Les Légendes des Pyrénées/L’Atalaye, ou la roche du double duel

Michel Lévy (p. 33-45).


L’ATALAYE, OU LA ROCHE DU DOUBLE DUEL


BIARRITZ


Vous retrouvez la Providence partout.
Fénelon.


Inutile de vous demander, ami lecteur, si vous avez connu la Fée blonde, cette ravissante créature dont le nom vous étonnait tant à la vue des luxuriantes boucles de cheveux bruns qui frissonnaient capricieusement autour de son pâle visage ? En douter un instant serait vous faire insulte quand il y a dix ans le boulevard des Italiens tout entier n’avait d’admiration que pour cette nouvelle reine de nos beautés parisiennes. Qui sait même si vous n’avez pas, vous aussi comme tant d’autres, payé votre tribut d’enthousiasme aux formes ondoyantes de ce petit corps fait au moule, aux délicieux contours de cette taille de guêpe à laquelle un des bracelets de la belle enfant aurait facilement servi de ceinture ? Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que, si vous avez jamais vu notre héroïne, vous n’avez pu manquer d’être frappé de sa pâleur de marbre et de la rêveuse mélancolie dont son visage était toujours empreint. Tant de tristesse uni à tant de beauté est une chose si rare de nos jours qu’on ne pouvait s’empêcher d’en rechercher curieusement la cause. Que d’efforts n’ont pas été faits pour parvenir à la connaître ! Que de fois n’essaya-t-on pas de corrompre ses domestiques et d’acheter leur silence ! Mais qu’auraient-ils pu dire ? Le secret de cette mélancolie resta toujours pour eux un impénétrable mystère. — La seule chose qu’ils avaient remarquée, c’est que la métamorphose inouïe survenue tout à coup dans le caractère de leur maîtresse, auparavant si folle et si rieuse, datait d’un certain jour où elle quitta subitement Biarritz. Quelle avait été maintenant la cause de ce départ précipité ? c’est ce qu’ils ont toujours ignoré, ce qu’ils ignorent encore sans doute, ce que nous allons commettre, nous, l’indiscrétion de vous dire.

Et d’abord, comme vous le pensez bien, la Fée blonde n’avait pas toujours été riche. Loin de là, on l’avait longtemps connue pauvre, très-pauvre même, alors que sage et vertueuse enfant elle travaillait, nuit et jour, dans sa traditionnelle mansarde de la rue des Noyers, pour nourrir sa vieille mère malade. Mais un soir d’hiver que cette âme déshéritée, qu’on nomme le vent du nord, gémissait de stridents murmures de désolation entre les ais mal joints de la porte, le froid glaça tellement les membres de la pauvre infirme qu’elle s’endormit à jamais dans les bras de la mort.

La Fée blonde ou pour mieux dire Céline — car cette inconstante et capricieuse déité qu’on nomme la Mode ne l’avait pas encore baptisée — resta donc seule au milieu de ce tourbillon immense de Paris, tout rempli d’égoïsme et d’insensibilité, seule, ignorée, sans appuis, sans secours aucuns.

Durant six grands mois elle se mit à piquer un nombre indéfini de faux-cols, se contentant de peu comme Jenny l’ouvrière de très-vertueuse mémoire et n’ayant de passion que pour le plus inoffensif des amants de ce monde, un joyeux et babillard petit serin suspendu à sa fenêtre. Malheureusement hélas ! rien n’est glissant, vous le savez, comme l’étroit sentier de la vertu : l’hiver surtout quand cette mauvaise conseillère qu’on nomme la misère, vient dire à ces pauvres enfants désespérées que ce n’est après tout qu’un vain mot que cet honneur que leurs mères mourantes leur ont tant recommandé….. Tandis qu’elles hésitent, la faim avec sa fièvre et ses convulsions dresse devant elles sa lugubre et cadavéreuse pâleur….. et c’en est fait ! comme tant d’autres elles jetteront, elles aussi, leur candeur au vent !…..

Ainsi fit la Fée blonde.

Un beau jour elle échangea sa modeste mansarde contre l’un des plus somptueux appartements de la Chaussée-d’Antin, son prolétaire nom de Crétal contre celui de Mme de B…, l’Odéon contre l’Opéra, le Prado contre Sainte-Cécile, Viot contre la Maison-d’Or. Elle eut de nombreux équipages, de nombreux domestiques, de nombreuses admirations chez les hommes, de nombreuses jalousies chez les femmes. Bréda-Square tout entier fut en révolution. Jockey-club, New-club, Cercle de Paris, entreprirent une course au clocher pour être admis chez la reine du jour, mais à leur grand désappointement tous nos lions se virent éconduits.

Qu’avait-elle, en effet, besoin de ces beaux messieurs aussi ennuyeux qu’ennuyés, elle, dont le protecteur faisait aussi bien les choses qu’il était possible à l’imagination de les rêver ? Qui eût jamais été plus grand, plus généreux et plus prodigue que ne l’était M. le comte dans ses incessantes munificences envers sa jeune protégée.

Il faut le dire aussi, M. le Comte avait bien besoin de sa générosité à toute épreuve pour faire oublier ses défauts. D’abord il était vieux, puis laid, puis jaloux, oh ! mais jaloux à rendre quatre-vingt-dix-neuf points de cent à l’Othello le plus renforcé. Ne se dissimulant pas que son visage était loin d’être irréprochable, il avait la sotte prétention d’être aimé pour sa distinction et ses bonnes manières….. Et cela parce que sa poitrine était surchargée de décorations de tout genre, parce qu’il était l’un des plus riches capitalistes d’Europe, l’un des plus nobles représentants du grand monde parisien, l’un des plus insignifiants rejetons d’une illustre famille !

Notre splendide lorette, elle, n’avait vu qu’une chose en lui : dix ou douze bons billets de mille à dépenser par mois, sans compter les interminables notes de Boissier et de Lachaume, car elle raffolait de fleurs et de bonbons. Aussi capricieuse que jolie, aussi dépensière que capricieuse, elle s’amusait à jeter au vent des sommes inimaginables avec l’insouciance et la légèreté d’une jeune fille effeuillant les pétales d’une marguerite. L’or et l’argent lui brûlaient les mains. Pas un caprice, pas une fantaisie, pas une idée bizarre qu’elle ne voulût voir aussitôt réalisés que conçus. Il semblait qu’elle cherchât à noyer dans le tourbillon de fantasmagoriques métamorphoses l’ennui qui la poursuivait, tout en étouffant sous des éclats de rire forcés la tristesse involontaire qui grondait dans son petit cœur. Car elle s’ennuyait, la pauvre enfant, et beaucoup même, au milieu de tout ce luxe, de toute cette richesse qui faisaient l’objet de tant de jalousies, de tant de convoitises envieuses. Orpheline et se sentant seule au monde, elle se laissait aller en secret à cette morne et sombre apathie dont ne manque jamais de vous environner l’absence complète de tout attachement sincère et réel. Jeune, belle et riche, il ne lui manquait pour être heureuse qu’un cœur capable de comprendre le sien, qu’une âme sympathique dont l’affection complétât sa vie.

Bientôt sa santé s’altéra. Bientôt ses traits morbides et languissants ne conservèrent plus rien de leur ancien éclat. Ce n’était pas de la pâleur, c’était de la souffrance, c’était quelque chose qui saisissait au cœur ; c’était un visage toujours charmant, mais que ne pouvait plus animer aucune joie, aucune espérance terrestre.

Le comte, inquiet de cette étrange révolution, consulta les premiers médecins de Paris ; et comme, de l’avis de tous, les bains de mer furent seuls jugés capables de rappeler à la vie la Fée Blonde atteinte d’une nostalgie très-grave, le lendemain même il partit pour Biarritz avec elle.

Quinze jours s’étaient à peine écoulés quand un soir que notre belle malade se promenait sur la route de Bayonne nonchalamment bercée dans sa voiture par cette douce et généreuse compagne du poëte qui pense et de la femme qui souffre, la rêverie, elle vit passer à quelques pas d’elle un grand jeune homme blond, dont les traits empreints de je ne sais quelle suave expression poétique la saisirent de ces indicibles et voluptueux frissons précurseurs d’une passion profonde. Et comme l’inconnu montait un de ces agiles arabes qu’une même minute nous montre et nous dérobe, elle donna l’ordre à son cocher de presser ses chevaux. En un instant les généreuses bêtes eurent rejoint l’enfant du désert, qui frémissait de se sentir ainsi dépasser. Son cavalier lui-même, étonné de voir maintenant voler comme une ombre cette même calèche si paisiblement traînée tout à l’heure, détourna machinalement la tête et ne put retenir un cri d’admiration à la vue de la Fée Blonde qu’il n’avait pas bien remarquée d’abord.

À peine s’il venait de la voir, et pourtant il l’aimait déjà ! Mais à vingt ans, vous le savez, on aime vite. L’amour est un éclair passager qui vient illuminer notre âme à travers le prisme des rêves les plus dorés, brille quelques instants d’un éclat fantastique et puis s’éteint. Le cœur semble alors un vrai nid d’oiseaux où gazouillent à qui mieux mieux de belles illusions pleines de jeunesse et d’impatience, désireuses de jouir au plus vite de toutes les merveilles de la nature, de toutes les richesses de l’inconnu. À vingt ans on aime par caprice et surtout par curiosité. On aime pour savoir ce que c’est que l’amour, pour explorer ce monde nouveau entr’ouvrant devant vous les portes de l’espérance et de la chimère. Et puis Albert de L. — c’était le nom de l’inconnu — avait plus qu’aucun autre l’âme sensible et passionnée, car il était peintre et poëte.

Son premier mouvement fut d’adresser à la Fée Blonde quelques mots d’amour et de respect tracés à la hâte sur une des feuilles de son porte-cigare ; le second de la suivre à distance avec une indifférence affectée. Cette dernière résolution, à laquelle il s’arrêta, fut d’autant plus heureuse qu’au lieu d’aller à Bayonne, comme elle en avait fait le projet, la Fée Blonde ne tarda pas à donner l’ordre de rentrer à toute vitesse à l’hôtel, tant il lui tardait d’être seule avec sa pensée, tant elle se sentait sous le coup d’un je ne sais quoi d’étrange, d’indéfinissable qu’elle ne pouvait s’expliquer à elle-même. C’était de la joie, c’étaient des larmes, quelque chose de triste et de gai tout ensemble, une émotion vague, insaisissable, une sorte de tremblement nerveux jusqu’alors inconnu pour elle.

Le soir même sa camériste lui remit une délicieuse aquarelle qu’un domestique inconnu venait d’apporter en recommandant bien de ne la donner qu’à madame.

Selon nous, c’était là une précaution bien superflue, car rien en elle n’eût pu paraître suspect à quiconque n’eût pas été témoin de ce qui s’était passé le jour même, sur la route de Biarritz à Bayonne. Que représentait-elle en effet ?… L’Amour perçant d’une flèche le cœur de la Poésie. Pour tout le monde c’eût été là une heureuse idée ; pour la Fée Blonde ce fut bien autre chose, car elle n’eut pas grand’peine à se reconnaître sous les traits de l’Amour et à retrouver dans la belle figure de la Poésie le visage efféminé, les grands yeux bleus et la chevelure d’or de l’inconnu qu’elle aimait déjà…

Comme elle s’oubliait dans la contemplation de cette originale déclaration d’amour où s’harmonisait si bien la délicatesse d’exécution avec celle de la pensée, le comte entra sans être annoncé.

La Fée Blonde ne releva même pas la tête.

— Quel est donc, s’empressa de demander son soupçonneux protecteur, ce dessin qui vous préoccupe au point de ne pas entendre ouvrir cette porte ?

— Oh ! mon Dieu ! rien, une aquarelle que j’ai achetée ce matin.

— Une aquarelle de qui ?

À cette question inattendue, à laquelle il était tout simple de ne pas savoir répondre, la pauvre enfant perdit contenance et son trouble vint plus que jamais réveiller la jalousie du comte.

— Donnez-la-moi, dit-il, pour l’éprouver, je vous la ferai moi-même encadrer à Bayonne.

— Oh non ! non, merci.

— Pourquoi donc ne voulez-vous pas ? auriez-vous donc peur de vous en séparer ?

— Oh ! nullement…..

— Vous mentez, Madame, car votre voix faiblit. C’est sans doute là quelque cadeau, quelque hommage d’admirateur timide et pusillanime. Allons, avouez-le.

— Votre jalousie vous fait perdre la tête.

— En tout cas si vous avez un amant, ma chère, malheur à lui ! exclama le comte, et il sortit.

Comme il passait devant la loge du concierge, il entendit un tout jeune homme demander à quel étage demeurait Madame de B… et ne douta pas un seul instant que ce ne fût là son rival préféré.

— Que voulez-vous à cette dame, Monsieur ? lui demanda-t-il sans songer à tout le ridicule de son indiscrète question.

— Cela ne saurait, ce me semble, en rien vous regarder.

— J’en ai le droit, Monsieur.

— Pour tout autre, c’est possible ; mais quant à moi je ne reconnais à personne celui d’interroger mes actes.

— Monsieur !…

— Si mes paroles vous déplaisent, je suis à vos ordres.

— J’espère alors vous trouver demain matin, vers cinq heures, sur l’Atalaye.

— Soit, Monsieur, dit froidement le jeune homme ; j’y serai.

Le lendemain, cinq heures n’étaient pas encore sonnées qu’il attendait à l’endroit indiqué.

Le comte arriva bientôt avec ses témoins. L’arme choisie fut le pistolet. De plus, pour qu’aucune trace de rencontre ne put venir éveiller les soupçons de la justice, les deux adversaires furent placés aux deux extrémités du roc, de façon que le cadavre de la victime, s’il y en avait une, roulât dans la mer sans laisser après lui d’indice accusateur.

Appelé à tirer le premier, Albert de L….. ne voulut pas avoir à se reprocher, pour si peu, la mort d’un homme, et se contenta de prouver son adresse.

— À la coque droite de votre cravate, dit-il au comte, et la coque droite disparut avec la balle.

Celui-ci, au contraire, froidement cruel et d’autant plus sûr de son coup qu’il n’avait plus rien à craindre pour lui-même, répondit à cette sorte de plaisanterie par un mot sauvagement ironique.

— Au quatrième pli de votre chemise, Monsieur, et il lâcha la détente.

Albert tomba mortellement frappé au cœur…..

Comme vous le pensez bien, une pareille mort réclamait vengeance ; elle ne se fit pas longtemps attendre. Le soir même, au Port-Vieux, un jeune publiciste, ami d’enfance d’Albert, fut s’asseoir aux côtés du comte, en saisit le chapeau que ce dernier avait un instant laissé sur sa chaise pour aller parler à un général de ses amis, l’écrasa sous ses pieds et le remit ensuite à sa place primitive.

Quand le comte revint, la fureur le prit à la gorge.

— Qui donc a été assez osé, exclama-t-il, pour mutiler ainsi mon chapeau ?

— Moi, Monsieur, par distraction.

— Eh bien, voici, Monsieur, pour vous apprendre à être moins distrait.

Un soufflet retentit : on échangea ses cartes.

— Demain, vers cinq heures, sur l’Atalaye, dit l’ami d’Albert.

— Un autre endroit ne vous serait-il pas indifférent ? murmura le comte avec une sorte de pressentiment sinistre.

— Non, Monsieur ; je tiens beaucoup à celui-ci, et ma qualité d’insulté me donne le choix.

— Comme vous voudrez, après tout !

Le lendemain, à cinq heures, les adversaires étaient en présence.

— C’est à mort, dit le vengeur d’Albert.

— À mort, reprit le comte en semblant prendre en pitié cette témérité de jeune homme.

On se mit en place. Le comte, que le sort avait favorisé, tira le premier et manqua pour la première fois de sa vie.

— À vous, Monsieur, dit-il à son adversaire avec un involontaire tremblement dans la voix.

— Au quatrième pli de votre chemise, Monsieur, répondit ce dernier avec un calme calculé, tout en abaissant doucement le canon de son pistolet et visant aussi lentement que possible — pour laisser plus longtemps le comte sous le coup de cette affreuse anxiété où vous plonge la gueule menaçante d’une arme à feu.

Puis, quand il crut avoir assez vengé son pauvre ami par l’inimaginable torture morale qu’il venait d’infliger au comte, il lâcha la détente et le sang du farouche vainqueur de la veille lava celui de son imprudente et malheureuse victime…..