Les Légendes des Pyrénées/Maria, ou la folle d’amour

Michel Lévy (p. 23-32).


MARIA, OU LA FOLLE D’AMOUR


BIARRITZ


Amor, cosa mortale.
Petrarca


I

On entendait s’éteindre dans les flots argentés d’écume les derniers soupirs de la brise ; mille émanations embaumées couraient dans l’air attiédi, émanations des myrtes blancs et des lauriers-roses d’Espagne, emportées jusque-là ; la terre était calme et sans bruit dans sa couche empourprée du soir, que décoraient à l’occident des banderoles de feu ; le roi du jour venait de s’endormir.

Parfois on entendait un chant d’oiseau perché sur les branches légères de quelque plante desséchée des côtes, jetant, vibrante mélodie, sa note harmonieuse dans le silence de la plage.

Pensives et comme recueillies au fond de leur âme, deux femmes marchaient lentement, assez près du rivage pour qu’un dernier effort des vagues qui venaient s’y endormir mouillât leurs pieds ; toutes deux avaient sucé la vie aux mamelles fécondes du ciel méridional. Le même soleil ardent et rougeâtre avait bruni leur chevelure ; mais l’une, à l’automne de son existence, avait goûté de tous les fruits la saveur amère et douce ; l’autre, au printemps, n’avait vu éclore jusqu’ici que des fleurs.

Seize ans étaient son âge, Maria son nom.

— Mère, dit-elle après un assez long silence ; mère, c’est ici que je le rencontrai pour la première fois.

— Qui ? lui ? murmura celle à qui l’on venait de donner le nom de mère.

— Oh ! celui qui fait mes jours si beaux et si tristes ! celui dont les yeux sont ma lumière maintenant ; celui dont la présence me fait, je ne sais pourquoi, monter soudain ma pudeur au front et dont la moindre absence me laisse aussitôt rêveuse et mélancolique ; celui…, ce marin étranger enfin, que vous avez secouru, ma mère, ce jeune homme pâle qu’un naufrage avait déposé sur ces côtes et que notre chaume a abrité ; comprenez vous, ma mère ?

— Tu l’aimes donc ?

— Oh ! demandez plutôt au matelot s’il n’aime pas la voile qui le protège ! au malheureux proscrit s’il n’aime pas sa patrie absente, je l’aime comme on aime un ami qu’on a longtemps attendu, comme je vous aime, ma mère ; il me semble que s’il s’en allait d’ici mon âme partirait avec lui.

— Et lui as-tu avoué ton amour ?

— Faut-il dire à quelqu’un qu’on l’aime ? n’a-t-il pas pu le lire dans mes yeux ?… Un jour il me dit qu’il allait s’éloigner, s’éloigner bien loin, bien loin d’ici ; je ne sais plus ce que je faisais, je le retins avec une parole triste ; je ne lui dis pas que je l’aimais, ma mère ; non, je ne sais pourquoi je n’osai le lui dire, mais je lui confiai tout bas que ce départ si prompt vous paraîtrait peut-être de l’ingratitude, à vous qui lui portiez tant d’affection ; ce n’était pas mentir, n’est-ce pas ? ce n’était pas non plus lui avouer tout le vide que son absence jetterait autour de nous, autour de moi, allais-je dire ?… Ma mère, ai-je démérité par hasard de votre amour en lui parlant ainsi, comme au frère que je n’ai pas connu ?

— Non, répondit cette dernière ; mais elle tremblait tout bas cependant, elle craignait, pour l’innocence de sa fille, les suites de cet aveu involontaire échappé de son âme ignorante ; elle se reprochait aussi sa conduite trop insoucieuse peut-être ; mais en plongeant son regard dans ce regard limpide et bleu comme un flot de l’Océan, un instinct secret la rassura ; ce front serait-il pur ainsi de la candeur des anges, si le souffle des mauvaises pensées l’avait terni de son aile ? Son cœur maternel, un instant saisi d’une crainte vague, se rasséréna aussitôt ; mais elle se promit de veiller à l’avenir et de consulter même l’étranger sur les sentiments secrets de son cœur.

Les dernières plaintes de la brise harmonieuse courant sur les flots s’étaient tout à fait endormies ; nul bruit ne venait troubler le calme majestueux de ce silence étendant peu à peu son voile d’ombre sur la plage. Seule, la jeune fille écoutait chanter dans son cœur des voix mystérieuses qu’elle n’avait jamais entendues et qui lui parlaient une langue nouvelle ; l’âme de la jeune vierge s’éveillait à l’amour.


II

Quelques semaines s’étaient écoulées. Par un beau soir d’automne, Maria errait à pas lents sur le rivage où lui était apparu pour la première fois l’étranger, son front s’inclinait pâle et rêveur, mais la pensée qui le courbait ainsi n’était pas cette pensée d’espérance ignorante et naïve qui s’essaie à deviner l’avenir qu’elle ne comprend pas encore, c’était une sévère et douloureuse pensée de regret… L’étranger avait fui. — Devait-elle le revoir un jour ? elle n’osait plus avoir cette confiance ; son cœur, une fois trompé, refusait de s’ouvrir aux illusions.

Quand elle s’approcha du lit de gazon qu’avaient touché les premiers pas de son bien-aimé, un frisson de mort circula dans ses veines. En proie à une émotion extraordinaire elle se jeta à genoux : — Rendez-le-moi ! s’écria-t-elle, rendez-le-moi, mon bien-aimé, ou s’il m’a quittée pour la patrie des anges, faites-le revenir un moment vers moi, ô mon Dieu ! que je m’envole sur ses ailes !

Car l’étranger était parti… Pourquoi ? la mère de Maria seule le savait. Lui aussi, devant cette jeune fille si belle, il avait senti un trouble soudain monter de son âme à ses yeux ; c’était aussi chez lui la rougeur du premier amour qui venait illuminer son visage. Si pur était le front de Maria quand il se penchait près de lui, si doux étaient ses cheveux quand leurs boucles frémissantes frissonnaient près de ses cheveux, si tendre était son regard quand elle le plongeait dans ses yeux pour y surprendre une pensée amie !… Il l’aimait, mais il était pauvre, mais il ne pouvait lui offrir que la dot de l’infortune, et ce n’était pas avec de la honte qu’il prétendait payer la généreuse hospitalité accordée à son malheur. — Aussi, un jour que Maria était absente de la cabane, il avoua tout à sa mère.

— Il ne me reste maintenant qu’à partir. Heureux, je reviendrai ; mais pauvre, en l’aimant toujours, je continuerai à souffrir loin d’elle, sur une terre étrangère.

Et il était parti l’âme balancée dans les rêves d’un vague espoir.

Maria, seule avec sa pensée, avec ses souvenirs qui s’égrenaient l’un après l’autre dans son cœur comme les perles d’un chapelet, Maria se mit à pleurer.

C’était sa première larme, larme douloureuse, amère, et que pouvait seule essuyer à tout jamais la lèvre ardente de celui qui l’avait fait couler ! Quand elle se releva, sa mère était près d’elle.

— Ma fille, mon bonheur, mon idolâtrie, ne pleure pas, si tu ne veux pas que je pleure aussi moi-même avec toi ; ne pleure pas, va ! je connais ton cœur, je sais tout ce qu’il peut souffrir : quand il est parti, lui, l’espoir animé de tes rêves, il m’a semblé que je voyais partir mon fils ; ma fille, le seul enfant qui me reste maintenant, ne veux-tu pas être la première à me consoler ?

— Mère, j’aurai du courage, de la résignation, de l’espérance même pour que tu ne souffres pas, pour que tu ne pleures pas !… Mais elle se dit tout bas : De l’espoir, puis-je en nourrir encore, quand l’absence est venue briser le premier anneau de la chaîne qui m’unissait à la vie ?…

Et cependant, si l’on eût pu pénétrer dans le dernier repli secret de son petit cœur, on y eût vu cachée l’ombre d’une espérance…


III

Un soir enfin, — soir fatal ! — que la pauvre enfant se promenait comme de coutume avec sa mère sur la plage déserte, la vague houleuse vint pour la seconde fois déposer à quelques pas d’elles le corps inanimé d’un marin. — Cette fois seulement ce corps n’était déjà plus qu’un cadavre, cadavre ensanglanté et meurtri.

Du plus loin qu’elle l’aperçut, Maria sentit un voile de sang glisser sur sa paupière…..

Un secret pressentiment étreignit son cœur et le fit bondir dans sa poitrine comme ces lames mugissantes que les récifs déchirent.

Il y a plus. — Tandis qu’une voix intérieure pleine d’une générosité instinctive lui disait tout bas : « Vole au secours de cet infortuné ! » il lui semblait en entendre une autre plus puissante encore lui crier bien haut : « N’avance pas !… La vue de ce cadavre serait pour toi la mort. »….

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Malgré tout elle avança ; et que vit-elle, la malheureuse ?… le pâle visage de son bien-aimé crispé par les horribles convulsions du désespoir, tandis que ses mains, labourées de sillons sanglants par les aspérités du roc, attestaient de tous les efforts qu’il avait dû faire pour échapper à quelque naufrage !

Un seul cri, déchirant et rauque, s’échappa de la poitrine de Maria et ce fut tout…..

Quand sa mère effrayée accourut pour la relever elle tourna bien vers elle des yeux hagards et terribles, mais elle ne la reconnut même pas, car la raison s’était à jamais envolée de son âme si douloureusement frappée. Oui, la pauvre enfant était folle !…..

Depuis ce jour chaque promeneur curieux qui s’avance dans la partie la plus retirée des falaises voit passer devant lui, comme une Willi, dans la clairière de quelque forêt allemande, une femme étrange dont le regard immobile et froid fige le sang dans les veines du plus courageux. Elle est si svelte, si légère, si vaporeuse, si diaphane, dirais-je presque, qu’elle semble une de ces filles de l’air célébrées par Ossian. Sa figure, blanche comme du lait, fait un attristant contraste avec ses vêtements, ses cheveux et ses grands yeux noirs, De temps à autre, un horrible sourire, vide d’intelligence, vient crisper ses lèvres et découvrir des dents aussi blanches que celles d’un chien. De temps à autre aussi, par un mouvement brusque, elle rejette en arrière ses cheveux épars dont les longues boucles lui descendent jusqu’à la ceinture et lui servent presque de châle. Son geste alors a je ne sais quoi de terrible. On dirait une hyène en fureur qu’un chasseur imprudent ne craint pas de poursuivre. Parfois enfin elle s’avance au-devant des vagues, y plonge ses longues tresses brunes et prend une joie d’enfant à les en retirer tout à coup pour voir se dérouler, comme de longs chapelets de perles, les gouttelettes d’eau dont elles sont chargées.

Dès qu’une voile blanche surgit à l’horizon, un tremblement convulsif s’empare de tous ses membres et ses joues se colorent graduellement jusqu’à l’éclat de pourpre des jeunes filles. Elle frissonne de la tête aux pieds ; répète d’une voix harmonieuse la seule parole qu’elle ait prononcée depuis le jour fatal : « Reviendra-t-il. » Puis peu à peu son enthousiasme s’éteint, sa pâleur de marbre reparaît ; bientôt enfin elle se cadavérise de nouveau, comme si la foudre venait de la frapper, et reste plongée des heures entières dans la plus profonde des prostrations.

Maintenant, mes belles lectrices, croyez-vous qu’elle soit à plaindre ? eh mon Dieu, non ! mieux vaut mille fois n’avoir plus sa raison que de vivre éternellement face à face d’un douloureux souvenir qui vous ronge le cœur comme le vautour de Prométhée !