LÉGENDES D’ATTILA.




II.
ATTILA SELON LES TRADITIONS GERMANIQUES.[1]




I. — MONUMENS TRADITIONNELS.

La tradition latine nous a promenés sur des champs de carnage, au milieu des larmes et des ruines : c’était le domaine naturel du fléau de Dieu; le théâtre où nous transporte la tradition germanique est tout autre. Ici plus de fléau de Dieu, mais un roi sage, magnifique, hospitalier, se battant bien, buvant mieux, un bon roi enfin comme on les rêve en Germanie : tel est le nouvel Attila qui se présente à nous. Contradiction bizarre entre toutes celles dont le moyen-âge abonde! ces deux Attila si différens vécurent pendant des siècles côte à côte et sans trouble dans les souvenirs de la Germanie : on maudissait l’un à l’église, on bénissait l’autre au château. En sortant du temple où retentissait par la voix du prêtre l’anathème éternel contre la bête infernale et le tyran persécuteur des saints, on courait applaudir le Minnesinger qui, la rote en main, chantait le bon roi Attila, seigneur des Huns, sage comme Salomon, plus riche et plus puissant que lui, surtout plus généreux. La légende chrétienne était le souvenir roman, la chanson du Minnesinger le souvenir barbare.

Deux choses, dans le contact des Germains du Ve siècle avec Attila, durent les frapper vivement et laisser une longue impression sur les générations successives : c’est que tous ou presque tous ils avaient été ses vassaux, et que leur époque héroïque, celle de leur établissement en Italie, se confondit presque avec la mort du conquérant. Rien dans le vasselage de ces peuples fiers sous le roi des Huns n’avait été de nature à blesser leur orgueil et à leur imposer l’oubli. D’abord ils avaient partagé ce vasselage avec toutes les races barbares de l’Europe et de l’Asie occidentale; puis cette sujétion avait été pour eux particulièrement douce et honorable. On peut lire dans Jornandès de quelles distinctions Attila entourait les chefs des grandes tribus germaines, Ardaric, roi des Gépides, Valamir et Théodemir, rois des Ostrogoths : placés dans ses conseils et à la tête de ses armées, ils étaient traités plutôt en amis et en alliés qu’en sujets. Quant aux conquêtes des Germains en Italie, aux fondations d’Odoacre et de Théodoric, quoique opérées après la mort d’Attila, elles ne se firent pourtant point sans lui. C’était lui qui avait suscité ces vastes projets, rassemblé ces masses armées au bord du Danube, et quand plus tard elles en partirent pour leur propre compte, c’était encore son génie qui les guidait. Odoacre, suivant toute apparence, avait été son soldat, et Théodoric était le fils d’un de ses capitaines. Sa mémoire resta donc justement attachée à ces grands événemens comme s’il y avait pris réellement part. Ce sentiment se retrouve dans la tradition germanique. Par une confusion où la reconnaissance a fait oublier la chronologie, elle réunit invariablement le nom d’Attila au nom de Théodoric, et même à celui d’Hermanaric-le-Grand, oubliant que le roi des Huns était mort huit ans après la naissance du premier, et qu’il ne naquit que vingt-cinq ans après la mort du second. Dans ces vagues souvenirs où, comme on voit, l’histoire n’a guère été respectée, Attila conserve toujours cependant sa supériorité historique; sa figure domine celle de tous les chefs germains : Théodoric lui doit son royaume, Hermanaric et Odoacre leurs défaites.

Les noms de Théodoric, d’Hermanaric et d’Odoacre nous indiquent tout d’abord que les traditions dont je parle, lesquelles constituent le fond de la grande tradition germanique sur Attila, sont nées dans la Germanie orientale, parmi les tribus qui prirent part au renversement de l’empire d’Occident, particulièrement chez les Ostrogoths, et qu’elles furent consignées dans des poèmes chantés, dont les aventures de Théodoric et sa guerre contre Odoacre faisaient le sujet principal. Si, comme tout porte à le croire, ces poèmes, destinés à la glorification des Amalungs ou princes de la maison royale des Amales, naquirent chez les Ostrogoths, ce n’était qu’un épisode que ce peuple ajoutait à l’épopée de son histoire, qui se composait, comme on sait, de chants nationaux remontant de siècle en siècle jusqu’à l’époque demi-fabuleuse où la race gothique, divisée en trois groupes de tribus, avait quitté la Scandinavie, montée sur trois vaisseaux. Chaque grande circonstance dans la vie du peuple ostrogoth avait son chant particulier ou son ensemble de chants, épisodes successifs ajoutés par les temps à l’épopée générale. Jornandès, qui était Goth, nous dit que telle était la manière dont ses compatriotes fixaient et perpétuaient leurs souvenirs. Lui-même, dans son livre si précieux à tant de titres, ne paraît être souvent qu’un traducteur ou un abréviateur de cette histoire chantée, et souvent aussi il ne serait pas difficile de marquer le point précis où la tradition, toujours vive et colorée, se raccorde et se lie au tissu plus que prosaïque qui appartient en propre à l’évêque de Ravenne. Tout vrai Goth savait par cœur ces poèmes, entrés dans l’éducation nationale. Qu’on juge maintenant si l’imagination des scaldes dut s’animer au spectacle des événemens qui signalèrent pour leur race la dernière moitié du Ve siècle, et si cette nouvelle page d’histoire, devant laquelle toutes les autres pâlissaient, dut être conservée religieusement! Non-seulement on la conserva, mais on l’amplifia. La grandeur des faits réels ne suffisant plus à l’enthousiasme poétique, on y ajouta des enjolivemens et des fables. C’est ainsi que sur le canevas des chants contemporains se développèrent de génération en génération, au moyen des accroissemens et des broderies épisodiques, les nombreux poèmes de la tradition orientale dont Théodoric est le héros, et dans lesquels Attila occupe toujours une place.

Le procédé historique dont je viens de parler ne fut point particulier aux peuples de la Germanie orientale; les Germains le pratiquaient tous du temps de Tacite; ils l’avaient encore, trois siècles plus tard, du temps du césar Julien, qui entendit leurs chants nationaux résonner terriblement dans la vallée du Rhin, et qui en comparait la rude harmonie au croassement des oiseaux de proie. Cet usage, qui servait à maintenir parmi les Barbares l’orgueil en même temps que l’unité de la race, se conserva après leur établissement dans l’empire romain comme une barrière de plus qui les séparait des vaincus. Au reste, chaque nation, tout en voulant immortaliser sa propre histoire, ne demeurait point indifférente à celle des autres : les nombreux rapports des tribus entre elles et le rapprochement de leurs dialectes, rameaux d’un tronc commun, favorisaient les échanges mutuels de traditions. Lorsqu’un chant composé dans une tribu se distinguait par l’importance du fond ou par la beauté poétique de la forme, il était aussitôt colporté et approprié aux dialectes voisins. Paul Diacre nous rapporte que de son temps les chansons héroïques sur Alboin circulaient non-seulement parmi les Lombards, mais encore chez les Bavarois et les Saxons, et même dans tous les pays de langue teutonique. Jornandès nous dit dans le même sens que la gloire d’Attila était célébrée par tout l’univers. On comprend ce qui dut arriver à la longue de cet amalgame de souvenirs, de ces transfusions de vérités et d’erreurs locales d’une tribu à l’autre, d’une contrée à l’autre; il se forma un fonds commun de traditions germaniques reçu par tout le monde et sur lequel chacun eut le droit de broder sa propre tradition suivant sa convenance. C’est pour cela qu’il ne faudrait pas s’étonner de voir, par exemple, des souvenirs qui n’ont pu naître que sur les bords du Dniester ou du Pô consacrés par les poètes de la Norvège, et en revanche des idées, des symboles exclusivement scandinaves s’implanter dans les traditions historiques de peuples germains étrangers à l’odinisme, et les dominer même par l’énergie de leur conception.

C’étaient des joueurs de harpe, des chanteurs ambulans, et quelquefois les poètes eux-mêmes, qui étaient entre les différentes nations les intermédiaires de ces échanges. Deux tribus voulaient-elles troquer leurs poèmes, elles troquaient leurs chanteurs. Nous pouvons lire encore dans le recueil de Cassiodore une lettre par laquelle Théodoric, qui devait être bientôt lui-même un personnage traditionnel si célèbre, envoyait au roi des Franks Clovis un joueur de harpe que celui-ci lui avait demandé. « Nous avons choisi pour vous l’envoyer, lui écrivait-il, un musicien consommé dans son art, qui, chantant à l’unisson de la bouche et des mains, réjouira la gloire de votre puissance. » Le roi des Franks voulait se tenir au courant de ce qu’on chantait à la cour du roi des Goths, et lui-même sans doute dépêchait à ses voisins, par une semblable politesse, ses poètes ou ses musiciens, car les Franks avaient aussi leurs chanteurs et leurs chansons. Fortunat nous parle des chants qui divertissaient les leudes barbares, et, comme pour bien préciser qu’il ne s’agissait pas de poésie latine, il retourne sa proposition, et parle des chants barbares qui divertissaient les leudes. Les Anglo-Saxons, passionnés pour ce passe-temps patriotique, en emportèrent avec eux l’habitude lors de leur immigration dans l’île de Bretagne : leur roi Alfred était, comme on sait, à la fois récitateur et poète. Je ne dis rien des Scandinaves, chez qui le scalde était inséparable du guerrier, et bien souvent chantre et héros des mêmes aventures. En France, Charlemagne, sans être poète comme Alfred, poussa aussi loin que lui le goût des chants traditionnels. « Il écrivit, dit Éginhard, et recueillit, pour en perpétuer le souvenir, de très anciens poèmes barbares, dans lesquels étaient célébrées les actions et les guerres des hommes d’autrefois. » Louis-le-Débonnaire, élevé sur ses genoux, savait tous ces poèmes par cœur; mais plus tard, et par scrupule de dévotion, il ne voulut plus ni les réciter, ni les entendre, ni les laisser apprendre à ses fils, attendu que ces monumens des ancêtres étaient, comme les ancêtres eux-mêmes, fortement entachés de paganisme. Par bonheur, de pareils scrupules furent rares chez ses contemporains, et c’est aux IXe et Xe siècles, que la poésie germanique traditionnelle ayant pris son plus grand développement, les plus importans des chants qui la composent reçurent leur forme définitive, celle sous laquelle ils sont parvenus jusqu’à nous.

Le plus ancien monument connu de poésie germanique a été trouvé dans la France austrasienne, à Fulde, sur une page d’un manuscrit du VIIIe siècle, et il est écrit en dialecte frank : on ne peut guère douter, d’après cela, qu’il n’ait fait partie des collections de Charlemagne. Il y est question de Théodoric et d’Attila. Théodoric, chassé de Vérone par Hermanaric à l’instigation d’Odoacre, a trouvé l’hospitalité à la cour du roi des Huns, et, quand des circonstances favorables lui permettent de rentrer dans son royaume, Attila l’y ramène à la tête d’une puissante armée, et défait Odoacre à la bataille de Ravenne. Voilà les faits d’histoire fabuleuse qui composent le fond de la tradition orientale, et qui sont sous-entendus ici, où il ne s’agit que d’un épisode de cette guerre. L’exil de Théodoric a été long : ses compagnons, partis dans la force de l’âge, reviennent blancs et vieux; leurs femmes sont mortes, leurs jeunes enfans sont devenus des hommes qui ne les connaissent plus; c’est ce qui est arrivé à Hildebrand, le maître, le sage conseiller, l’inséparable ami de Théodoric. Son fils Hadebrand, qu’il avait laissé encore au berceau, est maintenant un guerrier fort et vaillant. Hadebrand croit qu’Hildebrand a péri dans un combat aux extrémités du Nord, et que son corps a été reconnu sur le champ de bataille : des hommes qui avaient navigué dans la mer des Vendes le lui ont affirmé. Ils se rencontrent donc et se provoquent tous deux, le père et le fils. A l’aspect de ce bouclier dont il ne connaît pas les couleurs, lui qui connaît, comme il dit, toute génération humaine, Hildebrand demande au jeune hom.me qui il est. Celui-ci se nomme, et raconte comme quoi son père l’a quitté enfant pour suivre Théodoric, et comme quoi ce père est mort depuis longues années, guerroyant vers la mer des Vendes. Pendant qu’il parle, le vieil Hildebrand détache silencieusement un bracelet précieux qu’il a reçu du roi Attila pour prix de sa vaillance, et il le tend à Hadebrand en l’appelant son fils; mais celui-ci le repousse avec insulte. « De tels présens, lui dit-il, ne se reçoivent que la lance en main, pointe contre pointe. Tu veux me tromper, vieux Hun, espion rusé et mauvais compagnon; tu veux me tromper pour me frapper traîtreusement : mon père est mort !» — « Hélas ! hélas ! s’écrie le malheureux père dans son angoisse, quelle destinée est la mienne! J’errai hors de mon pays trente hivers et trente étés, et maintenant il faut que mon propre enfant m’étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier! » Le combat commence; les haches de pierre résonnent sur les armures, les épées fendent les boucliers; mais ici le fragment est interrompu, et ne nous donne ni la fin du combat ni le dénoûment de l’histoire. Quant à la question qui nous occupe, ce morceau d’une beauté simple et mâle, qui nous fait déplorer sa brièveté, nous montre l’épopée germanique orientale circulant en Gaule à l’époque mérovingienne et accommodée au dialecte frank.

Elle circulait pareillement en Angleterre dans la société des hommes lettrés et des hommes de cour; de nombreuses allusions et citations que renferment les poèmes anglo-saxons du temps ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. Trois de ces poèmes, qui ne sont guère postérieurs au VIIIe siècle, mentionnent Hermanaric, Théodoric et leurs compagnons. L’un d’eux nous apprend que le lieu où Théodoric, réfugié près d’Attila, passa trente hivers, s’appelait Maringaburg. Hermanaric, dont la tradition gothique fait toujours un roi astucieux et cruel, qui dans ses fureurs n’épargne pas sa propre famille, qui tue son fils sur un vague soupçon et fait pendre les deux fils de son frère, Hermanaric présente le même caractère dans les compositions saxonnes. « Il avait l’ame d’un loup, y est-il dit; mais il avait étendu bien loin la puissance des Goths : oh! c’était un terrible roi! » Le plus curieux des trois poèmes, au moins quant à notre sujet, est sans contredit celui qu’on a intitulé le Chant du Voyageur. C’est le pèlerinage d’un barde qui parcourt l’Europe en prenant pour guides les traditions poétiques alors en vogue. Qu’on se figure un Grec courant le monde l’Odyssée à la main, ou quelque provincial romain allant visiter l’Italie sur les traces d’Énée : c’est ce que fait sur le continent de l’Europe notre poète anglo-saxon; il ne connaît d’histoire et de géographie que celles des fables germaniques qu’il a lues. « A l’est de l’Angleterre, dit-il, je trouvai le pays d’Hermanaric le furieux, le félon; Attila régnait sur les Huns, Hermanaric sur les Goths, Ghibic sur les Burgondes. Gunther, son fils, me donna un bracelet pour prix de mes chants. J’en reçus un autre d’Hermanaric qui voulut me garder long-temps près de lui. Je profitai de mon séjour chez ce puissant roi, maître de tant de châteaux, pour visiter toute la terre des Goths et faire connaissance avec les braves. Je connus Hethca et Badeca, les Harlings, Embrica et Friedla, Ostgotha et Sifeca... » Embrica et Friedla sont précisément les deux cousins qu’Hermanaric fit pendre, d’après la tradition; les autres noms sont ceux des champions du roi. On voit de quelle autorité jouissaient aux extrémités du monde occidental ces fictions venues d’Orient; elles formaient, dans tous les pays de langue teutonique, une sorte d’histoire merveilleuse qu’un voyageur tant soit peu lettré était tenu de savoir. Il fallait, pour plaire à la société des châteaux, que le pèlerin eût visité sur sa route ces royaumes de la fantaisie, qu’il en rapportât des nouvelles, qu’il eût touché la main de ces héros, dont les uns étaient purement imaginaires, les autres n’avaient point existé dans les conditions qu’on leur attribuait. Une chose est pourtant à remarquer, c’est que la tradition ostrogothique, consacrée aux événemens de l’Italie et à la glorification de la maison royale des Amales, ne conserve pas ici toute sa pureté, et qu’elle se trouve mélangée d’élémens occidentaux sans liaison apparente avec ceux-ci. Ainsi le poème de Béowulf nous parle du roi burgonde Ghibic et de son fils Gunther, qui demeuraient sur le Rhin, et d’un trésor magique gardé par un dragon au fond d’une caverne. Or Ghibic et Gunther ne sont pas des personnages inventés. Ghibic est cité par la loi des Burgondes comme un des anciens rois de cette nation, et quant à Gunther, que la même loi appelle Gundaharius, on reconnaît aisément en lui le Gunthacaire ou Gondicaire des écrivains romains, ce roi de Burgondie qui essaya d’arrêter les bandes d’Attila au passage du Rhin, près de Constance, en 452. Les poèmes anglo-saxons nous fournissent donc le premier indice d’une tradition occidentale qui, se soudant à la tradition des Germains de l’est, adoptait aussi Attila.

Mais, qui le croirait ? c’est au milieu des frimas du pôle, en Islande et en Scandinavie, que les traditions sur le grand roi des Huns furent recueillies avec le plus d’empressement peut-être et de curiosité; ce sont des scaldes du Groënland norvégien qui nous en ont transmis les souvenirs les plus fidèles dans deux poèmes intitulés Atla-Mâl et Atla-Quida, Récit et Chant d’Attila, que d’autres morceaux poétiques non moins précieux développent et complètent. Les chants scandinaves où il est question d’Attila forment plus du tiers de l’Edda de Saemund, et nous savons qu’ils existaient déjà sous leur forme actuelle dans la première moitié du IXe siècle et probablement à la fin du VIIIe. Le souvenir des Huns, qui ne firent pourtant qu’une courte apparition au bord de la Baltique, était vivace en Scandinavie. On y appela long-temps Hûnalant, terre des Huns, les contrées situées à l’est de cette mer, et aujourd’hui encore les paysans allemands donnent le nom de Hunnenbette, lit des Huns, aux tumuli que l’on trouve en assez grand nombre dans les plaines de la Pologne et de la Lithuanie. Toutefois les scaldes du Nord, à en juger par les pièces qui nous sont restées, choisirent, de préférence à la tradition ostrogothique, cette autre tradition dont je signalais la trace, il n’y a qu’un instant, dans les poèmes anglo-saxons de Béowulf et du Chant du Voyageur. Reléguant au second rang Théodoric et les héros de l’Italie, ils s’attachèrent à mettre en relief ceux du Rhin qu’ils connaissaient moins imparfaitement ou qui les intéressaient davantage. Nous classerons pour cette raison les chants de l’Edda et les Sagas qui s’y rapportent parmi les matériaux de la tradition occidentale.

Les poèmes de Théodoric atteignirent, au IXe siècle, le plus haut degré possible de popularité, soit dans les pays d’idiome teutonique, soit dans ceux où, comme en France, s’opérait une révolution de langue en même temps qu’une transformation sociale. Grands et petits, clercs et laïques, tout le monde était censé les connaître, et les hommes les plus graves ne craignaient pas d’y faire allusion dans les plus graves circonstances. Foulques, archevêque de Reims, voulant dissuader le roi de Germanie Arnulf de rien entreprendre contre Charles-le-Simple, son parent, lui citait l’exemple d’Hermanaric, qui, « trompé par un mauvais conseiller, ainsi qu’on le lit dans les livres des Allemands, se fit le meurtrier de sa propre race. — Vous ne l’imiterez point, ajoutait-il; vous fermerez l’oreille à des conseils de perversité, et, généreux envers une famille qui est la vôtre, vous étalerez de votre épée la maison royale qui tombe. » L’histoire elle-même se laissa pénétrer, comme tout le reste, par l’erreur populaire. En vain quelques moines érudits, quelques savans évêques protestèrent courageusement au nom de la vérité dans des chroniques peu ou point lues; quiconque voulait avoir des lecteurs pactisait avec la fiction. Ces faits controuvés étaient glissés parmi les faits réels extraits de Jornandès, de Prosper ou d’Idace; on assignait une date à la fuite de Théodoric chez les Huns, à sa lutte imaginaire contre Hermanaric, à ses campagnes contre les géans du Rhin. On vit l’Italie elle-même, entraînée par le courant traditionnel qui lui venait du Nord, admettre quelques-unes de ces fables : ainsi les habitans de Vérone appelaient, au XIIe siècle, maison de Théodoric l’amphithéâtre romain situé dans leurs murs, et le qualifiaient lui-même de roi des Huns. Je ne tarirais pas, si je voulais citer toutes les preuves de la popularité de ces traditions au moyen-âge.

Un exemple montrera avec quelle foi robuste le peuple allemand les avait acceptées. J’expliquerai d’abord que, par une idée pleine de poésie, l’imagination populaire ne pouvant admettre que le roi Théodoric, s’il était damné à cause de ses opinions ariennes et des cruautés qui déshonorèrent la fin de sa vie, eût pu l’être comme tout le monde, l’avait fait descendre en enfer vivant, à cheval, et par le cratère de l’Etna. Or, ceci admis comme croyance vulgaire, nous lisons les lignes suivantes, à l’année 1197, dans la chronique du moine Godefroid de Cologne, qui écrivait vers le milieu du XIIIe siècle : « En cette année 1197, quelques personnes, qui se promenaient le long de la Moselle, aperçurent dans le lointain un fantôme de forme humaine d’une grandeur effrayante et monté sur un destrier noir. Lesdites personnes étant restées immobiles de frayeur, l’objet s’avança vers elles en leur criant de n’avoir pas peur, qu’il était Théodoric, autrefois roi de Vérone. S’étant alors approché, il leur annonça diverses calamités et misères qui allaient fondre bientôt sur l’empire romain germanique, après quoi, tournant bride, il lança son cheval dans la Moselle, traversa le fleuve et disparut sur l’autre bord. »

Les relations des Germains occidentaux avec Attila et les Huns nous sont beaucoup moins connues que celles des Germains orientaux. L’histoire pourtant nous en apprend trois choses, à savoir qu’Attila, pour colorer son expédition en Gaule, prétextait de vieilles rancunes contre les Visigoths, que chez les Francs transrhénans il se constitua arbitre entre deux prétendans qui se disputaient le trône du dernier roi, et qu’enfin, s’il trouva en face de lui sur les bords du Rhin et de la Marne les Burgondes, hôtes et fédérés de l’empire romain, il comptait sous ses drapeaux les tribus de ce peuple qui habitaient encore la Germanie autour de la forêt Hercynienne. Ce peu de jour jeté dans l’obscurité des faits laisse beau jeu à la tradition, que nous ne pouvons guère contrôler que dans ses plus grossières invraisemblances, mais qui devient en retour d’autant plus curieuse qu’elle répond à une lacune historique plus considérable.

On entrevoit d’abord dans le supplément de la chronique d’Idace, écrit au VIIe siècle, en Espagne, sous le gouvernement des Visigoths, l’indice d’un travail traditionnel qui se faisait alors chez ce peuple, et dont la bataille de Châlons était l’objet. On se rappelle que le lendemain de cette grande journée, et lorsqu’Attila, retranché dans son camp de chariots, effrayait encore ses vainqueurs, Thorismond, élu roi par les Visigoths à la place de son père, mort dans le combat, voulut partir à l’instant, afin d’empêcher ses frères, restés à Toulouse, de former des entreprises contre sa nouvelle royauté, et qu’Aëtius, qu’il consulta pour la forme, ne le retint pas. Cette désertion en face de l’ennemi avait été sans doute reprochée plus d’une fois aux Visigoths : la tradition dont je parle eut pour but de les en laver. Elle raconte qu’Aëtius, dont la politique consistait à se défaire des Huns par les Visigoths et des Visigoths par les Huns, s’étant rendu en cachette près d’Attila, le prévint amicalement qu’une nouvelle armée de Visigoths devait arriver la nuit même. « Si tu l’attends, lui dit-il, tu es perdu : pars donc à l’instant, et je protégerai ta retraite. » Attila lui fait compter dix mille pièces d’or en témoignage de sa reconnaissance, et le Romain court en toute hâte au camp des Visigoths jouer la même comédie avec Thorismond, et il y gagne encore dix mille pièces d’or. Au point du jour, Huns et Visigoths avaient vidé le champ de bataille, et Aëtius restait seul maître de tout le butin. La tradition ajoute que, pour calmer Thorismond, qui, voyant qu’on l’avait joué, se répandait en menaces, Aëtius lui fit cadeau d’un bassin d’or garni de pierreries et d’un travail inestimable. Il est certain qu’un pareil bassin était déposé au trésor des rois visigoths, d’où il passa, après bien des aventures, dans les mains du roi frank Dagobert. Les Visigoths montraient ce bassin comme preuve de la vérité de leur tradition, qui n’était pourtant qu’un mensonge inventé par la vanité.

Nous avons un second indice plus éclatant et plus assuré qu’un travail traditionnel s’accomplit chez ce peuple aux VIIe et VIIIe siècles : c’est la conception poétique de Walter d’Aquitaine, héros destiné à jouer vis-à-vis d’Attila un rôle égal en importance à celui de Théodoric, avec cette différence pourtant que Théodoric est un ami du roi des Huns, et Walter un ennemi. Ce Walter nous est donné comme fils d’Alfer, roi d’Aquitaine ou roi d’Espagne, et cette double qualification, jointe aux noms germaniques des deux princes, nous reporte naturellement aux Visigoths, jadis maîtres de l’Aquitaine entière et refoulés par Clovis en Septimanie et en Espagne. Cette circonstance et d’autres dont je parlerai bientôt ne permettent point de douter que l’invention primitive de Walter n’appartienne à la nation visigothe, qui voulait se faire aussi sa part dans la grande tradition sur Attila.

Il nous est resté de cette conception épique, qui devait être considérable, un épisode complet et des indications éparses au moyen desquels nous pouvons nous former une idée de l’ensemble. L’épisode complet nous raconte une aventure de la jeunesse de Walter, aventure célèbre dans toute la tradition occidentale, et à laquelle il est fait fréquemment allusion dans les poèmes et sagas du cycle des Niebelungs : retenu en otage chez les Huns, le héros y enlève une jeune fille, qui le suit en Aquitaine, où il l’épouse. Nous ne possédons point ce fragment épique en langage teuton, mais en latin, dans un poème écrit au Xe siècle, et qui n’est évidemment qu’une imitation ou plutôt une traduction d’un original germanique. D’ailleurs, le versificateur latin, religieux du monastère de Fleury-sur-Loire, appelé Gérald, loin de revendiquer l’invention poétique de l’œuvre, ne se donne que pour un translateur qui a détaché des aventures de Walter, que tout le monde connaissait, dit-il, cet épisode galant, pour récréer ses frères conventuels et honorer son digne parent, l’évêque Erkhimbald ou Archambauld, auquel il dédie son livre. Cet Archambauld paraît avoir été le même que celui qui administrait l’église de Strasbourg en 960. Devant m’occuper plus tard en détail et de cet épisode et de tout ce qui concerne Walter d’Aquitaine ou d’Espagne, je n’ai qu’un mot à dire pour le moment : c’est que nous retrouvons parmi les personnages importans qui figurent ici le roi Ghibic et son fils Gunther, dont les poèmes anglo-saxons nous parlaient tout à l’heure; ils règnent également à Worms, sur le Rhin, et à côté d’eux vit le farouche Hagan ou Hagen, l’Ajax des traditions germaniques; seulement, tandis que Ghibic et Gunther sont des rois burgondes dans les poèmes anglo-saxons, le poème de Walter en fait des rois franks. Du reste il ne les ménage pas : les Franks y sont représentés comme un peuple de voleurs sans foi et sans courage, qui détroussent les voyageurs que le sort amène sur leurs terres, et qui se réunissent bravement douze contre un seul guerrier; mais ce guerrier est Aquitain, c’est-à-dire Visigoth, et sa supériorité n’est pas un seul instant douteuse. Un tel poème évidemment n’a pu naître que chez les Visigoths, à une époque assez rapprochée de leur expulsion de la Gaule pour que le ressentiment, les préjugés haineux, les prétentions orgueilleuses fussent encore vivantes dans tous les cœurs contre le peuple et la lignée de Clovis.

Transportons-nous dans l’extrême Nord, au milieu des Scaldes du VIIIe et du IXe siècle, et lisons ces poèmes de l’Edda dont je parlais tout à l’heure : nous y retrouverons les noms de Ghibic, de Gunther et de Hagen[2] rattachés à ceux d’Attila et de Théodoric, tandis qu’il n’y est point question de Walter; ce n’est donc point par les Visigoths que la tradition d’Attila a pénétré en Scandinavie, c’est plutôt par les Burgondes et par les Franks. Mais les Scandinaves, tout en admettant les personnages traditionnels des nations du Rhin, y mêlèrent des figures qui n’appartiennent qu’à eux, des êtres d’une nature bizarre et fantastique qu’il est indispensable de connaître, pour bien apprécier l’Attila traditionnel dans le cadre où l’a jeté l’imagination des poètes de la Norvège et de l’Islande. Voici le sommaire des aventures dont ils font précéder celles du roi des Huns, et qui leur servent d’introduction obligée.

Le grand héros de cette introduction est Sigurd, que les poèmes allemands appellent Siegfried. Issu de la race Scandinave des Volsungs, il court les aventures lointaines pour montrer sa vaillance et arrive sur les bords du Rhin. Il apprend là qu’un trésor merveilleux est caché dans le flanc d’une montagne, sous la garde du dragon Fafnir, serpent doué de la parole et de la prescience de l’avenir. Entrer hardiment dans la caverne, tuer le monstre et ravir son trésor, c’est pour Sigurd une entreprise facile; puis, d’après une recette qu’on lui a donnée, il arrache le cœur du monstre, le fait griller et le mange : aussitôt une métamorphose s’opère en lui; il entend le langage des oiseaux, c’est-à-dire qu’il connaît tous les secrets de la nature, ces mystérieuses confidences que les oiseaux gazouillent entre eux au printemps, sous l’ombrage. Une variante germanique porte que le héros se baigne dans le sang du dragon, et qu’à l’instant sa peau se couvre d’une couche de corne ou d’écaille qui rend son corps invulnérable, un seul point excepté, une étroite place entre les deux épaules, où une feuille de tilleul s’est arrêtée pendant son bain. Le langage des oiseaux enseigne au vainqueur de Fafnir des choses plus précieuses mille fois que toutes les richesses de la terre et de l’onde, à savoir le moyen de se rendre invisible et celui de plaire à toutes les femmes. Pour éprouver sa science, Sigurd se fait d’abord aimer de la valkyrie Brunehilde, qui, par une singulière confusion d’idées, toute fille d’Odin qu’elle est, se trouve sœur d’Attila; mais bientôt il la délaisse pour la belle Gudruna, fille de Ghibic et de Crimhilde, sœur des deux princes niebelungs Gunther et Hagen. Il épouse Gudruna, et la valkyrie, trompée par ses artifices, s’unit à Gunther. Brunehilde, mieux instruite, jure de se venger de Sigurd. Elle excite contre lui Gunther et Hagen par la soif de l’or : les deux beaux-frères l’attirent dans un piège, lui enfoncent un poignard à l’endroit vulnérable, et enlèvent son trésor. Toutefois la valkyrie, qui n’a point cessé de l’aimer, ne le fait tuer que pour mourir avec lui et le posséder éternellement dans le Valhalla; elle se tue elle-même et ordonne qu’on la place sur le bûcher qui doit consumer son amant. C’est cette même Gudruna, veuve de Sigurd, qu’Attila recherche en mariage et obtient, et dont la présence au milieu des Huns, par une fatalité que rien ne peut conjurer, attire sur son mari, sur ses frères et sur elle-même des catastrophes épouvantables.

Ce récit est évidemment mythologique : les Volsungs, race divine qui remonte à Odin et possède, au milieu des hommes, la richesse, la science et l’amour, ont pour dernier représentant Sigurd; le mot volsung signifie enfant de la lumière. A Sigurd sont opposés les hommes du Rhin, qui l’accueillent d’abord, puis le tuent pour avoir son trésor. Ces hommes forment la race des Niflungs (Niebelungs en teuton méridional), et ce mot veut dire enfans des ténèbres. Nous avons donc ici en présence les enfans du jour et ceux de la nuit, et nous sommes reportés par la pensée à cette lutte éternelle de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, du savoir et de l’ignorance, qui fait le fonds des dogmes religieux de l’odinisme comme de ceux de tant d’autres cultes. Le Volsung mêlé à l’humanité est aimé de deux femmes, l’une d’origine divine, l’autre d’origine terrestre, Brunehilde et Gudruna. La seconde révèle imprudemment l’endroit par lequel on peut tuer celui qu’elle aime, et les Niebelungs se hâtent de le frapper. Alors la femme divine s’enfuit avec lui de la terre, et ils retournent ensemble au paradis d’Odin. On ne verrait pas ce que cette fable mythologique, qui peut être fort belle en soi, aurait de commun avec la tradition d’Attila, si les poètes scandinaves, confondant le roi des Huns parmi les demi-dieux de l’odinisme, ne l’avaient rendu doublement amoureux de la veuve de Sigurd et de son trésor.

Il paraît que cette invention moitié symbolique et moitié réelle, formulée d’ailleurs dans des chants d’une mâle beauté, eut un grand succès chez les races germaniques, puisqu’elle revint de la Scandinavie dans l’Allemagne méridionale avec son cadre mythique et tout son cortège de fantômes. Toutefois, dans ce retour qui eut lieu au Xe siècle et donna naissance à tout un cycle de poèmes germaniques sur les Niebelungs, poèmes dont le plus développé et le plus parfait est le Niebelungenlied, rédigé, à ce qu’on croit, au XIIe siècle, la conception scandinave reçut de grandes altérations qui affectèrent, non-seulement le caractère des deux principaux personnages, Attila et sa femme Crimhilde (la Gudruna des poèmes germaniques), mais encore le dénoûment de la fable. Sous cette nouvelle formule, la tradition occidentale alla se développant du Xe siècle au XIIIe en rattachant à elle par des emprunts la tradition visigothe de Walter d’Espagne, ainsi que les données de la tradition orientale. Il en résulta un nombre considérable de poèmes épisodiques tels que la Cour d’Attila, le Jardin des Roses, la Colère de Crimhilde, le Chant de Siegfried, la Lamentation des Niebelungs, Bitérolf d’Espagne, etc., et nombre d’autres pièces contenues dans le Livre des Héros (Helden-Buch), La tradition occidentale, dans son épanouissement, dépassa de beaucoup la tradition orientale sur laquelle elle s’était primitivement greffée.

Son succès parmi le peuple fat au moins égal à la vogue de celle-là, car les nouveaux champions avaient de plus que Théodoric et ses braves l’avantage d’être des Germains de l’ouest. On marqua de leur nom les sites les plus pittoresques de la vallée du Rhin. Entre Worms et Spire, on montra une prairie qui avait été jadis, disait-on, le jardin des roses que la belle Crimhilde avait planté de ses mains et que les héros arrosèrent du plus pur de leur sang. C’était là que Théodoric s’était battu contre Siegfried, et qu’Attila lui-même était venu jouter. Ailleurs, on plaça le merveilleux jardin dans une île du fleuve entourée d’âpres rochers, comme le jardin d’Armide. Worms possédait dans ses murs le palais des géans. Siegfried-le-Corné avait sa tombe dans le cimetière de Sainte-Cécile, où l’on conservait soigneusement sa lance, formée d’un énorme sapin. Pour plus de ressemblance avec Théodoric de Vérone, on prétendît qu’il n’était point mort, et qu’il résidait vivant sous la dalle gigantesque de son sépulcre. Un grand concours de paysans visitait annuellement ce tombeau, qui devint un lieu de pèlerinage. En 1488, l’empereur Frédéric III, passant à Worms les fêtes de Pâques, ne manqua pas de s’y rendre comme tout le monde, et l’idée lui vint d’expérimenter par lui-même si le géant Siegfried avait réellement existé. Appelant à lui son intendant, il lui remit 4 ou 5 florins. « Va trouver le bourgmestre, lui dit-il, et ordonne-lui de faire ouvrir cette fosse, pour que je voie ce qu’il y a dedans. » Le bourgmestre prit l’argent, loua des ouvriers et fit creuser la terre sans rien trouver jusqu’à ce que des sources profondes, jaillissant à gros bouillons, eussent interrompu l’ouvrage et dispersé les travailleurs. L’empereur, si nous en croyons la chronique de Worms, s’en retourna bien convaincu que le géant Siegfried n’était qu’un mensonge; mais le peuple n’en continua que plus fort à chanter sur tous les tons la Thuringienne Crimhilde et ses deux maris Siegfried et Attila. En dépit des beaux esprits du XVIe siècle et de leurs anathèmes contre les ignorans et les rustres qui écoutaient ces sottises et ne manquaient pas d’y croire, Siegfried et Théodoric, Crimhilde et Attila, descendus de la poésie à la prose, mais toujours populaires, défraient encore aujourd’hui les récits de la bibliothèque bleue d’outre-Rhin.


II. — CARACTÈRE DE L’ATTILA TRADITIONNEL. — SES FEMMES. — SA FIN TRAGIQUE.

Atli chez les Scandinaves, Atla chez les Anglo-Saxons, Athil, Athel, Hettel, Etzel chez les Allemands, sont les différens noms que la tradition donne au roi des Huns. Atli au pâle visage habite une citadelle bâtie près du Danube, où nuit et jour veillent des hommes d’armes : c’est là qu’il boit le vin à pleine coupe dans la grande salle de son Valhalla. Beaucoup moins rude et moins sauvage, l’Etzel des Allemands a fait d’Etzelburg, sa ville, un théâtre perpétuel de festins et de joutes, et le rendez-vous favori des guerriers et des dames. Si le roi des Huns gagnait au contact des héros de l’Edda une sorte de férocité norvégienne, en revanche il s’est grandement adouci dans les chants des Minnesingers ; il a pris en vivant près des chevaliers des idées et des vertus toutes chrétiennes. Cependant, si débonnaire qu’on le représente dans le dernier état de la tradition, où il se rapproche beaucoup du Charlemagne des poèmes romans, il plane toujours autour de lui on ne sait quelle sombre fatalité et comme une atmosphère chargée de catastrophes. Par une vague réminiscence des préjugés gothiques qui faisaient les Huns fils des sorcières et des mauvais génies, l’Atli des Scandinaves a pour mère une magicienne et pour sœur une valkyrie. L’une et l’autre tradition nous le peignent comme un conquérant rassasié de victoires et ne songeant plus qu’à la paix; dans les poèmes allemands, il est franc, ouvert, loyal ; les poèmes scandinaves lui donnent plus de finesse et de ruse. « Oh ! dit l’Edda, Atli était un roi prudent ! »

Arrivé au comble de la puissance, le roi des Huns a donc déposé les armes; il ne les reprend plus que par caprice ou pour servir ses amis. Que lui manque-t-il en effet? Le Hunalant, son empire, renferme douze royaumes puissans; « de la mer à la mer, tout est à lui. » Il n’a plus qu’à dépenser gaiement ses trésors dans une cour brillante où se passent les aventures les plus variées de combats et de galanterie. La reine Kréca, que les Scandinaves appellent Erkia, et les Allemands Herkhé ou Helkhé, fait les honneurs du palais, aidée par Théodoric, le miroir des héros, l’hôte et le fidèle ami du roi. Un poème particulier, intitulé la Cour d’Etzel, est consacré à chanter ces magnificences et ces plaisirs.


« Il y avait en Hongrie, dit le poème, un roi bien connu qui se nommait Attila: on ne trouvera jamais son pareil! En richesse et en libéralité, nul ne régala jamais. Douze rois le servaient couronne en tête; douze royaumes lui obéissaient, douze ducs, trente comtes, des chevaliers, des écuyers, des hommes d’armes sans nombre. Ce roi était humain et juste : on ne trouvera jamais son pareil !

« Le roi Artus aussi fut puissant, mais non pas comme Attila… Arrivait qui voulait chez lui, car aucune porte n’était fermée. « Qu’on laisse mon palais ouvert, disait le roi plein de bonté; aussi loin que s’étend le monde, je ne me connais aucun ennemi. A quoi me servent des portes où aucun soldat ne fait le guet? »


Le poème de la Cour d’Etzel compare Attila au roi Artus; le poème de Bitérolf d’Espagne le compare au roi Salomon, qui sut si bien, dit-il, accommoder sa vie et ses désirs; « mais Salomon, dans tout son éclat, n’eut jamais autant de chevaliers, ajoute Bitérolf, que j’en ai vu une fois chez Attila le riche. » Quand le roi des Huns avait fait annoncer une fête, les chemins se couvraient de gens de toute sorte qui accouraient à Etzelburg. Les guerriers chevauchaient avec leurs dames. On voyait arriver pêle-mêle des chrétiens et des païens, des Russes et des Grecs, des polonais et des Valaques, des Thuringiens et des Danois; on s’y rendait à travers les montagnes et les fleuves, des contrées de l’Italie, de la France et de l’Espagne. Le tableau de ces fêtes est commun aux traditions du cycle de Théodoric et à celles du cycle des Niebelungs.

Le poème de Walter d’Aquitaine, plus sobre de détails, nous donne, en quelques traits simples et énergiques, une idée de la force irrésistible dont le souvenir traditionnel entourait le roi des Huns.

Un jour qu’il se sentait en humeur de guerroyer, Attila, dit le poème, fait plier ses tentes et marche du côté du Rhin. Ghibic, roi des Franks, célébrait alors dans Worms, sa capitale, la naissance de son fils aîné Gunther; tout le pays était en liesse, quand le bruit se répand subitement qu’une armée « nombreuse comme les étoiles du ciel, serrée comme les grains de sable du Rhin, » approche en remontant le Danube. Les chefs des Franks courent au conseil. « Que faut-il faire? demande le roi. — Proposer la paix, répondent ceux-ci d’une commune voix. Si l’ennemi nous tend la main, nous la lui tendrons aussi; nous lui donnerons des otages et nous lui paierons tribut. Mieux vaut céder au roi des Huns que de risquer d’un seul coup nos vies, notre patrie, nos enfans et nos femmes. » Ghibic va donc au-devant d’Attila avec de riches cadeaux et un otage de noble sang; comme il ne peut offrir son propre fils Gunther, « qui a besoin de sa mère. » dit le poète, son choix s’est porté sur Hagen, adolescent de haute lignée, sorti de la vraie race des Troyens. Le roi des Huns accepte les présens et l’otage, accorde la paix et se dirige à l’est des Gaules vers le pays des Burgondes.

C’était Herric le riche et le vaillant qui gouvernait cette contrée, et près de lui grandissait sa fille unique, son plus cher amour et l’héritière de tous ses trésors, Hildegonde, la perle de Burgondie. Herric se trouvait par hasard à Châlon quand l’armée des Huns déboucha sur les rives de la Saône. La terre, foulée sous les pieds de tant de chevaux, rendait un sourd gémissement ; le son des boucliers, répercuté dans l’air, retentissait comme un tonnerre lointain, et la campagne, couverte d’une forêt d’acier, semblait lancer des éclairs. « Tel, ajoute le poète que nous ne faisons que suivre en le raccourcissant, tel le soleil, aux extrémités de l’Orient, éclate en jets lumineux, lorsqu’à l’aube du jour son globe ardent repousse et fend l’Océan soulevé. » Or voici que la sentinelle qui fait le guet sur les murs de Châlon, levant les yeux au ciel, s’écrie avec terreur : « J’aperçois là-bas un nuage de poussière ; c’est l’ennemi qui vient : fermez les portes ! » Le conseil des Burgondes s’assemble. « Je sais, dit le roi, ce qui s’est passé chez les Franks. Si ce vaillant peuple a cédé, pourquoi ne céderions-nous pas ? Mes trésors seront à Attila ; j’ai encore une fille unique que j’aime plus que mes yeux, mais je la donnerai volontiers en otage pour sauver le pays des Burgondes. » Aussitôt des envoyés partent ; Attila le grand chef les accueille bien, suivant son usage, et leur dit : « J’aime mieux alliance que bataille ; les Huns veulent régner plutôt par la paix que par les armes ; mais, si on leur résiste, ils tirent l’épée et frappent, quoi qu’ils en aient. Si donc votre roi vient à moi, et s’il me donne la paix, je la lui rendrai. » Herric sortit de Châlon emmenant sa fille et se faisant suivre de ses trésors ; il offrit les uns et laissa l’autre en otage. C’est ainsi que la perle de Burgondie partit pour un lointain exil.

Restaient en Gaule les Aquitains, c’est-à-dire les Visigoths. Attila ne voulut pas retourner chez lui sans les avoir aussi visités. Il marche donc à grandes journées dans la direction de l’ouest, mais les Aquitains ne l’attendent pas ; leur roi Alfer, qui ne croit point se déshonorer en suivant l’exemple des Burgondes et des Franks, s’avance au-devant de lui avec son fils Walter, qu’il lui présente comme otage. Walter, dans la première fleur de la jeunesse, porte au fond de son cœur le germe du héros. Il trouve sous les tentes des Huns Hildegonde, qui est sa fiancée, car Alfer et Herric se sont fait serment jadis d’unir leurs enfans sitôt que l’âge du mariage serait venu. Vainqueur par sa seule présence, Attila n’a plus qu’à regagner les bords du Danube : il donne le signal du départ, et l’armée des Huns s’achemine joyeuse, emportant dans ses bagages d’immenses richesses et trois jeunes otages de royale lignée, Walter, Hagen et Hildegonde. Ce morceau, qui forme l’introduction des aventures de Walter, et qui met en scène les quatre personnages principaux du poème, est peu historique assurément, en ce sens que les actes qu’il prête au roi des Huns ne peuvent point avoir été accomplis comme il les raconte; toutefois il est historique en tant que reflet des. impressions contemporaines. Rien n’empêche même que les relations qu’il suppose entre les Huns d’un côté, les Franks et les Burgondes, de l’autre, ces soumissions volontaires, ces offres empressées d’otages, n’aient eu lieu au-delà du Rhin de la part des Franks et des Burgondes de la Germanie; l’invraisemblance est de les attribuer aux Germains établis en Gaule. Il faut faire aussi la part de la donnée poétique et des nécessités qu’elle entraînait à sa suite. Sans une expédition des Huns en Aquitaine, on ne comprenait plus ni la captivité de Walter près d’Attila, ni l’enlèvement d’Hildegonde : la fiction était imposée au poète par le sujet même.

Je ne suivrai pas le roi des Huns dans toutes les guerres fabuleuses que lui prête la tradition, ses expéditions en Russie, où il enlève sa favorite Herkhé, sa marche en Italie pour rétablir Théodoric sur le trône de Vérone, enfin la bataille de Ravenne, dans laquelle Hermanaric et Odoacre sont vaincus par son concours : ces inventions romanesques ne nous apprendraient rien, car elles sont trop loin de l’histoire. Mon but principal est de chercher dans la tradition quelque application aux faits historiques. Or il n’en est pas de plus obscur que la mort d’Attila et le rôle que put jouer dans cette catastrophe la jeune fille qu’il venait d’épouser, et que son nom d’Ildico nous fait reconnaître pour une Germaine. La tradition des peuples germains fournirait-elle quelque éclaircissement sur ce point spécial? Voilà ce que je me suis demandé. J’ai vu plus qu’un intérêt de curiosité à une recherche pareille, et c’est ce qui me l’a fait entreprendre.

Résumons d’abord ce que l’histoire nous apprend sur les causes de cette mort fameuse. Pendant l’hiver de 453, à son retour de l’expédition d’Italie, et au moment où il se préparait à envahir l’empire d’Orient, le conquérant eut la fantaisie de se marier, d’ajouter une nouvelle femme à cette légion d’épouses et de concubines dont nous parlent les historiens. Séduit par la beauté d’Ildico, il la mit dans son lit; mais le lendemain, comme il tardait à paraître, et qu’un morne silence régnait dans la chambre nuptiale, les gardes enfoncèrent la porte et ne trouvèrent à la place de leur maître qu’un cadavre étendu dans une mare de sang : auprès du lit se tenait assise la nouvelle épouse, enveloppée dans son voile. Cette mort était-elle naturelle? La rupture d’un vaisseau avait-elle étouffé le roi hun pendant son sommeil? Avait-il été assassiné, et sa jeune femme se trouvait-elle l’unique auteur du meurtre ou la complice d’une conspiration? Ces versions diverses coururent en même temps le monde barbare et le monde romain. L’hypothèse que le crime d’Ildico n’aurait pas été un acte isolé, mais l’effet d’un complot dans lequel auraient trempé quelques officiers d’Attila, semble corroborée par les précautions mêmes que les fils du roi et les principaux chefs des Huns prennent pour expliquer sa mort. L’hymne chanté aux funérailles et destiné à donner, pour ainsi dire, la version officielle de l’événement, insiste avec une affectation visible sur le fait d’une mort naturelle arrivée au milieu des joies d’un mariage et des triomphes d’une victoire, mort qui ne réclame point de vengeance, comme si on avait besoin de rassurer une partie des vassaux des Huns sur quelque accusation mystérieuse, comme si enfin la politique avait commandé une déclaration d’oubli et de concorde, au nom de la conservation de l’empire, sur le cercueil de celui qui l’avait fondé. Les révoltes qui éclatèrent au bout de quelques mois, à l’instigation des Gépides, donneraient quelque consistance à cette supposition. Les enfans d’Attila voulaient probablement retarder l’époque d’une dissolution dont les signes s’étaient manifestés du vivant même du conquérant.

Aucun écrivain contemporain ne s’explique sur ce sujet si controversé plus tard. Dans le siècle suivant, on voit se produire collatéralement les deux versions principales avec leurs variantes. Cassiodore nous dit, dans sa chronique, que le roi des Huns fut emporté par une hémorrhagie nasale; le comte Marcellin, homme lettre et homme d’état ordinairement bien informé, le fait mourir d’un coup de couteau que lui porte une femme; il ajoute que cependant quelques-uns avaient parlé d’un vomissement de sang. Cette version d’un assassinat, que le comte Marcellin donne comme la plus accréditée, la chronique d’Alexandrie la répète. « Il dormait, dit-il, à côté d’une jeune fille des Huns quand il expira, et cette fille fut soupçonnée de sa mort. » Jornandès reproduit l’opinion de Cassiodore sur la mort naturelle; mais, en même temps il cite ce chant funèbre où l’on proclame avec satisfaction que la mort d’Attila ne demande point de vengeance. Aux VIIe, VIIIe et IXe siècles, l’autre version prévaut, et on la trouve commentée et grossie de détails qui tendent à l’expliquer. Agnellus, l’historien des pontifes de Ravenne, écrit qu’Attila périt poignardé par une misérable femme, a vilissima muliere cultro defossus. Le poète saxon de Charlemagne, qui vivait à la fin du IXe siècle, ajoute que cet assassinat fut la punition d’un crime. « C’est la main d’une femme, s’écrie-t-il, qui a précipité le roi des Huns au fond du Tartare. La nuit avancée soufflait sur tout ce qui respire une torpeur profonde, et Attila, chargé de vin, s’était endormi; mais sa cruelle épouse ne dormait pas. L’aiguillon de la haine la tint en éveil durant cette nuit terrible, et reine elle trancha les jours du roi par un odieux attentat. Pourtant ce crime n’était qu’une vengeance : elle faisait payer à son mari la mort de son père assassiné. » Enfin nous trouvons une dernière circonstance du fait chez un chroniqueur du XIIe siècle : « Cette jeune fille, dit-il, avait été enlevée de force après le meurtre de son père. » C’était donc une opinion répandue et accréditée dans le monde entier, dès le lendemain de la mort d’Attila, que cette mort avait été violente et qu’elle avait été le fruit de la vengeance d’une femme.

Tels sont les témoignages qui nous viennent de l’antiquité; voyons si la tradition les confirme, et si, dans le nombre des femmes qu’elle prête à Attila, il s’en trouve quelqu’une dont les traits rappellent de près ou de loin ceux d’Ildico. Disons d’abord que ce nom, altéré par l’orthographe grecque, se compose de deux mots, dont le premier est infailliblement Hilde, et le second peut être interprété par Wighe ou par Gunde, de sorte que le véritable nom de la dernière épouse d’Attila serait Hildewighe ou Hildegunde, mots qui signifient tous deux guerrière, héroïne. Ce mot Hilde, toutes les fois qu’il se rencontre dans la composition d’un nom de femme, indique que cette femme est inspirée par Hilda, la Bellone des Germains, ou placée sous sa protection. Or, des quatre femmes que la tradition nous mentionne comme ayant exercé une action tragique sur la destinée d’Attila, trois portent dans leur nom la syllabe Hilde : ce sont Hilde ou Hilldr la Danoise, Hildegonde (Gunde ou Gude est une autre désignation de la déesse de la guerre) et Crimhilde, ou plus correctement Grimhilde, l’héroïne cruelle. Le nom de la quatrième, Gudruna, réunit les deux idées de guerre et de magie : Gudruna, c’est une femme vaillante et qui sait les runes.

Nous nous occuperons d’abord de la Danoise Hilldr, fille d’un roi que les uns appellent Hagen et les autres Hartmut (ame dure), Hettel ou Attila en est aimé et l’aime. Hilldr se laisse séduire et s’enfuit avec lui; mais Hagen, qui les poursuit, atteint le ravisseur et lui livre un furieux combat, à la suite duquel le gendre et le beau-père font la paix et s’embrassent. Hilldr est fragile, et son amour pour Attila a bientôt passé. Tout son souci depuis lors est de ranimer la guerre entre son père et son mari, et, comme elle est magicienne, elle leur jette un sort. Chaque nuit elle chante, et à sa chanson les deux guerriers, quittant leur couche, se cherchent dans les ténèbres l’épée au poing, et se battent jusqu’au jour. Une variante de cette fable nous donne le nom de Gudruna au lieu de celui de Hilldr. Nous retrouvons ici les élémens principaux des faits que nous cherchons, mais Hilldr n’est encore qu’un vague profil d’Ildico.

De Hilldr la Danoise, nous passerons à Hildegonde, dont j’essaierai de reconstruire l’histoire à l’aide des monumens de toute sorte que la tradition me fournit, et je commencerai mon récit au moment où la fille du roi Herric, la blanche perle de Burgondie, remise comme otage aux mains d’Attila, arrive sur les bords du Danube avec son jeune fiancé Walter d’Aquitaine et le Frank Hagen, descendant direct de Francus, fils d’Hector. Rien n’est plus noble et plus généreux que l’hospitalité que reçoivent ces trois enfans. Ospiru, la reine des Huns, traite Hildegonde comme sa propre fille; elle lui confie l’intendance de son palais et les clés du trésor royal. « Hildegonde, dit le poète, est plus reine que la reine elle-même. » Hagen, et surtout Walter, rencontrent dans Attila une affection non moins grande : c’est lui qui préside à leurs jeux guerriers, et qui leur apprend à manier l’arc et la lance; il fait plus, il veut qu’ils étudient les sciences, et que, « croissant à la fois en intelligence et en vigueur, ils surpassent les braves par la force du corps et les sophistes par l’esprit. » En un mot, ils eussent été ses héritiers propres, qu’il ne les eût pas mieux élevés. Ils grandissaient donc en vaillance comme Hildegonde en beauté. Sur ces entrefaites, le roi Ghibic meurt à Worms, laissant le trône des Franks à Gunther, son fils, et Hagen, que cette mort semble dégager de ses obligations d’otage, s’enfuit du pays des Huns. Le roi et la reine, craignant pour Walter l’effet de ce mauvais exemple, conviennent ensemble de le marier, afin de l’attacher à leur service par des liens plus forts, et ils lui offrent la fille d’un des satrapes de la cour avec de vastes domaines à la campagne et une maison à la ville; Walter refuse tout. « Que ferais-je d’un domaine? répond-il au roi. Je serais obligé d’y construire des cabanes et d’y surveiller des laboureurs. Que ferais-je d’une femme? Je songerais à elle et à mes enfans. O roi, mon très bon père, ne me donne pas de pareilles chaînes; je ne veux que guerroyer et te servir. » Walter mentait : il aimait Hildegonde, et n’avait point oublié que leurs pères les avaient fiancés autrefois.

Cependant une guerre éclate : c’est Walter qui conduit l’armée des Huns, et, « dans le jeu du frêne et du cornouiller qui se mêlent en tourbillons, percent les poitrines ou se brisent sur les boucliers, » Walter, passé maître, reste immobile comme un roc. Grâce à lui, la victoire appartient aux soldats d’Attila, qui rentrent dans leur ville au son joyeux des cors, ombragés de rameaux verts en signe de triomphe, et pliant tous sous le poids du butin. Walter, souillé de poussière et de sang, met pied à terre devant le palais, où ne se trouvent ni le roi, ni la reine, mais Hildegonde seule qui le reçoit. Après l’avoir embrassée et s’être assis, l’Aquitain lui demande à boire; la jeune Burgonde, avec empressement, remplit de vin une coupe d’or et la présente au guerrier; mais je laisserai parler ici le poète, en bornant pour l’instant mon rôle à celui de traducteur :


« Il vida la coupe et la lui rendit. La jeune fille avait senti la main de Walter presser la sienne : interdite, étonnée, elle restait muette, les yeux fixés sur ce visage belliqueux. Après un moment de silence, l’Aquitain lui dit : « Il y a bien assez long-temps que nous supportons l’exil, tout en sachant ce que nos pères ont voulu faire de nous. Pourquoi tarderions-nous à nous expliquer? » Hildegonde crut qu’il voulait rire; elle se tut encore un instant, puis elle lui répondit : « Et vous, pourquoi feindre en paroles ce que vous n’éprouvez pas dans le cœur? pourquoi me rappeler des choses que vous avez vous-même oubliées? Vous rougiriez assurément de reconnaître votre fiancée dans une pauvre captive. — Hildegonde, repart, vivement le jeune homme, rappelle ton bon sens. Loin de moi l’idée de me jouer de toi; je ne t’ai rien dit que la pure vérité, sans déguisement et sans nuages. Nous sommes seuls ici, et, si ta pensée répondait à la mienne, si je pouvais croire que tu m’as gardé la foi que tu me promis dans l’enfance, je t’ouvrirais ici le mystère de mon cœur. » S’inclinant alors jusqu’aux genoux du guerrier, la jeune fille s’écrie toute tremblante : « Parle, ô mon seigneur, et j’obéirai; appelle-moi, je te suivrai; ta volonté sera désormais la mienne. — Eh bien donc! dit Walter, notre exil m’ennuie; je rêve sans cesse à mon pays, et mon dessein bien arrêté est de fuir, comme Hagen, la terre des Huns; jeserais déjà parti depuis plusieurs jours sans le chagrin que je ressens de laisser Hildegonde après moi. — Que mon seigneur commande donc, repart la jeune fille; bonheur ou malheur, tout me sera doux pour son amour. »

Là-dessus, Walter, se penchant vers son oreille, lui dit tout bas :

« Toi qui as les clés du trésor royal, retiens bien ce que je te vais dire. Tu y prendras un casque du roi, une cotte de mailles et une cuirasse portant la marque de l’ouvrier; ne manque pas d’y ajouter deux coffrets que tu rempliras de bracelets et de bijoux, tant que tu en pourras porter. Prépare quatre paires de chaussures pour moi, autant pour toi, et place-les dans les coffres pour les remplir. Procure-toi aussi secrètement près des ouvriers une provision de hameçons de pêche, car poissons et oiseaux seront toute notre nourriture pendant la route. C’est moi qui serai le pêcheur et l’oiseleur aussi, si je peux. Je te donne huit jours pour achever ces préparatifs. Maintenant, comment fuirons-nous? Écoute-moi bien. Sitôt que le soleil aura sept fois accompli son tour, j’offrirai un grand festin au roi, à la reine, aux satrapes, aux ducs, aux servans; je les ferai boire tellement que pas un ne sache plus ce qu’il fait : ceci sera mon affaire. Toi, ménage-toi bien, et ne bois de vin que ce qu’il faudra pour étancher ta soif. Dès que les gens de service se lèveront, cours à ton office d’échanson; puis, quand mes convives seront tous ensevelis dans l’ivresse, nous nous dirigerons vers les contrées de l’Occident. »

La semaine s’écoule, et le jour marqué arrive. Tout est joie et magnificence dans la maison de Walter; des voiles peints décorent la salle du banquet et un trône de soie brochée d’or est préparé pour le roi. Attila paraît. Il place à ses côtés les deux plus hauts personnages, et le commun des convives va se ranger par ordre autour des tables : chaque table en reçoit cent. Les nappes de pourpre chargées d’ornemens d’or et de plats se couvrent et se découvrent par intervalles; les mets exquis succèdent aux mets, le vin épicé écume dans les larges coupes. Walter, par ses paroles, encourage les convives et aiguillonne le zèle des serviteurs. Le repas fini, on dessert, et l’Aquitain, se tournant vers son maître, lui dit gaiement : « Il vous reste à nous faire une grâce, ô roi! c’est de permettre que nous portions votre santé. » À ces mots, des officiers posent sous la main d’Attila un énorme vase richement ciselé dont les figures en bosse représentent les hauts faits des Huns : le roi le soulève, le vide d’une seule haleine et commande à tous de l’imiter. Les échansons passent, repassent, se croisent sur tous les points; on ne voit que coupes pleines qu’on apporte, que coupes vides qu’on remporte, et l’hôte ne cesse de joindre ses exhortations à celles du roi; c’est à qui boira le plus vite et le mieux : une ivresse ardente règne bientôt dans la salle. « Toute tête se trouble, nous dit le poète, toute langue balbutie, et les plus fermes héros ont peine à se tenir sur leurs pieds. » L’orgie bachique, par les soins de Walter, se prolonge fort avant dans la nuit; un convive fait-il mine de quitter la salle, il l’arrête et le force à se rasseoir jusqu’à ce que tous, chargés de sommeil et de boisson, aient roulé çà et là sur la terre. L’Aquitain, profitant alors du moment, se lève et s’esquive à pas de loup; Hildegonde était absente depuis long-temps. On eût mis le feu à la maison, que nul de ceux qui s’y trouvaient ne l’aurait senti, pas un n’aurait pu dire ce qui s’était passé. » — J’espère qu’on me pardonnera d’avoir donné in extenso cette pointure d’une belle fête telle qu’on les rêvait au moyen-âge; d’ailleurs celle-ci ne manque point de vérité historique : c’est la poétisation du dîner de Priscus chez Attila.

Hildegonde était prête à partir, les coffrets et les armes étaient là. Walter prend lui-même dans l’écurie son cheval, le roi des chevaux, Lion, qu’il avait nommé ainsi à cause de sa force et de son audace; il le selle et le bride, attache à ses flancs les coffrets pleins d’or, place sur la croupe de légères provisions, et remet aux mains de la jeune fille les rênes flottantes. Lui-même, cuirassé, le casque ombragé d’une aigrette rouge, les jambes munies de grands jambards d’or, semblait un géant, nous dit le poète. Deux épées pendent à ses côtés, suivant l’usage des Huns : celle de gauche est double et celle de droite n’a qu’un tranchant. Dans cet équipage, ils quittent la terre d’exil; Hildegonde conduit le cheval; Walter tient dans sa main droite, avec sa lance, la ligne qui doit tromper le poisson et le saisir au sein de l’on de. Ils marchent toute la nuit gagnant de l’avance, et, quand l’aube paraît à l’horizon, ils se jettent dans les bois, cherchant les lieux déserts et l’ombre; mais la jeune fille ne sait pas surmonter ses frayeurs, le moindre bruit la fait tressaillir; un souffle l’inquiète, un oiseau qui vole, une branche froissée, font battre son cœur avec violence.

Que devenaient pendant cette fuite le roi et sa cour, ensevelis dans le vin? il était midi qu’aucun ne s’était réveillé : ils dormaient encore pêle-mêle, jonchant le dessous des tables et le pavé des portiques. Enfin cette fourmilière se secoue; chacun cherche l’hôte du lieu pour lui rendre grâce et le saluer. Attila, soutenant à deux mains sa tête appesantie, descend lentement de son siège et appelle Walter; mais Walter n’est point là. On le cherche sous les portiques, on le cherche dans tous les coins de sa maison; nul ne l’aperçoit, ni dormant ni debout. Ospiru non plus ne voit point venir Hildegonde, toujours si exacte à lui apporter son vêtement : alors elle devine tout. « Festin maudit! s’écrie-t-elle; Walter, l’honneur de la Pannonie, s’est enfui, et il a emmené avec lui Hildegonde, ma chère élève! » Ainsi la reine exprimait sa douleur; mais la colère du roi ne connaît pas de bornes : il déchire sa tunique du haut en bas et reste comme frappé d’éblouissement. « Ses idées, dit le poète, errent çà et là au gré d’un orage intérieur, comme les tourbillons de sable au gré des tempêtes de la mer. » Il ne prononce que des mots sans ordre et sans liaison. Un jour entier il refuse toute nourriture, et, la nuit venue, il ne peut fermer l’œil; il se tourne et retourne sur sa couche comme s’il avait un javelot dans le sein. Sa tête bat à droite et à gauche sur ses épaules. Tout à coup il se lève, court la ville comme un forcené, puis regagne son lit sans le trouver plus paisible. Telle fut la nuit d’Attila. Au point du jour, il mande à lui ses officiers : « Que l’on parte, leur dit-il, qu’on les poursuive; qu’on me ramène Walter en lesse comme un chien méchant. Celui qui me le livrera, je le couvrirai d’or de la tête aux pieds, je l’enterrerai dans l’or!.... » Le poète nous dit que nul n’osa partir, ni ducs, ni comtes, ni chevaliers, tant le nom de Walter inspirait de frayeur; mais un autre récit traditionnel fait foi qu’il se trouva douze guerriers déterminés qui se mirent en route au grand galop de leurs chevaux.

Arrêtons-nous un instant à cette peinture de la douleur d’Attila, sur laquelle le poète insiste comme à plaisir. Dans ce désespoir qu’éprouve le Hun à la fuite d’Hildegonde et de Walter, désespoir dont toutes les angoisses nous sont détaillées avec une sorte d’affectation, faut-il ne voir que de la colère? Au contraire, la rage aveugle et insensée qui lui fait perdre un temps précieux pour la poursuite des fugitifs n’a-t-elle pas tous les caractères de la passion? Évidemment Attila aime Hildegonde, et c’est au moment où il voit qu’elle lui est ravie et qu’elle en aime un autre, c’est en ce moment où tout semble perdu, que sa passion se révèle à lui, et éclate au dehors avec une violence frénétique. Si le poète ne nous le dit pas expressément, il nous le fait entendre assez, et il n’avait pas besoin d’une explication plus formelle avec des lecteurs qui connaissaient d’avance toute l’histoire comme on connaît un conte populaire. Il s’agissait ici particulièrement de la fuite de Walter et d’Hildegonde et de leur rencontre avec les Franks, et tout porte à croire que d’autres poèmes du même cycle étaient consacrés à la peinture d’Attila amoureux. Pour suivre le fil de notre histoire, nous dirons qu’Hildegonde et Walter passèrent en route quatorze jours, suivant la nuit les chemins battus, évitant le jour les villages et les champs en culture. Ils dormaient dans des cavernes ou sous des bois épais, côte à côte, mais comme frère et sœur, nous dit le poète. Souvent, quand Walter dormait, Hildegonde faisait le guet. Rencontraient-ils un ruisseau, Walter y jetait sa ligne; traversaient-ils un bois, il tendait ses gluaux, ou il abattait les oiseaux à coups de flèches. C’est ainsi qu’ils vécurent tout le long du voyage, car leurs faibles provisions avaient été bientôt épuisées; mais, ajoute le poète, ils allaient revoir leur doux pays, et cette pensée leur donnait des forces.

Des récits traditionnels différant du poème affirment positivement qu’ils furent atteints par les hommes d’Attila, que Walter mit tous les douze hors de combat. Le poème les fait arriver sans encombre jusqu’aux bords du Rhin, où ils tombent sous la main de brigands plus redoutables cent fois que les Huns, sous la main de Gunther et des guerriers franks. Un poisson du Danube donné par Walter à un batelier du Rhin pour prix de son passage, et que celui-ci court vendre à Worms dans le palais du roi, met Gunther sur la piste. Il accourt avec ses braves pour enlever au fugitif ses coffrets et sa femme; mais Walter, après avoir déposé son double trésor dans une caverne dont il défend l’entrée, les tue ou les met en fuite. Hagen lui-même ne rougit pas de se mêler à ce combat inégal contre un frère d’armes et un compagnon de captivité. Cette lutte, dans laquelle l’Aquitain montre sa supériorité sur tous les guerriers franks, est longuement détaillée dans le poème; c’est même là, à vrai dire, la partie qui y est traitée avec le plus de complaisance, et j’en ai dit la raison probable. Le combat terminé ainsi à son honneur, Walter enfourche un cheval des Franks, replace Hildegonde sur son palefroi, et tous deux regagnent paisiblement l’Aquitaine, où ils se marient. Le moine de Fleury-sur-Loire finit ici son odyssée, tout en nous prévenant que son héros a traversé bien d’autres aventures qui ne sont pas de son sujet : force nous est donc de recourir aux autres poèmes et sagas sur Attila pour y suivre la trace d’Hildegonde.

Nous la trouvons d’abord avec son mari, devenu roi, dans une fête que donne Gunther au margrave Rudiger de Pechlarn, envoyé d’Attila. Franks et Visigoths se sont, à ce qu’il paraît, réconciliés, et Hildegonde brille au premier rang des beautés qui éblouissent Rudiger. Le galant margrave, qui se souvient de l’avoir vue près de la reine des Huns, demande à Walter la permission de l’embrasser, et, ajoute l’auteur du Poème de Bitérolf, qui nous donne ces détails, « il pose un baiser sur ces douces lèvres fraîches comme la rose. » Cependant la paix est de courte durée entre Attila et Gunther, et Walter vient au secours des Franks avec les guerriers d’Espagne et de France. Hildebrand, plein des colères d’Attila, s’emporte contre Walter, le ravisseur et le félon, et charge Rudiger de le provoquer au combat; Rudiger, qui estime le courage de Walter, n’obéit qu’à regret. Partout où il faut tenir tête aux Huns et à leurs alliés, Walter d’Espagne paraît au premier rang : c’est lui qui porte la bannière d’Hermanaric dans les guerres d’Italie; il s’y mesure avec Dietlieb, le compagnon chéri de Théodoric, et, dans la rage qui les anime, les deux champions, transpercés mutuellement de leurs lances, restent pour morts sur le champ de bataille. Hildegonde sans doute, à l’exemple de beaucoup d’autres héroïnes, avait suivi à la guerre Walter, dont elle semble avoir été inséparable. Faite prisonnière, fut-elle ramenée au roi des Huns comme un otage en rupture de ban? Attila retrouva-t-il, à la vue de la jeune femme, la passion qu’il avait eue pour la jeune fille? La força-t-il à entrer dans son lit, et celle-ci vengea-t-elle, en le tuant, sa pudeur outragée et la mort de son mari? voilà ce que nous dirait peut-être la tradition, si nous la possédions complète, mais ce qu’à son défaut il est permis de supposer : Hildegonde de Burgondie serait dans ce cas une Ildico un peu plus complète qu’Hilldr la Danoise.

Je ne saurais quitter Walter d’Aquitaine sans rapporter une anecdote passablement étrange, que nous lisons dans la chronique du monastère de la Novalèse, rédigée vers le Xe siècle partie d’après des documens écrits, partie d’après la tradition du couvent. Le monastère de la Novalèse, situé au pied-du Mont Cenis, avait été une des premières fondations de l’ordre de Saint-Benoît, et, dans le cours des Vie et VIIe siècles, il avait donné asile à beaucoup de personnages importans qui venaient y chercher un port contre les agitations du monde : ruiné au VIIIe siècle pendant les guerres de Pépin, il se releva au Xe siècle, et c’est alors que, pour renouer la chaîne des souvenirs, quelques religieux zélés compilèrent la chronique de leur abbaye. Or voici un passage qu’on y rencontre.


« Autrefois vécut dans ce couvent un religieux d’une haute taille, d’une grande force et d’une figure martiale, malgré ses cheveux blancs. Il avait parcouru le monde entier, un bâton de pèlerin à la main, cherchant un monastère d’une discipline rude, où l’on pût se préparer convenablement au voyage qui suit cette vie mortelle. Après avoir couru et cherché vainement bien des années, il lui arriva de visiter ce lieu, et il résolut de s’y fixer; mais, dans son humilité extrême, il ne voulut que l’emploi de frère jardinier, qu’il sollicita et qu’il obtint. Ce moine était sombre et bizarre; il ne se séparait jamais de son bâton, qui pendait comme une arme au mur de sa cellule. Des bandes ennemies ravageaient-elles la campagne, des brigands menaçaient-ils l’abbaye, il le détachait de son clou, s’absentait avec la permission de l’abbé, et alors le bâton jouait dans sa main d’une manière terrible. On se souvient qu’une fois il mit en fuite à lui seul toute une armée de bandits, et les habitans de la Novalèse parlent encore avec admiration de l’assommoir de Walter et de ses bons coups. Près de lui vivait un jeune religieux d’une douce figure que l’on disait être son petit-fils. Tous deux ne songeaient qu’aux choses d’en haut, et leur plus chère occupation fut de se creuser dans le roc un sépulcre où ils devaient reposer l’un près de l’autre. Ils y reposèrent en effet, et le moine qui traçait ces lignes avait maintes fois manié leurs ossemens. Les habitans des environs visitaient cette tombe comme celle de deux saints, et un jour, pendant une épidémie, une dame d’un château voisin déroba la tête du plus jeune, qu’elle emporta en la cachant sous son manteau. »


On devine bien qu’il est question ici de Walter d, Aquitaine, et en effet le moine insère à ce sujet dans sa chronique un récit tout-à-fait conforme au poème que nous analysions tout à l’heure, et qui n’en est même souvent que la reproduction textuelle. Le jeune compagnon de Walter était l’enfant du fils qu’il avait eu de sa femme Hildegonde au temps de leur jeunesse. Ce fils n’était plus. La chronique se tait sur la catastrophe qui avait enlevé Hildegonde. Walter, laissé pour mort dans son combat avec Dietlieb, avait été rappelé à la vie et s’était guéri de ses blessures. Après d’autres traverses que nous ne savons pas, ayant perdu ce qui lui était cher, il était venu chercher le repos sous une règle qui pût dompter les violences de son ame; la chronique nous dit le reste.

Des scènes parfois gracieuses et riantes de la poésie du Midi, Gudruna nous transporte dans la poésie du Nord, aussi âpre et aussi sombre que son climat. La fille de Crimhilde et de Ghibic, l’inconsolable veuve de Sigurd, pleure jour et nuit la mort de son époux, et maudit ses frères Gunther et Hagen, qui l’ont assassiné. Elle repousse avec obstination le roi des Huns, qui demande sa main ; mais Crimhilde lui fait boire le breuvage d’oubli, « breuvage amer et froid, » dit le poète, et alors, le passé s’effaçant de sa mémoire, Gudruna oublie Siegfried et ses frères, et part joyeusement pour le royaume des Huns. Des guerriers franks l’accompagnent à cheval, des femmes gauloises la suivent en char. « Pendant sept jours elle gravit de fraîches montagnes, pendant sept jours elle fend l’on de sinueuse des fleuves, pendant sept jours encore elle traverse la terre sèche des campagnes ; » elle arrive de cette façon à la citadelle élevée où le roi des Huns faisait sa demeure.

La première nuit de leurs noces fut assombrie par des pressentimens et des rêves prophétiques : les Nornes (ce sont les Parques scandinaves) répandirent leurs enchantemens sur Attila. Assailli d’images de meurtre, il se réveille épouvanté et dit à sa nouvelle épouse : « Oh! j’aime mieux l’insomnie que le sommeil avec de pareils rêves; j’aime mieux me rouler tout meurtri sur ma couche comme un malade que d’y rencontrer un pareil repos! » Elle aussi se trouva bientôt malheureuse. Les fumées du breuvage d’oubli, en se dissipant, lui ramenèrent l’image de Sigurd, mais elle ne ressentit plus son ancienne haine contre ses frères : elle avait pardonné.

Les chants de l’Edda nous montrent la jeune reine triste dans ce palais où le souvenir de son premier mari la poursuit jusque dans les bras du second. Elle y avait rencontré Théodoric, qui pleurait son royaume perdu; la communauté de tristesse les rapproche. D’un autre côté, Herkia, la reine Kréka de Priscus, qui ne figure ici que comme une concubine, épie Gudruna avec jalousie et remplit de soupçons le cœur de son maître. Lui cependant ne cesse de réclamer le trésor de Sigurd, que Gunther et Hagen retiennent déloyalement, quoiqu’il soit la propriété de leur sœur; mais ni prières ni menaces n’ont d’effet sur eux. Cette partie de la fable est fort obscure, et on ne sait pas comment le roi des Huns parvient à s’emparer de la reine Crimhilde, renferme dans une caverne et l’y laisse mourir de faim. Beaucoup de chants épisodiques devaient se rattacher aux chants principaux et peindre les diverses péripéties de ce mariage mal assorti; la plupart sont perdus, mais un de ceux qui nous restent fera suffisamment apprécier leur caractère général.


« GUDRUNA. — pourquoi donc, ô Attila, te montres-tu sombre et soucieux? Le sourire n’effleure plus tes lèvres : tes hommes se demandent pourquoi tu ne leur parles plus, et moi je me demande pourquoi tu me fuis?

« ATTILA. — C’est qu’Herkia m’a tout révélé, ô fille de Ghibic ! Elle m’a dit qu’elle t’avait surprise avec Théodoric, dormant sous la même couverture de lin, l’un à côté de l’autre.

« GUDRUNA. — Je suis prête à te jurer, par la pierre blanche qui repose au fond du chaudron bouillant, qu’il ne s’est rien passé entre Théodoric et moi dont le gardien le plus sévère ou un mari puisse s’offenser.

« Une seule fois, vraiment, j’ai embrassé le roi honoré, le chef des peuples; mais nos pensées n’étaient point à l’amour. Tous deux rongés de tristesse, nous nous racontions nos chagrins.

« Qui m’assistera dans ma cause? qui m’accompagnera à l’épreuve du feu? Théodoric est seul. Des trente guerriers qui le suivirent dans son exil, pas un ne lui reste! Entoure-moi de mes frères en armes, entoure-moi de toute ma famille.

« Fais venir ici Saxo, le prince des hommes du Midi, lui qui sait par quels rites il faut consacrer le chaudron d’eau bouillante. — Sept cents hommes entrèrent dans la cour avant que la royale épouse eût plongé sa main dans le chaudron.

« À ce moment, elle s’écria avec angoisse : — Gunther n’est pas ici, je ne puis invoquer Hagen; mes doux frères, je ne les vois pas! Je pense bien que l’épée d’Hagen aurait pu venger une si grande injure, mais je n’ai que moi pour me justifier de la calomnie. « Aussitôt, plongeant au fond de la chaudière la blanche paume de sa main, elle saisit et rapporta les verts cailloux. — Voyez maintenant, hommes, voyez que je suis innocente; ma main est sans brûlure, et le chaudron bout à gros bouillons.

« Attila sourit dans son ame quand il vit intacte la main de Gudruna. — Qu’on m’amène maintenant Herkia ; je veux qu’elle subisse aussi l’épreuve du feu, elle qui a médité une si noire vengeance.

« Celui-là n’a vu de sa vie chose misérable qui n’a pas vu comment les mains d’Herkia furent brûlées. On entraîna la jeune fille pour la jeter dans un marais infect, et ainsi Gudruna eut satisfaction de son injure. »


Plusieurs années s’écoulent, et Attila voit avec bonheur grandir sous ses yeux deux fils, Erp et Eitill, qu’il a eus de Gudruna, et sur lesquels il reporte toute sa tendresse; d’un autre côté, sa passion pour l’or s’est réveillée : il veut recouvrer à tout prix l’héritage de Sigurd que lui ont volé les Niebelungs. Le plus complet des poèmes Scandinaves, Atla-Mâl, nous introduit dans un conseil où le roi des Huns et ses principaux chefs délibèrent sur les moyens à employer pour reconquérir ce trésor, leur bien légitime. On décide qu’Attila attirera Gunther et Hagen dans sa ville sous le prétexte d’une fête brillante qu’il veut donner; puis, quand les hommes de l’ouest seront sous sa main, il faudra bien qu’ils rendent le trésor, ou qu’ils déclarent dans quel lieu ils l’ont enfoui. Gudruna, l’oreille au guet, a tout entendu, et, résolue à tout déjouer, elle charge l’envoyé d’Attila d’une lettre pour Gunther et d’un anneau d’or pour Hagen. La lettre, écrite en runes, avertit ses frères de ne point venir; mais l’envoyé d’Attila, qui connaît les runes, falsifie les caractères, et rend la lettre en partie illisible. L’anneau était entrelacé de poils de loup; mais l’envoyé d’Attila ne les a point remarqués, ou n’a pas deviné ce qu’ils signifiaient. A son arrivée au palais des Niebelungs, lorsqu’il a remis la lettre et l’anneau, Glomvara, femme de Gunther, observe le message avec défiance. «Pourquoi, s’écrie-t-elle, Gudruna ma sœur, si habile dans l’art des runes, a-t-elle tracé des caractères que je ne puis lire? » En même temps Costbéra, la femme d’Hagen, disait en examinant l’anneau : « Voici des poils de loup qui(veulent dire : Garde-toi des pièges. » Elles parlaient en vain : de riches armures, présens d’Attila, suspendues au poteau de la salle, à la lueur d’un feu pétillant, éblouissaient les yeux des Niebelungs, et l’image de cette course lointaine, de ces fêtes et de ces combats absorbait toutes leurs pensées.

La nuit qui suit le message et qui précède le départ des princes est remplie de sombres pressentimens. Costbéra, couchée à côté d’Hagen, se réveille en sursaut toute pâle de frayeur.


« — Hagen, lui dit-elle, j’ai rêvé qu’un ours entrait dans cette chambre et grimpait sur notre lit, qu’il secouait violemment avec ses ongles; là, il nous saisit dans sa gueule, et nous ne pouvions nous défendre, car nous étions comme pétrifiés. — Laisse là tes visions, répondit Hagen ; un ours blanc vu en songe, c’est une tempête qui doit éclater vers le soleil levant. — J’ai rêvé aussi qu’un aigle voltigeait au-dessus de nous dans la grande salle, et que le battement de ses ailes faisait égoutter sur nos têtes une pluie de sang. Je fixai mon regard sur cet oiseau : il avait la figure d’Attila. — Préparons-nous donc à chasser le buffle, car rêver d’aigle, c’est signe qu’on rencontrera des buffles. Rêve tout ce que tu voudras, ma femme chérie; tes rêves n’importent guère au roi des Huns. — Leur bavardage finit là, dit le poète, car tout bavardage finit.

« La même scène se passait dans le lit de Gunther, où Glomvara, en proie à des visions funestes, cherchait à empêcher son départ : — Gunther, lui disait-elle, j’ai cru voir en rêve un gibet où l’on te menait pendre; les vers sortaient déjà de ton corps, et pourtant je te sentais vivant. Devines-tu ce que cela veut dire?

« Je rêvais aussi qu’on retirait de ton vêtement un poignard ensanglanté (quel rêve à raconter à un homme qu’on aime!); puis je vis une lance qui te perçait de part en part, et un loup hurlait à chaque extrémité. — Loups et chiens vus en rêve, répondait Gunther, c’est le présage d’un cruel massacre.

« — Je rêvais, reprit Glomvara, qu’un fleuve débordé arrivait dans ce palais; il avançait en bouillonnant, et la voix de ses cataractes nous faisait frémir; il entra dans la salle en soulevant les bancs, et vous saisissant, Hagen et toi, dans un tourbillon, il vous brisa contre les murs; assurément cela n’annonce rien de gai.

« Je rêvais aussi que les filles de la mort, les cruelles Nornes, étaient venues ici la nuit dernière, dans leurs plus beaux atours, pour chercher un mari ; elles étaient hideuses à voir ! C’est toi, Gunther, qu’elles avaient choisi, et elles t’invitèrent à les suivre au banquet des trépassés. —, C’est trop me retarder par des discours, s’écria enfin Gunther; ce qui est arrêté est arrêté, nous partirons malgré tous les présages ! »


Les présages n’étaient que trop véridiques, ainsi que la suite le prouva. Lorsque les hommes du Rhin, avec leur cortège de guerriers, arrivèrent à la demeure d’Attila, ils trouvèrent la ville barricadée comme pour un siège, et la porte rendit un bruit de verrous quand Hagen vint la heurter. « On n’entre pas aisément ici, lui dit en ricanant le messager qui les amenait : je vous conseille de retourner chez vous, ou plutôt attendez-moi un peu, afin que j’aille vous tailler une potence. » Les Niebelungs, pour toute réponse, lui fendirent la tête à coups de hache. La porte s’ouvrit et Attila parut : « Soyez les bienvenus parmi nous, leur dit-il, à la condition de me livrer le trésor qui appartient à Sigurd et qui est le douaire de Gudruna. — Tu ne l’auras jamais, répondit Gunther; et si nous devons mourir, vois par celui-ci, qui était un des tiens, que nous ne tomberons pas les premiers. » Et ils lui montrèrent le cadavre de son envoyé. Alors la bataille commença : les Huns saisirent leurs arcs, les Niebelungs leurs boucliers; les flèches et les javelots se croisaient et se heurtaient dans l’air. Tout à coup une femme se précipite entre les combattans : c’était la reine Gudruna, que le bruit avait attirée hors de son palais; sa chevelure était en désordre; elle avait arraché les colliers qui chargeaient son cou, et les anneaux d’argent roulaient brisés sur la poussière. Elle embrassa tendrement ses frères et essaya de les réconcilier avec son mari; mais elle n’y réussit pas. Pendant la moitié du jour, la bataille dura sans se ralentir; le sang ruisselait sur la terre comme une rivière; enfin Gunther et Hagen, accablés par le nombre, sont faits prisonniers et enfermés tous les deux dans un cachot. Attila allait de l’un à l’autre, les menaçant de la mort s’ils ne lui déclaraient pas l’endroit où ils avaient caché son trésor; mais ni l’un ni l’autre ne voulait parler. « Hagen et moi, disait Gunther, nous nous sommes juré entre nous de ne jamais révéler notre secret; je ne puis te le dire, tant que Hagen sera vivant. » Alors on lui apporta un cœur sanglant placé sur un plateau : « Oh! ce n’est pas là le cœur d’Hagen l’intrépide, s’écria Gunther, c’est le cœur du lâche Hialla; il tremble sur ce plat, il tremblait deux fois plus fort dans la poitrine de son maître. » On tua alors Hagen, et on lui arracha le cœur. « Je reconnais celui-là, s’écria Gunther en le voyant; il ne tremble pas du moins, c’est le cœur de Hagen! Et maintenant, Attila, maintenant que je reste seul, écoute; cherche au fond du Rhin, le trésor y est tout entier : les anneaux et les bracelets d’or étincellent avec plus d’éclat sous les vagues du fleuve qu’ils ne feraient aux bras des Huns. » Attila, au comble de la colère, fait jeter le Niebelung dans une fosse remplie de serpens. Gunther avait sa lyre avec lui, il en frappe les cordes de son pied, et tous les hommes tressaillent, toutes les femmes pleurent, les serpens s’apaisent et les aspics s’engourdissent; mais la mère d’Attila, changée en vipère, s’élance sur lui et lui ronge le foie. Gunther expire en riant et va boire la cervoise avec les Ases à la table d’Odin.

Maintenant c’est le tour de Gudruna : à chacun sa vengeance, à chacun son jour de triomphe. Elle regrette surtout Hagen, son jeune frère, son frère préféré. « Nous avions été élevés ensemble, dit-elle, deux sous un seul toit; nos jeux étaient les mêmes, nous grandissions côte à côte comme deux jeunes arbres dans le verger de mon père; c’était toujours de colliers semblables que ma mère Brimhilde aimait à nous parer. Oh! je ne te pardonnerai jamais le meurtre de mes frères! et quoi que tu puisses faire désormais pour moi, rien de toi ne me plaira plus. » Elle semble ensuite se résigner à la fatalité de son sort. « Que peut une faible femme contre la puissance des hommes? La cime de l’arbre se sèche quand les rameaux lui sont enlevés, et la plante s’inclinera jusqu’à terre, si vous lui retranchez son tuteur. Règne donc tout à ton aise, Attila, et fais ici tout ce qu’il te plaît. » Attila crut l’avoir calmée: « il eut tort, ce roi prudent, dit le vieux poème scandinave; en se montrant oublieuse et gaie, Gudruna jouait un double jeu.» En effet, les plus noirs projets roulaient dans son cerveau. Elle exige enfin une dernière concession à son chagrin : qu’elle puisse offrir un repas funèbre à la mémoire de ses frères et qu’Attila y assiste avec elle, elle se montrera satisfaite. Un banquet somptueux est préparé par ses soins.... et Attila mange le cœur de ses deux fils accommodé avec du miel.

Dans le tableau de cette scène horrible que les scaldes groënlandais auteurs de l’Atla-Mâl et de l’Atla-Quida traitent tous deux avec complaisance, et dans laquelle ils accumulent tout ce que la poésie scandinave possède d’images féroces et de détails hideux, et elle est, comme on sait, très riche en ce genre, il éclate par-ci par-là quelques traits vrais et touchans. Ainsi, dans l’Atla-Mâl, Gudruna attire vers elle ses enfans par des paroles caressantes; puis, quand elle les tient, elle les attache à un billot. « Ces lionceaux, dit le poète, furent frappés de surprise, mais ils ne pleurèrent point; se collant au sein de leur mère, ils lui demandaient ce qu’elle leur voulait. — Je veux vous tuer tous deux; c’est une fantaisie que je nourris depuis long-temps. — Mère, tue tes enfans si tu veux, tu en as le droit, et personne ici ne t’en empêche; mais songe que c’est un grand crime et que tu devras t’en repentir. Tes enfans auraient grandi joyeusement, et mon frère serait devenu un guerrier. » Dans l’Atla-Quida, elle adresse ces paroles à son mari : « Tu ne les appelleras plus sur tes genoux pendant le repas, ton cher Erp et ton cher Eitill, si gais tous deux et animant encore la gaieté du festin. Tu ne les verras plus assis sur ce siège en face de toi, distribuant des cadeaux à tes hommes, ou là-bas, au milieu des guerriers, maniant la poignée des lances, caressant la crinière des chevaux et excitant par leurs cris l’ardeur des coursiers. »

« À ces mots, reprend le poète, un bruit confus s’éleva sur tous les bancs : c’était une orageuse clameur d’hommes dont les sifflemens firent trembler les voiles de la salle. Tous les yeux versaient des larmes sur la mort des fils du Hun, mais les yeux de Gudruna étaient secs. Cette femme ne connut jamais les larmes, pas plus pour ses frères au cœur d’ours que pour les doux enfans sans malice qui étaient les fruits de son sein. »

Je me hâte d’arriver au dénoûment. On ne comprend pas bien, dans les poèmes qui nous restent, comment, après une preuve si peu douteuse de son mauvais vouloir pour lui, Attila put garder encore Gudruna, et non-seulement la garder, mais l’aimer et désirer son amour. Les scaldes, il est vrai, ont soin de nous la peindre comme étant d’une beauté merveilleuse : « elle avait, dit l’auteur de l’Atla-Quida, la blancheur du cygne, et quand elle circulait autour des tables du festin, faisant l’office d’échanson, on l’eût prise pour une déesse. » Enfin il était dit, dans la donnée épique, qu’Attila serait aveugle dans son affection, afin que Gudruna pût couronner sa vengeance par un suprême attentat. En effet, elle le flatte, elle l’enivre de fausses caresses. « Souvent, dit le poème déjà cité, on les vit s’embrasser comme deux amans sous les yeux des chefs. » Enfin, une nuit qu’il dormait profondément dans ses bras, appesanti par le vin qu’elle lui avait versé, elle se lève furtivement, introduit dans la chambre Aldrian, fils de Hagen qu’elle gardait près d’elle comme un instrument de meurtre, et à eux deux ils plongent une épée dans le cœur du roi. Au froid de l’acier, Attila se réveille, et, apercevant sa femme et le jeune neveu de sa femme :


« Qui de vous m’a frappé? dit-il. Avouez-le-moi en toute franchise. Qui m’a tué? car je sens que ma blessure est mortelle et que ma vie s’échappe avec mon sang.

« GUDRUNA. — La fille de Crimhilde ne te mentira pas. C’est elle qui t’a tué, et celui-ci L4a aidée à te faire une blessure dont tu ne dois pas guérir.

« ATTILA. — Qui t’a inspiré cette fureur, ô Gudruna? Il est mal de tromper un ami qui se fie à vous. Pourtant je t’aimais ! C’est avec l’espoir du bonheur que je briguai ta main, lorsque tu devins veuve et que je t’amenai régner avec moi dans mon royaume. On te disait altière, impérieuse, et je ne l’ai que trop éprouvé. Tu vins donc ici avec tout l’attirail d’une reine. Les plus illustres Huns te faisaient cortège. Des bœufs étaient échelonnés en abondance sur la route, et des moutons aussi ; les peuples s’empressaient de fournir toutes les provisions nécessaires à ton voyage.

« Je te donnai pour cadeau de noces trente cavaliers équipés et vingt belles vierges destinées à te servir; ce que je te donnai en or et en argent, personne ne pourrait le compter. Et comme si tout cela n’était que néant, tu ne te montras point satisfaite; c’était mon royaume que tu voulais, et c’est pour cela sans doute que tu m’as tendu ce piège. Rien de ce qui venait de moi ne semblait te plaire; tu faisais sécher ta belle-mère de douleur. Ah ! depuis ce fatal mariage, aucun de nous n’a connu la paix !

« GUDRUNA. — Tu mens, Attila! Quoique je me soucie peu de récriminer sur le passé, je te dirai que c’est toi qui as troublé la paix. Ta maison était une maison de discorde : les frères s’y battaient contre les frères, les amis contre les amis, et la moitié de ta famille appartient déjà aux filles de l’enfer...

« Il n’en fut pas ainsi du temps de mon premier mari : quand celui-là mourut, un amer chagrin s’empara de moi. Il était triste assurément de porter à mon âge le nom de veuve; mais ce fut pour Gudruna un affreux supplice d’entrer vivante dans la maison d’Attila. Un héros l’avait possédée, elle le pleure encore, et ses larmes ne tariront point...

« ATTILA. — Cesse, ô Gudruna, et écoute-moi. Si tu eus jamais quelque pitié dans l’ame, prends soin de mes funérailles, fais que mon cadavre ne reste pas sans honneurs.

« GUDRUNA. — J’achèterai un navire avec un cercueil peint, j’enduirai un linceul de cire afin d’y envelopper ton corps, et je te rendrai les derniers devoirs comme si nous nous étions aimés.

« Le corps d’Attila resta sans mouvement. Un deuil immense s’empara de ses proches, et l’illustre femme exécuta ce qu’elle avait promis. »


La tragédie dans l’Atla-Qaida ne finit pas encore là. Gudruna, lorsqu’elle voit Attila mort, descend dans la cour, lâche les chiens de garde, et, prenant un tison allumé, met le feu au palais. Bientôt la flamme consume tous les nobles huns, grands et petits, hommes et femmes, auprès du cadavre de leur roi : c’est l’holocauste expiatoire qu’elle envoie aux mânes de ses frères. « Heureux, s’écrie avec un enthousiasme digne de la férocité de son héroïne l’auteur de l’Atla-Mâl, heureux le père qui a pu engendrer une telle fille, car il vivra dans la postérité, et Gudruna sera chantée sur toute la terre, partout où les hommes entendront raconter l’histoire de ces discordes acharnées! »

Si je ne me trompe, nous voici plus près d’Ildico que nous n’avons encore été; elle nous apparaît ici sous une image beaucoup plus nette, sous une forme bien mieux arrêtée que dans Hilldr la Danoise ou dans Hildegonde de Burgondie. Ce qui différencie surtout les deux figures historique et traditionnelle, ce sont les nécessités du cadre dans lequel celle-ci est emprisonnée. La liaison de la fable de Sigurd avec la tradition d’Attila voulait qu’une veuve remplaçât la jeune fille de l’histoire, et qu’une mort lente, préparée par des péripéties nombreuses, amenée fatalement par l’héritage du trésor maudit de Fafnir, remplaçât pour Attila la mort précipitée qui l’avait frappé dans la nuit même de ses noces. Il faut se dire aussi qu’un simple meurtre, si atroce qu’il fût, n’était pas de nature à contenter les poètes scandinaves, qui avaient besoin de tableaux un peu plus émouvans, tels, par exemple, que celui d’un père qui mange le cœur de ses enfans égorgés par leur mère. Malgré ces altérations, que le mélange du fabuleux et du réel peut expliquer, on ne saurait méconnaître, à mon avis, dans les poèmes de l’Edda, un souvenir direct d’Attila, une impression contemporaine poétisée, comme elle pouvait l’être, dans la patrie des Berserkers. Quoi qu’il en soit, cette poésie avait une grandeur qui saisissait l’imagination et qui assura sa vogue dans toute l’Europe germanique. Elle revint donc de la Scandinavie dans l’Allemagne du midi, rapportant sur les bords du Rhin et du Danube, avec les personnages réels qu’elle y avait empruntés, ses propres fictions et son cadre mythologique; mais de nouvelles destinées l’y attendaient, et la tradition scandinave, bien qu’adoptée dans sa forme, reçut au fond des changemens qui la rendirent méconnaissable. Cette espèce de révolution s’opéra au Xe siècle, époque où commencent les poèmes germaniques du cycle des Niebelungs. Quel fut le caractère de cette révolution, et quelle cause historique peut-on lui assigner? C’est ce qu’il me reste à examiner pour terminer la seconde partie de ces études.

III. — DERNIER ÉTAT DE LA TRADITION. — PILEGRIN, ÉVÊQUE DE PASSAU.

Quand on compare les chants de l’Edda aux poèmes germaniques du cycle des Niebelumgs, et surtout au beau et grand poème de ce nom, le Niehelungenlied, astre de cette pléiade, on est frappé des différences qu’il présente; mais l’étonnement augmente quand on approfondit la nature de ces différences. Ainsi, dans les uns et dans les autres, le cadre est le même, les personnages sont les mêmes, le fil conducteur de l’action est le même; seulement l’intention poétique, les caractères sont tout autres, et le dénoûment est changé : la tradition scandinave se réfléchit bien dans la tradition germanique, mais elle s’y dessine à rebours. Ce n’est plus le meurtre du roi des Huns qui fait la catastrophe, c’est la mort de sa femme, que les poèmes allemands appellent Crimhilde, mais qui est évidemment le même personnage que Gudruna; ce n’est pas Attila qui attire les princes du Rhin dans un piège pour leur arracher le trésor de Fafnir, c’est Crimhilde elle-même qui les enlace dans ses ruses et les immole ensuite à sa vengeance. Dès l’entrée en matière du Niehelungenlied, on s’aperçoit que la fiction odinique de l’Edda n’est plus comprise. Ces êtres symboliques, qui, dans l’épopée scandinave, dominent toute l’action, se rapetissent ici aux proportions de personnages humains ridiculement invraisemblables. La valkyrie Brunehilde est remplacée par une femme de notre monde, douée d’une force prodigieuse on ne sait pourquoi, et le Volsung Sigurd, ce fils de la lumière jeté dans les aventures de la vie mortelle pour y tomber victime des enfans de la nuit, est remplacé par un géant. Cet amour mystique qui liait le Volsung à deux femmes, l’une d’origine terrestre et l’autre d’origine divine, se transforme, dans la copie allemande, en galanteries mondaines assez étranges. L’allégorie a fait place au conte : le vent du christianisme, qui a soufflé sur ces symboles vivans, les a glacés du froid de la mort.

Le contraste se continue dans la portion du drame consacrée aux aventures réelles. Gudruna avait oublié le crime de ses frères: Crimhilde n’a point bu et ne boira jamais le breuvage d’oubli; ce qui la fait vivre, c’est le désir de la vengeance et la haine, une haine incommensurable et patiente, parce qu’elle doit être éternelle. Si elle consent à épouser Attila, dont elle se soucie peu d’ailleurs, c’est que le margrave Rudiger de Pechlarn, envoyé du roi des Huns, lui a dit que ce mariage mettrait ses ennemis sous ses pieds, et que lui-même s’engageait à la soutenir contre tous : ce mot la décide, et elle part. Le trésor que lui avait légué Siegfried est presque tout entier aux mains de ses frères : elle veut du moins emporter ce qui lui reste; mais Hagen s’y oppose insolemment et arrête les mulets déjà chargés. « Laissez-leur cet or, noble dame, dit Rudiger; Attila n’en veut point et n’en a pas besoin; il désire vous doter lui-même, et il vous couvrira de plus de bijoux que vous n’en pouvez porter. » Ni le désintéressement d’Attila, ni la tendre affection qu’il lui montre ne calment cette ame cruelle; en vain elle met au monde un fils qu’elle fait baptiser (car il y a dans Etzelburg une église où l’on dit régulièrement la messe) : aucun sentiment n’a prise sur elle, si ce n’est la vengeance. Elle arrête enfin son plan. Une nuit qu’Attila reposait dans ses bras, elle se lamente sur la longue absence de ses proches, comme si son cœur souffrait de ne les point voir. « J’ai d’illustres parens, disait-elle, mais nul ne les connaît dans ce royaume, et, quand je passe sur les chemins, on m’appelle, pour m’offenser, l’orpheline étrangère! — femme bien-aimée, s’écrie Attila, que toute ta parenté vienne nous visiter, je l’y inviterai cordialement, et ma joie égalera la tienne quand nous recevrons ces nobles hôtes. » C’était, on le devine bien, un piège que Crimhilde tendait à ses frères, à l’insu de son mari. Dès le lendemain, deux messagers partaient pour Worms, et une grande fête d’armes se préparait à Etzelburg.

Les frères de Crimhilde, Gunther, Ghiselher et Ghernot, n’acceptent pas sans hésiter l’invitation qui leur arrive d’Etzelburg; mais la loyauté d’Attila les rassure, car nul roi n’est plus fidèle à sa parole, nul roi n’exerce plus saintement l’hospitalité. Ils ont soin néanmoins de s’informer près des messagers s’ils ont vu la reine, leur sœur, et de quelle humeur elle était à leur départ. « D’humeur calme et joyeuse, répondent ceux-ci, et elle vous envoie le baiser de paix. » Les hommes du Rhin se mettent en route, non pas seuls toutefois, leur suite se compose de soixante chefs ou héros, de mille guerriers d’élite et de neuf mille soldats. En tête se trouve Hagen, qui n’est plus ici leur frère, mais leur parent et leur compagnon inséparable. Dans le guet-apens tendu à Siegfried par les Niebelungs, c’est lui qui a frappé le héros, et après l’avoir tué, il lui a enlevé son épée, qu’il porte arrogamment à sa ceinture comme un trophée de sa victoire. L’épée de Siegfried est la meilleure qui ait jamais été trempée; elle se nomme Balmung, et on la reconnaît à son pommeau de jaspe, vert comme l’herbe des prés. Les hommes du Rhin sont assaillis tout le long de leur route par des prédictions sinistres, et quand ils arrivent à la porte d’Etzelburg, Théodoric, qui vient au-devant d’eux, leur dit que la reine gémit toujours et regrette Siegfried : c’était un avertissement qu’ils se tinssent sur leurs gardes. Il n’était plus temps de reculer, ils entrent.

L’accueil que leur fait Attila, aussi cordial que magnifique, ne trouve chez eux que froideur et dureté; tout entiers à la pensée des pièges que peut leur tendre Crimhilde, ils refusent de quitter leurs armes, et leur sombre préoccupation éclate par des propos insolens ou des menaces qui indignent leur hôte. Les Niebelungs sont représentes comme de dignes frères de Crimhilde, sur lesquels le poète accumule tout ce qu’il peut imaginer d’énergie guerrière et de passion féroce : leur violence naturelle conspire avec la furie de leur sœur à transformer cette fête joyeuse en un champ de carnage. Voici la scène par laquelle ils forcent Attila à tirer l’épée malgré lui. Ils sont à la table du roi, les trois princes du Rhin et Hagen, lorsqu’une querelle excitée par Crimhilde met aux mains dans la rue les soldats burgondes et les Huns. Attila leur présentait avec affection le petit Ortlieb, son fils, que quatre vassaux portaient autour de la table et faisaient passer de main en main parmi les convives. « — Mes amis, disait le roi aux Niebelungs, vous voyez mon bien et ma vie, mon unique enfant et celui de votre sœur. Je veux le confier à vos soins pour que vous l’emmeniez à Worms, et qu’à votre exemple il devienne un jour un homme. — Faire un homme d’un pareil avorton ! s’écria brutalement Hagen, ce n’est pas moi qui m’en chargerai, et j’espère qu’Ortlieb et moi nous ne nous rencontrerons pas souvent dans la ville de Worms. » En cet instant, un guerrier burgonde entrant dans la salle crie qu’on égorge tous leurs amis. À ces mots, le féroce Hagen se lève, tire son épée, et fait sauter la tête d’Ortlieb sur le sein de sa mère.

Alors commence entre les Huns et les Niebelungs une lutte implacable; Attila, couvert du sang de son fils, leur a déclaré guerre pour guerre. Les Burgondes, retranchés dans une salle du palais, soutiennent l’assaut des Huns; les morts succèdent aux morts, les blessés aux blessés; on se bat avec du sang jusqu’aux genoux. Au plus fort de la mêlée, Crimhilde met le feu à la salle pour brûler ses frères. Épuisés de fatigue et cernés par les flammes, ils ont soif, et l’un d’eux demande à boire : « Bois du sang! » s’écrie Hagen. Le Burgonde se baisse, entr’ouvre la poitrine d’un ennemi blessé et y trempe ses lèvres : tous font de même. Cette galerie de portraits sauvages en présente quelques-uns d’un effet grandiose, tels que ce barde Folker, dont l’archet est en même temps un glaive qui reluit tout ensanglanté sur les têtes des Huns.

Cependant, malgré le nombre des soldats d’Attila et malgré toute leur bravoure, les Burgondes conservent l’avantage. L’auteur des Niebelungs nous en dit la raison : c’est qu’ils sont chrétiens et que les Huns sont païens; il faut des chrétiens pour les vaincre. Cette gloire est réservée à Théodoric, que la violence des hommes du Rhin oblige à entrer enfin dans la lice, quoiqu’il s’y soit long-temps refusé. Son intervention termine la lutte; attaqué par Hagen, il le blesse au côté, l’étreint de ses bras de fer, le lie et le porte à Crimhilde. « Laissez-lui la vie, noble dame, dit-il à la reine; plus tard peut-être, il vous servira. » Gunther restait seul de tous les Niebelungs (Ghernot et Ghiselher étaient morts); Théodoric l’attaque à son tour, le terrasse et l’amène garrotté aux pieds de sa sœur.

La scène suivante n’est qu’une pâle copie de l’Atla-Quida, mais elle dénoue l’action d’une manière tout-à-fait inattendue. Gunther et Hagen sont enchaînés dans deux cachots différens, et Crimhilde fait ici ce que fait Attila dans l’Edda : elle va de l’un à l’autre, demandant où est caché le trésor de Siegfried. « Reine, lui dit Hagen, vous perdez vos discours ; j’ai juré de ne jamais révéler ce secret tant que la vie restera à l’un de mes nobles chefs. — Eh bien ! voici venir les dernières vengeances, » s’écrie la reine hors d’elle-même, et elle ordonne qu’on lui apporte la tête de Gunther. Prenant par les cheveux cette tête dégoûtante de sang, elle la montre à Hagen ; mais le farouche Burgonde continue à la braver. « Maintenant le trésor n’est plus connu que de Dieu et de moi, lui dit-il, et toi, tu ne le posséderas jamais, furie de l’enfer ! — pourtant, reprend-elle, il en reste quelque chose que je prétends bien conserver, c’est l’épée de Siegfried : il la portait, mon gracieux bien-aimé, lorsque vous l’avez lâchement assassiné et que je l’ai vu pour la dernière fois ! » Elle saisit alors le pommeau de Balmung, qu’elle arrache du fourreau sans que Hagen puisse la retenir ; puis, levant à deux mains la terrible épée, elle tranche la tête de son ennemi. Attila et Théodoric, présens à ce spectacle, restaient immobiles de stupeur ; Hildebrand, indigné, s’élance sur la reine, la frappe de son épée et la tue. Le poème finit là.

Dans cette courte analyse, je me suis attaché à mettre en saillie la différence matérielle des faits et des caractères entre les deux traditions ; j’y ajouterai quelques développemens sur les différences morales. Non-seulement l’Attila du poème allemand est innocent de tous les crimes qui forment les péripéties du drame et que la famille des Niebelungs se partage fraternellement, non-seulement il se montre comme un modèle de désintéressement et de loyauté, comme un hôte si strict observateur des devoirs de l’hospitalité, qu’il faut qu’on lui tue son fils pour qu’il lève l’épée sur ses hôtes ; mais encore il est l’exemple des maris : il ne songe à convoler en secondes noces qu’après avoir enterré et dûment pleuré sa première femme. « C’est avec respect et loyauté, dit Rudiger à Crimhilde, que le plus grand roi du monde m’envoie vers vous, à cette fin de vous rechercher en mariage. Il vous offre amour infini : aucuns chagrins ne vous atteindront, et il est disposé à ressentir pour vous la même tendresse qu’il eut jadis pour dame Helkhé, cette femme qu’il portait dans son cœur. Certes, il a passé des jours amers à regretter ses vertus. » Cet Attila ressemble fort peu, on l’avouera, au furieux polygame dont nous parle l’histoire, et qui avait une légion de femmes et un peuple d’enfans ; il ne ressemble pas davantage à l’Atli des chants scandinaves, qui n’est guère plus réservé, et dont l’amour est toujours entaché de violence. Sans être chrétien, Attila a des vertus chrétiennes, et il montre même un grand penchant pour la vraie religion, il a fait construire une église à Etzelburg ; sa femme Helkhé était chrétienne, ses plus chers amis sont chrétiens, et il permet que son fils Ortlieb reçoive le baptême; on espère qu’il consentira un jour à en faire autant pour son compte. C’est une perspective que Rudiger fait entrevoir à Crimhilde pour la décider : « Peut-être, lui dit-il, aurez-vous le glorieux bonheur de faire baptiser Attila : que ce soit pour vous un nouveau motif d’accepter le titre de reine des Huns! » Il y a mieux que cela encore dans le poème de la Lamentation ou Complainte des Niebelungs, qui fait une suite naturelle au grand poème, mais qui contient des détails empruntés aux documens originaux : Attila y raconte qu’il a été chrétien cinq ans, après quoi il serait retourné au paganisme sans que nous en sachions la raison. Enfin le roi des Huns recherche tout ce qui adoucit les mœurs et rehausse l’éclat de la paix; il se construit un palais magnifique dont la grande salle est longue, large, haute, afin que la fleur des guerriers de l’univers entier puisse s’y réunir et y tenir à l’aise. Pour être un chevalier parfait, il ne lui manque que d’être chrétien; mais il a près de lui deux amis chrétiens, Théodoric et Rudiger, qui n’ont point leurs égaux au monde, et qui font pour lui contre ses ennemis ce qu’un païen ne pourrait pas faire.

La mort de Crimhilde formant désormais le dénoûment de la tradition, que devient Attila? Voilà ce qu’il est permis de demander aux poèmes germaniques, mais aucun d’eux ne contient la réponse. Le Niebelungenlied se tait prudemment, sans avouer qu’il ne veut pas le dire ou qu’il l’ignore; le poème de la Complainte est plus franc. « Je ne puis affirmer avec certitude, dit-il, ce qu’Attila devint par la suite; on ne le sait pas, ni moi ni personne. Les uns disent : Il fut tué; les autres disent non. Entre ces deux affirmations, mensonge ou vérité me sont également difficiles à saisir, et, pour cette raison, je reste dans le doute. Je ne m’étonnerais donc pas si Attila s’était perdu, si le vent l’avait enlevé, si on l’avait enterré vivant, s’il était monté au ciel ou tombé dans quelque abîme, ou s’il s’était évanoui comme une vapeur, ou enfin si le diable l’avait emporté; ces importantes questions, personne encore n’a su les décider. » Ainsi les poèmes allemands du cycle des Niebelungs semblent repousser de la personne d’Attila cette tradition d’une fin tragique que les chants de l’Edda avaient adoptée avec tant d’enthousiasme, et qui a son point d’appui dans l’histoire. C’est encore une énigme à ajouter à toutes celles que renferment les poèmes dont je parle, énigmes qui ne sont peut-être pas insolubles. Peut-être qu’en cherchant quel fut l’inventeur de la fable germanique, le constructeur de l’épopée des Niebelungs, ce qui nous semble obscur s’éclaircirait; peut-être comprendrions-nous mieux la révolution qui a bouleversé tout à coup la tradition d’Attila, en connaissant les circonstances au milieu desquelles elle s’est opérée.

C’est encore au poème de la Complainte ou de la Lamentation des Niebelungs que je demanderai les explications dont j’ai besoin. Je l’ai déjà dit, ce poème est très curieux, et, quoique rédigé au XIVe siècle en vers fort médiocres, il s’appuie sur des rédactions plus anciennes, lesquelles se fondaient elles-mêmes sur les documens originaux. Or voici ce qu’il nous dit dans une espèce d’épilogue : « Ces récits, dont on ne doit point suspecter la vérité, car l’auteur en avait su toutes les circonstances, l’évêque de Passau Pilegrin les fit écrire en latin pour l’amour d’un sien parent. Il fit écrire, sans rien omettre, tout ce qui s’était passé, comment la chose avait commencé et fini, comment les braves, après avoir dignement combattu, étaient restés morts sur la place. » Le poème ajoute que Pilegrin fut aidé dans son travail par son secrétaire, maître Conrad, et que depuis lors ces aventures, traduites en langue allemande, ont été chantées par tant de poètes, que tous, jeunes et vieux, les connaissent par cœur. Ainsi donc voilà un premier point éclairci. Pilegrin, évêque de Passau, en Autriche, personnage bien réel, qui vivait dans la seconde moitié du Xe siècle, recueillit les chants populaires qui couraient l’Allemagne sur Attila et les Niebelungs, les refondit ensemble, et leur appliqua une forme épique dans un livre écrit en latin. C’était la mode, à cette époque, que des clercs, dans le silence du cabinet ou dans celui du cloître, s’amusassent à donner aux sujets traditionnels qui intéressaient le public une unité et une composition littéraire qui manquaient aux chants des ménestrels, dont la nature était de rester épisodiques. C’est ainsi que nous voyons au XIe siècle le moine auteur de la chronique de Turpin esquisser le plan des romans populaires sur Roland et Charlemagne. C’est ainsi encore qu’un roman latin sur Lancelot du Lac servit de guide aux romanciers français, et qu’enfin, au XIIe siècle, les compositions fameuses de Geoffroy de Monmouth fournirent un cadre aux romans poétiques sur l’histoire de la Bretagne. Ce parent de Pilegrin, pour l’amour duquel l’évêque de Passau composa son ouvrage, n’était autre que ce margrave Rudiger de Pechlarn, qui y figure si magnifiquement près d’Attila, mais qui, en réalité, mourut vers 916 gouverneur du duché d’Autriche. Il paraît que ce margrave présentait un des plus beaux caractères de cette époque, où l’esprit chevaleresque, rompant son enveloppe barbare, commençait à s’épanouir au jour, et l’évêque de Passau se plut à esquisser, au milieu de ses héros imaginaires, le portrait véritable d’un homme qu’il admirait.

Ce que Pilegrin avait fait pour Rudiger par affection de famille, les Minnesingers le firent pour lui par reconnaissance poétique : ils introduisirent le bon évêque dans le canevas de ses propres inventions avec un rôle conforme d’ailleurs à son caractère et à ses goûts. Le Niebelungenlied nous le dépeint, dans sa cour épiscopale de Passau, donnant l’hospitalité au cortège qui emmène chez les Huns la reine Crimhilde, sa nièce, car on fait de Pilegrin un frère de la reine Utta, femme de Ghibic. Dans le poème de la Complainte, c’est le lettré curieux, le collecteur d’aventures héroïques qui se montre plus volontiers à nous. Les bardes d’Attila, chargés par Théodoric de porter en tous lieux la nouvelle des catastrophes d’Etzelburg, ne manquent pas de s’arrêter à Passau et de raconter à Pilegrin tout ce qui s’est passé. L’imagination de l’évêque se monte à leur récit; il veut écrire ces mémorables aventures et fait promettre à Swemmel, l’un de ces bardes, qu’il le secondera dans son entreprise. « Swemmel, lui dit-il, mets ta main dans ma main et jure-moi que, si tu traverses de nouveau ce pays, tu reviendras me voir. Ce serait un grand malheur si ce que tu m’as conté venait à se perdre; aussi je ferai tout écrire, les vengeances et les combats, les catastrophes et la mort des héros, et ce dont tu auras été témoin par la suite, tu me le confieras de même en toute sincérité. Outre cela, je veux savoir de chaque parent, homme ou femme, ce qu’il peut m’apprendre là-dessus; mes messagers vont partir à l’instant pour le pays des Huns, afin de me tenir au courant de tout ce qui arrivera, car c’est bien là la plus grande histoire qui se soit passée dans le monde ! »

Mais le lettré, le collecteur de traditions, l’amateur de poésie populaire était bien autre chose encore, en vérité : c’était un personnage politique important et un apôtre plein de courage. Évêque de Passau depuis l’année 971 jusqu’à l’année 991, époque de sa mort, il se trouva mêlé à toutes les grandes affaires de l’Allemagne, principalement à l’affaire par excellence, celle qui n’intéressait pas seulement l’Allemagne, mais l’Europe, mais la chrétienté tout entière : je veux parler de la conversion des Hongrois et de leur introduction dans la société civilisée, au moyen du christianisme. Depuis bientôt cent ans que ce peuple habitait la Pannonie, où le roi Arnulf l’avait imprudemment appelé pour détruire les Moraves ses ennemis, l’Europe n’avait pas eu un instant de repos : l’Illyrie, l’Italie, la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Franconie, l’Alsace, la France même, avaient été successivement ravagées, et la terreur qui accompagnait les nouveaux Huns ne pouvait se comparer qu’à celle qu’avait ressentie le monde romain au Ve siècle vis-à-vis des Huns d’Attila. Cette comparaison était dans toutes les bouches, et en effet les Ougres ou Hongrois formaient une branche de la grande confédération hunnique, restée long-temps sur la frontière d’Asie et passée en Europe au IXe siècle. Eux-mêmes reconnaissaient cette parenté en adoptant la gloire des Huns comme un héritage de famille, et en plaçant Attila en tête de leurs rois. Au reste, ce que la peur avait imaginé sur les premiers Huns, elle le répétait sur les seconds, que l’on regardait dans toute l’Europe non-seulement comme des sauvages féroces, mais comme des anthropophages et des mangeurs d’enfans; le mot d’ogre conservé dans nos contes populaires est une tradition vivante de la frayeur qui possédait nos aïeux, il y a neuf siècles, au seul nom du peuple hongrois.

Après bien des efforts impuissans, l’Allemagne eut enfin sa revanche, et les Hongrois tombèrent sous l’épée de l’empereur Othon-le-Grand, à la fameuse bataille d’Augsbourg, livrée en 955, où leur armée fut presque anéantie. Il s’ensuivit un traité de paix dans lequel le vainqueur imposa au vaincu, pour première condition, l’obligation de recevoir chez lui des missionnaires, de laisser construire des églises et de ne gêner en rien l’exercice du culte chrétien sur son territoire. C’était un traité qui valait bien ceux que nous faisons aujourd’hui avec les barbares du monde moderne pour leur imposer, comme premiers élémens de civilisation, nos produits industriels et nos vices. Cette convention fut acceptée par le peuple hongrois, que la défaite d’Augsbourg laissait sans moyens de résistance, et, l’affaire conclue, Othon pourvut à l’exécution. Voulant organiser, près de la frontière de Hongrie, un centre d’opérations où viendrait aboutir tout le travail de la propagande et d’où les missionnaires recevraient l’impulsion, il choisit la ville de Passau pour sa place forte, et l’évêque Pilegrin pour son général. Le pape investit à ce sujet Pilegrin de pouvoirs extraordinaires; il eut sous lui comme ses lieutenans Bruno, qui fut plus tard l’apôtre de la Russie, et l’ardent moine Wolfgang, qu’il récompensa par l’évêché de Ratisbonne. Lui-même payait courageusement de sa personne et réclamait les devoirs du soldat plus souvent que les droits du chef. Les deux objets de ce double apostolat marchèrent de front avec la même sollicitude, le christianisme se répandant au profit de la civilisation, en même temps que l’adoucissement des mœurs, l’amour de la paix, le sentiment du bien-être, devaient amener les Barbares à la religion chrétienne.

L’occasion se montra d’abord favorable. Geisa, que les Hongrois élurent pour chef suprême en 972, soldat rude, mais intelligent, ressentait pour le christianisme une secrète propension que la conversion de la reine fit éclater, et là, comme en Angleterre, comme dans la Gaule franke, « l’épouse fidèle attira à la foi l’époux infidèle. » C’était, à vrai dire, une terrible femme que cette souveraine des Hongrois qui montait à cru les chevaux les plus rétifs, buvait comme un soldat, battait de même, et ne se faisait aucun scrupule de tuer un homme; mais cette sorte de virilité féminine ne déplaisait point à ses sujets, et comme, elle était en outre d’une taille et d’un visage remarquablement beaux, on l’avait surnommée Beleknegini. qui signifiait en slavon la belle maîtresse. Telle fut la Clotilde du nouveau Clovis. L’histoire, il est vrai, a jeté quelques nuages sur sa qualité d’épouse légitime, en nous signalant deux autres femmes de Geisa vivant à la même époque : Adélaïde, sœur de Miecislas, roi de Pologne, et Sarolta, fille de Gyula, duc de Transylvanie, laquelle fut mère de saint Etienne; mais il faut songer que la polygamie florissait chez ce peuple tartare, et que la réforme des mœurs ne fut pas l’entreprise la plus prompte et la plus aisée des prédicateurs chrétiens. Quoiqu’il en soit, la belle maîtresse poussa vivement l’œuvre à laquelle elle s’était dévouée. Des églises furent construites en divers lieux. Geisa reçut le baptême en 973, et en 974 Pilegrin put écrire avec une heureuse fierté au pape Benoît VII qu’il venait de rendre à Jésus-Christ, par la purification du baptême, cinq mille nobles hongrois des deux sexes ; c’étaient deux mille néophytes de plus que n’en avait fait saint Remy après la bataille de Tolbiac. L’évêque ajoutait : « Païens et chrétiens vivent aujourd’hui en si grande concorde et familiarité, que ces paroles du prophète Isaïe semblent s’accomplir sous mes yeux : Le loup et l’agneau brouteront ensemble au pâturage, le lion et le bœuf mangeront à la même paille. » Mais le vieil et saint évêque anticipait ici sur l’ordre des temps, et ni la furie de la guerre, ni le fanatisme païen n’avaient déserté le cœur de la nation hongroise. Profitant de l’absence de l’empereur, que des affaires graves retenaient en Italie, elle court aux armes, reprend ses dieux, chasse les prêtres chrétiens, rase les églises, et, sans que le roi Geisa veuille ou puisse l’empêcher, déborde comme une mer soulevée au-delà de ses frontières. De l’année 979 à l’année 984, ce ne furent en Autriche et en Bavière que dévastations, incendies et massacres. Les Barbares en voulaient surtout à la religion que la politique leur avait imposée. Le diocèse de l’apôtre Pilegrin, qui était proche, fut le but privilégié de leurs attaques : ils s’y jettent avec rage, tuent les hommes, enlèvent les troupeaux, pillent et démolissent les temples. Pilegrin lui-même eut peine à sauver sa vie, et il ne resta long-temps après lui sur sa terre épiscopale que des décombres et des landes. Nous lisons dans un diplôme de l’empereur Othon III, daté de 985, que le diocèse de Passau, entièrement vide d’habitans, n’avait plus que l’aspect d’une forêt. Pourtant Pilegrin ne se découragea pas, et à sa mort il eut la joie d’entrevoir déjà au-dessus de la tête d’Etienne, fils de Geisa, la couronne des saints unie à celle des rois.

L’apostolat de Pilegrin avait duré vingt ans, de 971 à 991, et l’on peut supposer que ce fut pendant cette longue suite de fatigues et de dangers que l’évêque, cherchant un délassement dans ses études favorites, mit la dernière main à son ouvrage: du moins, certains détails du livre présentent l’analogie la plus frappante avec les faits qui s’accomplissaient alors en Hongrie. Ainsi cette propagande chrétienne organisée autour d’Attila, cette mission donnée à sa femme de l’amener à la vraie foi, cette église en plein exercice à Etzelburg, ce baptême du jeune Ortlieb, qu’est-ce que tout cela, sinon littéralement l’histoire de Geisa et de sa famille? Il n’y a pas jusqu’au fait consigné dans la Complainte des Niebelungs, qu’Attila aurait été chrétien cinq ans, qui ne semble être une allusion aux fréquentes apostasies qui se passaient chez les Hongrois, dont l’histoire nous entretient, mais qui n’effrayaient pas des, missionnaires opiniâtres; Quant aux traits sous lesquels est dessiné ce grand Attila dont le peuple hongrois réclamait la propriété comme une gloire nationale, ils semblent avoir été combinés pour offrir aux nouveaux Huns un modèle qui les attire à la civilisation et aux bonnes mœurs. Ils étaient sauvages, pillards, dédaigneux de toute autre occupation que la guerre : on leur donne un Attila courtois, désintéressé, pacifique. Ils étaient livrés à tous les désordres de la polygamie, et leur roi Geisa comptait au moment même trois femmes mentionnées par l’histoire : l’Attila qu’on leur dépeint est fidèle à l’unité du mariage et le plus accompli des époux. Enfin il a déposé la guerre pour les arts et les fêtes, et son palais est le plus beau qui soit au monde. Pour faire concorder ce caractère si prodigieusement adouci avec le drame traditionnel chanté dans toute l’Allemagne, et que les Hongrois avaient dû recueillir avec avidité, il fallut bien modifier l’action, changer le dénoûment, et charger de tous les crimes obligés — de vieux Burgondes d’un christianisme fort douteux, et que d’ailleurs il ne s’agissait point de convertir.

J’ajouterai un dernier trait d’où ressort évidemment, à mon avis, l’intention morale de l’auteur des Niebelungs et le but qu’il se proposait. Dans la donnée primitive, et c’est un point fondamental dans cette donnée, les Huns ne peuvent point vaincre les Burgondes, parce qu’ils sont païens et que leurs ennemis sont chrétiens. Force leur est de recourir à deux amis chrétiens, Théodoric et Rudiger, pour avoir raison de leurs hôtes féroces, et c’est Théodoric qui met fin à la lutte. Quand on réfléchit que l’un de ces protecteurs des Huns est le margrave de Pechlarn, gouverneur du duché d’Autriche, peut-on ne pas voir là une allusion manifeste aux nouvelles alliances des Hongrois avec les princes d’Allemagne et avec l’empereur Othon, alliances qui devaient les couvrir de toute la puissance inhérente à la foi chrétienne? Je multiplierais au besoin ces analogies, dont je n’indique que les plus saillantes. Il me semble donc, en résumé, que l’œuvre littéraire de l’évêque Pilegrin, influencée par les événemens auxquels l’auteur prenait part, fut en outre dirigée vers un but d’utilité, et que c’est à bon escient que la tradition immémoriale, conservée par les chants de l’Edda, a reçu ici une déviation si considérable. L’apostolat se reflète dans le livre, et l’évêque explique l’auteur. Quoi qu’il en soit, la conception du caractère de Crimhilde apportait dans les aventures des Niebelungs une unité qui manquait aux poèmes précédens, et l’énergie avec laquelle ce caractère est tracé eut bientôt conquis tous les suffrages. A partir du Xe, siècle, la Germanie occidentale ne connut plus d’autres traditions sur Attila que celles qui avaient été formulées par l’évêque de Passau.

Ce que je viens de dire de Pilegrin, de son poème et de son apostolat me conduit naturellement à l’examen des traditions hongroises.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la livraison du 15 novembre.
  2. Leurs noms ont reçu dans l’Edda des altérations conformes à la nature des dialectes scandinaves : Ghibic y devient Ghiuki; Gunther, Gunnar; Hagen, Höyni; je leur conserverai ici leurs dénominations véritables, telles qu’ils les portent dans les poèmes des Germains du midi.