LÉGENDES D’ATTILA


TRADITIONS HONGROISES.



I. — monumens traditionnels des magyars.

Il existe au milieu de nous une nation qui compte Attila parmi ses rois, et qui entoure d’un respect héréditaire ce nom ailleurs chargé de malédictions. Elle se prétend fille des Huns, et présente à l’Europe comme ses souvenirs domestiques des documens traditionnels où le nom du terrible conquérant est inscrit à chaque page. Ses plus vieilles chroniques, ses légendes nous parlent d’Attila comme d’un patron et d’un père ; ses institutions mêmes essaient de remonter jusqu’à lui. Cette nation, on le devine assez, est la noble et infortunée nation magyare. Que faut-il penser de ses prétentions ? Ce qu’elle nous donne pour la tradition immémoriale de sa race mérite-t-il à un degré quelconque l’attention de l’histoire, ou devons-nous le rejeter de prime-abord comme un mensonge de la vanité barbare ou une illusion de la piété filiale ? Voilà la première question que j’ai dû me faire en abordant une étude longue et incertaine[1].

J’ai entendu dire plus d’une fois avec l’accent de l’incrédulité : « Peut-il y avoir des traditions hongroises sur Attila et sur les Huns ? » J’étais tenté de répondre : « Serait-il possible qu’il n’y en eût pas ? » Quoi ! lorsque la France, l’Italie, l’Espagne, les pays germaniques et jusqu’à la Scandinavie ont rempli le moyen âge de leurs poèmes ou de leurs légendes sur les Huns, la Hunnie seule n’aurait pas eu les siens ! Héros pour le reste de l’Europe, Attila n’aurait rien été pour cette terre où il régna, où il mourut, et qui recouvre encore ses os ! Sa renommée, partout si vivante, serait venue expirer précisément là ! Un tel fait, on en conviendra, serait plus surprenant que la continuité du souvenir, et il faudrait le prouver pour qu’on y pût croire. Or c’est le contraire qui se démontre sans peine. Pour admettre l’existence possible de traditions conservées en Hongrie sur le premier empire hunnique et sur Attila, il suffit de réfléchir un peu à l’origine du peuple hongrois et aux circonstances qui accompagnèrent son établissement en Europe.

D’abord on ne saurait douter que les Hongrois, appelés Hunnugars par les Latins, Ounougours par les Grecs, ne fussent des Huns. Mélange de tribus ougouriennes et de tribus finno-hunniques, ils se montrent à nous en 650 près des sources du Jaïk, où il font le commerce des fourrures de martre avec la Perse et l’empire romain. Un siècle auparavant déjà, l’historien Priscus signalait entre le Bas-Volga et le Don des populations ounougoures que le progrès des invasions turkes poussa de plus en plus vers l’Occident. Au IXe siècle, le gros de la nation hunnugare campe entre le Don et le Dnieper, sous la vassalité des Khazars, maîtres de la Crimée à cette époque et dominateurs des contrées de la Caspienne jusqu’à l’Oxus. Vers l’an 888, les Patzinakes ou Petchenègues, débouchant de l’Asie centrale avec la violence d’une cataracte, fondent sur les Hunnugars et les rejettent au midi, vers les Carpathes et le Danube. Les Hunnugars forment alors avec l’Europe civilisée leurs premières relations, qui sont, on s’en doute bien, des relations de guerre. Bientôt un puissant renfort leur arrive. Une guerre civile ayant éclaté chez leurs maîtres, les Khazars ou Acalzires, d’origine hunnique comme eux, bien qu’affiliés à la domination turke, huit tribus du parti vaincu vont les rejoindre au pied des Carpathes. Hunnugars et Khazars se mêlent pour ne former qu’un même peuple, et leurs idiomes, voisins l’un de l’autre, se confondent aussi avec le temps. Au nombre des tribus khazares se trouvait celle des Megers ou Moger {Magyars, suivant l’orthographe hongroise actuelle) ; elle devient la tribu dominante et impose son nom à la communauté. Ainsi se sont constitués le peuple hongrois et la langue hongroise sur la limite de l’Europe et de l’Asie. Les nations latines continuèrent à désigner les nouveau-venus par le nom d’Hunnugars, mais les Grecs les appelèrent Turks à cause des Khazars, qu’ils classaient parmi les Turks. Ces détails, extraits des papiers de la chancellerie byzantine par le savant empereur Constantin Porphyrogénète, presque contemporain des événemens, méritent au plus haut degré notre confiance.

Le nouveau peuple magyar ne reste pas longtemps dans les plaines de la Mer-Noire sans tenter la conquête des pays, possédés autrefois par Attila, et un roi de Germanie, Arnulf, lui ouvre par vengeance les défilés des Carpathes. Ennemi de Sviatipolg ou Sventibold, qui venait de fonder le royaume slave de Moravie sur les débris de l’empire avar, Arnulf appelle à lui les Magyars, les excite à la destruction des Slaves, leur livre enfin l’entrée d’un pays qu’ils pouvaient presque réclamer comme leur patrimoine. Sous le duc Almis, ils occupent la Transylvanie et d’autres points élevés de la chaîne des Carpathes ; sous le duc Arpad, fils d’Almus, ils descendent de la montagne dans la plaine et envahissent la Pannonie. Ces deux noms d’Almus et d’Arpad, ainsi que les faits auxquels ils se rattachent, sont également connus de la tradition et de l’histoire ; seulement la tradition se tait sur le roi de Germanie Arnulf ; elle donne pour unique mobile aux entreprises des Hongrois la revendication de l’ancien royaume d’Attila.

Possesseurs de toute la contrée située entre les Carpathes et la Drave, les Hongrois y trouvent des populations qui toutes conservent des souvenirs traditionnels d’Attila et des premiers Huns. Ce sont d’abord les restes des Avare, protégés par les successeurs de Charlemagne contre la férocité des Slaves, puis les Pannoniens et les Valakes ou Roumans. Les Avars possédaient sur les premiers temps de la domination hunnique en Europe la tradition directe, provenant des fils et des compagnons d’Attila ; les Valakes et les Pannoniens, la tradition latine, mêlée à de nombreuses notions locales : ce furent deux sources d’information dont les Hongrois purent profiter. Peut-être aussi, comme ils le prétendent, apportaient-ils avec eux d’Asie, touchant Attila et sa famille, certains souvenirs domestiques particuliers à leur race : ce serait une troisième source de tradition. Enfin, si l’on en croit une opinion répandue en Hongrie dès le XIe siècle, les Magyars, à leur arrivée en Transylvanie, y trouvèrent une tribu qui parlait leur langue et se disait issue du peuple d’Attila, la tribu des Szekhely, en latin officiel Siculi. Sans m’expliquer sur cette prétention des Sicules, qui fournirait, si elle était vraie, une quatrième source à la tradition, je me bornerai à dire que l’histoire ne la repousse pas absolument ; toutefois ne l’admettrait-on pas, qu’il resterait encore assez d’élémens d’une tradition hongroise possible. Ajoutons à cela les importations germaniques, françaises et italiennes, qui, pénétrant peu à peu dans la tradition hongroise, tantôt se sont incorporées heureusement avec elle, tantôt l’ont fait dévier de son sens primitif.

Bien évidemment l’existence de traditions hongroises sur Attila et sur les Huns n’a rien d’impossible ; mais ces traditions existent-elles ? Les documens auxquels on donne ce nom remontent-ils à une époque éloignée de nous ? ont-ils un caractère suffisant d’authenticité ? Voilà la seconde question qui se présente à notre examen.

Entrés en 891 dans le pays qui porte leur nom, les Hongrois recevaient le christianisme vers 972, et dès le milieu du XIe siècle, des chroniques rédigées en latin commencèrent à fixer leurs souvenirs. Ils possédaient un mode de transmission populaire et certain dans la poésie chantée. La poésie semble avoir été d’institution publique chez les nations sorties des Huns. On a pu voir dans la vie d’Attila comment les jeunes filles qui marchèrent à sa rencontre aux portes de la bourgade royale, rangées par longues files, sous des voiles blancs, chantaient des hymnes composés à sa louange, et comment aussi, dans ce repas auquel assista Priscus, les chants des rapsodes, célébrant les actions des ancêtres, animèrent tellement les convives que des larmes coulaient de tous les yeux. Ces chansons, transmises de génération en génération, formaient les annales du pays. Le même usage exista sans doute chez les Avars, quoique l’histoire ne nous le dise pas positivement ; mais elle nous dit qu’il existait chez les Hongrois. Arpad avait avec lui des chanteurs quand il arriva sur le Danube. Tout le monde était poète chez les premiers Magyars, et tout le monde chantait ses propres vers ou ceux des autres en s’accompagnant d’une espèce de lyre ou guitare appelée kobza au moyen âge. Non-seulement on était poète et chantre des actions des autres, mais on se chantait fréquemment soi-même, on chantait ses aïeux, et chaque grande famille eut ses annales poétiques. Voici un trait de l’histoire de Hongrie qui ne laisse aucun doute à cet égard. Sous le gouvernement du duc Toxun, aïeul de saint Étienne, une armée magyare avait envahi le nord de la France ; mais au passage du Rhin elle fut surprise et enveloppée par le duc de Saxe, qui la guettait. Chefs et soldats furent massacrés ou pendus à l’exception de sept que le duc renvoya, le nez et les oreilles coupées, en leur disant : « Allez montrer à vos Magyars ce qui les attend, s’ils reparaissent jamais chez nous. » Les sept mutilés reçurent mauvais accueil dans leur patrie, pour ne s’être pas fait tuer comme les autres. Séparés de leurs femmes et de leurs enfans et dépouillés de leurs biens par jugement de la communauté, ils furent condamnés à ne rien posséder le reste de leur vie, pas même des souliers pour garantir leurs pieds, pas même un toit pour s’abriter. Ils durent aller mendier de porte en porte leur pain de chaque jour : ils perdirent jusqu’à leurs noms ; on ne les connut plus que sous celui de Hétu-Magyar-Gyak, les sept Magyars infâmes. À ce comble de misère, soit désespoir et besoin d’exciter la compassion, soit orgueil et désir de braver la honte, ils mirent en vers leurs propres aventures, qu’ils allèrent chanter de village en village en tendant la main. Après leur mort, leurs enfans en firent autant, puis leurs petits-enfans, et la descendance des Hétu-Magyar-Gyak formait au Xie siècle une puissante corporation de jongleurs que saint Étienne supprima.

L’histoire de Hongrie est pleine de faits qui nous montrent le goût des Magyars pour la poésie nationale et la permanence d’une sorte d’histoire chantée. Ce goût triomphe de toutes les tentatives faites pour le déraciner. Il est général sous les ducs et rois de la dynastie d’Arpad. L’avènement de la maison française d’Anjou au trône de saint Étienne ne change rien à cet état des esprits, ou plutôt Louis Ier, le plus grand roi qu’ait eu la Hongrie et le plus national malgré son origine étrangère, se prend lui-même de passion pour ces chants traditionnels, qui étaient comme l’âme de sa patrie adoptive. Jean Hunyade, fondateur d’une dynastie indigène au XVe siècle, ne connaissait pas d’autre littérature, et Mathias Corvin, tout savant qu’il était, tout admirateur des poètes grecs et romains, avait en prédilection les vieilles poésies magyares : il ne se mettait jamais à table sans qu’il y eût dans la salle du repas des jongleurs armés de leur kobza. Un auteur contemporain de Mathias Corvin, maître Jean Turoczi, nous parle des chansons composées et chantées de son temps en l’honneur d’Étienne Konth, de la maison d’Herdenvara. Il serait superflu, je pense, de relever dans les chroniques et dans les légendes des saints tous les passages prouvant la popularité de ce genre de transmission, au moins jusqu’au XVIe siècle.

La poésie nationale eut pourtant chez les Hongrois beaucoup d’ennemis, dont le premier et le plus redoutable fut le christianisme, qui la rencontrait en face de lui comme une gardienne vigilante de la vieille barbarie et un adversaire de toute nouveauté. Les chants magyars, historiques et guerriers, étaient, par leur nature même, saturés de paganisme ; on y rapportait aux dieux les exploits et les conquêtes de la nation ; on y parlait sans cesse d’aldumas, festins religieux où petits et grands, confondus à la même table, s’enivraient en mangeant de la chair de cheval consacrée par les prêtres ; le mépris de l’étranger, la haine des croyances étrangères, respiraient dans la poésie d’un peuple qui était alors l’effroi de l’Europe. Aussi poètes, chanteurs et chansons furent-ils l’objet des anathèmes de l’église. Plusieurs conciles fulminèrent des menaces d’excommunication contre quiconque répéterait ces chansons ou les écouterait, les ecclésiastiques eux-mêmes reçurent à ce sujet plus d’un avertissement des canons ; mais anathèmes et menaces, tout fut inutile. Pour détruire les chansons nationales, il aurait fallu refaire la nation. Tout se chantait chez les Hongrois, la kobza n’était de trop nulle part. On avait chanté la loi avant de l’écrire, et l’on consulta plus tard les chansons pour y retrouver les coutumes, les institutions politiques, la loi civile elle-même. Enfin c’était au son d’une formule chantée que le héraut d’armes parcourait le pays, une lance teinte de sang à la main, pour appeler aux diètes de la nation tous les hommes valides. Les révolutions religieuses s’accomplissaient encore au chant de poèmes composés pour la circonstance. L’histoire nous parle d’une révolte païenne arrivée en 1061 sous le règne du roi Béla Ier. Le peuple soulevé déterre les idoles, profane les églises, égorge tout ce qui porte un habit ecclésiastique, tandis que les prêtres païens, grimpés sur des échafauds, hurlent des chansons telles que celle-ci : « Rétablissons le culte des dieux, lapidons les évêques, arrachons les entrailles des moines, étranglons les clercs, pendons les préposés des dîmes, rasons les églises et brisons les cloches ! » Le peuple, en dérision du christianisme, répondait à cette épouvantable oraison : « Ainsi soit-il[2]. »

De cette lutte du christianisme avec la poésie populaire naquirent les chroniques hongroises. Impuissant à étouffer son ennemie, le christianisme chercha du moins à la désarmer ; il essaya de purifier et de s’approprier dans la mesure possible ces compositions traditionnelles, où l’esprit guerrier de la nation trouvait un stimulant heureux, et les familles nobles une satisfaction d’orgueil. Le peuple hongrois ou du moins ses hommes les plus intelligens s’étaient jetés avec ardeur dans les études dont le christianisme ouvrait la perspective aux nouveaux convertis. Les chapitres ecclésiastiques devinrent des institutions littéraires où l’on enseigna, outre le droit canon et l’exégèse des livres saints, quelques monumens des littératures romaine et grecque. Multipliés, enrichis par les fondations des rois hongrois depuis l’an 1000, et dirigés soit par des évêques nationaux, soit par des docteurs appelés du dehors, ces chapitres organisèrent une guerre de critique littéraire et religieuse contre l’histoire traditionnelle, au nom de la loi chrétienne et de la belle littérature. Dès le règne de saint Étienne, deux écoles ecclésiastiques attiraient la jeunesse magyare dans les murs de Strigonie, aujourd’hui Gran, et d’Albe-Royale, nouvelle capitale de la Hongrie chrétienne et monarchique. Veszprim eut aussi la sienne, célèbre au XIIIe siècle et richement dotée en 1276 par Ladislas le Cuman. Louis le Grand de la maison d’Anjou érigea, sous le nom même d’académie, dans le chapitre de Cinq-Églises, un gymnase littéraire calqué sur ceux de la France, et Sigismond son gendre un athenœum dans la ville nommée Vieille-Bude. Le mouvement d’instruction ne fit que s’accélérer et s’étendre à mesure qu’on approcha du XVe siècle.

C’est dans ces écoles qu’aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, des clercs, savans pour leur nation, et plus pieux encore que savans, firent subir aux chansons traditionnelles une transformation importante, qui, les accommodant aux nécessités historiques du culte nouveau, les réconciliait avec lui et les amnistiait pour ainsi dire. Cette première transformation consista à relier la nation des Huns aux origines du genre humain, telles qu’elles sont enseignées par la Bible et développées par ses commentateurs chrétiens ou juifs. Gog et Magog se trouvaient là fort à propos pour faire de Magog, fils de Japhet et roi de Scythie, le père de la race des Moger ou Magyars, et à travers une suite de patriarches, connus ou inconnus de la Bible, on arriva sans trop de peine au roi Attila, ancêtre du duc Arpad, et commun patron des Magyars et des Huns, double rameau issu de Magog par Hunnor et Mogor, ses fils. On eut soin de comprendre dans la généalogie d’Attila le géant Nemrod, chasseur, guerrier et conquérant. Ce travail de conciliation sur les origines, qui rapprochait Attila des patriarches, fut suivi d’un second, qui le rapprocha de Jésus-Christ, et dont je parlerai plus tard. La foi chrétienne se trouvant ainsi à peu près désintéressée à l’existence des traditions magyares, des clercs les admirent dans l’histoire en les épurant, bien entendu, en les élaguant, surtout en les mettant en prose latine, comme tout ce qui sortait de ces doctes académies. Telle fut la pensée qui inspira les premières chroniques des Hongrois.

La plus ancienne que nous possédions date de la seconde moitié du XIe siècle, mais elle avait été précédée par d’autres essais, plus imparfaits sans doute, puisqu’ils n’ont point survécu. Celle-ci est connue vulgairement sous le nom de Chronique du Notaire anonyme, l’auteur, dont on ignore le nom, ayant été notaire, c’est-à-dire secrétaire du roi Béla, ainsi que lui-même nous l’apprend. Plusieurs rois appelés Béla régnèrent en Hongrie. Le premier occupa le trône de 1061 à 1063 ; le second, couronné en 1131, eut les yeux crevés dans une révolte de magnats ; mais l’opinion la plus commune est que le notaire anonyme écrivit sous Béla Ier, et c’est aussi ce qui paraît résulter de son ouvrage. Nous avons donc là un témoin qui sert à fixer la tradition hongroise dès l’aurore de sa transformation, moins de trente ans après la mort de saint Étienne. Une préface placée par l’anonyme en tête de sa chronique explique clairement son but et ses procédés de composition : c’est l’histoire même du livre racontée par l’auteur dans une lettre à un ami sur les instances duquel il l’a composé. Ce curieux morceau, qui nous fait pénétrer dans les chapitres académiques de la Hongrie au XIe siècle, mérite d’être rapporté ici presque dans son entier.


« P…, ayant le titre de maître, et autrefois notaire du très glorieux Béla de bonne mémoire, roi de Hongrie, à N…, son très cher ami, homme vénérable et profond dans la connaissance des lettres, salut et obéissance à sa demande.

« À l’époque où nous siégions côte à côte sur les flancs de l’école, tu lus avec un intérêt fraternel un volume dans lequel j’avais compilé soigneusement l’histoire de Troie, d’après les livres de Darès le Phrygien et des autres auteurs, ainsi que me l’avaient enseignée mes maîtres ; puis tu me demandas pourquoi je n’écrivais pas plutôt la généalogie des rois et nobles de la Hongrie, compilant notre histoire comme j’avais fait celle des Grecs et du siège de Troie. Tu m’ordonnas alors de raconter comment les sept capitaines que nous appelons Hêtu-Moyer (les sept Magyars) arrivèrent de la terre scythique, quelle était cette terre, comment le duc Almus y fut engendré dans un songe, et comment il fut élu premier duc de Hongrie ; comment nos rois tirent de lui leur origine, et combien de peuples et de royaumes nos pères les Moger ont réduits sous le joug… Je te promis de le faire, mais, d’autres soins m’entraînant, j’avais presque oublié ma promesse, quand ton amitié est venue me rappeler ma dette… J’ai voulu écrire en toute simplicité et vérité, léchant de suivre les traditions des divers historiographes, et m’assistant de la grâce divine, afin que les actions de nos pères ne périssent point dans l’oubli des générations futures. C’est à mon avis une chose inconvenante et houleuse que la noble nation hongroise n’apprenne qu’en rêve, pour ainsi dire, par les contes grossiers des paysans ou par les chansons des bavards jongleurs, quels ont été les commencemens de sa génération, et quelles grandes choses elle a accomplies dans le monde[3].

« Heureuse donc la Hongrie, à qui tant de présens divers ont été octroyés ! Qu’à toutes les heures de son existence, elle se réjouisse du don que lui fait son lettré en lui enseignant l’origine de ses rois et de ses nobles[4] ! Qu’honneur et louange soient rendus au roi éternel et à sainte Marie sa mère, par la grâce de qui trouvent les rois et nobles de Hongrie règne et heureuse fin ici et à toujours ! Amen. »


On le voit par son propre témoignage, ce que l’auteur a voulu faire en compilant cette chronique, c’est remplacer les chansons nationales, où le Magyar apprenait l’histoire de sa race, par une composition chrétienne et plus littéraire, à son avis. Toutefois, malgré son dédain pour les jongleurs et pour leurs chansons, il ne parvient à effacer de ses récits ni la couleur profondément païenne, ni la rudesse poétique des documens traditionnels sur lesquels il travaille. On trouve chez lui des retours de phrases et de pensées qui indiquent clairement la source où il puise. Il cite aussi parfois les formules ordinaires des chansons, mais pour s’en moquer. « Les Hongrois, dit-il, se conquirent bonne terre et bonne renommée, comme parlent nos jongleurs. » Au reste il se pique de discernement dans le choix des matériaux qu’il emploie, « N’attendez pas de moi, dit-il dans un endroit de son ouvrage, que je vous raconte comment Botond (espèce de nain hongrois) est allé jusqu’à Constantinople, et a fendu la porte d’airain d’un coup de sa doloire : n’ayant rien rencontré de pareil dans les livres des historiographes, j’ai rejeté cette fable du mien. Si vous en voulez davantage, croyez, aux chansons des jongleurs et aux contes des paysans ! » Le nom d’Attila revient sans cesse sous la plume de l’anonyme.

Après la chronique du notaire se présente, par ordre d’importance et aussi de date, celle de l’évêque Chartuicius, écrite pour le roi Coloman, entre les années 1095 et 1114, et intitulée Chronica Hungarorum. Coloman est ce bizarre roi de Hongrie qui, après avoir écrasé la troupe de Pierre l’Hermite à son passage pour la Terre-Sainte, fit si bon accueil à Godefroy de Bouillon, et qui lui adressa cette lettre de bienvenue : « Ta réputation, mon cher duc, m’a persuadé que tu es un homme puissant et juste dans ton pays, pieux et honorable partout où tu vas, estimé et glorifié par tous ceux qui te connaissent. Aussi t’ai-je toujours aimé, et mon grand désir en ce moment est-il de te voir et de te connaître. » Les ouvrages de Chartuicius, auteur d’une des légendes de saint Étienne, furent en si haute estime aux XIIe et XIIIe siècles, qu’on les déposa dans le chartrier du royaume, où on les consultait comme des documens d’une autorité souveraine, lorsqu’il s’élevait quelque contestation entre le prince et les magnats. C’est dans la Chronique des Hongrois que se trouve l’indication du fil mystérieux au moyen duquel Attila se rattache à la Hongrie chrétienne. Chartuicius était fort âgé quand il composa ce livre sur l’ordre du roi Coloman, et il s’excuse avec bonhomie des fautes qu’on pourra reprendre dans sa prose latine. « Je sens que le grammairien Priscianus, autrefois de ma connaissance assez intime, m’a depuis longtemps délaissé, dit-il. Je suis vieux, et les brouillards de l’âge ont obscurci la lumière qui éclaira jadis mon esprit. » Nous avons donc, dans les deux chroniques du notaire anonyme et de l’évêque Chartuicius, deux résumés des traditions nationales, écrits l’un trente ans, l’autre soixante ans après la mort de saint Étienne, premier roi de Hongrie.

J’arrive à la chronique de Simon Kéza, la plus célèbre de toutes, celle qui a servi de modèle aux chroniqueurs hongrois depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’au milieu du XVe. Kéza nous dit lui-même qui il était : dans une dédicace assez bizarre « au très invincible et très glorieux roi Ladislas IIIe » (Ladislas le Cuman), il s’intitule « son fidèle clerc, pour l’aider à contempler celui dont le soleil et la lune admirent la beauté, » c’est-à-dire son chapelain, et ce fut sur la demande expresse de ce roi qu’il rédigea son livre vers l’an 1282. Un grand pas a été fait depuis le notaire anonyme de Béla : l’église, mieux affermie sur ses bases, ne redoute plus les jongleurs, et l’histoire, écrite en prose latine par des clercs, s’ouvre plus largement aux données de la poésie populaire et de la tradition. Non-seulement elle se montre moins ombrageuse à l’égard des chansons et des fables, mais elle leur demande des moyens de succès et de popularité. Ainsi le conte du nain Botond fendant d’un coup de hache la porte d’airain de Constantinople, et terrassant, sous les yeux de l’empereur, un géant grec, ce conte, dont l’anonyme refusait de souiller ses pages, le renvoyant aux paysans et aux jongleurs, Simon Kéza l’insère dans les siennes avec assez de détails. En revanche, il dédaigne de raconter comment Léel, fait prisonnier par les Allemands, enfonça le crâne de l’empereur Conrad d’un coup de trompette. « Il y a des gens qui débitent cela, nous dit-il, mais je leur laisse de telles inepties, qui ne prouvent rien que la légèreté de leur jugement. »

Si le fidèle clerc de Ladislas se préoccupe moins que ses prédécesseurs de la guerre contre les chansons, il en soutient une autre dont l’anonyme ne se doutait pas ; il attaque les écrivains allemands, qui déversaient, au profit de leur race, des injures savantes sur la race redoutable et redoutée des Magyars. Un historiographe de l’empereur Othon Ier avait reproduit, en l’appliquant aux Hongrois, l’ancienne opinion des Goths sur les Huns, exposée par Jornandès, à savoir qu’ils étaient issus du mélange des sorcières Allrunnes avec les esprits immondes errant dans les déserts scythiques : là-dessus, l’auteur démontrait péremptoirement que les Hongrois avaient eu pour pères des démons incubes. Les chroniqueurs allemands, copiant leur compatriote à qui mieux mieux, enchérissaient encore sur ces injures. Il y avait là de quoi faire frémir des chrétiens moins fervens que le chapelain du roi Ladislas. Kéza prend la plume pour les réfuter, et, dans l’éblouissement de sa colère, il confond l’auteur allemand, qui vivait au Xe siècle, sous les empereurs germaniques, avec Paul Orose, disciple de saint Augustin, lequel écrivait sous l’empereur Honorius, et n’a jamais rapporté ce conte, dont la responsabilité appartient au seul Jornandès. Ces paroles bien connues de l’Évangile selon saint Jean : « ce qui vient de la chair est chair, et ce qui vient de l’esprit est esprit, » servent de texte à la réfutation de Kéza, qui, partant de là, n’a pas de peine à prouver que les Magyars, composés de chair et d’os, ne peuvent venir des démons, qui sont de purs esprits, mais qu’ils tirent leur origine, de même que les autres races humaines, naturellement d’un homme et d’une femme. Ce raisonnement eut un tel succès, on y vit une réponse si décisive aux insinuations malignes des érudits allemands, que les chroniqueurs des époques suivantes, et même plus d’un historien du XVe siècle, en ont orné le frontispice de leurs livres. La chronique de Simon Kéza consacre une large place aux traditions sur Attila et sur les Huns : elle a le mérite d’avoir construit la première avec une certaine amplitude la période traditionnelle qui sert d’introduction à l’histoire de Hongrie.

Elle fut lue avec admiration ; un clerc de la chapelle du roi Louis Ier la mit en vers léonins, et le XIVe siècle on vit paraître une imitation développée au moyen de chants nationaux que Simon Kéza, dans sa demi-réserve, avait cru devoir écarter. Ce fut un nouveau pas dans l’emploi de la poésie chantée pour construire l’histoire. De même que Kéza avait admis dans ses récits l’aventure du nain Botond et de sa doloire, si dédaigneusement proscrite par le notaire anonyme, de même la nouvelle chronique, à laquelle on donne vulgairement le nom de Chronique de Bude, parce que le manuscrit en fut trouvé au XVe siècle dans la bibliothèque de cette ville, ne craint pas d’admettre le conte de Léel, dont Kéza avait fait si bon marché. Ce conte peut être donné comme spécimen de la manière dont l’histoire était accommodée dans les chansons magyares, et quoique résumé, tronqué, poli par le chroniqueur latin, qui le plie à son caprice, il conserve encore quelque chose de l’âpreté sauvage qui caractérisait cette poésie.

On est en 955. Les Hongrois campent devant la ville d’Augsbourg, dont ils font le siège ; mais ils se gardent mal, et pendant qu’ils ne songent à rien, l’empereur Conrad tombe sur eux à l’improviste avec une armée d’Italiens et d’Allemands. Serrés entre la ville et la rivière du Lech, dont les eaux sont profondes, ils n’ont que le choix d’être massacrés ou noyés. Deux fameux capitaines. Léel et Bulchu, sont faits prisonniers en essayant de traverser le fleuve à la nage, et on les conduit devant l’empereur. La chanson contient une erreur dont la rectification importe d’ailleurs fort peu pour l’objet qui nous occupe ; l’empereur d’Allemagne à cette époque n’était pas Conrad Ier, mais bien Othon le Grand.

« — Pourquoi donc, leur dit l’empereur, êtes-vous si cruels aux chrétiens ? — Nous sommes, répondirent-ils, la vengeance du grand Dieu et le fouet dont il lui plaît de vous flageller. Quand nous cessons de vous poursuivre, c’est vous qui, à votre tour, nous poursuivez et nous tuez.

« — Puisqu’il en est ainsi, s’écrie le césar, choisissez le genre de mort qui vous convient, et je vous l’accorderai. » Léel reprit alors : « Permets, ô empereur, qu’on m’apporte d’abord ma trompette, afin que je joue un petit air avant de te répondre. »

« L’empereur Conrad l’ayant permis, on apporta à Léel sa trompe de combat, et Léel se mit à l’emboucher : tout en sonnant, il s’approchait pas à pas de l’empereur. Quand il fut près de lui, il éleva la trompette en l’air et la lui abattit sur la tête avec tant de force, que le crâne fut enfoncé, et Conrad mourut du même coup.

« Alors Léel fit éclater une grande joie. — Tu meurs avant moi, lui cria-t-il : j’aurai donc un esclave pour me servir dans l’autre monde ! » En effet, — ajoute la chronique, — les Hongrois croyaient que ceux qu’ils tuaient pendant cette vie étaient condamnés à les servir pendant l’autre.

« Léel et Bulchu furent aussitôt mis aux fers, et on les pendit au gibet de Ratisbonne. »

Tels sont les trois ouvrages principaux, tous trois antérieurs au XVe siècle, dans lesquels nous pouvons à coup sûr consulter les traditions hongroises. J’y joindrai volontiers les deux premières parties de la chronique de Thuroczi, qui écrivait en 1470, sous le règne de Mathias Corvin, mais qui nous dit lui-même qu’il a suivi la route tracée par ses prédécesseurs. Thuroczi est réellement le dernier des chroniqueurs hongrois. À côté de lui s’élevait, sous le patronage de Mathias Corvin, une littérature savante, importée d’Italie, qu’illustrèrent de beaux esprits, et qui a rendu à l’histoire de Hongrie des services incontestables, non pas pourtant en ce qui concerne ses origines. Ni Bonfinius, ni Ranzanus, ni Callimachus n’eurent le goût de la poésie populaire hongroise, qui aurait d’ailleurs assez mal figuré dans des décades composées à la manière de Tite-Live ; pour la sentir, il fallait être Hongrois. Ce fut là le mérite de Thuroczi.

De ce qui précède, il résulte, si je ne me trompe, que non-seulement il a pu exister des traditions hongroises, mais que ces traditions existent, et que nous en possédons les monumens dans des livres d’une authenticité incontestable, dont le plus ancien fut écrit trente ans après la mort de saint Étienne et cent soixante ans seulement après rétablissement d’Arpad en Hongrie. Quelle est en Europe la nation qui a rédigé si tôt ses souvenirs ?

Il résulte encore de ces détails que la tradition, transmise d’abord par des chants nationaux, a éprouvé une double altération au XIe siècle : altération du fond par suite des nécessités qu’avait créées le christianisme, altération de la forme par le passage d’une poésie libre et chantée dans le tissu de chroniques rédigées en latin. Ceci posé, je puis aborder sans hésitation (il me le semble du moins) l’examen des traditions magyares.


II. — ÉPOPÉE MAGYARE. — ATTILA, ARPAD, SAINT ÉTIENNE.

Si l’on aborde l’étude des traditions hongroises pièce à pièce, pour ainsi dire, et indépendamment de l’ensemble, on est choqué de ce qu’elles présentent, au premier coup d’œil, d’incohérent et de bizarre : de grossiers anachronismes y arrêtent le lecteur à chaque pas, et le rôle des personnages historiques y semble interverti comme à plaisir ; mais si, se plaçant dans une sphère plus élevée, on cherche à saisir, à travers ces fragmens traditionnels, une pensée d’ensemble, on s’aperçoit qu’ils se relient effectivement les uns aux autres pour ne former qu’un tout. De ce point de vue, l’incohérence disparaît, les anachronismes s’expliquent, les antinomies se perdent dans une vaste unité, et l’on voit se dessiner comme l’esquisse d’une épopée dont les héros seraient Attila, Arpad et saint Étienne : Attila, le père commun et la gloire de tous les Huns ; Arpad, le fondateur du royaume des Magyars, et Étienne, leur premier saint et leur premier roi, leur initiateur à la vie chrétienne et civilisée. Attila, Arpad et saint Étienne personnifient les trois époques dans lesquelles se divise l’histoire héroïque du peuple hongrois, et c’est avec ce caractère qu’ils nous apparaissent dans la tradition, concourant à une action commune malgré la différence des temps, et fils les uns des autres non pas seulement par la chair, mais par l’esprit.

Attila plane sur cette trilogie épique ; il la domine, il la remplit de son intervention directe ou cachée. Patron inséparable de la nation magyare, il ne reste étranger à aucune des péripéties de son existence ; quand elle change, il change avec elle ; il subit ses transformations, et il y préside. Qu’elle vienne d’Orient ou d’Occident, des bords de la Mer-Caspienne à ceux de la Théïsse, c’est lui qui l’appelle et la conduit dans le royaume qu’il a préparé lui-même à ses petits-fils ; que, cédant à une inspiration du ciel, les Magyars se fassent chrétiens, c’est aux mérites d’Attila qu’ils le doivent : Attila a préparé cette conversion à travers les siècles par sa docilité sous la main de Dieu, dont il était le fléau. Arpad n’est pas seulement son descendant, c’est le fils de son esprit ; Almus, père d’Arpad, est une incarnation d’Attila. Si un autre de ses petits-fils, Étienne, obtient du pape, avec des bénédictions et des grâces sans nombre, la sainte couronne de Hongrie, ce palladium de l’empire des Magyars, c’est en vertu d’un marché conclu entre Attila et Jésus-Christ, aux portes de Rome, pour la rançon de la ville éternelle et des tombeaux des saints apôtres. Il se peut que ceci soit étrange et nous enlève bien loin de l’histoire dans le domaine de la fantaisie ; mais s’il y eut jamais, dans la pensée d’un peuple formulant son passé, une idée grande et poétique, c’est bien assurément celle-là.

Telle est l’idée systématique qui se montre au fond de ces traditions éparses, et en constitue pour ainsi dire le nœud. Autour des trois personnages principaux, des héros de la trilogie, se groupent comme il arrive dans toutes les épopées, de nombreux personnages secondaires, dont les aventures, liées au plan général, composent les épisodes du poème. Les héros inférieurs, on le devine bien, sont les fondateurs de la noblesse magyare, les ancêtres des magnats, qui dominaient la Hongrie aux XIe et XIIe siècles, quand la tradition revêtit sa forme définitive. C’est ainsi que les souvenirs domestiques des petits rois grecs, rattachés à une action commune, donnèrent naissance à l’Iliade, et que l’Énéide consacra dans un cadre national les prétentions de l’aristocratie romaine au temps d’Auguste. La Hongrie n’a pas eu ce bonheur de produire une Énéide ni une Iliade, mais elle a possédé au moyen âge ce que possédaient la Grèce et l’Italie avant Homère et Virgile, des chants nationaux, des traditions de famille et une pensée épique, qui pouvait y porter la vie. Les matériaux sont restés à l’état de chaos : l’Énéide hongroise est morte avant de naître ; mais on en peut retrouver le dessin dans les chroniques, dans les légendes, enfin dans quelques chansons encore reconnaissables sous les mutilations de la prose latine. C’est de là qu’il faut dégager cette épopée qui ne fut jamais écrite, et qui se formait d’elle-même, parce qu’elle était dans l’esprit et dans le sentiment de tout le monde. En essayant de la reconstruire ici, je me conformerai au plan même des chroniques qui nous la donnent. Elles divisent la période héroïque de l’histoire de Hongrie en trois époques, savoir : l’époque des Huns, celle des Magyars proprement dits, enfin celle de la conversion du peuple hongrois au christianisme et de la conquête de la sainte couronne. Je désignerai chacune de ces trois époques par le héros qui en est le symbole.

ATTILA.

La tradition nous introduit d’abord dans le Dentumoger, berceau de la tribu de Magog, où demeurent les Mogor ou Magyars, et près d’eux les Huns, avec lesquels ils se confondent comme enfans de la même race. Aucune contrée de l’univers n’égale en beauté la patrie des Magyars ; l’air y est plus salubre, le ciel plus pur, la vie humaine plus longue que partout ailleurs ; l’or et l’argent y naissent à la surface du sol ; les fleuves y routent pour cailloux des émeraudes et des saphirs ; les hommes s’y nourrissent de miel et de lait. Là tout le monde est riche, et le bouvier fait paître ses bonds en manteau d’hermine.

Vers le sixième âge du monde, les Moger, qui se sont multipliés comme le sable des rivages, veulent envoyer un essaim au dehors. Ils réunissent leurs cent huit tribus, qui fournissent chacune dix mille guerriers ; c’est là l’armée d’émigration. Elle nomme ses chefs militaires, au nombre de six, trois dans la famille de Zémeïn et trois dans la famille d’Erd. Les trois chefs de la race de Zémeïn sont Béla, Kewe et Kadicha ; les trois chefs de la race d’Erd sont Attila, Buda et Rewa. Les six chefs nomment à leur tour un grand-juge chargé de réprimer les crimes et de faire exécuter les criminels, sauf la décision souveraine de la communauté ; son autorité va jusqu’à suspendre ou révoquer, en certaines circonstances, les chefs militaires eux-mêmes. Ils élèvent à ce poste suprême, qui balance leur pouvoir et le dépasse quelquefois, Kadar, de la maison de Turda, souche d’une grande famille hongroise, ainsi que Zémeïn et Erd. L’Attila de la tradition a pour père Bendekuz, et non pas Moundzoukh, comme celui de l’histoire ; son frère Bléda devient ici Buda, à cause de la ville de Bude, dont on le suppose fondateur, et le roi Roua ou Rewa n’est plus oncle, mais frère d’Attila.

Ce ne sont pas seulement les nobles de la Hongrie que la tradition place autour du futur conquérant, ce sont aussi ses institutions primitives. Attila n’y figure pas comme un roi, mais comme un simple chef, et les Huns y sont organisés en république militaire, à l’instar des premiers Magyars. Il n’est pas jusqu’à cette charge de grand-juge, dont est investi Kadar, qui ne soit une institution contemporaine de l’établissement des Hongrois en Europe. La tradition nous parle encore d’une loi qu’elle appelle scythique, et qui aurait été en vigueur parmi les compagnons d’Attila. Chaque fois que la communauté devait se former en assemblée générale pour délibérer sur quelque objet important, ici qu’une expédition de guerre, une levée en masse ou le jugement d’un chef, un crieur public, quelquefois une femme, parcourait le pays de village en village, ou les campemens de tente en tente, brandissant une lance trempée de sang et psalmodiant par intervalle la formule suivante : « Voix de Dieu et du peuple magyar ! que tout homme armé soit présent tel jour, en tel lieu, au conseil de la communauté ! » Celui qui manquait à la convocation sans motif suffisant était traîné devant le juge et éventré avec un couteau. Quelquefois, par grande indulgence, on ne le condamnait qu’à la servitude perpétuelle, et il devenait esclave public. Ces mœurs féroces subsistèrent chez les Hongrois jusqu’au temps de Geiza, père de saint Étienne.

Les Huns partent donc, côtoient la Mer-Noire et ne s’arrêtent qu’aux bords du Danube, de l’autre côté de ce fleuve règne le Lombard Macrinus, tétrarque de Pannonie, de Dalmalie, de Macédoine, de Pamphylie et de Phrygie ; ce royaume ne lui appartient pas en propre : il le tient de Théodoric de Vérone, que les Romains ont nommé roi d’Italie. À la vue des Huns, qui se déploient sur la rive gauche du Danube, Macrinus pousse un cri de détresse, et Théodoric accourt à son aide avec une armée composée des nations de tout l’Occident. Il se réunit aux Lombards sous les murs de Potentiana ; mais tandis que les deux chefs délibèrent sur le point où ils doivent attaquer les Huns, ceux-ci, arrivés pendant la nuit, traversent le Danube sur des outres et dispersent l’arrière-garde romaine. Théodoric se retire dans les plaines marécageuses où s’élèvera plus tard la ville d’Albe-Royale ; il y attire les Huns, auxquels il livre à Tarnok-Welg une grande bataille dans laquelle ceux-ci sont vaincus : cent vingt-cinq mille de leurs guerriers restent sur la place, mais Théodoric a perdu deux cent dix mille des siens. Un des capitaines des Huns, Kewe, de la race de Zémeïn, était tombé parmi les morts ; les Huns s’en aperçoivent dans leur fuite, et reviennent sur leurs pas pour chercher son cadavre, qu’ils enterrent au bord du grand chemin ; puis ils élèvent sur sa fosse une colonne ou pyramide de pierres, à la manière des Huns, ajoute la tradition. Le canton prit dès lors le nom de Kewe-Haza (la demeure, le sépulcre de Kewe), qu’il conserva chez les Hongrois. Cette pyramide sépulcrale, où doit un jour reposer Attila, commence la consécration d’un petit territoire qui deviendra, à mesure que les événemens se développeront, le champ sacré de la Hongrie, et réunira successivement dans ses limites la capitale païenne des Huns, Sicambrie, la capitale chrétienne des Hongrois, Albe-Royale, et les trois sépultures d’Attila, d’Arpad et de saint Étienne. On ne devine pas bien à quel événement historique on pourrait rapporter la bataille de Tarnok-Welg, car le tétrarque Macrinus est un personnage imaginaire, comme sa ville de Potentiana est une ville imaginaire. Les Lombards, comme on sait, ne se sont établis en Pannonie que dans la première moitié du Vie siècle, et quant à Théodoric de Vérone, c’est le héros fantastique des poèmes allemands. Toutefois il est difficile de rejeter ces souvenirs comme de pures inventions. Il est probable au contraire que la bataille de Tarnok-Welg et celle qui va la suivre, livrées toutes deux sur la rive droite du Danube, antérieurement au règne d’Attila, appartiennent aux traditions locales de la Pannonie. Les Huns avaient une revanche à prendre, et ils la prennent glorieusement. À la poursuite de leur ennemi vainqueur, ils l’attaquent à trois milles au-dessus de Vienne, dans un lieu que la tradition appelle Cézunmaur, et qui était, selon toute apparence, la fortification romaine connue sous le nom de mur de Cétius, Cetii murus. La bataille dure depuis l’aube du jour jusqu’à la neuvième heure, l’armée romaine et germaine est mise en pleine déroute, Macrinus est tué, Théodoric blessé. Une flèche qui l’atteint au front pénètre dans l’os et s’y fixe : son sang coule comme un déluge ; mais il défend qu’on arrache le fer de sa blessure, tant il est impatient de regagner Rome pour instruire le sénat de son désastre. Il saute à cheval, il dévore l’espace, il arrive, il entre dans l’assemblée portant au front le fer et le bois de la flèche, sanglant témoin des luttes qu’il vient de soutenir, Rome apprend par ce narrateur muet et sa propre défaite et la vigueur d’un ennemi qui sait frapper de pareils coups. « Cette aventure, nous dit le vieux récit, valut à Théodoric le surnom d’Immortel que lui donnent les Hongrois dans leurs chansons, Halathalon Detreeh. »

Du côté des Huns, quarante mille guerriers jonchaient la plaine de Cézunmaur, et dans ce nombre les capitaines Béla, Kadicha et Rewa, qui furent inhumés sous la pyramide de Kewe-Haza. Des six chefs militaires qui avaient amené les Huns d’Asie en Europe, il ne restait plus qu’Attila et Buda : Attila est proclamé roi, mais il s’associe son frère, à qui il abandonne le gouvernement des pays situés à l’orient de la Théïsse, se réservant tout ce qui a été déjà conquis et tout ce qu’il doit conquérir lui-même à l’occident de cette rivière. Il pose de sa main la borne séparative des deux états, fixe sa résidence à Sicambrie et veut que cette ville porte désormais son nom. Les rois de Germanie, que la défaite de Cézunmaur a remplis de crainte, viennent lui rendre hommage, et Théodoric à leur tête se déclare son vassal. Flatteur insinuant et perfide, Théodoric déguise sa haine sous un faux semblant d’amitié, et pousse le nouveau roi à des expéditions aventureuses où il espère le voir périr ; ainsi il lui met en tête de subjuguer par ses armes tous les royaumes de l’Europe. Attila, enflé d’orgueil, ajoute à ses titres de roi des Huns, petit-fils de Nemrod, ceux de fléau de Dieu et de maillet du monde, — flagellum Dei, malleus orbis.

L’Attila de la tradition magyare est en grande partie celui de l’histoire : basané, court de taille, large de poitrine, la tête rejetée en arrière, il porte en outre une barbe longue et touffue comme les Huns blancs et les Turks, tandis que l’Attila historique est presque imberbe comme les Finno-Huns et les Mongols. On ne lui trouve point non plus dans la fiction traditionnelle cette fière simplicité que l’histoire remarque, et qui le distinguait entre tous les Barbares de l’Orient. Ici il a les allures somptueuses et l’attirail superbe d’un kha-kan turk. Sa tente d’apparat se compose de lames d’or articulées, qui s’ouvrent et se referment comme les branches d’un éventail ; elle a pour supports des colonnes d’or ciselé garnies de pierres précieuses. Son lit, qu’il emporte avec lui dans toutes ses guerres, est la merveille des arts, sa table est d’or, son service d’or, ainsi que ses ustensiles de cuisine. La pourpre et la soie tapissent ses écuries, que peuplent les plus belles races de chevaux ; leurs harnais et leurs selles sont d’or incrusté de diamans ; c’est en un mot toute la féerie orientale. Attila a pour armes un épervier couronné : cet oiseau, appelé turul en vieil hongrois, est peint sur son écu et brodé sur sa bannière ; il orna aussi le drapeau des Magyars jusqu’au temps de saint Étienne. L’épervier, dans la poésie traditionnelle hongroise, est le symbole d’Attila et sa personnification : Almus, arrière-petit-fils du roi des Huns, est qualifié d’enfant de Turul.

D’après le conseil de Théodoric de Vérone, Attila traverse le Rhin et entreprend la conquête des Gaules. Je ne le suivrai pas dans les détails du récit traditionnel, qui ne fait guère que résumer les légendes des pays latins, en les accommodant à sa guise et les tournant à la gloire des Huns. Il fallait s’attendre à y trouver Attila toujours vainqueur ; c’est ce qui arrive en effet, même au combat des champs catalauniques, qui ne se passe point en Champagne, comme le veut l’histoire, mais en Catalogne à cause de la ressemblance des noms. Là, un tiers de l’armée hunnique se sépare du reste, pour aller conquérir l’Espagne et le Maroc, tandis que les deux autres tiers ravagent la Gaule, parcourent la Frise, le Danemark, la Suède, la Lithuanie, et regagnent les bords du Danube par la Thuringe. Ces guerres épisodiques fournissaient aux rapsodes magyars des cadres commodes, dans lesquels la noblesse de Hongrie pouvait aisément intercaler ses aïeux.

Le retour d’Attila à Sicambrie amène entre son frère et lui la sanglante tragédie qui malheureusement appartient à l’histoire comme à la tradition. Buda, animé d’une secrète envie, a déplacé la borne posée par Attila entre leurs deux gouvernemens. Il a fait plus : au mépris des ordres de son frère, qui prescrivait que Sicambrie portât son nom, Buda l’a fait appeler Budavar, c’est-à-dire la ville, la forteresse de Buda. Irrité de ces actes de désobéissance, Attila le traite en rebelle et le tue. « Les Germains, frappés de crainte, dit à ce propos Simon Kéza, se hâtèrent de changer le nom de Sicambrie en celui d’Ethelburg, ville d’Ethel ou d’Attila, mais les Huns, qui n’avaient pas peur, continuèrent à l’appeler Budavar. » C’est aujourd’hui la ville de O-Bude, Vieille-Bude.

Maître d’une grande partie de l’univers, Attila vent régler la police de son royaume. Il établit un service de surveillance et de guet qui, de Sicambrie comme d’un point central, se dirige vers les quatre points cardinaux. Des crieurs échelonnés d’espace en espace sur ces lignes, jusqu’à la portée de la voix humaine, se transmettent mutuellement les nouvelles, et chaque jour l’on sait aux extrémités du monde ce que fait le grand roi des Huns.

L’Italie lui manquait encore : il y conduit une armée innombrable. Tandis qu’il ravage d’abord la Dalmatie et l’Istrie, et rase au niveau du sol les magnifiques palais de Salone, Zoard, un de ses capitaines, descend, le long de la mer Adriatique, vers l’Apulie et la Calabre. Zoard parcourt ce pays le fer et la flamme en main ; il dévaste la terre de Labour et couronne son expédition par le sac de l’abbaye du Mont-Cassin. Là s’enchaînaient, suivant toute apparence, une série d’épisodes destinés à glorifier les grandes maisons hongroises, principalement celle de Léel, dont Zoard était réputé le fondateur.

La tradition éprouve ici dans les chroniques une sorte de bifurcation que je dois signaler. Celles qui sont postérieures au XIIe siècle ne font guère que copier les traditions locales et les légendes qu’elles ont empruntées à l’Italie : ainsi le prétendu siège de Ravenne, la conférence d’Attila avec l’archevêque arien de cette ville, qui l’engage à marcher sur Rome pour exterminer le pape et la papauté, l’apparition de saint Pierre et de saint Paul armés de glaives et menaçant la tête du roi des Huns tandis que saint Léon le supplie à genoux, toutes ces fables italiennes, dont j’ai parlé dans l’exposé des traditions latines, sont reproduites presque sans variantes par Simon Kéza et par ses imitateurs. Mais les chroniques antérieures au XIIIe siècle ne contiennent rien de ce bagage étranger. C’est donc à elles qu’il faut demander la vraie et pure tradition magyare sur la campagne d’Attila en Italie ; nous la trouvons en effet dans la chronique de l’évêque Chartuicius, empreinte d’une originalité et d’une grandeur poétique incomparables. Ce n’est plus ici la peur de deux fantômes qui arrête Attila aux portes de Rome, l’empêche de violer la ville éternelle et sauve de la profanation les tombeaux des apôtres ; ce n’est pas même la prière d’un pape agenouillé : c’est Dieu qui vient en personne changer la résolution du barbare. Jésus-Christ ordonne à son fléau de respecter les ossemens de ceux qui furent ses vicaires, et il lui promet, pour prix de sa docilité, qu’un de ses successeurs recevra un jour d’un des successeurs de Pierre une grâce qui rejaillira sur toute sa race. Le grand marché est conclu par l’intermédiaire d’un ange, et l’on aperçoit en perspective, dans le lointain des siècles, la conversion des Magyars au christianisme, saint Étienne, le pape Sylvestre et la sainte couronne de Hongrie. Telle est la vraie tradition, ainsi qu’elle était formulée au lendemain de la mort de saint Étienne. Quelle différence n’y a-t-il pas entre cette inspiration vraiment épique et les grossières imaginations de la légende italienne ! En abrégeant le précieux récit de Chartuicius, je tâcherai de lui conserver son caractère de simplicité biblique et d’énergie parfois sauvage.

« Le roi Attila, dit le vieux chroniqueur, franchit les montagnes des Alpes, et parcourt la vaste plaine de Lombardie toute parsemée de villes florissantes, tout entrecoupée de murailles, toute décorée de hautes tours : il dévaste la campagne, il ruine les villes, il nivelle les tours, il disperse les pierres des murailles, et fait peser tant d’épouvantes et de calamités sur les habitans que ceux-ci le surnomment la plaie de Dieu.

« Une seule idée le préoccupe, celle de parcourir l’univers entier et de fouler aux pieds l’empire romain : il fait donc marcher son armée du côté de Rome ; lui-même la précède, l’âme cuirassée de férocité. À la première station de la nuit, comme il dormait sous sa tente, un ange du ciel lui apparaît et lui dit : — Écoute, Attila, voici ce que te commande le seigneur Dieu Jésus-Christ. N’entre pas avec ta colère dans la sainte cité, où reposent les corps de mes apôtres ; arrête-toi ici et retourne sur tes pas. Quand tu auras de nouveau traversé les Alpes, tu entreras dans la contrée des Croates et des Esclavons ; je te la livre, parce que les peuples qui l’habitent ont mérité ma malédiction en s’élevant contre un roi que j’aimais et le faisant périr traîtreusement, car ils ont dit dans leur cœur : Il n’y aura jamais de roi sur nous, mais nous-mêmes nous serons rois. Voici encore ce que je te promets pour prix de ta soumission : un jour viendra où ta génération visitera Rome en toute humilité, et un de tes descendans y recevra le don d’une couronne qui n’aura point de fin. » L’ange disparut à ces mots.

« Quand le matin fut venu, Attila, se rappelant son rêve, obéit aux paroles de l’ange. Il replie ses tentes, donne à son armée le signal du retour, et reprend à travers l’Italie la route qu’il venait déjà de parcourir. On eût dit que ce n’était plus Attila, tant son cœur avait changé. Il entrait dans les villes et ne les pillait point ; il passa devant Venise et l’épargna. À quelques milles au-delà, il fait halte sur le rivage de la mer et fonde une grande cité que de son nom il appelle Attileia : ce fut la ville d’Aquilée. Lorsqu’il la voit debout, il recommence sa marche et entre dans les Alpes carinthiennes, où le guide la vengeance céleste. Au revers des montagnes, il aperçoit rangés en bon ordre, avec leurs hommes d’armes, les princes de Croatie et d’Esclavonie, qui cherchent à lui couper le passage. Leurs troupes innombrables couvrent à perte de vue la plaine, les vallées, les collines, et le soleil, répercuté sur les boucliers d’or, embrase les montagnes comme d’un vaste incendie. Attila descend, et la bataille s’engage. Huit jours entiers on se bat sans repos ni trêve ; enfin le Seigneur livre aux mains d’Attila la terre des Slaves et des Croates, parce que ces hommes étaient infidèles, et que le roi des Huns avait obéi docilement aux ordres de Dieu.

« Maître de la Croatie et de l’Esclavonie, Attila passe la Drave. Plus il parcourt le pays qu’il a conquis, plus il l’aime. Du pied des Alpes au Danube, ce ne sont que prairies verdoyantes, tapissées de hautes herbes, peuplées de troupeaux et de pâtres, de jumens et de poulains indomptés. Au-delà du Danube et de la Théïsse s’étend une contrée plus spacieuse encore et plus belle, plus riche en prairies, plus abondante en moissons. Longtemps il avait roulé dans son esprit le projet de retourner en Asie, au berceau de ses ancêtres ; il délibère de nouveau en lui-même s’il accomplira ce dessein, ou s’il se fixera dans le pays soumis par ses armes. Se souvenant alors de la promesse de l’ange, il se décide à rester, établit son armée à demeure, distribue la terre aux princes et aux barons, et, du consentement de tous, règle que son fils aîné sera roi après sa mort. »

Attila avait alors cent vingt-quatre ans, ce qui n’était pas chez les Huns un âge très avancé, puisque son père Bendekuz vivait encore et gouvernait en Asie la tribu des enfans de Nemrod. À cet âge, il n’a rien perdu de l’ardeur et des passions de la jeunesse. Un peuple de femmes qu’il augmente sans cesse par de nouveaux mariages remplit son palais : à leur tête figurent deux princesses de sang illustre, la Romaine Honoria ; fille d’Honorius, empereur de Grèce, et la Germaine Crimhild, fille du duc de Bavière. Chacune d’elles lui a donné un fils, déjà sorti de l’adolescence : le fils d’Honoria se nomme Chaba, celui de Crimhild Aladarius. Enfans de deux mères rivales, ces deux jeunes gens se jalousent, et leur inimitié menace l’empire des Huns de déchiremens et de ruine. Nous trouvons ici un mélange bizarre de la tradition nationale avec la tradition allemande ; celle-ci a fourni Crimhild, celle-là Honoria. La vanité asiatique n’a pas voulu que l’amour d’une fille d’empereur romain, si indigne qu’on la supposât, fut perdu pour un roi des Huns, et elle a marié Attila à la petite-fille de Théodose. Elle a fait plus : elle a voulu que sa descendance légitime se perpétuât seulement par cette méprisable folle qu’il ne réclama jamais sérieusement, et qu’il dédaigna quand il put l’avoir. Honoria, dans la tradition magyare, est la véritable épouse d’Attila, la souche féminine des ducs et rois de la Hongrie, l’aïeule prédestinée de saint Étienne.

Cependant arrive du fond de l’Asie à la cour d’Attila une jeune fille d’une incomparable beauté, que son père, roi des Bactriens, offre pour épouse au grand roi des Huns. Elle se nomme Mikolt, et tous les yeux sont éblouis en la voyant. Attila veut que son nouvel hymen soit inauguré par des fêtes splendides, des courses de chevaux, des combats simulés et un repas qui dure trois jours ; mais des pronostics menaçans viennent se mêler aux éclats de sa joie. Son cheval favori meurt subitement le jour même des noces, et quand sa fiancée, le soir, veut entrer dans la chambre nuptiale, elle se heurte le pied droit contre le seuil de la porte si rudement qu’elle est obligée de s’arrêter. « Que tardes-tu ? » criait Attila dans son impatience. — « Je viendrai quand il sera temps ! » répondit Mikolt. On vit dans cette scène un présage de mort. Le lendemain en effet, Attila est trouvé dans son lit, froid et tout baigné de sang : une hémorrhagie l’a enlevé pendant qu’il dormait. Nous reconnaissons ici la tradition hunnique directe, celle que propagèrent les fils mêmes du conquérant, quand ils firent chanter à ses funérailles que la mort de leur père ne réclamait point de vengeance.

À peine la tombe du roi des Huns est-elle fermée, que ses deux fils, Ghaba et Aladarius, tirent l’épée pour s’arracher les lambeaux de son héritage. C’est Théodoric qui les pousse à la destruction du royaume de leur père. Les Germains prennent parti pour le fils de Crimhild, les Huns pour celui d’Honoria, et la lutte à mort va se vider sur un plateau qui domine Bude, ville fatale, déjà marquée par un fratricide. La bataille dure quinze jours entiers sans trêve ni relâche, quinze jours durant, la flèche siffle dans l’air, les boucliers se heurtent et les épées se croisent : on ne vit jamais pareil massacre dans le monde. Chaba est vaincu, mais Aladarius vainqueur meurt de ses blessures. Les Germains donnèrent à cette terrible journée le nom de Crimhild, en souvenir de la princesse germaine, mère d’Aladarius, qui avait semé la haine dans le cœur des deux frères, et qui peut-être présidait à la bataille où périt son fils. « Tant de sang y fut versé, dit Simon Kéza, que si les Allemands ne s’obstinaient pas à mentir par vanité, ils confesseraient que pendant plusieurs jours ni hommes ni bêtes ne purent boire dans le Danube entre Potentiana et Sicambrie, attendu que le fleuve roulait dans son lit moins d’eau que de sang. » Cette phrase nous prouve qu’il existait au moyen âge une rivalité patriotique entre les minnesinger allemands et les rapsodes hongrois, chacun cherchant à exalter son pays aux dépens de l’autre : ce fut au milieu de ces joutes de l’orgueil national et de la poésie que la tradition revêtit sa dernière forme. Chaba vaincu se réfugie en Grèce « avec quinze mille Huns, débris de son armée. Honorius, son aïeul, d’après la tradition (car la similitude de nom a fait d’Honoria une fille d’Honorius), le reçoit avec tendresse à Constantinople, veut le retenir près de lui, et lui offre pour ses sujets des terres et des femmes. » Non, répond résolument le fils du Hun, j’ai en Asie, dans le pays des Moger, un autre aïeul que je dois revoir, j’ai une famille et une nation auxquelles je dois demander vengeance de la perfidie des Germains. » Il part donc après un court séjour en Grèce, et trouve dans le pays des Magyars son grand-père Bendekuz encore vivant, mais courbé sous les infirmités et le chagrin. Chaba le console, l’assiste dans le gouvernement de sa tribu et finit par lui succéder. Toutefois le fils d’Attila ne parvient pas à gagner l’affection des Magyars. Fier de sa descendance impériale, il affiche des prétentions blessantes pour sa nation. Les Magyars le rejettent à leur tour et le regardent comme un étranger ; leurs filles mêmes s’éloignent de lui, aucune ne consent à le prendre pour époux, et il faut que Bendekuz aille chercher une femme pour son petit-fils chez les tribus du Korasmin. Ce rôle de Chaba parmi les Magyars, son orgueil romain et le souvenir de sa mère Honoria planant sur toute cette histoire, mais à peine indiqué dans les maigres chroniques qui nous restent, donnent lieu de penser qu’ici se développait dans l’épopée hongroise quelque grand épisode se reliant à des traditions asiatiques aujourd’hui perdues. Chaba néanmoins fait oublier son orgueil ; sa lignée prend racine dans le Denlumoger, et continue le rameau direct d’Attila jusqu’à la naissance d’Almus, père d’Arpad. Ses fils sont parmi les Magyars les gardiens fidèles des vieux souvenirs et de la renommée de leur aïeul ; ils ne cessent d’animer leurs compatriotes à la recouvrance du patrimoine des Huns, envahi par les Germains et les Slaves.

Mais Chaba et ses quinze mille compagnons fugitifs ne sont pas le seul débris du peuple d’Attila ; un autre débris parvient à se maintenir en Hunnie. La chaîne des Carpathes, comme on le sait, est couronnée à l’orient par un grand cirque de montagnes abruptes qu’un défilé presque inaccessible ferme au midi, et qui s’ouvre et s’incline doucement du côté du nord. Les forêts séculaires dont ce plateau est couvert lui ont fait donner en langue hongroise le nom d’Erdele, terre des forêts, en latin Transylvania. Trois mille guerriers huns échappés au massacre de Crimhild s’y sont retranchés comme dans une forteresse naturelle ; mais comme ils voient les Germains acharnés à l’extermination de leur race, ils quittent leur nom de Huns, afin de se mieux cacher et prennent celui de Szekhely (Siculi), qui ne signifie pas autre chose qu’habitans des sièges administratifs ou des districts. À la faveur de ce subterfuge, ils se propagent et conservent leur indépendance, soit contre les Germains, soit contre les Valakes et les Slaves. Du haut des montagnes où il est campé comme en vedette, le Sicule a les yeux incessamment tournés vers l’Asie, d’où il attend Chaba et les Magyars, et avec eux la délivrance de sa terre natale ; mais son attente est vaine, il faut qu’il se passe quatre générations d’hommes avant que le temps marqué pour cette délivrance soit accompli, et c’est à lui, enfant des compagnons d’Attila, qu’est réservé l’honneur d’introduire les Magyars dans l’héritage des Huns. Le Sicule est en Occident ce qu’est en Orient la tribu de Chaba, le gardien officiel de la tradition. Ce rôle, il le revendiquait au moyen âge, et son langage était plein d’allusions à l’histoire du conquérant et de ses fils. Ainsi il donnait à une plante médicinale de ses montagnes le nom de baume de Chaba, « attendu que Chaba, instruit dans les secrets de la nature, avait employé cette herbe après la bataille de Crimhild à guérir ses soldats blessés et à se guérir lui-même. » On citait de lui, dès le XIIe siècle, un proverbe plein de mélancolie patriotique et de tendresse. Un Sicule se séparait-il de l’ami qu’il craignait de ne plus revoir, il lui disait avec un doux reproche : « Oh ! tu me reviendras, quand Chaba reviendra de la Grèce ! »

Dans toutes ces traditions, il n’est pas question de l’empire avar. Les Avars y sont confondus avec les Huns ; leurs guerres de Carinthie, de Dalmatie et d’Allemagne y sont attribuées à leurs devanciers ou à leurs successeurs, et les exploits de Baïan allongent la vie d’Attila. Si quelque vague souvenir du nom d’Avar reste encore dans le moyen âge hongrois, il s’applique à on ne sait quelle race de sorciers et de fées qui aurait construit ces grands remparts des khakans, dont les derniers vestiges ont disparu de nos jours. Quant aux Sicules, l’opinion est unanime depuis le XIe siècle pour les considérer comme un peuple antérieur à l’arrivée des Magyars sur les bords du Danube. En admettant cette antériorité, qui paraît incontestable, on peut encore se demander si les Sicules, comme ils le prétendent, sont un reste des Huns d’Attila, ou simplement un reste des Avars. Historiquement leur descendance directe des Huns n’aurait rien d’impossible, car les faits démontrent qu’il resta parmi les Gépides, devenus maîtres de la Honnie, plusieurs noyaux de population hunnique, et même un fils d’Attila ; toutefois il est plus raisonnable, plus conforme à la nature des choses, de voir dans le peuple sicule une tribu avare que les envahissemens des Slaves n’ont pas eu le temps d’étouffer. L’une ou l’autre hypothèse est indifférente dans la question qui nous occupe. Le rôle attribué aux Sicules par la tradition, d’avoir été les introducteurs des Magyars dans l’ancienne Hunnie et les gardiens des souvenirs d’Attila, s’expliquerait également bien, que les Sicules fussent des Avars, ou qu’ils fussent des Huns.


ARPAD.

Quatre générations se sont écoulées depuis la mort du grand roi des Huns, et Elleud, fils d’Ugek, fils d’Ed, fils de Chaba, fils d’Attila, règne sur la tribu d’Erd, au pays des Magyars. Elleud est sombre et chagrin, car il n’a point de fils, et sa femme chérie, Emésu, maudit nuit et jour sa stérilité. Une nuit que, lasse de pleurer, elle a cédé au sommeil, elle voit en songe l’oiseau Turul, l’épervier, symbole d’Attila, qui, planant au-dessus d’elle, semble l’enchaîner sous son vol, puis replie doucement ses ailes et vient dormir à son côté. Elle rêve ensuite que son sein se brise, et qu’il en jaillit un torrent brillant et brûlant comme du feu, qui parcourt le monde en le couvrant de ruines. Neuf mois après, elle met au monde un fils qu’elle appelle Almus, mot qui signifie également l’enfant du rêve et l’enfant sanctifié[5] ; les Magyars le surnomment l’enfant de l’épervier[6]. Cette incarnation d’Attila dans son petit-fils Almus n’a rien que de conforme aux idées orientales. Aujourd’hui encore les Mongols attendent la venue de Timour, qui doit s’incarner pour relever son peuple et lui rendre la domination de l’Asie. Almus ouvre un nouveau cycle de la poésie magyare, en même temps qu’une nouvelle période de l’empire des Huns.

Il grandit et se développe dans tout l’éclat de la beauté magyare. « Il était brun, tirant sur le noir, dit la tradition ; il avait de grands yeux noirs, une taille dégagée et souple, les mains grosses et les doigts longs. Nul ne l’égalait en générosité, en bravoure et en justice, car, bien qu’il fut païen, le Saint-Esprit était avec lui[7]. » Il se marie, et son fils Arpad devient homme à ses côtés ; mais une inquiétude secrète tourmente Almus. Quelque chose l’entraîne hors de son pays, à la recherche des royaumes jadis conquis par Attila : cédant enfin à sa destinée, l’enfant de Turul se décide à partir et appelle à lui des compagnons. Il s’en présente sept, sept chefs braves et renommés que suit une année innombrable, et qui portent, dans la tradition, le nom d’Hétu-Moger, c’est-à-dire les sept Magyars par excellence. Les Huns, à leur départ d’Asie, comptaient aussi sept chefs, six capitaines et le grand-juge Turda. Les Hétu-Moger choisissent Almus pour commandant suprême ou duc, et se lient entre eux et à lui par un serment terrible. Rangés en cercle autour d’un baquet, le bras gauche étendu, ils s’ouvrent la veine avec leur poignard, et, confondant dans le baquet leur sang qui jaillit, ils jurent de reconnaître pour leurs ducs à perpétuité Almus et ses descendans, de mettre en commun leur butin et leurs conquêtes, de se tenir tous pour égaux, ayant place au conseil du chef ; et tandis que leur sang tombe à gros bouillons dans le vase, ils prononcent ensemble ces mots : « Qu’ainsi coule jusqu’à la dernière goutte le sang de quiconque se révoltera contre le chef, ou tentera de diviser sa famille ! Qu’ainsi coule le sang du chef, s’il viole jamais les conditions de ce pacte ! » Telle fut la première loi de la république des Magyars.

Les Magyars partent sous la conduite d’Almus. Ils traversent les Steppes, évitant les lieux habités, mangeant le gibier des broussailles et le poisson des rivières, et ne touchant à rien de ce qu’a produit le labeur de l’homme. Quand ils rencontrent devant eux quelque large fleuve, ils le passent, assis sur leur tulbou : ils appellent ainsi les outres de cuir qui leur servent de nacelle[8]. Ils arrivent enfin aux bords du Dnieper, que domine la grande et forte cité de Kiev, habitée par les Russes. À la nouvelle que les Magyars approchent et que leur duc Almus est un petit-fils de cet Attila à qui la Russie payait jadis tribut, Kiev ferme ses portes, et les Russes appellent à leur aide les Cumans blancs leurs voisins ; mais le duc Almus n’a pas besoin d’aide, car le Saint-Esprit combat pour lui. La bataille commence avec une ardeur égale de part et d’autre, et les Russes poussent des cris féroces qui étonnent un moment les Magyars. « Rassurez-vous, dit le duc Almus à ses soldats : ce sont là des hurlemens de chiens, et quand les chiens ont vu le fouet du maître, ils se couchent à plat ventre et se taisent. » La fureur des combattans redouble ; les Russes enfoncés sont mis en fuite, et les têtes tondues des Cumans roulent à terre comme des courges crues.

Kiev ouvre ses portes, et ses principaux habitans, les mains chargées de présens inestimables, viennent trouver le duc Almus dans son camp. « Que veux-tu faire dans notre pays ? lui disent-ils. Vois là-bas, au soleil couchant, par-delà la forêt des Neiges, c’est l’ancien royaume d’Attila, la terre de Pannonie. Il n’en est pas de meilleure au monde. Des fleuves remplis de poisson, le Danube, la Théïsse, le Vag, le Maros, le Temèse, la traversent, et des ruisseaux sans nombre la fertilisent. Cette bonne terre est actuellement aux mains des Slaves, des bulgares, des Valakes et des bergers romains qui s’en sont emparés après la mort du roi Attila. Les Romains ont dit que la Pannonie était leur pacage : ils ont bien dit, car ils font paître leurs troupeaux sans trouble sur le patrimoine des Magyars. » Ces paroles excitent l’impatience d’Almus ; il reçoit des Russes un tribut de dix mille marcs d’or, des fourrures et de riches tapis, des chevaux harnachés d’or et des chameaux ; puis il emmène leurs otages et part. Sept chefs cumans, voyant sa vaillance, lui demandent la permission de le suivre.

Il traverse le pays de Lodomer sans s’y arrêter ; il entre dans la Galicie, mais il y fait halte. Partout on lui livre des otages, partout on lui offre des présens. On lui amène des bœufs harnachés pour porter son bagage : l’or d’Arabie, l’hermine, les riches vêtemens remplissent ses chariots. « Pourquoi restes-tu si longtemps ici ? lui dit le duc de Galicie. Là-bas, derrière la forêt des Neiges, s’étend la terre de Pannonie, héritage du roi Attila. Les Romains, les Bulgares et les Slaves la possèdent : les Romains l’ont occupée jusqu’au Danube et y ont placé leurs pasteurs ; les Bulgares ont pris ce qui se prolonge au-delà entre le Danube et la Théïsse jusqu’aux frontières des Russes et des Polonais, et les Slaves ont usurpé le reste. Aucun pays au monde ne peut être comparé à ce bon pays ; la terre y est grasse et féconde ; des fleuves poissonneux l’arrosent, et d’innombrables ruisseaux le fertilisent. »

Almus crut à ces paroles, et reprit gaiement sa marche. Le duc de Galicie lui a donné deux mille archers pour le guider, et trois mille paysans armés de haches et de faux pour lui ouvrir une route dans la forêt des Neiges. Bientôt les Magyars commencent à franchir la pente des montagnes, et leurs guides les abandonnent. Ils montent toujours, et entrent dans un canton sauvage où les aigles perchent sur les rameaux des arbres, serrés comme des nuées de moucherons : à la vue des chevaux et des bœufs des Magyars, ces oiseaux s’abattent sur eux pour les dévorer. Sorti de ce canton inhospitalier. Almus errait à l’aventure, quand il voit arriver des étrangers qui parlent la langue des Hongrois : ce sont les Sicules d’Erdele, qui, instruits par la renommée de l’approche d’un petit-fils de Chaba, sont descendus de leur plateau pour le recevoir. Avec leur assistance, les Hongrois enlèvent la ville de Hung-Var, et s’établissent dans la contrée voisine : ils ont posé le pied sur la terre d’Attila pour n’en plus sortir. Magyars et Szekhely célèbrent ce grand événement et la joie de leur réunion par un aldumas qui dure quatre jours : pendant quatre jours, grands et petits s’enivrent en mangeant de la chair de cheval que les prêtres ont consacrée.

La mission de l’enfant du rêve se termine ici, Almus meurt, et son fils Arpad lui succède comme duc des Magyars. Campés au sommet des Carpathes, les Magyars ne possèdent que d’âpres vallées, tandis que les grasses plaines de Dacie et de Pannonie s’étendent près de là, sous leurs pieds. Elles appartiennent au duc Sviatipolg, chef des Slaves Marahunes ou Moraves, qui réside sur la rive gauche du Danube, dans une ville baignée par les eaux du fleuve. Arpad fait venir vers lui Kusid, fils de Kund, homme intelligent et rusé. « Va explorer ce pays, lui dit-il, et rapporte-moi s’il est bon et si Sviatipolg est notre ami. » Kusid, fils de Kund, part aussitôt avec une bouteille vide à la main et un sac de cuir sur le dos. Il va trouver Sviatipolg dans son palais et lui adresse ces paroles : « Arpad, mon seigneur, te prie de lui accorder, pour y faire paître ses troupeaux, un coin de ce pays, que son aïeul, le très-puissant roi Attila, posséda jadis tout entier. » Sviatipolg, supposant que les Magyars étaient une nation de bons paysans qui désiraient cultiver sa terre et faire paître leurs troupeaux moyennant tribut, accueille avec joie Kusid, fils de Kund. « Eh bien ! dit alors l’espion, permets-moi de puiser dans cette bouteille un peu d’eau du fleuve, et de mettre dans ce sac un peu de terre des champs avec un peu d’herbe des prés, afin que les Magyars jugent si cette terre et cette herbe sont bonnes, et si cette eau vaut celle des fleuves de leur patrie. — Fais comme il te plaira, » lui répond le Morave.

Kusid descend vers le fleuve, remplit d’eau sa bouteille et la rebouche ; il s’avance ensuite dans la plaine, prend une poignée de sable noir qu’il met dans son sac, et passe de là dans la prairie, où il en prend une autre de différentes herbes ; puis, chargé de ce fardeau, il regagne le chemin de la montagne. Son récit enchante Arpad et les Magyars, on se presse autour de lui, on l’accable de questions ; chacun veut voir et goûter l’eau, la terre et l’herbe, que l’on déclare de bonne apparence et de bon goût. Alors Arpad, mettant de cette eau dans sa corne à boire, la verse solennellement sur la terre en prononçant par trois fois cette invocation : Dieu ! Dieu ! Dieu ! que les Magyars répètent en chœur.

Quelques jours après, Kusid se remet en marche par le même chemin : il est chargé d’offrir à Sviatipolg, au nom d’Arpad et des Magyars, un grand cheval blanc qu’il conduit par la bride. Le frein de ce cheval est d’or, et sa selle est dorée avec de l’or d’Arabie. « Tiens, dit-il au duc des Moraves, voilà ce qu’Arpad t’envoie pour le prix de la terre que tu lui permettras d’occuper. — Qu’il en occupe tant qu’il voudra ! » répond Sviatipolg, toujours dans l’erreur, et s’imaginant qu’on lui envoie ce cheval en signe d’hommage et de soumission. Les Magyars, apprenant sa réponse, descendent de la montagne dans la plaine ; ils se répandent par tout le pays, s’emparant de la terre et des villages, non comme des hôtes ou des fermiers, mais à titre de maîtres, en vertu d’un droit héréditaire de propriété. Sviatipolg, à qui ces violences sont rapportées, ne sait plus que penser de la conduite de ces étrangers. Il allait leur dépêcher ses ordres, quand un nouveau messager hongrois se présente et lui dit : « Voici ce qu’Arpad et les Magyars te déclarent par ma bouche : Il ne convient pas que tu restes plus longtemps dans ce pays que tu nous as vendu, car nous avons acheté de toi la terre au prix du cheval, l’herbe au prix du frein, l’eau au prix de la selle. — Eh bien ! donc, s’écria le Morave en poussant un grand éclat de rire, j’assommerai le cheval avec mon maillet, je jetterai le frein dans la prairie, et je noierai la selle dorée dans le Danube. — Quel mal cela fera-t-il à mon maître ? reprit tranquillement l’envoyé. Si tu tues le cheval, ses chiens rencontreront le cadavre et en feront leur curée ; si tu jettes le frein dans la prairie, ses faucheurs le trouveront et le lui remettront ; si tu noies la selle dans le Danube, ses pêcheurs la retireront de l’eau, la feront sécher sur la rive et la reporteront à sa maison. Qui possède la terre, l’herbe et l’eau possède tout. »

Instruit un peu trop tard du caractère de ses hôtes, Sviatipolg essaie de les combattre, mais il est vaincu ; son armée est mise en déroute, et lui-même désespéré se jette dans le Danube la tête la première. Arpad, possesseur de la rive gauche du fleuve, passe sur la droite, et bientôt Slaves, Bulgares et Romains sont chassés de la Pannonie ou forcés de se soumettre au nouveau maître. L’armée magyare se trouve grossie d’un nombre immense d’étrangers de toute race qui viennent partager sa conquête. Arpad fait enfin son entrée triomphale dans la ville de Sicambrie, restée déserte depuis la mort d’Attila. Il y retrouve les palais de son aïeul, les uns encore debout, les autres ne présentant plus qu’une grande ruine, et les Magyars remarquent avec admiration que tous ces édifices avaient été construits en pierre. C’est au milieu de ces débris de la puissance des Huns qu’Arpad célèbre l’aldumas destiné à fêter sa victoire. Ce grand aldumas dure vingt jours entiers ; des troupeaux de chevaux blancs égorgés et consacrés par les prêtres passent de la boucherie sur des tables, où tous les Magyars sont assis, depuis le duc jusqu’au dernier soldat. Le bruit des instrumens de musique et les chansons des rapsodes égaient les convives pendant le repas. Arpad et les nobles sont servis dans des plats d’or, les simples soldats et le peuple dans des plats d’argent. Enfin, pour couronner dignement les joies de ce long festin, le chef distribue le butin et les terres conquises à ses capitaines, à son armée, aux étrangers qui l’ont assisté.

L’ancienne Hunnie est reconquise ; la bannière de l’épervier flotte sur les murs ruinés de Sicambrie, et la pyramide funéraire de Kewe-Haza, qui recouvre les ossemens des Huns, n’est plus sous la domination de l’étranger. La mission d’Arpad se termine là, comme celle d’Almus s’est terminée au sommet des Carpathes, à l’entrée de la terre promise. Il meurt, et les Magyars l’enterrent près de la source d’une petite rivière qui baigne le territoire où doit se fonder plus tard la cité chrétienne d’Albe-Royale. La sépulture d’Arpad devient celle des chefs hongrois de la première période, ducs et païens : à la limite du canton se trouve celle d’Attila et des Huns, et entre les deux s’élèvera plus tard l’Église-Blanche où reposeront les rois chrétiens de la Hongrie. Le tombeau d’Arpad est un nouveau gage de consécration pour ce coin de terre, où se pressent les grands monumens de la nation magyare, les symboles de son passé et de son avenir.

À l’action principale que je viens d’esquisser se joignent dans les récits traditionnels beaucoup de détails, empruntés évidemment aux chansons domestiques. Si l’on en veut croire ces vieilles poésies, les violences et les cruautés des Magyars contre les Allemands ne sont que des représailles de famille, dont l’origine remonte aux guerres d’Attila et de ses fils. Ainsi Bulchu, un des plus épouvantables héros de l’histoire hongroise, que ses actions atroces firent surnommer de son vivant Ver-Bulchu, c’est-à-dire Bulchu le mauvais, commettait ses barbaries dans un esprit de vengeance héréditaire. « Il faisait rôtir à la broche, nous dit Simon Kéza, tous les Allemands qu’il pouvait rencontrer, et buvait leur sang en guise de vin, par la raison que les Germains avaient fait périr cruellement un de ses ancêtres à la bataille de Crimhild. » On aperçoit bien ici comment le lien épique, passant d’une époque à l’autre, formait un seul tissu de toutes ces traditions générales ou particulières. Enfin les documens traditionnels que nous possédons contiennent, outre les faits relatifs à la conquête, l’état du conquis et la désignation des lots attribués à chaque famille par droit de premier occupant ou par concession ultérieure. C’est le Doomesday-Book de la Hongrie : à chaque ligue, on y retrouve la mention que le droit de propriété dérive du roi Attila.


SAINT ÉTIENNE ET LA SAINTE COURONNE.

Nous arrivons au dénoûment de l’épopée magyare, et quelques explications historiques préliminaires aideront à bien comprendre le sens profond de cette péripétie, qui clôt les temps héroïques de la Hongrie ainsi que la tradition proprement dite.

De l’époque d’Arpad, nous sommes transportés aux dernières années du Xe siècle. Il y a quatre-vingts ans que les Magyars ont fondé un petit état au midi des Carpathes, et quatre-vingts ans que le pillage et la dévastation parlent de ce petit état pour aller atteindre jusqu’aux nations européennes les plus éloignées. Une haine instinctive du christianisme et le goût des profanations donnent à ces ravages un caractère particulièrement effrayant pour la chrétienté. On ne peut disconvenir que l’intrusion de cette république de brigands païens au cœur même de l’Europe n’ait été, pendant près d’un siècle, un vrai fléau pour le christianisme et pour la civilisation. L’Europe eut beau mettre ces brigands hors du droit des nations, attacher les chefs au gibet, et traiter les soldats sans quartier : ce triste système de représailles, en ravalant la civilisation au niveau de la barbarie, n’amenait que l’exaspération de la barbarie même. On songea enfin à l’emploi d’un remède essayé à diverses époques sur les peuples païens de l’Europe septentrionale, et qui consistait dans un certain mélange de coercition morale et de violence armée. Quand un de ces peuples qui gênaient le développement chrétien et monarchique des grands états européens se rendait par trop insupportable à ses voisins, on le pourchassait, on le mettait aux abois, et lorsque, à bout de ressources, il implorait la paix, on la lui accordait telle qu’elle le chargeât d’une double chaîne, au dehors et au dedans. Ainsi on l’obligeait par traité à recevoir des missionnaires chrétiens, à laisser construire des églises et des couvens sur son territoire, à reconnaître les évêques qu’on lui donnerait, et ces instrumens d’une conquête religieuse, mis sous la foi des traités, asservissaient ce peuple en changeant ses mœurs. Dagobert avait usé de ce procédé, non sans succès, avec les Bavarois, Charlemagne avec les Saxons, et les empereurs germains de la maison de Saxe l’éprouvaient à leur tour sur les populations slaves de la Pologne.

La cour de Rome, comme on le pense bien, était toujours de moitié dans l’application de ce remède héroïque, et les armes qu’elle avait en main ne possédaient pas moins de puissance que l’épée temporelle des empereurs d’Allemagne, quoiqu’elles fussent d’une autre nature. La plupart des peuples susceptibles d’être ainsi convertis se trouvaient organisés en aristocraties militaires, sorte de gouvernement essentiellement favorable à l’esprit de turbulence et d’entreprise : tant que cette forme d’administration devait persister, il semblait impossible d’obtenir de ces peuples avec l’exécution sincère des traités un état de paix durable. Force était donc de ruiner le gouvernement aristocratique chez la peuplade qu’on voulait convertir, et d’amener celle-ci à une monarchie fondée sur des principes analogues à ceux des autres gouvernemens européens ; c’était là un des premiers soins de la politique chrétienne et civilisatrice. Le but n’était pas très difficile à atteindre, l’ambition des hommes aidant. On faisait briller aux yeux de chefs avides de pouvoir et rivaux les uns des autres la perspective d’une royauté concédée au plus digne, c’est-à-dire à celui qui aurait montré le plus de zèle pour la propagation du christianisme parmi les siens, et c’était au pape, dispensateur des couronnes en vertu du droit divin, qu’appartenaient le choix et l’institution des nouveaux rois. Les évêques et les missionnaires, agens du pouvoir pontifical près des nations en cours de conversion, travaillaient incessamment l’esprit des chefs, et l’appât d’une couronne manquait rarement son effet. Les choses se passaient ainsi en Pologne dans les dernières années du Xe siècle. Commencée à grands coups d’épée par l’empereur Othon Ier, la conversion des Polonais se poursuivait sous des auspices plus pacifiques. Le duc qui les gouvernait alors, Miesco, autrement dit Miecislas, néophyte plus ambitieux que convaincu, s’agitait en tout sens sinon pour consolider l’œuvre chrétienne, du moins pour faire croire au pape qu’il l’avait consolidée, et déjà il réclamait ce titre royal qui était l’aiguillon et la récompense des grands succès.

Ce fut vers cette époque et dans des circonstances à peu près pareilles que la foi chrétienne s’introduisit en Hongrie à la suite d’un traité de paix. Les Hongrois avaient lassé la patience de leurs voisins, soit en leur faisant directement la guerre, soit en entrant comme auxiliaires dans toutes les révoltes qui les déchiraient. Enfin en 955 les Germains se concertèrent pour exterminer cette nation turbulente. Tandis qu’elle assiégeait la ville d’Augsbourg avec une armée qui renfermait toute sa jeunesse, l’empereur Othon Ier, accompagné de forces supérieures, cerna les assiégeans, les culbuta soit contre la ville, soit contre la rivière du Lech, qui la traverse, et, refusant de les recevoir à composition, ne leur laissa que le choix de leur mort. Leurs deux chefs, Léel et Bulchu, furent pendus au gibet de Ratisbonne, ainsi que je l’ai raconté plus haut. Cette terrible défaite abattit l’audace des Magyars, qui demandèrent la paix en supplians ; mais l’empereur Othon, après de longs refus, ne l’accorda qu’à la condition qu’ils se feraient chrétiens, ou du moins qu’ils ouvriraient leur territoire au christianisme. Les féroces Magyars reçurent donc des missionnaires, laissèrent construire chez eux des églises, eurent des prêtres et des évêques, mais ne se firent point chrétiens. Leurs prédicateurs périrent presque tous de mort violente, et le duc Toxun, sous le gouvernement duquel avait été conclu le traité, mourut dans l’impénitence païenne. Sous Geiza, son fils et son successeur, le christianisme fit un assez grand pas. Ce duc hongrois, qui paraît avoir eu plusieurs femmes, en aimait une passionnément, et celle-ci, d’un caractère viril et décidé, qui montait à cheval, buvait et se battait comme un homme, avait pris sur lui un ascendant presque absolu. Elle était fille de Gyla, duc de Transylvanie, se nommait Sarolt, et avait reçu des Slaves, à cause de sa grande beauté, le surnom de Beleghnegini[9], c’est-à-dire la belle maîtresse. Un beau jour elle se convertit, et bientôt après Geiza fut baptisé. Jusqu’à quel point l’éclat de cette couronne royale qu’on faisait resplendir dans le lointain aux yeux des néophytes concourut-il, avec les séductions de la belle maîtresse, à déterminer la conversion de Geiza ? On ne saurait le dire ; mais on sait que Geiza, homme d’un caractère faible et incertain, s’il avait convoité la couronne, n’osa pas la mériter. Une révolte survenue parmi ses sujets pour le rétablissement du culte païen le trouve pusillanime et presque renégat ; non-seulement il ne la réprime pas, mais il mange du cheval et fait acte de paganisme pour sauver son autorité menacée. Il resta duc, mais il dut renoncer à être roi. Quant à Sarolt, d’une âme mieux trempée et d’une foi plus sincère, elle brava les menaces et ne broncha pas un instant. Si la couronne eût pu être donnée à une femme, Sarolt était digne de la recevoir et l’aurait noblement portée ; par malheur, les institutions magyares ne le permettaient point encore, et plus malheureusement Sarolt n’avait point de fils sur qui put se reverser la reconnaissance de l’église. C’est à ce moment critique pour la race d’Attila et pour les destinées chrétiennes de la Hongrie que nous allons reprendre le cours interrompu des traditions.

« Le temps marqué par les décrets de Dieu est arrivé, » nous dit sur le ton d’une prophétie la chronique de l’évêque Chartuicius. — Il fait nuit, et Sarolt, en proie au chagrin de sa stérilité, n’a cédé qu’avec peine au sommeil, quand un jeune homme lui apparaît dans un rêve. Ce jeune homme tout resplendissant d’une beauté céleste porte le vêtement des diacres chrétiens. Il s’approche de sa couche et lui dit : « Femme, aie confiance en Dieu. Tu mettras au monde un fils, et à ce fils est réservée une couronne d’une durée infinie. Tu auras soin de lui donner mon nom. — Qui donc êtes-vous ? demande Sarolt étonnée. — Je suis, reprend la vision, le proto-martyr Étienne, le premier qui versa son sang en témoignage pour le Christ. » Neuf mois après cette apparition, Sarolt accouche d’un fils qu’elle nomme Étienne ou plutôt Stéphanos, vrai nom du proto-martyr, et, suivant la remarque faite par le légendaire lui-même, ce mot signifie couronne[10]. Voilà donc le fils de Geiza prédestiné à cette royauté perdue par la faiblesse de son père, reconquise par les mérites de sa mère. Étienne est l’enfant de la femme forte, et l’enfant du rêve comme Almuis. Nous retrouvons ici une contre-partie de l’histoire d’Emésu, avec une différence de forme en rapport avec la différence des religions : Almus est une incarnation païenne d’Attila ; Étienne est l’enfant de la promesse de Dieu, le petit-fils couronné que l’ange montrait dans le lointain au roi des Huns comme le prix de son obéissance.

Saint Adalbert reçoit Étienne des mains de sa mère pour le diriger et l’instruire. Il façonne au christianisme, il nourrit de sentimens charitables et justes l’adolescent, en qui éclatent déjà l’audace et l’inflexibilité maternelles. À quinze ans, quand il perd son père, Étienne est un homme avec qui les plus turbulens doivent compter. Enhardis par sa jeunesse, les magnats se révoltent, veulent enlever sa mère et le tuer, tandis que les prêtres païens entonnent la chanson des anciens dieux : « Rasons les églises, étranglons les moines et brisons les cloches. » Étienne fait face à tout ; il abat les nobles, il disperse les païens, intimide l’ennemi du dehors, qui envenimait les querelles du dedans pour en profiter, et sauve le christianisme d’une ruine presque assurée. À dix-neuf ans, toutes les bouches le proclamaient l’apôtre armé de la Hongrie.

Cependant un événement considérable allait s’accomplir sur la frontière même du pays des Magyars, et donner aux Polonais une sorte de suprématie chrétienne parmi les barbares du nord de l’Europe. Cet événement, c’était l’élévation du duc Miesco à la royauté qu’il ambitionnait si ardemment et depuis tant d’années. Le siège de saint Pierre était alors occupé par un des plus savans hommes qui s’y soient assis, le Français Gerbert, autrement dit Sylvestre II, à qui sa grande perspicacité, ses vastes études et son penchant pour les sciences occultes valurent au moyen âge un certain renom de sorcellerie. Tout sorcier qu’il était ou qu’on le croyait, Herbert se laissa abuser sur le caractère personnel de Miesco et sur la réalité des conversions que le néophyte prétendait avoir provoquées et obtenues parmi ses sujets. Dans son erreur, il promit au duc tout ce que le duc lui demandait, bénédiction apostolique, titre royal et diadème, et il fit fabriquer à son intention une couronne digne par sa richesse et sa beauté de la munificence du chef de l’église. Déjà même il avait fixé le jour où il recevrait l’envoyé de Miesco, Lambertus, évêque de Cracovie, à qui il voulait remettre de sa main le bref apostolique et le diadème : encore quelques semaines, et le duc des Polonais sera le premier roi chrétien des races du Nord.

Dieu se souvint alors que cinq siècles et demi auparavant la sainte cité de Rome avait été menacée d’une grande profanation, lorsque Attila s’avançait avec toutes ses forces pour l’anéantir. Il se souvint aussi qu’il avait envoyé un ange pour arrêter le barbare dans sa marche, et que l’ange avait promis au nom du Christ « qu’un jour viendrait où la génération du roi des Huns obtiendrait, dans ces mêmes murs de Rome et de la main du successeur des apôtres, une couronne qui n’aurait point de fin. » Le Seigneur comprit que le moment de remplir sa promesse était venu. Aussitôt il inspire au duc Étienne l’idée de réclamer pour lui-même du souverain pontife la bénédiction apostolique et le titre royal, en récompense de ses mérites et des fruits de son apostolat. Étienne convoque donc à une diète générale les évêques, les magnats et le peuple du duché de Hongrie ; il leur expose ses travaux, il leur confie son désir, et tous décident qu’il faut députer à Rome Astricus, évêque de Strigonie, pour mettre aux pieds du saint père la demande d’Étienne et le vœu du peuple hongrois. Astricus part, et les deux ambassades cheminent sur la même route sans le savoir : une seule journée de marche les sépare ; mais par la volonté de Dieu, Lambertus s’est attardé, et Astricus a pris les devans. Tous deux ignorent qu’ils se rendent au même lieu, pour le même objet ; leurs peuples l’ignorent aussi, et le pape Sylvestre ne sait rien, sinon que l’envoyé polonais doit se présenter devant lui au jour convenu, dès les premiers rayons du soleil. Parée d’ornemens inaccoutumés, la salle du palais pontifical est disposée pour l’audience ; la couronne destinée à Micsco est là : les orfèvres l’ont fabriquée de l’or le plus pur, incrustée des pierres les plus éclatantes. Jamais l’art n’a rien produit de si beau, et jamais aussi la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ n’a doté un objet matériel de plus de grâces et de promissions pour ce monde et pour l’autre.

Préoccupé de la cérémonie du lendemain, Gerbert commençait à céder au sommeil, quand une vision du ciel éblouit ses yeux. Un ange lui apparaît et lui dit : « Sache que demain, au point du jour, les envoyés d’une nation inconnue, fille de la Hongrie orientale, mais dépouillée de la férocité du paganisme, viendront te demander à genoux une couronne royale pour leur duc. Celle que tu destinais à Miesco, donne-la-leur, car elle leur appartient, et Miesco ne doit point la posséder. De lui sortira une génération maudite qui aura plus de souci de planter des forêts que des vignes, de semer de l’ivraie que du bon grain, qui multipliera les bêtes fauves plutôt que les brebis et les bœufs, les chiens plutôt que les hommes, pour qui l’iniquité sera justice, la trahison concorde, la tyrannie charité. Cette race ressemblera à une couvée d’animaux sauvages se nourrissant de chair humaine, à un nid de serpens rongeant le cœur de la terre. Confiant dans la folie de leur puissance et rejetant comme des fables les saintes prophéties, ces hommes oublieront que je suis le Dieu fort, qui me venge sur la troisième et quatrième génération, qui afflige ceux qui m’affligent et ne laisse pas plus le mal impuni que le bien sans récompense. Quand cette génération aura passé, je prendrai en pitié celle qui suivra, je l’élèverai et je la couronnerai de la couronne des saints. Fais comme je t’ai dit. » Après avoir prononcé ces paroles, l’ange disparaît aux regards de Sylvestre.

Les premiers rayons du jour.coloraient à peine le faite du palais papal, que les envoyés de Hongrie entraient à Rome, et ils sont bientôt devant le pontife. Prosterné aux pieds de son trône, l’évêque de Strigonie expose humblement les travaux du duc Étienne et le vœu du peuple hongrois qui réclame pour son chef la bénédiction apostolique et le titre de roi. Sylvestre en l’écoutant laisse éclater son allégresse, car il se rappelle les paroles de l’ange, et reconnaît la vérité de sa vision. Il l’encourage avec une bienveillance paternelle. Exécuteur des promesses du Christ, il livre, pour être remise au descendant d’Attila, cette couronne qu’il avait fait fabriquer avec tant de sollicitude, et qu’il avait enrichie de tous les dons du ciel et de la terre, gage mystérieux qu’il avait préparé à son insu, prix du marché jadis conclu entre Jésus-Christ et son fléau pour le rachat de Rome et des ossemens des apôtres. Sylvestre, admirant les voies de Dieu, accorde une autre grâce encore au duc Étienne ; il lui fait don d’une croix qui doit être portée devant lui comme marque de son apostolat. « Je ne suis que l’apostolique, dit-il à l’évêque Astricus ; Étienne est l’apôtre élu de Dieu pour la conversion de son peuple. » Chargée de ces précieux trésors et d’une lettre qui renferme la bénédiction du saint père, l’ambassade se remet en route sans perdre un instant, et regagne à toute vitesse les bords du Danube.

Le lendemain, c’était le tour de Lambertus et des envoyés polonais. Aux premiers rayons du jour, ils entrent dans le palais pontifical ; mais le pontife les accueille par les paroles d’Isaac à Esaü : « Un autre est venu qui a dérobé la bénédiction de son frère. » Lambortus à ces mots pousse un cri de surprise et de douleur : « Père très saint, dit-il à Sylvestre, si la couronne a été enlevée à Miesco, qu’il conserve du moins ta bénédiction ! » — « Alors, reprend le pape d’un ton sévère, faites pénitence, car le seigneur Dieu est irrité contre vous. Il m’a ordonné par son ange de vous rejeter, et de couronner d’une couronne chrétienne le duc de la nation féroce et indomptable des Hongrois. Cette nation sera grande, les apôtres Pierre et Paul la protègent, et quiconque s’élèvera contre elle encourra leur indignation. » Ainsi, par la vertu d’Attila, non-seulement les Hongrois possèdent cette couronne « d’une durée infinie » qui leur était promise depuis tant de siècles, mais ils l’enlèvent aux Polonais leurs rivaux, leurs prédécesseurs dans la voie du christianisme. Le peuple magyar est l’Israël des peuples du Nord, conquis par l’Évangile à la civilisation.

La sainte couronne (c’est le nom qu’elle prit dès lors et qu’elle porte encore aujourd’hui) est reçue triomphalement par le peuple hongrois, accouru en foule au-devant d’elle, duc et sujets, grands et petits. L’évêque de Strigonie la place avec respect sur la tête d’Étienne ; puis, soustraite aux regards profanes, elle est déposée dans un sanctuaire comme un objet sacré. Le règne d’Étienne remplit toutes les espérances qu’il avait fait naître : par les soins du nouveau roi, le christianisme s’affermit et se propage ; d’autres révoltes des magnats, d’autres tentatives des prêtres païens échouent contre sa fermeté ; l’empereur d’Allemagne, qui cherche à profiter de ces troubles intérieurs pour dépouiller le royaume, est repoussé honteusement. Étienne, avec une confiance sublime en l’assistance de Dieu, défie tous les périls. On raconte qu’un jour, dans une circonstance désespérée, il fit don solennel du royaume et du peuple hongrois à la vierge Marie, « reine et impératrice du ciel et de la terre, » et que la Hongrie fut sauvée.

Étienne donne à son gouvernement des institutions en rapport avec la foi nouvelle. Il fonde à quelques milles au-dessous de Sicambrie, capitale païenne des Huns et des Magyars, la ville d’Albe-Royale, capitale de la Hongrie régénérée par le baptême. C’est là qu’il est enterré, dans l’Église-Blanche qu’il a dédiée à la mère de Dieu, « reine céleste des Hongrois. » Sa tombe achève la consécration du petit territoire où tant d’événemens se sont accomplis. Une grande réconciliation s’opère et embrasse tout le passé. Si les mérites d’Attila ont préparé la puissance d’Arpad et la sainteté d’Étienne, la sainteté d’Étienne rejaillit sur ses deux glorieux ancêtres. La croix qui domine l’Église-Blanche éclaire au loin de ses rayons la sépulture du duc magyar et le cippe funéraire de Kewe-Haza.

Ici se termine l’épopée traditionnelle des Hongrois avec l’époque héroïque de leur histoire, et c’est ici que nous nous arrêterons. Les traditions que les temps postérieurs voient naître n’ont plus ni la même poésie, ni le sens profond et mystique qui donne à celle-ci un caractère à mon avis si admirable. On n’y rencontre plus dès-lors que des versions plus ou moins altérées de la réalité.

Qu’était-ce donc que cette sainte couronne, rançon du tombeau de saint Pierre gagnée par le fléau de Dieu dans l’exercice de sa terrible mission, et exécutée par les soins d’un pape français tant soit peu sorcier ? Ceux qui l’ont vue et décrite s’accordent à dire que c’était un ouvrage d’une rare perfection, fabriqué d’or très fin, incrusté d’une multitude de pierreries et de pertes. Elle présentait la forme d’un hémisphère ou calotte garnie d’un cercle horizontal à son bord et de deux cercles verticaux se coupant en équerre à son sommet, le tout surmonté d’une croix latine. Deux émaux quadrangulaires entourés d’une guirlande de rubis, d’émeraudes et de saphirs, et représentant le Christ et sa mère, étaient placés l’un au front de la couronne, l’autre à l’opposite, et l’intervalle était rempli par des figures d’apôtres, de martyrs et de rois chrétiens. Une suite de médaillons pareils, séparés par des lignes de brillans, recouvraient les cercles verticaux et se reliaient par en bas aux premières images. Vers la fin du XIe siècle, on gâta cette couronne de fabrique italienne et d’une noble simplicité en la superposant à une couronne, ouverte de style byzantin, cadeau fait en 1072 par l’empereur d’Orient Michel Dukas au roi Geiza II, son protégé. Les deux diadèmes, également chargés de pierres précieuses, de figures d’anges et de saints, furent soudés ensemble, de manière à former une coiffure unique d’une grande richesse, mais d’une grande incohérence de style et d’un aspect assez bizarre. C’est dans cet état que la sainte couronne est arrivée jusqu’à nous. Des lettres grecques accompagnent les anges et les saints de la partie byzantine et leur servent de légendes. La croix latine se trouve courbée par suite d’un accident advenu au XVIe siècle, quand la reine Isabelle, sur le point d’être prisonnière, emballa précipitamment la sainte couronne dans un coffre trop étroit et la faussa pour l’y faire entier. Depuis ce temps, on ne l’a point redressée, tant on craindrait de la profaner en y touchant, et elle a servi, ainsi infléchie, au couronnement de bien des rois.

La sainte couronne n’était pas chez les Hongrois un simple emblème de la royauté, c’était la royauté elle-même : elle contenait sous son enveloppe matérielle les droits divins et humains attachés au pouvoir souverain ici que l’entendait le moyen âge. L’ancien droit magyar la qualifiait de loi des lois et de source de la justice : y porter la main, s’en emparer, c’était crime, non de lèse-majesté seulement, mais de sacrilège. Quoique les rois de Hongrie fussent, électifs, l’élection ne constituait pour eux, d’après le droit du pays, qu’une préparation à la royauté, le couronnement seul les faisait rois. Les actes émanés d’un prince élu, mais non couronné, ne devenaient légitimes qu’en vertu d’une sanction donnée par lui après son couronnement. Si, par suite de circonstances quelconques, même par l’effet d’un beau dévouement à la patrie, ainsi qu’il arriva au roi Wladislas sous les murs de Varna, le prince élu mourait sans avoir été couronné, ses actes étaient rescindés comme nuls, et son nom rayé de l’album des rois. Plus d’une fois l’église, dans ses différends avec la noblesse et les rois de Hongrie, essaya de retirer de la sainte couronne les bénédictions qui la rendaient si précieuse, pour les transporter à une autre ; ce fut toujours en vain. Les dons mystérieux dont l’avait dotée Sylvestre II étaient réputés inséparables du diadème de Saint-Étienne. Le peuple n’eut jamais foi qu’en celui-là. Les reliques mêmes du saint monarque, dont on essaya un jour de composer une couronne en l’absence de l’autre, furent impuissantes à faire un roi ; mais aussi, quand on avait reçu la sainte couronne sur la tête, il fallait mourir ou régner. Comme conséquence de cette doctrine, les épouses des rois de Hongrie qui n’exerçaient pas le pouvoir royal devaient être couronnées sur l’épaule droite ; les reines régnantes l’étaient sur le front. Dans ce dernier cas la reine prenait le litre de roi : Moriamur pro rege nostro Maria-Theresa.

L’institution politique des Magyars faisait de la sainte couronne plus qu’une personne civile, comme nous disons dans le langage du droit ; elle en faisait presque un être animé. La sainte couronne avait sa juridiction, ses officiers, ses propriétés, qui étaient inviolables, son palais, sa garde. Son palais était tantôt le château de Bude, tantôt la forteresse de Visegrade, tantôt celle de Posonie, suivant les nécessités des temps. À Bude, on la déposait dans un compartiment de l’église du château muni d’une épaisse et solide porte perpétuellement surveillée ; elle-même était serrée dans un triple coffre cuirassé de fer et sous une triple clé. Sa résidence de Visegrade était encore plus forte. Construite sur un rocher à pic et protégée à son pied par une seconde forteresse plongeant dans le Danube, la forteresse de Visegrade passait pour imprenable. Une petite chapelle murée y recevait la sainte couronne, toujours enfermée dans sa triple boite. Deux gardiens nommés préfets passaient la nuit à tour de rôle contre la porte murée de la chapelle, et ne la perdaient jamais de vue pendant le jour. Une milice nombreuse et bien armée, placée sous leur commandement, faisait le guet sans interruption, dedans et dehors. Deux grands dignitaires choisis par la diète elle-même dans la plus haute noblesse du royaume et appelés duumvirs de la sainte couronne en étaient les conservateurs responsables. Ils juraient de la défendre au péril de leur vie, et de ne point rompre ni laisser rompre la clôture de la porte à moins d’un décret délibéré solennellement par l’assemblée des trois ordres. Ces précautions indiquaient assez que le dépôt qu’on voulait garantir était menacé de bien des périls. Elles furent impuissantes à les écarter. Tantôt des gardiens ambitieux ou corrompus, tantôt la ruse, tantôt la violence armée, forcèrent l’hôte sacré dans le sanctuaire de sa résidence. Les aventures de la sainte couronne, dérobée, emportée même hors du royaume, reconquise ou rachetée, formeraient une curieuse histoire dans l’histoire de Hongrie. Une fois elle fut perdue sur les chemins par un candidat errant qui l’avait mise dans un petit baril pour la mieux cacher ; une autre fois, en 1440, elle fut donnée en gage par Élisabeth, mère de Ladislas le Posthume, à Frédéric III, empereur d’Allemagne, pour la somme de 2,800 ducats. L’acte passé à cet effet nous apprend qu’elle était alors ornée de cinquante-trois saphirs, quatre-vingts rubis pâles, une émeraude et trois cent vingt-huit opales, et qu’elle pesait neuf marcs et six onces. Enfin en 1529, lorsque Soliman envahit pour la seconde fois la Hongrie, l’empereur Ferdinand ayant voulu enlever les insignes royaux de Visegrade, les gardiens, par excès de fidélité, s’y refusèrent sans un décret de la diète, et pendant ces débats les Turcs purent prendre Visegrade et la sainte couronne, qu’ils donnèrent au duc de Transylvanie, leur protégé. Chaque fois que, par un événement quelconque, la sainte couronne disparut, la vie politique sembla suspendue chez la nation hongroise. Un contemporain de Mathias Corvin nous raconte que lorsque ce roi la ramena de Vienne après l’avoir rachetée des mains de Frédéric III, les Hongrois voulurent la traîner avec des rubans et des guirlandes comme si c’eût été Dieu même, et que les paysans accoururent des cantons les plus éloignés pour la reconnaître et se prosterner devant elle. Aujourd’hui encore, malgré tant de révolutions et de si grands changemens dans les mœurs, tout son prestige n’est pas évanoui. Durant la dernière guerre, les insurgés vaincus l’avaient enterrée au pied d’un arbre dans un lieu désert, pour la soustraire à la possession de l’Autriche. L’Autriche a tout fait pour la retrouver, et un Magyar l’a livrée à prix d’argent. Le jour où ce palladium de la Hongrie a pu rentrer dans la chapelle de Bude au milieu d’une armée autrichienne et au bruit des salves d’artillerie, dans l’appareil d’un roi restauré, a été un beau jour pour l’Autriche. « D’aujourd’hui seulement, disait un ministre de cette puissance, nous recommençons à régner en Hongrie. »

Le souvenir du grand roi des Huns continua à se rattacher pendant tout le moyen âge aux destinées de la sainte couronne. Un annaliste hongrois rendant compte du couronnement de Rodolfe en 1572, et voulant donner une haute idée de l’appareil royal qui s’y déploya, en résume le tableau par ces mots : « On eût cru assister à une fête du roi Attila. »


III. — ÉPÉE D’ATTILA. — DERNIÈRES TRADITIONS EN HONGRIE ET EN ORIENT.

La Hongrie possédait au XIe siècle ou croyait posséder une bien précieuse relique d’Attila, son épée, qui, disait-on, n’était autre que l’épée de Mars, idole des anciens Scythes, découverte jadis par une génisse blessée, déterrée par un berger et portée au roi des Huns, qui en avait fait son arme de prédilection. « C’était, dit un vieux chroniqueur allemand, le glaive qu’Attila avait abreuvé du sang des chrétiens ; c’était le fouet de la colère de Dieu. » On y attachait l’idée d’une force irrésistible et de la domination sur le monde, et les Hongrois, tout bons chrétiens qu’ils étaient, gardaient l’épée de Mars dans leur trésor national presque aussi religieusement que la sainte couronne. Or il arriva que le jeune roi Salomon, fils d’André Ier, ayant été chassé du trône par une révolte des magnats en 1060, et rétabli en 1063 avec l’assistance d’Othon de Nordheim, duc de Bavière, la reine-mère n’imagina rien de mieux, pour prouver sa reconnaissance au duc de Nordheim, que de lui offrir cette épée, qui promettait à ses possesseurs la souveraineté universelle. Othon, parvenu en peu de temps à une haute fortune, avait encore plus d’ambition que de bonheur ; il accepta le don avec empressement, le conserva toute sa vie et le légua en mourant au jeune fils du marquis Dedhi, qu’il aimait beaucoup. Des mains du jeune marquis, mort prématurément, l’épée passa entre celles de l’empereur Henri IV, qui en fit cadeau à son conseiller favori Lupold de Merspurg. In jour qu’il allait dîner à la villa impériale d’Uten-Husen avec un brillant cortège de seigneurs, comme l’heure pressait, Henri poussa sa monture en avant, et les courtisans, aiguillonnant leurs chevaux, s’élancèrent sur sa trace à qui mieux mieux. Il y eut un moment de désordre, dans lequel le cheval de Lupold se cabra et lança à terre son cavalier, qui en tombant s’enferra de sa propre épée. On remarqua qu’il portait ce jour-là, par honneur, celle dont l’avait gratifié l’amitié de son maître. Si le glaive du roi des Huns avait cessé d’être fatal au monde, il l’était encore au profanateur qui osait le ceindre à son flanc comme une arme vulgaire.

Attila n’eut point à souffrir de la disparition de ses petits-fils, les rois hongrois de la dynastie arpadienne. La dynastie française qui les remplaça, loin de combattre les souvenirs traditionnels chers à sa patrie d’adoption, s’en montra, comme je l’ai dit plus haut, la gardienne intelligente et zélée. En même temps que Louis Ier introduisait chez les Magyars les institutions littéraires de la France au XIVe siècle, il faisait compulser sous ses yeux les documens relatifs aux origines de la nation ; c’était s’occuper d’Attila. Jean Hunyade et Mathias Corvin, son fils, qui montrèrent sous le costume hongrois à l’Europe du XVe siècle, si peu chevaleresque et si froidement chrétienne, les deux derniers héros de la chevalerie, s’inspiraient sans cesse des chants magyars et du nom d’Attila. Attila et les Huns devinrent l’objet d’une véritable passion à la cour de Mathias Corvin. Sa femme, la belle et savante Béatrix d’Aragon, pour payer dignement le bon accueil des Hongrois, suscita, avec l’aide des érudits italiens qu’attirait sa protection, une sorte de renaissance des lettres hunniques, comme les papes à Rome et les Médicis à Florence suscitaient une renaissance des lettres latines. Et quand Mathias, vainqueur des Turks et le seul adversaire devant qui eût reculé Mahomet II, fut placé d’une voix unanime à la tête d’une croisade préparée par la chrétienté, l’Europe ne vit pas sans étonnement le nouveau Godefroy de Bouillon proclamé par son peuple un second Attila. On trouve de temps à autre, dans les écrits du XVe et du XVIe siècle, la preuve certaine que les traditions sur Attila vivaient toujours, étaient toujours invoquées avec autorité.

Les longues et poignantes infortunes qui s’appesantirent sur la Hongrie après la funeste bataille de Mohâcz, l’occupation de Bude par les Turks et la transmission de la sainte couronne à une dynastie allemande, jalouse de la nationalité magyare, amortirent la tradition sans l’étouffer. Vint ensuite au XVIIIe siècle l’esprit novateur et moqueur, qui de France souffla en Hongrie comme partout, ébranlant dans bien des cœurs la foi aux traditions, le goût des chants nationaux et le respect filial du nom d’Attila. En vain chercherions-nous dans les livres hongrois du dernier siècle le sentiment traditionnel, si vif encore au XVe ; s’il s’y trouve, il s’y cache soigneusement, car il rougit de lui-même et craint la raillerie. Il est fort douteux qu’aujourd’hui, malgré le retour aux études de l’antiquité et la mode des vieux blasons, les élégans Magyars de la cour de Vienne osent parler sans rire de leur grand-père Attila. Le peuple seul garde sa mémoire, qui fleurit dans les foires, où se vendent pour les campagnards de rustiques images des rois de Hongrie. Son nom est encore prononcé avec foi sous le chaume du paysan montagnard, principalement en Transylvanie. Là se perpétuent, par la bouche de quelques vieillards, des traditions de plus en plus vagues, qui nous rappellent les chroniques des XIIe et XIIIe siècles. Quant aux chansons nationales, elles semblent être entièrement oubliées : encore un demi-siècle, et le fil de la tradition orale sera rompu.

L’anecdote suivante nous fera voir quelle est encore parfois la susceptibilité du Sicule quand on attaque ses traditions. Un voyageur français parcourait, il y a quelques années, la Transylvanie, dont il se proposait d’observer à loisir les magnificences originales. Les auberges n’abondent pas dans ce beau pays ; mais l’hospitalité y supplée, et notre compatriote fut reçu chez un paysan sicule avec la même cordialité et aussi peu d’apprêt qu’autrefois Ulysse chez. Eumée. La maison était pauvre, mais assez propre. Sur la muraille, crépie à blanc, deux images grossièrement coloriées, clouées l’une en face de l’autre, attiraient tout d’abord l’attention. L’une d’elles représentait un général qu’à son uniforme vert, à son grand cordon de la Légion d’honneur, surtout à son petit chapeau, le Français reconnut aisément, et étendant la main avec vivacité il s’écria : « Napoléon ! » L’autre figure, d’un aspect farouche, était affublée d’une sorte de manteau royal et coiffée d’une couronne à longues dents ; elle portait à sa main une bannière sur laquelle on distinguait un épervier. Ce fut cette fois le tour du Sicule, et comme le Français semblait embarrassé d’attacher un nom à cette figure grotesque, son hôte s’écria d’un air triomphant : Attila Magyarock kiralya ! — Attila, roi des Magyars ! — « Attila n’était point roi des Magyars ; il était roi des Huns, » dit notre compatriote, choqué apparemment de l’anachronisme qui, confondant les Hongrois avec les Huns, plaçait Attila au IXe siècle. « Il n’était pas roi des Magyars ? » reprit le Sicule d’un ton presque suppliant et en fixant sur son interlocuteur un regard qui semblait dicter la réponse. « Non, » répliqua imperturbablement celui-ci. À ce non articulé d’une voix ferme, le front du Transylvain s’assombrit ; il baissa la tête et se tut. Son hospitalité ne cessa point d’être attentive et polie, mais elle devint froide : la confiance avait disparu. Notre compatriote ne s’expliqua que plus tard le changement survenu dans les manières de son hôte : il avait blessé mortellement le préjugé filial et l’orgueil du Szekhel. Au regret d’avoir affligé cet homme bon et naïf, il se promit bien de ménager désormais jusque dans ses erreurs de chronologie la fière nation qui prenait Napoléon pour le second de ses héros.

Voilà les traditions qui survivent encore parmi les Huns d’Europe : ceux d’Asie n’ont-ils pas les leurs ? Les conquêtes du premier empire hunnique et le nom d’Attila ne sont-ils pas chantés ou racontés, soit dans les contrées de l’Oural, berceau des Huns noirs, soit dans les steppes de la Mer-Caspienne et du Caucase, ancienne patrie des Huns blancs ? Pour répondre avec quelque assurance à cette question, il faudrait connaître les peuples de l’Asie septentrionale beaucoup mieux que nous ne les connaissons aujourd’hui. D’après le peu de notions que nous avons sur leurs mœurs, leurs croyances, leur histoire domestique, la question devrait se résoudre négativement. Oui, le nom d’Attila paraît oublié dans le pays qui pourrait avant tout autre revendiquer sa gloire. On dirait que ce monde mobile des nations nomades ne retient la mémoire que de ceux qui l’ont opprimé, ou qui ont frappé directement ses regards par de grandes catastrophes. Les catastrophes assurément n’ont point manqué à la vie d’Attila, mais les ravages de ses guerres et l’action violente de son gouvernement se sont portés surtout hors de l’Asie et loin de l’Asie. Il est arrivé aussi que, depuis lui, des conquérans sortis des mêmes races ont bouleversé ce grand continent et laissé après eux des successeurs pour perpétuer leur renommée. Tchinghiz-Khan et Timour sont aujourd’hui les héros du monde oriental : Attila ne l’est plus.

Si bonnes que semblent ces raisons, on a peine à se persuader néanmoins qu’un aussi grand événement que la destruction de l’empire romain d’Occident par les Huns, et une aussi grande figure que celle d’Attila, n’aient pas laissé chez des races pleines d’imagination quelques souvenirs, si vagues qu’on les suppose. La vie du roi des Huns, fertile en incidens romanesques, a dû fournir plus d’une anecdote à ce recueil d’histoires merveilleuses que les Orientaux se transmettent de génération en génération avec des variantes de temps, de lieux et de noms, et qui constituent le patrimoine littéraire des peuples pasteurs. Il n’est pas douteux qu’on n’en trouvât ça et là plus d’une, si l’on savait les chercher. Je n’en veux pour preuve que le conte suivant, que je prends presque au hasard dans un voyage publié à Paris il y a une vingtaine d’années. L’auteur de ce voyage est un Hongrois qui, à l’exemple de beaucoup de ses compatriotes, s’était mis en quête de la Magyarie orientale, le Dentumoger des traditions de son pays. Avant d’aller chercher, comme certains autres, cette patrie imaginaire en Sibérie ou au Thibet, il voulut s’assurer si les steppes qui séparent la Mer-Noire de la Mer-Caspienne ne renfermaient pas quelques rejetons de la souche magyare antérieure a l’établissement des Hongrois en Europe. Son attente fut bien heureusement remplie, s’il rencontra dans la vallée du Kouban, ainsi qu’il nous le dit, une peuplade qui non-seulement connaissait le nom de Magyar, mais encore prétendait que ses ancêtres l’avaient porté autrefois. Cette peuplade était celle des Karatchaï. La fraternité, ou du moins la similitude de nom, ayant créé entre notre voyageur et le chef ou vali de la tribu une sorte d’intimité, voici ce qu’il entendit sous la tente et de la bouche même de ce chef, un soir qu’ils buvaient ensemble le tchoïa, accroupis sur des tapis de Perse. Le voyageur ignorait l’idiome des Karatchaï, mais un interprète turk lui traduisait le récit phrase par phrase, et il s’empressa de le confier au papier dès qu’il fut rentré dans sa tente. Je le donnerai ici en l’abrégeant, et je le ferai avec d’autant plus de confiance, que l’écrivain à qui je l’emprunte semble n’y pas voir autre chose qu’une sorte de féerie orientale où il est question des Magyars.

« À Constantinople vivait jadis un empereur d’humeur bizarre et ombrageuse, pour qui l’honneur de son nom et la considération de sa couronne étaient tout, et qui eût sacrifié au désir de préserver sa gloire — enfans, parens et amis. Le ciel lui avait donné une fille unique, chez qui éclata dès l’enfance la beauté la plus merveilleuse. Craignant que cette beauté n’attirât plus tard quelque catastrophe sur sa maison, il fit élever sa fille loin de Constantinople, dans une petite île de la Propontide, sous la garde d’une matrone sévère et en compagnie de quinze demoiselles attachées à son service. Il défendit aussi par un décret à tout homme, quel qu’il fût, d’approcher de l’île sous peine de la vie.

« Les charmes d’Allemely (c’était le nom de la princesse) se développèrent avec les années ; on ne pouvait la voir sans l’aimer. Les élémens en devinrent épris : quand elle se promenait dans la campagne, le vent la caressait de son haleine ; quand elle marchait sur le rivage de la mer, les flots accouraient baiser ses pieds : un jour qu’elle s’était endormie sur son sopha, la fenêtre de sa chambre ouverte, un rayon de soleil entra, l’enveloppa amoureusement, et la rendit mère. Bientôt des signes certains révélèrent sa grossesse à tous les yeux. Rien ne peut rendre la colère qu’éprouva l’empereur à cette vue ; il résolut de perdre sa fille pour cacher le secret de son déshonneur, mais, n’osant pas la tuer de ses propres mains, il la fit embarquer, avec la matrone qui l’avait si mal gardée et les quinze demoiselles, dans un navire rempli d’or et de diamans, qu’il abandonna aux caprices du vent et des flots. « Mais le vent poussa doucement l’esquif vers le Bosphore, jusqu’à la Mer-Noire, et cette mer, d’ordinaire si courroucée contre ceux qui osent troubler ses eaux, le berça de rivage en rivage jusqu’aux contrées du Caucase, où dominaient alors les tribus des Magyars. Le hasard voulut que le jeune chef de ces tribus fît une grande chasse du côté de la mer. À la vue du navire orné de banderoles, dont le pont était couvert de femmes richement vêtues qui lui tendaient les bras en signe de détresse, le jeune khan, qui était vigoureux et adroit, décocha une de ses flèches, au bout de laquelle il avait attaché une longue corde de soie, et la flèche étant tombée sur le navire sans blesser personne, les jeunes filles nouèrent la corde autour du mât, et le khan, aidé de ses compagnons, les remorqua sur la plage.

« Allemely lui raconta toutes ses infortunes, sa naissance, son emprisonnement dans une île déserte, et l’aventure merveilleuse par suite de laquelle elle errait sur la mer avec ses compagnes. Le khan ne put se défendre de l’aimer et la conduisit dans son palais. Elle y mit au monde ce fils qu’elle avait engendré au contact du soleil, et ayant épousé le khan, elle lui donna aussi un fils. Ces deux enfans grandirent l’un près de l’autre, divisés par une haine mortelle. En vain le chef magyar, qui les regardait tous deux comme ses fils, essaya de les réconcilier ; en vain, sentant sa mort prochaine, il eut soin de régler sa succession : ces jeunes gens, quand il ne fut plus, se disputèrent le commandement, et les Magyars, prenant parti pour l’un ou pour l’autre, se livrèrent une cruelle guerre civile. Tandis qu’ils se déchiraient de leurs propres mains, les étrangers fondirent sur eux ; ils furent vaincus, dispersés, et perdirent jusqu’à leur nom : c’est ainsi que finit la nation des Magyars. »

Qui ne reconnaîtrait dans ce récit l’histoire d’Honoria arrangée à la manière orientale ? Tout y est — sous des noms différens et avec tous les enjolivemens que la fantaisie peut imaginer : le célibat forcé de la petite-fille de Théodose, sa grossesse par suite d’une intrigue avec son intendant Eugène, son emprisonnement par les ordres de son oncle Théodose II, sa délivrance ou sa fuite, et ses fiançailles avec Attila. On y retrouve de plus la donnée traditionnelle de son mariage avec le roi des Huns, de la naissance de son fils Chaba et des désastres que ce fils attira sur les Huns après la mort de son père. C’est là, je n’en doute point, un lambeau de la tradition asiatique dont j’ai parlé plus haut, et qui donnait un développement tout particulier aux aventures d’Honoria et de Chaba. Ainsi l’écho de cette grande tempête qui, partie de l’Asie au IVe siècle, démolit l’empire romain et couvrit l’Europe de ruines, revient mourir en Asie, comme un soupir d’amour, dans un conte digne des Mille et Une Nuits.


AMEDEE THIERRY.

  1. Cette étude termine la série sur les Légendes d’Attila ; voyez les livraisons du 15 novembre et du 1er décembre 1852.
  2. « Plebs constituit sibi praepositos quibus praeparaveruut orcistrum de lignis… Intérim veto praepositi in eminenti reisdentes praedicabant nefanda carmina contra fidem… More papagnico vivere, episc opos lapidare, presbyteros exinterare, cleriocos strangulare, decimatores suspendere, ecclesias destruere, et campanas confringere… Plebs autem tota congratulanter affirmabat : Fiat, fiat.) Cronicon. Budense. Ad ann. 1061.
  3. « Si tam nobilissima gens Hungariae primordia suae generationis et fortia quaeque facta sua ex falsis fabulis rusticorum, vel a garrulo cantu joculatorom, quasi somniando audiret, valde indecorum et satis indicens esset : ergo potius, a modo de certa scripturarum explanatione et aperta historiarom interprelatione, rerum veritatem nobitiler percipiat. »
  4. Felix igitur Hungaria, cui sunt dona data varia, omnibus enim horis, gaudeat de munere sui litteratoris quia exordium genalogiae regum suorum et nobilium habet. De quibus regibus sit laus et honor regi aeterno et sanctao Mariae matri ejus, per gratiam cujus reges Hungraiae et nobiles regnum habetant felici fine, hic et in aeternum. Amen. »
  5. « Quia ergo somnium in lingna huugarica dicitur Almu, et illius ortus per somnnm fuit prognosticatus, ideo ipse vocatus est Almus, vel ideo vocalus est Almus, id est sauctus, quia ex progenie ejus sancti reges et duces erant nascituri. » Notar. anon., Chron. hung.,3.
  6. De génère Turul. Kes. Chron., II, 1.
  7. « Donum spiritus sancti erat in eo… » Notar. an. Chron. hung., 4.
  8. « Super tulbou sedeates, ritu paganismo (sic) transnataverunt. » Not. anon., Chron. 7.
  9. « Uxor Beleghnegini, id est, pulchra domina, sclavonicè dicta, suprà modum bibebat et in equo, more militis, iter agens… > ; Dilmar.,l. VIII.
  10. « Stephanus quippe grœce, coronatus sonat latine. Ipsum quippe in hoc saeculo Deus voluit ad regni potentiam, et in futuro corona beatitudinis semper permanentis redimere… » Legend. S. Stephan.,5.