Les Légendes des Pyrénées/Le château du Vampire

Michel Lévy (p. 61-83).


LE CHÂTEAU DU VAMPIRE


PAYS BASQUE


Il est des croyances qu’on retrouve
partout.
Charles Nodier.


Entre Tardets et Oloron, un peu à gauche de la route qui relie ces deux villes, s’étend une vaste plaine, aride, sauvage, déserte, dévastée, semée d’ajoncs, de bruyères et de fougérées, où l’œil ne s’égare qu’à regret, tant elle semble déshéritée de la nature. Impossible d’exprimer le sentiment de tristesse qui s’empare de vous à la vue de ces étranges rochers, aux formes bizarres, à la livrée fauve et jaunâtre, aux saillies écorchées et presque saignantes, laissant glisser entre leurs fentes quelques faibles et chétifs arbustes dont les jaunes racines semblent d’énormes serpents. À force d’être battus par le vent, desséchés par le soleil, leurs troncs grisâtres et mornes n’ont plus rien de cette teinte verte et fraîche qui fait le charme des arbres dans les vallées, au bord des sources ; leur écorce s’est resserrée, rabougrie, hérissée comme le pelage d’une louve en furie. Il n’est pas jusqu’aux pauvres mousses, jaunies et pâles, disséminées çà et là comme une lèpre hideuse, qui ne donnent au paysage je ne sais quel aspect lugubre et maladif avec leurs grandes plaques rongées, béantes comme d’affreux ulcères. Tout y a cet air de sombre et résignée mélancolie que la désolation répand sur les objets frappés de sa noire et lamentable empreinte. Le vent lui-même n’y fait point de bruit. On n’y entend que les cris rauques et déchirants de quelques oiseaux de proie, seuls hôtes de cette solitude abandonnée des hommes au-dessus de laquelle ils planent sinistrement comme de grandes mouettes à la surface de l’Océan.

Au dire des anciens du pays, là se déployaient autrefois les murailles d’un puissant château dont les ruines ont depuis longtemps disparu. On l’appelait le Château du Vampire, et voici l’histoire qu’on prétendait s’y rattacher.

Il y a plusieurs siècles, vivait dans cette même contrée une pauvre vieille femme plus que sexagénaire.

Elle avait une fille belle, — belle comme une journée de soleil, — belle comme les anges du paradis, — belle comme sainte Marguerite, sa patronne.

Outre qu’elle était belle, Marguerite était encore une douce et pieuse jeune fille, on ne peut plus attachée à sa pauvre vieille mère qu’elle adorait. Mais toute sage qu’elle était, Marguerite n’en avait pas moins remarqué que c’était un bien charmant cavalier que le jeune sire de Lahonce, — le seigneur du château détruit, — lorsqu’il chevauchait fièrement campé sur son beau coursier navarrais.

De son côté, chaque fois qu’il passait devant la pauvre chaumière, le jeune seigneur, lui, ne manquait jamais non plus d’avoir un regard, non pas pour l’humble masure, mais bien pour le frais et joli minois qui se laissait timidement entrevoir à travers les clématites et les jasmins en fleurs de sa fenêtre. — Chose étrange ! lorsqu’il s’arrêtait sur la belle enfant, ce regard avait une si singulière expression qu’elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir et qu’une sorte de fascination effrayante venait tout à la fois lui donner des envies de pleurer sans raisons, des joies sans causes, et des palpitations de cœur à l’étouffer.

Et que fut-ce donc depuis le jour où, l’ayant rencontrée seule, le beau seigneur se hasarda de lui parler ! Dès ce moment, la pauvre enfant ne cessa plus de penser à lui. Pour elle plus de joie, plus de gaieté, plus de charmantes folies. La nuit elle ne dormait pas, ou si parfois la fatigue lui fermait les yeux, des rêves bizarres et mystérieux agitaient son sommeil. Tous lui représentaient le jeune baron, mais seulement d’une façon différente : tantôt elle le voyait comme un ange du ciel envoyé pour lui apporter le bonheur ; tantôt c’était un démon de l’enfer venu exprès sur la terre pour perdre son âme et l’entraîner vers lui dans le gouffre sans fond des tortures éternelles. Alors Marguerite se débattait vainement contre cette horrible et fiévreuse vision ; elle se réveillait en sursaut, pâle, échevelée, inondée d’une sueur glacée, belle de toute la beauté de la douleur ; puis une fièvre lente effaçait peu à peu le rose de ses joues et le carmin de ses lèvres ; puis la tristesse la consumait, tandis que de vagues et mortelles inquiétudes déchiraient son pauvre petit cœur. Enfin Marguerite, devenue morbidement pâle, amaigrie, plongée dans une sombre mélancolie, n’était plus que l’ombre d’elle-même, la pauvre fille !

Longtemps elle essaya de lutter contre sa destinée. Effrayée des ravages de la puissance occulte qui la dominait si irrésistiblement, elle ne laissa plus écouler un seul jour sans tomber à genoux aux pieds du crucifix de sa petite chambrette, et là, tandis que deux ruisseaux de larmes brûlaient ses joues, elle balbutiait tristement : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas enlevée à la terre il y a quelques mois ? Pourquoi ne suis-je pas morte avant le jour fatal qui ne m’a faite jeune fille d’enfant que j’étais que pour m’apprendre la douleur ? »

Elle fit des neuvaines, elle invoqua les saints, elle passa des journées entières dans la prière, elle jeûna durant de longues semaines ; rien n’y fit, et elle crut, la malheureuse, que le ciel l’avait abandonnée ; alors elle se laissa aller tout à fait au désespoir.

Bientôt tels furent les ravages du mal qui la minait sourdement, que sa frêle organisation en fut atteinte au point d’effrayer tout le monde. Ses joues s’étaient horriblement creusées ; ses yeux, cernés d’une teinte bleuâtre et bistrée, semblaient voiler douloureusement des ardeurs fatales et mystérieuses ; sa bouche, où le sourire avait été jadis plus doux encore que rare, était devenue pâle et décolorée. On sentait que le feu caché de la langueur devait circuler dans ses veines secrètement incendiées.

Un soir enfin, à la nuit tombante, comme elle revenait seule du village voisin et hâtait d’autant plus le pas qu’elle craignait fort de se laisser surprendre par l’obscurité dans un grand bois qui lui restait à traverser, — bois où l’on avait plusieurs fois, disait-on, aperçu des revenants, — il lui sembla voir se glisser dans l’ombre, à travers les squelettes desséchés des vieux chênes, un fantôme mystérieux qui la regardait avec des yeux flamboyants.

Saisie de frayeur, elle se mit à considérer en tremblant cet être fantastique.

À force de le regarder pour tâcher de se rendre compte des formes confuses que son imagination lui représentait, elle crut très-distinctement entrevoir qu’il avait deux cornes sur la tête, une grande langue rouge, des griffes au bout des doigts et les pieds fourchus. Alors la peur lui donnant des ailes, elle se mit à fuir avec la rapidité d’un jeune faon ; mais elle n’avait pas encore parcouru l’espace de vingt pas qu’elle entendit derrière elle une douce voix l’appeler par son nom.

— Marguerite ! Marguerite ! disait la voix dont l’accent avait je ne sais quoi d’irrésistiblement sympathique, pourquoi fuir et trembler ainsi ? Je ne suis pas un esprit, comme tu le crois peut-être ; non, je suis le jeune sire de Lahonce, qui t’aime et te voudrait voir bien heureuse.

Quoiqu’elle eût grand’peur et ne songeât, un instant auparavant, qu’à fuir au plus vite, la jeune fille sentit alors jusqu’où peut aller l’influence d’un sort jeté, car elle s’arrêta tout à coup et se retourna.

À sa grande surprise, elle n’aperçut ni langue rouge, ni griffes, ni cornes, ni pieds fourchus, mais bien en effet le jeune sire de Lahonce qui lui tendait la main en lui disant : « Je t’aime ! »

Et comme en ce moment la nuit avait ce je ne sais quoi qui porte à l’âme, que la lune nageait dans une mer d’azur, que de jolis nuages se fondaient aux caresses du vent, que des brises attiédies passaient avec plainte et murmure dans la chevelure frissonnante des saules, que tout au fond du vallon, dans l’ombre où se jouaient mille rayons tremblants, la voix mélancolique des eaux soupirait seule, comme une douce et amoureuse prière, au milieu du silence infini, le sort jeté s’appesantit doublement sur elle. La tête perdue, elle sentit tout son sang refluer précipitamment vers son cœur, et répondit avec une inexprimable ivresse : « Non, je n’ai plus peur, et je crois… »

Elle hésita et n’acheva pas ; mais son séducteur, lui, l’avait comprise, et la pauvre fille fut perdue tout à fait, car lorsqu’il lui dit : « Eh bien, puisque tu m’aimes, Marguerite, de par le ciel ou l’enfer nous serons heureux, » elle tressaillit bien en entendant cet horrible blasphème, mais elle ne retira pas sa main de la main qui la retenait. Bien plus, quand l’ayant saisie par la taille le sire de Lahonce pencha sa lèvre sur le front de la jolie enfant et voulut le lui effleurer d’un baiser, le mouvement qu’elle essaya de faire pour se défendre et rejeter la tête en arrière, ayant involontairement rapproché leurs lèvres au point que dans leur trouble et leur émotion ce caprice innocent du hasard devint un long et enivrant baiser, elle se suspendit toute frissonnante à son bras en tournant vers lui ses deux grands yeux bleus noyés de volupté. — Et je vous l’assure, il lui parut bien court le chemin qui conduisait à sa demeure, tant elle le parcourut tout entière au charme, nouveau pour elle, de ces entretiens intimes, où l’on s’abîme à deux dans les ineffables harmonies du cœur.

À partir de ce jour, Marguerite, doucement bercée par de confuses espérances et d’enchanteresses paroles, redevint bien portante et fraîche comme une fleur de printemps, comme une rose de mai. On ne peut plus convaincue de l’infaillibilité des promesses de son amant, elle enfanta de ces beaux songes dorés dont les jeunes filles se plaisent à peupler leur avenir avec une juvénile imprévoyance. Toute la journée se passait pour elle à attendre l’heure divine où elle s’en irait, à travers les discrets sentiers, écouter les bienfaisantes paroles de son aimé, tandis qu’à la moindre bouffée de vent, les lilas, les églantiers, les aubépines et les cytises secoueraient sur sa tête leurs neiges de fleurs.

Tout à coup le sire de Lahonce parut triste, puis il tomba dans une sombre mélancolie ; une pâleur mortelle couvrit son front, et ses forces diminuèrent avec une effrayante rapidité. Vainement Marguerite lui demanda-t-elle en pleurant quel était son mal, il se contenta de lui répondre par un sourire douloureux qui déchirait l’âme. Enfin, l’avant-veille de la pleine-lune il ne parut pas. Marguerite, inquiète, courut au château ; elle y trouva tout le monde en larmes.

Le sire de Lahonce était au plus mal.

La mort dans l’âme, elle s’en revint chez sa mère où, durant trois jours, son désespoir fut tel qu’on commençait à craindre pour sa vie, lorsqu’à la grande surprise de tous elle sembla si bien consolée que, si n’eût été la profonde mélancolie empreinte dans tous ses traits et l’effrayante maigreur qui la gagnait chaque jour davantage, chacun l’eût crue complétement guérie.

C’était surtout le matin que Marguerite paraissait plus faible.

Aussi sa pauvre mère, qui n’avait pas manqué de l’observer avec cette rare sagacité qui est le privilége de la sollicitude maternelle, résolut-elle de faire un petit trou à la porte de sa chambre pour s’assurer si sa fille chérie ne se livrait point à des pratiques outrées de dévotion, seules causes de l’altération de sa santé. — La nuit venue, elle épia.

Il y avait plusieurs heures qu’elle attendait vainement, et déjà ses soupçons commençaient à l’abandonner, quand tout à coup, comme il pouvait être environ minuit, elle crut entendre un soupir, puis une voix faible qui murmurait des paroles entrecoupées.

« Oh ! mon adoré, disait Marguerite, sans doute en rêvant, je suis ton épouse bien-aimée, je t’aime… oh ! oui, je t’aime….. et, cependant, il me semble que tes caresses me glacent le cœur, que tes baisers portent la mort….. Ils m’affaiblissent, ils me tuent….. »

Puis elle poussa un douloureux soupir, et la mère n’entendit plus rien. Alors elle plaça son œil au trou de la porte et vit….. — jugez de la terreur qui s’empara d’elle ! — et elle vit….. un vampire !

Elle le reconnut de suite : c’était le jeune sire de Lahonce. Seulement, non pas le sire de Lahonce pâle, maigre et décharné par la maladie comme il l’était lors de sa dernière visite, mais le sire de Lahonce gras, frais et vermeil comme elle l’avait vu dans sa plus florissante santé.

Le spectre, debout à côté du lit, avait le corps penché sur l’oreiller de la jeune fille endormie et ses lèvres appliquées sur une veine de son cou d’albâtre. La vieille mère crut même apercevoir une goutte de sang qui coulait sur ce cou d’ivoire, en s’échappant des lèvres frémissantes du spectre. À cette terrible vision, poussant un cri épouvantable, elle tomba raide morte sur le plancher.

Éveillée au bruit de la chute de sa malheureuse mère, Marguerite accourut à son secours et fut ou ne peut plus surprise de la trouver étendue sans vie derrière sa porte. Elle la releva, la porta dans son lit, lui frotta les tempes avec du vinaigre pour la faire revenir à elle, et crut la pauvre femme devenue folle lorsqu’elle se mit à raconter tout ce qu’elle prétendait avoir vu.

Quinze jours se passèrent.

Au bout de ce temps, un beau soir que Marguerite et sa mère, toutes deux assises au coin du feu, travaillaient silencieusement, elles virent, à leur grande surprise, arriver le sire de Lahonce, un peu pâle à la vérité, mais toujours bien séduisant.

En le voyant entrer, bien qu’elle se dît en elle-même qu’elle avait assurément dû être, l’autre nuit, le jouet d’un songe, la vieille tressaillit involontairement. Quant à Marguerite, elle se retourna vers sa mère avec un regard triomphant qui semblait dire : N’avais-je pas raison de ne vous point croire ?

— Est-ce bien vous, mon doux seigneur ? murmura la première Marguerite.

— Moi-même, mon adorée, moi qui viens te demander en mariage à ta mère pour te faire châtelaine, répondit le jeune homme ; et, se retournant vers la mère de Marguerite, il reprit avec une de ces intonations de voix qu’il savait faire si persuasives et si douces : « Vous ne pouvez me la refuser, bonne Madeleine, car au lieu de la misère qui vous accable, c’est le bonheur que je viens vous offrir. »

La vieille ne répondit rien. Quelque séduisante que fût la proposition du jeune sire de Lahonce, elle hésitait, non pas tant parce qu’il lui en coûtait beaucoup de se séparer de sa fille unique, de celle qui ne l’avait jamais un seul instant quittée depuis la mort de son pauvre Jean-Réné, que parce que — quoi qu’elle fît pour le chasser — le souvenir de la fatale nuit que vous savez lui revenait sans cesse à l’esprit.

— Eh bien ! que décidez-vous ? poursuivit impatiemment le jeune homme.

— En vérité, je ne sais trop, balbutia la mère de Marguerite ; c’est que, voyez-vous, je ne tiens à rien tant qu’à voir ma Marguerite heureuse.

— Craignez-vous donc qu’elle ne le soit point près de moi ?

— Tant que vous l’aimerez, non ; mais êtes-vous bien sûr de l’aimer toujours ?

— Oh ! pour cela, toujours !

— Eh bien ! alors, que la volonté de Dieu s’accomplisse, et que le ciel veille sur vous et sur elle !…..

Dès le lendemain, Marguerite partit avec son fiancé pour le château de Lahonce, où devait avoir lieu le mariage.

C’était un de ces sombres et formidables repaires, un de ces fantastiques nids d’aigle où l’imagination se plaît à loger les fiers barons du moyen âge. Rien de sinistre à voir comme cette inabordable retraite, hérissée de courtines, de mâchicoulis, de bastions et de meurtrières sur lesquelles la foudre elle-même se serait émoussée, impuissante. L’aspect seul de ces hautes murailles centenaires, heurtant le ciel de leurs masses noirâtres, vous jetait dans l’âme une poignante tristesse qu’augmentaient encore les étranges bruits qui s’en échappaient. Nulle voix humaine ne saurait redire, nul instrument ne saurait rendre cette rauque et funèbre harmonie d’un autre monde. C’étaient des bruits tantôt faibles et tantôt profonds ; des gémissements, des cris de douleur et des rugissements de colère ; des grondements vagues, sourds, retentissants, semblables aux détonations lointaines d’une bataille ou aux rumeurs de l’Océan ; puis des soupirs étouffés comme les plaintes d’une victime, des sifflements aigus et des mugissements sonores sur lesquels se détachait la note aiguë des oiseaux de proie. Par moments, ce grand bruit s’affaiblissait et semblait mourir dans l’éloignement comme une vague brisée. Puis il renaissait, s’enflait, revenait menaçant et grondant, éclatait, se brisait dans les airs et rejaillissait en avalanches de sons insaisissables, sauvages, terribles. Mais ce qui surtout vous saisissait d’angoisse et d’effroi, ce qui vous retombait lourdement au cœur comme un coup de hache, c’étaient les grincements lugubres de la herse roulant sur ses chaînes de fer pour vous laisser passage. On eût dit que des voix mystérieuses vous plaignaient d’aller plus loin.

Comme tous autres, plus que tous autres, Marguerite ressentit cette douloureuse impression. — Un frisson glacial parcourut tous ses membres, une sueur froide inonda ses tempes, un vide immense se fit subitement dans son âme, et ses pensées se perdirent dans un néant sans bornes. Le désert l’environnait, le jour lui parut terne et l’univers en deuil.

Elle chancela, pâlit et se mit à trembler ; les larmes ne tardèrent pas… Un voile de pleurs s’étendit sur son visage… un cri étouffé s’échappa de sa poitrine… ses bras fléchirent… son corps se reploya en arrière… On eût dit une jeune morte attendant qu’on ait fini de creuser la fosse où elle doit reposer.

Son compagnon sentit qu’elle allait tomber ;… il s’élança vers elle et la reçut dans ses bras.

— Qu’on m’apporte un peu d’eau, dit-il à ses gens accourus au-devant de lui ; et il se mit à rafraîchir les joues et le front de la pauvre Marguerite.

Au bout de quelques secondes elle rouvrit les yeux, passa ses mains sur son visage comme pour en écarter la douloureuse vision qui l’avait obsédée durant son évanouissement, et regarda autour d’elle.

— Pardon, mon ami, dit-elle, pardon de t’avoir ainsi effrayé ; mais je ne sais quelles folles terreurs m’ont traversé le cerveau.

— Enfant, reprit le jeune homme, qu’as-tu à craindre près de moi ? Ne sais-tu pas que je t’aime, moi qui n’ai pas craint de te sacrifier tout, rang, fortune, réputation, de tout mettre à tes pieds ?…

— Oh ! parle, parle encore ! exclama la charmante enfant ; parle, le souffle de ta bouche est ma vie, lui seul peut calmer la frayeur qui glace mes os ; répands cette douce rosée sur moi, c’est ta Marguerite, c’est ton esclave qui t’en prie.

— Marguerite, dit le sire de Lahonce, tu as des mots qu’aucune grande dame n’a jamais dits, parce que les grandes dames ignorent l’amour ; et passant ses bras autour de la taille de la jeune fille, il l’entraîna doucement dans l’intérieur du château.

Marguerite dormit peu la nuit.

Le lendemain, le mariage fut célébré dans la chapelle sans pompe, sans éclat et sans bruit. Marguerite, encore sous le coup des vagues inquiétudes qui traversaient son ciel bleu comme d’insaisissables nuages, y frappa tous les yeux par sa pâleur de marbre. On sentait qu’un combat intérieur se livrait en elle et qu’elle était en proie à une violente agitation.

Tout s’accomplit néanmoins.

Le soir venu, ce fut en tremblant plus que jamais que Marguerite franchit le seuil de la chambre nuptiale ; involontairement elle se sentait le cœur serré par d’étranges terreurs qu’elle ne s’expliquait pas à elle-même. Tout autour d’elle semblait fait pour la rendre heureuse, et cependant c’était bien plutôt de la tristesse que de la joie qu’elle éprouvait…

Vers minuit, comme elle commençait à s’endormir, un hennissement sourd et un aboiement sinistre montèrent jusqu’à la fenêtre.

Marguerite tressaillit ; son cœur battit bien fort dans sa poitrine.

Le hennissement et l’aboiement redoublèrent. Cette fois, Marguerite, toute transie, feignit d’autant plus de dormir qu’elle vit son époux inquiet, troublé, agité, la regarder d’une façon étrange, puis, persuadé qu’elle dormait, s’approcher de la fenêtre en disant : « Je viens ! je viens ! » et sortir.

Deux heures se passèrent sans qu’elle le vît reparaître.

Au bout de ce temps il revint ; mais il était froid comme glace, comme l’est un cadavre étendu sur les hideuses dalles de la Morgue.

La nuit suivante, il en fut de même. Quand minuit vint, Marguerite, feignant toujours de dormir, vit son mystérieux époux se lever, prendre grand soin de ne la point éveiller, et sortir. Comme la veille, il revint glacé deux heures plus tard.

Le lendemain enfin, toujours à la même heure, il se leva encore, alluma une lumière, la passa devant les yeux de Marguerite, parut heureux de son profond sommeil, répondit : « Me voilà ! me voilà ! » à des piaffements et à des aboiements d’impatience qui se firent entendre au dehors, et partit.

Marguerite se leva aussitôt, résolue à le suivre. Elle l’aperçut de loin, marchant avec défiance et regardant sans cesse derrière lui si personne ne l’épiait.

Il prit le chemin creux qui menait au cimetière, en franchit le mur, et se glissa près d’une tombe dont la terre fraîchement remuée annonçait une récente victime.

La nuit était pleine d’une désolation profonde. C’était une de ces nuits lugubres et mélancoliques où la lune, noyée dans un gouffre de vapeurs grisâtres, ne laisse entrevoir que de temps à autre ses pâles rayons tremblants au contact de gros nuages humides et lourds. Les arbres, dépouillés de feuilles et nus comme de grands squelettes, criaient sinistrement, fouettés par la rafale. Les vents se débattaient entre eux comme des démons au sabbat. Le sable des chemins mêlait ses craquements plaintifs à ceux des branches mortes éparses de tous côtés. Marguerite eut grand’peur, mais le courage ne l’abandonna pourtant pas, elle se glissa précautionneusement jusqu’à l’entrée du cimetière, et regarda.

Horreur !

Son époux et son affreux chien noir étaient tous deux au bord de la tombe maintenant à découvert, et semblaient manger quelque chose en jetant de côté et d’autre des regards brillants et épouvantables.

Les rayons de la lune tombant sur eux allongeaient leur ombre sur le sol d’une sinistre manière, — tellement qu’elle ne put s’empêcher de frémir d’épouvante en voyant s’agiter étrangement celle des mâchoires de son époux.

Un horrible et suprême déchirement se fit en elle. Elle comprit tout et je ne sais quel intraduisible sentiment de répulsion lui monta au cœur…

Cependant elle se hâta de bien vite reprendre le chemin du château, de peur d’avoir à payer de sa vie la découverte qu’elle venait de faire ; et bien lui en prit, car il y avait à peine quelques secondes qu’elle était rentrée que la porte de sa chambre s’ouvrit pour laisser passage à son époux, au…. vampire.

À son tour, il se recoucha, mais à peine eut-il pris place à côté de Marguerite qu’il tressaillit.

— Oh ! oh ! dit-il, nous avons bien froid pour si bien dormir.

Marguerite ne répondit rien.

— Pourquoi donc, reprit-il, ne me répondez-vous pas ? Vous figurez-vous donc que je crois que vous dormez ?

— Que dites-vous, balbutia Marguerite en ayant l’air de s’éveiller.

— Je dis, continua le vampire, tout en passant son bras autour de la taille de la pauvre enfant, que votre cœur bat bien vite.

— J’ai eu tant de peur, il y a deux heures, quand je me suis réveillée par hasard, de ne vous point trouver là que je suis un peu malade.

— Hum ! fit le vampire.

Le lendemain, dès qu’elle fut levée, Marguerite demanda à son époux la permission d’aller voir sa mère.

Il la regarda de façon à lui faire entendre qu’il devinait qu’elle savait tout.

— Si vous ne voulez que voir votre mère, dit-il, je vais l’aller chercher.

— Comme vous voudrez, répondit Marguerite, pensant qu’elle trouverait bien le moyen d’être un instant seule avec sa mère et de lui tout dire. Alors le prétendu sire de Lahonce sortit, monta son cheval noir, siffla son chien noir et partit.

Durant toute cette journée, Marguerite resta à sa fenêtre, ne quittant pas des yeux l’aride et immense plaine au milieu de laquelle était bâti le château de son monstrueux époux. Chaque fois qu’elle voyait une ombre quelconque apparaître au loin, il lui semblait que c’était sa mère.

La nuit la surprit ainsi, et tremblante de frayeur elle se mit à pleurer.

Tout à coup la porte de sa chambre s’ouvrit, et une vieille femme entra, se soutenant sur un bâton.

— Ma mère, oh ! ma mère ! s’écria Marguerite en se précipitant dans les bras de la vieille ; mais celle-ci la repoussa.

— Arrêtez, ma fille, et dites-moi comment vous vivez avec votre nouvel époux… Il va venir, parlez vite avant qu’il n’arrive, car si vous avez quelque secret, il ne faut point qu’il l’entende.

— Oh ! ma mère, ma mère, si vous saviez…

— Quoi donc ? mais surtout parle bas, bien bas ; qu’a-t-il fait ?

— Oh ! ma mère !

— Parle. Voyons ?

— Oh ! c’est que c’est affreux à dire…

— À une mère, on dit tout.

— Eh bien…

— Eh bien ?

— Dès la première nuit qu’il partagea ma couche, — quand vint minuit — il se leva…

— Parle plus bas, ma fille !

— Il se leva, réveillé par les hurlements d’un énorme chien noir qui l’attendait au dehors, sortit et ne revint que deux heures après.

— C’est originalité.

— Le lendemain, il ne mangea rien… Comprenez-vous, ma mère ?

— Non.

— La seconde nuit et le second jour se passèrent de même. La troisième…

— Silence !….. écoute ! — Eh bien, la troisième ?

— La troisième nuit, je le suivis, — ma mère ! ne me serrez pas si fort ; — il se leva et je le suivis. — Oh ! ma mère, ne riez pas, c’est épouvantable ! — Je le suivis jusque dans le cimetière voisin. — Ma mère ! vous me faites mal !… vous me brisez la main, ma mère. — Je le regardai de loin, et comme par moment il faisait un clair de lune splendide, je vis…

— Et que vis-tu ? Mais, de grâce, parle plus bas….

— Mon époux et son chien. — Souffrez-vous, ma mère ? votre haleine est brûlante. — Mon époux et son chien assis au bord d’une tombe entr’ouverte. À la manière dont remuaient leurs mâchoires, je devinai…

— Tu devinas…

— Eh quoi ! N’avez-vous pas compris ?

— Non, achève.

— Eh bien, mon époux est un vampire. — Ah ! vous n’êtes pas ma mère !….. Malheur à moi !

Et en effet, le vampire se dressa devant elle, grimaçant d’une manière infernale.

Il la regarda quelques instants, puis il plongea ses ongles dans le sein de la jeune fille dont le sang jaillit en rouges cascades sur sa peau blanche comme la neige d’Anhie.

La pauvre Marguerite était morte.

Ce soir-là, le vampire et son chien firent un bon repas.