entend plus que le sifflement aigu de la bise dans les bruyères desséchées.

Et Karl, imprimant le premier baiser de son amour sur les lèvres tremblantes de la jeune fille, l’abandonna à ses rêveries.

Le lendemain, quand il partit, un rayon d’espoir illuminait le dernier regard dont il salua sa bien-aimée ; car, lorsqu’il lui avait donné comme souvenir le vieux collier de sa mère, Thérésa lui avait dit :

— À chacun des jours qui me sépareront de toi, mon doux ami, je ferai ma prière à Dieu sur ce précieux gage de ta tendresse, doux rosaire d’amour qui ne me quittera plus.


II

Vous vous êtes trouvé peut-être un jour dans la cruelle nécessité de vous séparer d’un être à qui vous aviez consacré tout votre amour, être chéri, qui faisait doux et embaumé sous vos pas ce chemin de la vie que Dieu a fait si difficile et si rude ; alors obligé de continuer votre route, seul, vous avez été pris d’un défaillement étrange ; la terre semblait se refuser à vos pas chancelants, vous auriez voulu retourner en arrière, voir, au prix de tout votre avenir, ne fût-ce qu’une heure, cette divine apparition d’hier ; impossible ! La loi de la Fatalité posait sa main sur votre épaule et vous disait : marche !… Et vous marchiez toujours, mais faible comme un homme qui sort d’un rêve et qui n’a pas bien conscience de ses actions présentes.

Ainsi marchait Karl.

Les douces clartés de l’espérance n’illuminaient plus ses yeux.

Il rêvait tristement au bonheur passé, frêle songe qui l’avait fui ; il pensait à Thérésa qu’il ne reverrait plus peut-être : il avait laissé derrière lui sa joie et sa vie ; et les sanglots convulsifs de la douleur venaient se briser sourdement contre son cœur tout en larmes.

Celui que n’a pas déchiré l’amer regret de se séparer de celle qu’il aime, celui-là ne sait rien de la vie ; toutes les souffrances de la vie sont là !

Il y avait quelques heures à peine que Karl avait quitté sa demeure, qu’il se retourna tout à coup comme à un bruit inattendu ; il avait cru entendre le trot d’un cheval.

Un nouveau compagnon accourait en effet derrière lui.

Ce cavalier, c’était… c’était le doute.

Il ne put s’empêcher de tressaillir.

Et quand je reviendrai, pensa-t-il, qui sait si Thérésa m’aimera toujours ?…

Quand les yeux se sont déshabitués à voir, quand la bouche s’est déshabituée à parler les paroles de l’amour, quand le feu de l’âme n’est plus entretenu par la flamme présente d’une autre âme… est-ce que tout n’est pas fini ?

Malheur à moi, s’écria Karl ; le ciel ne veut plus que je sois heureux ! La souffrance qu’il m’envoie est l’expiation de mon bonheur d’hier !

Il y a quelques jours, comme la joie vibrait dans ma poitrine ! je humais l’air avec délices, car je respirais des parfums ; l’ivresse chantait dans mon cœur de sa voix la plus douce ! j’étais aimé ! un ange laissait timidement échapper de sa bouche l’aveu suprême. — Hier et demain ! quel abîme doit s’ouvrir entre mon passé et mon avenir ! Oh ! j’aimerais mieux mourir que de retrouver Thérésa infidèle !

N’était-ce pas Satan qui venait de lui souffler cette dernière pensée ?

Pauvre Karl !


III

Cinq années s’étaient écoulées.

Autour de Thérésa papillonnait sans cesse un brillant essaim de jeunes amoureux.

Karl n’avait pas reparu.

« Pourquoi, vous, si belle, s’écriait-on autour de Thérésa, vivre ainsi solitaire et triste ? Pourquoi ne pas renoncer enfin à ces sombres vêtements qui se comprenaient à peine dans les premiers jours ?

« Thérésa, les fêtes vous attendent pour vous couronner leur reine. Venez avec nous chanter les lieds de la joie et oublier le passé, car votre promis Karl ne reviendra plus ! »

Et d’autres lui disaient :

« Ô Thérésa, veux-tu répondre à mon amour ? Quand tu m’es apparue, il m’a semblé que Dieu avait détaché un des anges de sa cohorte céleste pour l’envoyer parer cette contrée ; Thérésa, tu es belle, mais pauvre ; moi, je suis riche et je t’aime ; veux-tu parer ma richesse de l’éclat de ta beauté ? veux-tu enorgueillir mon front du baiser nuptial de ta bouche rosée ? Thérésa, ton promis Karl ne reviendra pas ! »

Et Thérésa répondait à tous :

« Je lui ai donné ma parole ; il n’est pas venu me la rendre, et je l’aime toujours ; et puis quelque chose là — et elle montrait son cœur — me dit qu’il respire encore. Quoique je fusse plus pauvre que lui, il n’a pas craint d’affronter ma misère en m’offrant sa main ; je l’aimerai toujours ! »

De méchantes gens firent courir le bruit que Karl était mort sur le champ de bataille…..

Thérésa, plus triste que jamais, pria nuit et jour pour son bien-aimé…..

« Je n’avais, mon Dieu, murmurait-elle tout bas, qu’une joie au monde, l’espoir de le voir revenir un jour ; tu me l’as retirée : que ta volonté soit bénie ! »

Et elle versait les larmes de sang du désespoir sur le précieux rosaire d’amour que lui avait donné son doux ami, au moment de partir…..

Quelque temps après, Karl revenait au pays le cœur tour à tour agité par la crainte et par l’espérance.

« Mon Dieu ! disait-il en lui-même, me la rendras-tu pure comme je l’ai laissée ? le souffle corrompu des mauvais esprits n’aura-t-il pas terni la blancheur de son âme ? Ma Thérésa, ma bien-aimée, ma vie, m’aimes-tu toujours ? »

Avant même que de rentrer chez lui, il fut droit à la demeure de Thérésa.

La porte en était ouverte ; il entra, courut, rapide, vers la chambre où avait eu lieu son dernier entretien d’amour, la chambre aimée de Thérésa, sa voisine et plus tard son amie….. elle était vide !

Éperdu, il s’élança dans le jardin, parcourut ces mêmes allées où il s’était promené si souvent avec elle ; les allées étaient désertes et défleuries !…..

Il appelle alors….. mais rien ne répond à sa voix !

Désespéré, il s’élance au dehors, la tête en feu, court à la montagne sans trop même savoir où le délire le mène, gravit le roc qui dresse devant lui ses aspérités grises, arrive jusqu’au sommet de la roche où se trouve l’humble chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours, et là que voit-il ?….. Thérésa ! sa Thérésa bien-aimée ! — Le voile du doute ombrage son regard. Il n’en peut croire ses yeux… Et, pourtant, c’est bien elle… elle est là, seule, à genoux devant une image de la Vierge grossièrement taillée dans le roc par quelque pâtre désœuvré.

On dirait une statue de marbre, si sa main aux ongles roses ne tressait une couronne de fleurs pour en orner le front de la madone.

Plein d’une douce extase, il attend que cet ange sous enveloppe humaine élève vers le ciel un regard radieux ; mais rien ne semble distraire son amante, absorbée dans une rêverie profonde. Parfois seulement son sein, péniblement agité comme le flot par la tempête, se soulève avec effort, et son cœur oppressé soupire. Mystère étrange ! L’ombre de Karl, que le soleil se plaît à projeter devant elle, devrait pourtant solliciter son regard, la porter à se retourner….. Mais non, il semble qu’elle ne le voie pas. — Sa paupière, attachée à la terre, reste immobile et froide. — Que signifie cela ?

Cependant, la couronne de liserons blancs vient d’être terminée, et Thérésa secoue de sa main blanchette les quelques fleurs tombées éparses sur son tablier noir. Que va-t-elle faire ? La voici qui se lève.

« Mère des malheureux, dit-elle, écoute ma prière ; jette sur la pauvre abandonnée un regard consolateur. Daigne m’accorder un rayon de lumière, un seul, pour que je le voie encore, s’il revient jamais, et puisse choisir sur son beau front la place d’un baiser : c’est Thérésa, c’est la pauvre aveugle qui t’en supplie ! »

Le douloureux déchirement d’une certitude affreuse traverse aussitôt l’âme du pauvre Karl. Un instant le sourire de l’idiotisme crispe ses lèvres décolorées, donne à son regard je ne sais quoi de terrible, puis il s’affaisse comme foudroyé…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tombé évanoui sur le sol, il ne se relèvera plus que pour tourner une dernière fois les yeux vers celle qui fut tout pour lui et s’endormir à jamais dans les bras d’une mort bénie, puisqu’il n’avait plus à attendre sur terre que chagrins et douleurs.


N’est-ce pas qu’elle est simple et vraie, cette histoire du cœur ?