LÉGENDES D’ATTILA.





De tous les hommes qui ont eu le triste honneur de bouleverser la terre, aucun peut-être n’a laissé après lui des traditions aussi nombreuses et aussi diverses qu’Attila : la raison en est dans l’action à la fois violente et courte qu’il exerça sur les générations contemporaines. Les impressions d’épouvante chez les uns, d’admiration chez les autres, dépassèrent de beaucoup l’importance des faits qu’une mort prématurée lui permit d’accomplir; mais son souvenir resta immense comme l’émotion qu’il avait causée au monde.

Il faut bien s’attendre à trouver dans cet amas confus de souvenirs descendus jusqu’à nous, à travers le moyen-âge, toutes les contradictions des réminiscences populaires, le vrai et le faux, le possible et l’absurde, le beau et le laid. Gardons-nous pourtant de les traiter avec trop de dédain, même dans ce qu’elles ont d’évidemment fabuleux, en songeant qu’elles ont passé à l’état de croyance héréditaire chez la plupart des peuples de l’Europe, et que c’est de là que sort l’Attila dont l’image vit dans nos esprits; car l’Attila que nous connaissons, tous tant que nous sommes, appartient bien plutôt à la tradition qu’à l’histoire. Mais ce type traditionnel et populaire, comment s’est-il formé? en quoi diffère-t-il de la réalité? pourquoi varie-t-il dans ses caractères essentiels suivant les temps et les lieux? Ces questions, qui se présentent à l’idée toutes les fois qu’on veut mettre de l’ordre dans le chaos des traditions, s’appliquent surtout à celles-ci. J’ai pensé que l’histoire de ces légendes n’aurait peut-être pas moins d’intérêt que l’histoire d’Attila lui-même, qu’en tout cas elle en était le complément obligé[1]. Plus un homme a remué profondément l’humanité, plus il est important de savoir ce qui est resté de lui dans la conscience humaine.

Placé à la limite de deux âges, entre l’époque romaine qu’il ensevelit sous des débris et l’époque des grands établissemens barbares dont il prépare l’avènement, Attila apparaît dans l’histoire sous deux points de vue tout différens : à la fois destructeur et fondateur, il ferme l’ère de la domination romaine en Occident, il y ouvre l’ère véritable des dominations germaniques; il initie la barbarie à sa vie nouvelle. C’est par cette double action qu’il domine, dans les deux mondes civilisé et barbare, le Ve siècle, qui est le siècle de transition. De là aussi deux courans de souvenirs, d’impressions, de jugemens attachés à sa mémoire, l’un qui part du monde romain, l’autre qui prend sa source dans le monde germanique : distincts, opposés même à leur origine, ils restent séparés tout le long de leur cours et traversent le moyen-âge, sinon sans altération, du moins sans se rencontrer et sans se confondre.

À ces deux courans traditionnels principaux j’en joindrai un troisième, qui, sans avoir la même importance, ne saurait être négligé : je veux parler de la tradition hongroise, qu’il vaudrait mieux appeler pannonienne. C’est un mélange de souvenirs slavo-romains, conservés dans la vallée du Danube, avec d’autres souvenirs apportés d’Orient par les populations hunniques qui remplacèrent en Pannonie les Huns d’Attila. Les Ougres ou Hongrois, dont le nom national est Magyars, forment le dernier ban de ces conquérans de race hunnique devenus européens, et ce sont eux qui ont recueilli dans leurs livres tout ce qui pouvait servir à la glorification d’un homme qu’ils placent avec orgueil en tête de leurs rois. Quelque bizarres que soient souvent ces traditions frappées au coin de l’imagination orientale, nous les écouterons pourtant comme une voix sortie des ruines du palais qu’habitait Attila, un écho de la tombe mystérieuse qu’il habite encore.

Je n’ajouterai plus qu’un mot. Si la mise en œuvre est difficile dans mon travail, du moins les matériaux ne manquent pas; on peut dire au contraire qu’ils surabondent. Ceux de la tradition latine, soit gauloise, soit italienne, sont enfouis dans les chroniques des villes et dans les légendes ecclésiastiques, où l’on n’a qu’à les rassembler; ceux de la tradition germanique résident principalement dans les poèmes nationaux de l’Allemagne méridionale ou dans les chants et les sagas de l’Allemagne du nord. Quant aux livres des Magyars, c’est à la critique de discerner ce qu’ils peuvent contenir d’original ou d’emprunté, d’ancien ou de nouveau, de séparer surtout les réminiscences occidentales de quelques vagues ou lointains souvenirs qui ont pu revenir d’Asie en Europe avec les fils des Huns d’Attila.

I. — TRADITIONS DES RACES LATINES.

Reportons-nous à l’année 453, cette année de délivrance où le roi des Huns fut enlevé, comme par un coup du ciel, aux terreurs des Romains : l’Italie et la Gaule respirèrent. Ainsi qu’il arrive après toutes les grandes catastrophes, on se mit à récapituler ses maux, à faire l’inventaire de ses frayeurs. Comme tout le monde avait tremblé, tout le monde prétendit avoir eu raison de trembler, et ce fut à qui raconterait pour son compte, ou la ruine la plus lamentable, ou la préservation la plus miraculeuse. Ce sentiment fut universel en Occident. Les villes importantes se firent une sorte de point d’honneur d’avoir été les unes prises, les autres assiégées, toutes menacées : il en fut de même des provinces. On voulait avoir vu de près le terrible ennemi, avoir fourni quelques péripéties au drame sanglant qui conserva long-temps le privilège d’intéresser et d’émouvoir. Involontairement on exagéra le mal qui s’était fait, on supposa celui qui aurait pu se faire; on donna un corps à ses craintes, à ses illusions et à sa vanité. C’est ce qui explique la masse énorme de traditions locales sur Attila, traditions évidemment très anciennes, et pourtant inconciliables avec l’histoire. S’il fallait prendre à la lettre les légendes et les chroniques des VIIe, VIIIe et IXe siècles, Attila n’aurait rien laissé debout en Gaule ni en Italie, et souvent la formule employée ne permet là-dessus aucune exception. Ainsi l’auteur de la seconde légende de saint Loup, écrite à la fin du VIIIe siècle, nous dit en propres termes qu’il ne resta en Gaule, après le passage des Huns, ni une cité ouverte, ni une ville fermée, ni un seul château-fort. Dans l’opinion du moyen-âge, toute ruine appartint de droit à Attila, de même que toute construction antique à Jules César. César et Attila furent pour nos pères deux types corrélatifs, l’un des conquêtes fécondes et civilisatrices, l’autre de la guerre stérile et d’extermination.

Ruines, massacres, persécution des saints, voilà donc le cortège officiel du roi des Huns, ce qui le caractérise par-dessus tout dans la mémoire des races latines. On le suppose si riche par lui-même d’horreurs et de ravages, qu’on lui en prête encore sans crainte ni scrupule. Un chroniqueur balance-t-il sur l’époque de la destruction d’une ville, un hagiographe sur la date d’un martyre, — ils choisissent celles de l’invasion des Huns; le sens commun répugne-t-il à admettre quelque attentat d’une énormité fabuleuse, on le rend croyable en prononçant le nom d’Attila. C’est ainsi que les légendaires du moyen-âge lui ont définitivement attribué le massacre de sainte Ursule et des onze mille vierges, malgré la difficulté de faire martyriser à Cologne, en 451, de jeunes vierges parties de Bretagne en 383; mais de telles difficultés n’arrêtent jamais la légende. Il est curieux de chercher au fond des traditions la cause secrète qui a pu les faire dévier contre toute raison apparente. Ici, par une sorte de logique grossière, la légende mettait sur le compte du roi des Huns, comme sa dévolution naturelle, les grandes ruines ou les attentats impossibles; une autre fois, le désir de glorifier quelque saint personnage lui fera supposer, de la part du conquérant, des marches, des combats, des sièges qui n’ont point eu lieu et qui sont en contradiction flagrante avec l’histoire. Tel est le siège de Paris en 451, imaginé dans la pensée d’opposer sainte Geneviève et Attila, la bergère inspirée et l’homme qui faisait trembler le monde; jamais cette sainte et courageuse fille ne fut bergère, et son action dans la guerre de 451 se borna à empêcher les Parisiens de déserter leur ville par crainte de l’ennemi. Les fausses étymologies ont aussi une grande part à la création des fausses traditions : j’en citerais au besoin plus d’une en ce qui nous concerne. Je préfère montrer comment une ressemblance de nom, exploitée par la vanité locale, peut enfanter toute une histoire traditionnelle où les erreurs historiques s’accumulent de la façon la plus incroyable pour appuyer une erreur de géographie. Les détails donnés par Jornandès sur le lieu où fut livrée la grande bataille des champs catalauniques ne permettaient pas de douter que ce lieu ne fût situé dans la province de Champagne aux environs de Châlons-sur-Marne, et la tradition des villes champenoises concordait en cela avec l’histoire. Toulouse n’en revendiqua pas moins l’honneur de cette bataille à cause de la plaine de Catalens, située dans son voisinage. Or, pour qu’Attila pût arriver près de Toulouse, il fallait qu’il eût traversé la Gaule dans toute sa longueur, et que, pour assurer sa retraite, au besoin il eût pris et démantelé Lyon, Arles, Narbonne, etc.... Eh bien! la tradition n’a pas reculé devant les détails de cette campagne imaginaire; mais, une fois Attila vaincu à Catalens et obligé de faire retraite, que deviennent les débris de cette armée de cinq cent mille hommes? La tradition n’en est pas embarrassée; elle les envoie en Espagne chasser les Maures. Elle raconte qu’Attila détacha, pour cette œuvre pie, trois de ses capitaines qui, entrés en Galice, attaquèrent le sultan Mirmamon et le forcèrent à fuir par-delà le détroit de Gibraltar. Voici Attila transformé en champion de la chrétienté, en précurseur de Charles-Martel et du Cid; encore n’est-ce pas le rôle le plus inattendu que l’imagination populaire lui réserve.

Qui croirait par exemple que plusieurs villes de Gaule et d’Italie prétendirent à l’honneur d’avoir été fondées ou du moins agrandies et embellies par l’exterminateur, le destructeur universel? Trêves eut cette fantaisie. L’antique et superbe métropole de la Gaule romaine, oubliant au moyen-âge de qui lui venait sa splendeur, la rapportait au roi des Huns. Ainsi ce joli monument romain qu’on admire encore aujourd’hui dans le bourg d’Igel, à un mille de Trêves, s’appelait au XIIe siècle l’arc de triomphe d’Attila, et la légende des miracles de saint Mathias nous parle d’un pont d’Attila bâti sur la Moselle, tout près des murs de cette ville. Strasbourg poussa la bizarrerie plus loin : l’histoire est curieuse et mérite qu’on la raconte.

Nulle ville n’avait été plus maltraitée par les bandes d’Attila que cette illustre cité d’Argentoratum ou Argentaria, citadelle de la Gaule orientale contre les Germains et théâtre de tant de combats fameux. Sa destruction en 451 avait été complète : aux Vie et VIIe siècles, la cité d’Argent n’était plus qu’une solitude affreuse, couverte de broussailles et repaire des bêtes fauves; — les ducs d’Alsace, au VIIIe siècle, s’en attribuaient la possession à titre de terres vaines et vagues. A peu de distance de ces ruines et avec les matériaux qu’elles fournissaient, on construisit d’abord une bourgade, puis une ville qui borda la voie militaire romaine aboutissant au Rhin. Les grandes voies dallées portant en latin le nom de strata, la nouvelle ville fut appelée Strata-burgum ou Strate-burgum, double forme que nous trouvons dans Grégoire de Tours; et comme d’ailleurs Strate ou Strass avait déjà en allemand le même sens que stratum en latin, Strata-burgum ou Strasbourg signifiait dans les deux idiomes ville près de la route.

Cette étymologie historique parut trop simple aux Strasbourgeois du moyen-âge, qui rêvaient pour leur cité une origine plus éclatante. Ils racontèrent qu’Attila, pendant son séjour à Argentoratum (séjour, hélas! peu pacifique), voulant rompre la barrière qui séparait la Gaule des pays d’outre-Rhin, et rendre les communications libres entre tous les peuples, fit pratiquer dans les murailles de la ville quatre grandes brèches correspondant aux quatre grandes directions qui menaient en Germanie, et que, pour consacrer la mémoire de cet état nouveau, il ordonna qu’Argentoratum s’appellerait désormais Strasbourg, c’est-à-dire, suivant la tradition, la ville des chemins. De cette époque, Strasbourg datait sa grandeur et son importance comme ville libre. Ce conte, qui flattait l’orgueil alsacien, passa à l’état de croyance générale, non-seulement dans le peuple, mais parmi les savans. La chronique d’Alsace le rapporte très sérieusement, et jusque dans le dernier siècle la critique historique eut à lutter contre une erreur trop bien accréditée. Expliquez-moi de grâce, disait Schoepflin, l’érudit et judicieux auteur de l’Alsatia illustrata, comment Attila, qui ne parlait pas allemand, put s’amuser à donner aux villes gauloises des noms allemands?» L’autorité de la tradition servait de réponse. Il existait alors (il existe peut-être encore aujourd’hui) au-dessus de la porte de Strasbourg qui conduit au bourg de la Couronne, et qu’on appelle pour cette raison porte de Kronenburg, un médaillon en pierre renfermant une figure, avec cette inscription autour : Sic oculos, sic ille genas, sic ora ferebat[2]. Des sigles, gravés au champ du médaillon, paraissent indiquer l’âge du vieux bourguemestre dont on a voulu perpétuer la ressemblance. Qui devinerait que cette image est celle d’Attila? « Le peuple le croit, nous dit Schoepflin, et beaucoup d’érudits l’ont cru. » Ainsi la chrétienne Strasbourg prenait pour patron le roi des Huns, tandis que non loin de là une autre ville tout aussi chrétienne, Cologne, le maudissait devant les reliques des onze mille vierges. Le nom de cet homme remplissait tout le nord des Gaules, et les contradictions mêmes où les peuples tombaient à son sujet démontraient combien sa grandeur avait laissé de traces parmi eux.

Je me hâte d’arriver aux légendes qui nous donnent comme point culminant de la tradition l’Attila flagellum Dei (fouet ou fléau de Dieu), en qui se résume, chez les races latines, l’idéal du roi des Huns. Le simple historique de ce mot nous initiera mieux que toute autre chose aux procédés de l’esprit humain dans le travail des traditions, et particulièrement dans l’œuvre traditionnelle du moyen-âge. Transportons-nous en esprit au milieu des générations chrétiennes du Ve siècle. Demandons-leur sous quelle face leur apparut d’abord l’invasion d’Attila, et à laquelle des péripéties de cette courte, mais sanglante guerre s’attacha la plus vive émotion pour le présent, et ensuite le plus long souvenir. L’histoire s’est chargée de la réponse.

Dans la multitude de faits de tout genre qu’avaient présentés les campagnes de 451 et 452, il en était trois qui semblaient se distinguer des autres par une certaine teinte d’extraordinaire et de merveilleux, et réclamer une place à part : c’étaient Orléans défendu et préservé par saint Aignan, son évêque, Troyes épargnée sur la demande de son évêque saint Loup, Rome enfin abandonnée par l’empereur et sauvée à la prière du pape saint Léon. Dans tout autre siècle moins mystique que celui-là, cette intervention, trois fois répétée et trois fois heureuse, d’un prêtre conjurant l’esprit de destruction et arrêtant la mort suspendue sur trois grandes cités aurait frappé l’atention des peuples : au Ve siècle, elle l’absorba. Elle devint la circonstance principale et dominante de l’invasion, ou plutôt toutes les autres s’effacèrent devant elle. Communiquant à l’ensemble de la guerre sa couleur merveilleuse, elle lui donna sa signification morale, son caractère dans l’ordre des idées religieuses: ajoutons qu’en dehors du fait particulier, du fait de la guerre, elle fournissait au christianisme une arme inappréciable dans sa lutte encore très vivace contre le paganisme. On avait vu depuis cent ans, à chaque déchirement intérieur, à chaque succès des Barbares, les païens, fidèles à leur vieille tactique, accuser la religion chrétienne des malheurs de l’empire, et celle-ci descendre pour ainsi dire devant le tribunal du monde, forcée qu’elle était de se justifier. Les trois faits dont je parle terminaient toute cette polémique. Quelle réponse plus péremptoire aux accusations! quelle preuve de la puissance de la foi nouvelle! quel triomphe pour ses prêtres! En vain les prêtres païens mettaient en avant des calculs astrologiques pour expliquer la retraite d’Attila par l’action des astres : la conscience publique en faisait honneur à saint Léon, qui lui-même reportait cet honneur à son Dieu. Considérés de ces hauteurs idéales, les événemens purement terrestres étaient bien petits, et la victoire de Châlons, gagnée par le hasard des batailles, devait sembler bien misérable auprès de celle du Mincio, gagnée par la parole d’un vieillard. Aëtius eut lieu de s’en apercevoir. A quoi bon le génie et l’expérience des armes dans la sphère métaphysique où l’on transportait les intérêts de l’empire, et où les faits eux-mêmes venaient en quelque sorte se ranger? Cette manière toute chrétienne d’envisager la guerre d’Attila imposait nécessairement aux historiens chrétiens un mode de composition, une formule d’art en harmonie avec l’idée religieuse. Nous allons voir quelle était cette formule : elle nous est indiquée par un contemporain, le fameux Sidoine Apollinaire, qui entreprit lui-même d’écrire la campagne des Gaules.

Sidonius, de la famille lyonnaise des Apollinaire, avait été long-temps le poète à la mode : ses petits vers et ses lettres, rédigées pour la postérité, circulaient de main en main, d’un bout de l’empire à l’autre; dans Rome même, il n’y avait point de fête complète sans une lecture du Virgile gaulois, et tout nouveau venu sur le trône des Césars attendait de lui son panégyrique. Tant de gloire jointe à beaucoup de noblesse lui valut la main de Papianilla, fille du riche Arverne Avitus, qui avait décidé les Visigoths à se ranger sous le drapeau d’Aëtius contre Attila, et qui plus tard fut nommé empereur avec leur concours. Sidoine, comblé des honneurs du siècle, céda enfin au torrent qui entraînait vers les vocations religieuses tous les hommes distingués de son temps : il devint évêque de Clermont. Son talent incontestable, sa position comme homme du monde initié aux secrets de la politique, ses relations de vive amitié avec saint Loup, qui était parfois son confident littéraire, et d’autres relations moins étroites qu’il avait entretenues avec saint Aignan, le désignaient à tous comme l’homme à qui il appartenait de raconter la guerre des Gaules. On l’en pria, on l’en chargea en quelque sorte comme d’un devoir, et Prosper, qui venait de succéder à saint Aignan sur le siège épiscopal d’Orléans, parvint à lui en arracher la promesse. Sidoine se mit donc à l’œuvre, mais la longueur du travail le découragea : lui-même d’ailleurs, évêque ferme et dévoué, émule de ceux qu’il voulait peindre, se trouva bientôt jeté au milieu d’événemens et de traverses qui absorbèrent le reste de sa vie. Il prit le parti de retirer sa parole, et écrivit à Prosper pour la dégager. Nous avons encore sa lettre, qui nous intéresse par plusieurs raisons, et surtout parce qu’elle nous permet de juger le plan historique de Sidoine et le genre d’utilité que le clergé des Gaules attendait de sa plume; elle était conçue en ces termes :

« Sidonius au seigneur pape Prosper.

« Dans ton désir de voir célébrer par de justes louanges le très grand et très parfait pontife saint Aignan, l’égal de Loup et non l’inférieur de Germain, et aussi pour bien graver dans le cœur des fidèles l’exemple d’un tel homme, à qui aucune gloire n’a manqué, puisqu’il t’a laissé pour son successeur, tu avais exigé de moi la promesse que, prenant la plume, je transmettrais à la postérité la guerre d’Attila. Je devais raconter comment la ville d’Orléans fut assiégée, forcée, envahie, non saccagée, et comment s’accomplit la fameuse prophétie de cet évêque toujours exaucé du ciel. J’avais commencé d’écrire, mais l’énormité de mon entreprise m’a effrayé, et je me suis repenti d’y avoir mis la main : aussi n’ai-je confié à aucune oreille des essais que j’avais condamnés moi-même comme censeur. J’obéirai du moins à ton honorable prière et au respect que m’inspirent les mérites du grand évêque, en t’envoyant son éloge par la plus prochaine occasion. Créancier équitable, use d’indulgence envers un débiteur téméraire, absous-le de son imprudence, et ne réclame pas impitoyablement une dette pour laquelle il se déclare insolvable. Daigne te souvenir de nous, seigneur pape. »


Ainsi la pensée d’Apollinaire consistait à mettre en relief saint Aignan, non point seulement comme personnage historique, mais comme personnage chrétien, pour la glorification de la religion, ainsi qu’il le dit lui-même, et « afin d’inculquer un si grand exemple au cœur des fidèles : » c’est là ce que désirait Prosper, ce que réclamaient avec lui les évêques des Gaules. Pour l’exécution de ce plan, Sidoine, après avoir fait une large part au défenseur d’Orléans, aurait passé à celui de Troyes, saint Loup, son ami, puis, selon toute apparence, à Geneviève, l’austère et courageuse conseillère des Parisiens, et, jetant un regard lointain sur l’Italie, il aurait dessiné au dernier plan saint Léon fléchissant Attila d’un mot et fermant devant cet homme fatal la carrière des conquêtes et de la vie. Tout l’arrangement du récit aurait convergé vers ces grandes figures chrétiennes échelonnées sur la route du conquérant. Déjà considérable en fait, leur action sur les conséquences de la guerre aurait été agrandie, exaltée. On aurait vu à chaque page la main de Dieu détournant le cours des événemens à la prière de ses serviteurs; on aurait entendu sa voix parlant au cœur du Barbare par la bouche de trois grands évêques, et opérant dans le secret de la conscience humaine le plus inattendu des miracles, celui d’avoir rendu Attila pitoyable.

Ce mélange d’idées spéculatives et de faits réels était effectivement la passion du siècle. Habitués à chercher au ciel le nœud des choses de la terre, tous, historiens, théologiens, moralistes, subordonnaient dans leurs formules la marche des événemens d’ici-bas à des péripéties venues d’en haut. L’histoire telle que la comprenaient les écrivains de l’école chrétienne était, si je puis ainsi parler, le spectacle des évolutions de la Providence conduisant les peuples vers un but spirituel à travers les bouleversemens, remuant le monde pour les effrayer ou les punir, puis manifestant sa miséricorde par des coups imprévus au plus fort des violences de sa justice. C’est ainsi que l’écrivait Orose et que saint Augustin l’esquissait dans sa Cité de Dieu: semblable aux murs du festin de Balthazar, le livre de la Clio chrétienne ne se couvrait plus que d’avertissemens prophétiques. La guerre d’Attila fournissait à ce système matière et sanction tout à la fois; on pouvait même dire que jamais l’application des inductions théologiques aux faits humains ne s’était montrée plus légitime. Et quant aux procédés de l’art, ils consistaient à mettre en regard au premier plan du tableau deux personnages mus également par l’action de Dieu, mais opposés l’un à l’autre : le Barbare, agent de sa colère, et le prêtre, agent de sa pitié.

Cette méthode, d’un mysticisme trop délicat pour les siècles suivans, se matérialisa chez les historiens du moyen-âge. A mesure que l’ignorance et le goût exclusif du merveilleux obscurcirent le christianisme, l’idée pure et élevée d’une action latente de Dieu opérant ses miracles dans le secret des cœurs fit place à la thaumaturgie, aux prodiges, aux interventions surnaturelles, perceptibles par les sens. La beauté de l’histoire chrétienne et sa vérité, telles que les concevait le siècle d’Augustin et de Jérôme, en reçurent une grave atteinte. Tout le jeu des sentimens et des idées s’évanouit dans l’histoire pour faire place à des objets palpables ou tout au moins visibles : les inspirations prirent un corps, les idées devinrent des fantômes. A la belle scène de saint Léon changeant les résolutions d’Attila par l’ascendant d’une parole que Dieu féconde en l’inspirant, scène admirable autant que vraie, le moyen-âge en substitua une autre, dans laquelle l’apôtre Pierre, en habit papal et une épée à la main, apparaît pour effrayer Attila. On racontait alors comme une tradition que le roi des Huns, blâmé par les siens d’avoir reculé devant un vieillard sans armes, lui que les légions romaines n’osaient pas regarder en face, s’était écrié avec l’accent d’une terreur encore présente : « Oh! ce n’est point ce prêtre qui m’a forcé de partir, mais un autre qui, se tenant derrière lui l’épée en main, me menaçait de la mort, si je n’obéissais pas à son commandement. » Un autre récit place saint Paul à côté de saint Pierre, probablement pour tenir la balance égale entre les deux apôtres gardiens et patrons de Rome chrétienne. On trouve cette tradition pour la première fois dans Paul Diacre, qui écrivait au VIIIe siècle : les écrivains postérieurs la répètent sans hésitation ni doute, comme un fait généralement admis en Italie, et le bréviaire romain lui donne une sorte de consécration en l’adoptant. Ce fut dès-lors la vraie version de l’entrevue de saint Léon et d’Attila, celle qui devint populaire et que les arts reproduisirent à l’envi; enfin le pinceau de Raphaël lui a conféré l’immortalité. On comprendra, d’après ce simple fait, le caractère des altérations que le moyen-âge a fait subir à beaucoup de personnages et d’événemens des temps antérieurs.

Saint Aignan eut, au même titre que saint Léon, un destin pareil, Le patriotisme de ce prêtre, son héroïque constance, cette foi simple et naïve qui lui faisait dire quand il avait prié et mouillé de larmes les degrés de l’autel : « Allez voir là-haut si la miséricorde de Dieu ne nous vient point, » — foi irrésistible et qui donne le secret de sa puissance sur les hommes, — tout cela n’est plus compris par des esprits matériels au milieu des ténèbres toujours croissantes. Les miracles de l’énergie humaine soutenue par l’inspiration divine disparaissent devant une fantasmagorie puérile que le Ve siècle eût repoussée, mais qui était devenue l’aliment indispensable d’une foi plus grossière. Ce que j’ai dit de saint Aignan et de saint Léon, je le dirai de Geneviève, cette sainte fille qu’on devine si bien en lisant sa première légende, et qu’on ne devine plus dans les autres. Saint Loup lui-même, ce confident littéraire de Sidoine, dont nous avons quelques lettres, cet apôtre homme du monde que son biographe quasi-contemporain nous fait apercevoir sous un jour si vrai, a perdu toute réalité dans sa légende écrite à la fin du VIIIe siècle ou au commencement du IXe. L’ami de Sidoine, le compagnon de Germain d’Auxerre, s’est effacé pour faire place à un thaumaturge qui s’évanouit lui-même en une sorte de symbole. C’est du VIIe siècle au Xe" que s’opèrent généralement ces métamorphoses qui ont profondément altéré les biographies des saints et créé la mythologie légendaire. Toutefois ce mouvement d’idées ne manqua pas d’une certaine poésie, et c’est de là que jaillit le type du fléau de Dieu.

A quelle époque précise est née cette formule fameuse d’Attila flagellum Dei, dont les légendaires et les chroniqueurs ne font qu’un mot auquel ils laissent la physionomie latine, même en langue vulgaire? On ne le sait pas : tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle ne se trouve chez aucun auteur contemporain, et que la légende de saint Loup, dont je parlais tout à l’heure, laquelle fut écrite au VIIIe ou IXe siècle par un prêtre de Troyes, est le plus ancien document qui nous la donne. Déjà l’idée attachée par le moyen-âge au mot flagellum Dei nous y apparaît dans sa plénitude; le mythe est formé. Il faut donc placer entre le Ve et le VIIIe siècle l’adoption du mot flagellum Dei, d’abord comme une épithète attachée au nom d’Attila, puis comme un titre que celui-ci s’attribue lui-même et dont il se pare, enfin comme une personnification dans laquelle il se confond et qui absorbe sa réalité historique. Le mot flagellum Dei parcourt ces trois phases, et l’idée que lui assigne le moyen-âge ne devient parfaite qu’à la dernière. L’Italie et la Gaule se sont disputé l’honneur de l’invention. La tradition italienne l’attribue à saint Benoît, qui n’était pas né en 452, et, dans une histoire dont elle appuie ses prétentions, elle confond tout simplement le roi des Huns Attila avec le roi des Goths Totila. La tradition gauloise lui donne pour auteur un ermite champenois. Suivant elle, des soldats huns, la veille de la bataille de Châlons, saisirent dans les bois qui environnaient cette ville un solitaire qu’ils conduisirent près du roi. Cet homme passait dans le pays pour un prophète, et Attila, soit pour le sonder, soit par une secrète appréhension de l’avenir, lui demanda qui serait vainqueur le lendemain. «Tu es le fléau de Dieu, tu es flagellum Dei, lui dit l’ermite; mais Dieu brise, quand il lui plaît, les instrumens de sa vengeance. Tu seras vaincu, afin que tu saches bien que ta puissance ne vient pas de la terre. » Rien dans cette tradition n’est de nature à choquer l’histoire; ces idées sont celles du Ve siècle; ce langage est le langage ecclésiastique du temps; le courage même de l’ermite rappelle le rôle que le clergé romain prit souvent vis-à-vis des Barbares : réduite à ces termes, la tradition gauloise ne choque nullement la vraisemblance. Ajoutons qu’ici le mot flagellum Dei n’est que la reproduction d’un texte d’Isaïe. Le prophète hébreu, dans son langage figuré, appelle Assur la verge de la fureur de Dieu, virga furoris Dei, le bâton dont Dieu frappe son peuple indocile. « Eh quoi! ajoute-t-il, le bâton s’élèverait-il contre la main qui le porte? Le bâton n’est que du bois, et le Seigneur des armées, le brisant en mille morceaux, le jettera au feu, dans toute la vanité de ses triomphes. » Voilà l’idée de l’ermite et presque son discours.

Les pères du Ve siècle, lorsqu’ils parlent des calamités de l’empire romain, ne s’énoncent guère autrement : les Barbares sont à leurs yeux le pressoir où Dieu foule sa vendange, la fournaise dans laquelle il épure son or, le van où s’émonde son grain. Ouvrez Salvien, Orose, saint Augustin, ils fourmillent d’images pareilles empruntées aux Écritures. Isidore de Séville, chroniqueur du VIIe siècle, applique particulièrement aux Huns le mot d’Isaïe : « Ils sont, dit-il, la verge de la fureur du Seigneur. » Quoique nous manquions de l’autorité d’un texte précis, nous pouvons croire qu’Attila reçut plus d’une fois au Ve siècle, de la bouche de quelques personnages ecclésiastiques, la qualification de flagellum Dei. Toutefois ce n’est là qu’une épithète destinée à caractériser sous le point de vue chrétien l’action d’Attila sur l’empire et sur le monde : le moyen-âge l’entendit tout autrement.

Cette tradition de l’ermite gaulois dont je viens d’exposer le fond, acceptable historiquement, va, dans ses détails, beaucoup plus loin que la vraisemblance et quitte l’histoire pour la légende. Elle raconte que le roi des Huns, au lieu de s’offenser de la qualification de fléau de Dieu, que lui donnait l’ermite, déclara qu’il s’en glorifiait et qu’il l’attacherait désormais à son nom comme un titre. Saisi d’un enthousiasme infernal, il bondit sur lui-même et s’écria : « L’étoile tombe, la terre tremble, je suis le maillet qui frappe sur le monde! » Ici nous voguons à pleine voile dans le mythe : voyons où nous allons aborder.

Dans un récit historique sur Attila, j’ai raconté son entrevue avec saint Loup, telle que nous la donnent les actes originaux écrits, à ce qu’on suppose, par un disciple de l’évêque de Troyes. Elle se passe d’une façon toute simple et tout-à-fait probable. Attila, qui se retire précipitamment d’Orléans sur Châlons, suivi de près par Aëtius, franchit la Seine au-dessus de Troyes. Ruinée par les invasions précédentes, cette grande cité n’avait plus ni garnison ni murailles qui pussent arrêter un seul instant les Huns : saint Loup va trouver le roi, qui consent à épargner la ville, mais qui garde l’évêque en otage. Cependant les habitans, médiocrement rassurés, se dispersent dans les bois, et quand saint Loup revient de son voyage forcé, il trouve sa métropole déserte. Voilà le fait dans sa vraisemblance historique, voici maintenant comment on le racontait quatre siècles plus tard.

C’est bien loin du monde réel et dans des sphères fantastiques que la tradition nous emporte : Troyes a retrouvé des murailles et une garnison que l’évêque commande; le saint fait le guet au-dessus de la porte, et bientôt arrive Attila à la tête d’une armée innombrable. Quoique battu à Châlons (il a fallu mettre le siège de Troyes après cette bataille, pour faire concorder le récit légendaire avec la tradition de l’ermite), le roi des Huns parcourt la Gaule sans obstacle, tuant et détruisant tout comme il lui plaît. Il est fier, insolent, et fait sonner bien haut le titre qu’il vient d’ajouter à tous ses titres, celui de fléau de Dieu. Monté sur son cheval de guerre, il s’approche d’une des portes, frappe avec colère et ordonne impérieusement qu’on lui ouvre. L’évêque, du haut de la muraille, lui demande qui il est : « Qui es-tu, lui dit-il, toi qui disperses les peuples comme la paille et brises les couronnes sous le sabot de ton cheval? » — « Je suis, répond celui-ci, Attila fléau de Dieu. » — « Oh! s’écrie l’évêque, sois le bienvenu, fléau du Dieu dont je suis le serviteur! ce n’est pas moi qui l’arrêterai; » et, descendant avec son clergé, il ouvre lui-même la porte à deux battans, saisit par la bride le cheval du roi des Huns, et, l’introduisant dans la ville : « Entre, dit-il, fléau de mon Dieu; marche où te pousse le vent des célestes colères! » Attila entre, et son armée le suit. Ils parcourent les rues, ils traversent les places et les carrefours, ils passent devant les églises et les palais, sous les yeux d’une foule à la fois épouvantée et surprise; ils marchent, mais ils ne voient rien. Un nuage s’est appesanti sur leurs yeux; ils sont aveugles et ne recouvrent la vue qu’au moment où Attila sort de Troyes par la porte opposée. Dans une des variantes de cette légende, car elle en a beaucoup, l’armée des Huns, en parcourant les rues et les places de la ville, croit cheminer doucement à travers des montagnes et des bois, au milieu de vertes prairies... L’idée du mythe se révèle ici dans toute sa plénitude : le fléau de Dieu, enorgueilli de sa mission de ruine, est enchaîné par le serviteur de Dieu ; la bête infernale se courbe sous son dompteur. La légende rapproche et oppose deux figures mythiques dont l’action est corrélative, et qui se complètent l’une par l’autre. Ne parlez plus de réalité, ne parlez plus d’histoire; ce n’est plus Loup évêque de Troyes, ce n’est plus Attila roi des Huns, c’est le fléau de Dieu qui, rencontrant un saint sur son passage, voit s’évanouir sa puissance devant une puissance supérieure : l’œuvre de miséricorde a vaincu l’œuvre de justice.

Qu’il y ait dans cette conception une grande beauté poétique, on n’en saurait disconvenir. Le moyen-âge en jugea ainsi, car cette légende eut un succès de vogue; on la répéta de tous côtés; les villes, les églises l’empruntèrent pour se l’approprier en tout ou en partie. Metz raconta que les Huns, ayant voulu piller l’oratoire de Saint-Étienne situé dans son enceinte, ne rencontrèrent, au lieu de portes et de murailles, qu’un rocher de granit contre lequel leurs haches et leurs massues se brisèrent. Ailleurs Attila côtoie une ville sans l’apercevoir, tandis qu’un mirage lui montre à l’horizon les tours et les créneaux d’une cité imaginaire qui fuit devant lui et l’entraîne. A Dieuze, les Huns sont frappés de cécité, parce qu’ils ont chargé de fers l’évêque saint Auctor, leur prisonnier; mais ils recouvrent la vue en même temps que lui la liberté. On n’en finirait pas, si l’on voulait énumérer tous les emprunts faits par les églises des Gaules à la légende mythique de saint Loup.

L’Italie ne voulut pas être en reste de merveilles avec la Gaule, et le fléau de Dieu passa les Alpes avec le serviteur de Dieu pour aller jouer dans les légendes italiennes leur rôle accoutumé. L’imitation fut complète jusqu’au plagiat, et la légende de saint Géminianus, évêque de Modène, n’est qu’une copie servile de la légende de saint Loup. Géminianus introduit Attila dans Modène, comme saint Loup dans Troyes : même miracle, mêmes incidens, même dialogue du haut de la muraille; seulement le roi des Huns se montre plus brutal et plus ironique en-deçà qu’au-delà des Alpes. Au moment où l’évêque lui dit qu’il est le serviteur de Dieu : « Eh bien! soit, répond l’autre, un mauvais serviteur doit être flagellé. » — Quelquefois, lorsque l’évêque contemporain d’Attila n’est pas d’une sainteté avérée, la légende lui en substitue quelque autre, mort depuis nombre d’années; le saint quitte son tombeau, sauve sa ville, et le mythe est accompli.

Dans ce dualisme de plus en plus idéalisé, Attila, l’être fatal, prend quelque chose des esprits infernaux. Satan lui-même le conduit : c’est le prince des ténèbres qui lui ouvre les portes de Reims, qui l’encourage au viol et au meurtre, qui vient jouir du martyre de l’évêque saint Nicaise et de sa sœur sainte Eutropie ; « il se tenait près de la porte, on l’y a vu, » dit la légende. Ainsi que le diable lui-même, l’Attila fléau de Dieu est sarcastique, vain dans ses paroles et hideux à voir ; mais, comme le diable aussi, il est facile à tromper, on le joue, on le bafoue sans qu’il s’en doute. C’est le type de Satan au moyen-âge, la crédulité jointe à l’esprit de malice. La légende exploite parfois avec un bonheur comique cette idée d’un Attila naïf et crédule. Quand les Huns ont martyrisé près de Cologne les onze mille vierges compagnes de sainte Ursule, Attila offre à celle-ci de l’épouser en réparation d’honneur ; mais elle le repousse honteusement : « Retire-toi, lui dit-elle ; j’ai dédaigné la main de César, ce n’est pas pour appartenir à un maudit tel que toi ! » Quelquefois la légende engage entre ses interlocuteurs et lui des dialogues dans lesquels on l’endoctrine, on le promène, on le raille ; souvent aussi il se montre généreux, chevaleresque, disposé à servir toutes les bonnes causes. Cette nouvelle physionomie du fléau de Dieu se dessine pour la première fois, du moins à ma connaissance, dans le récit d’un prétendu siège de Ravenne, lequel se serait passé en 452 sous l’épiscopat de saint Jean. Le récit dans sa rédaction primitive appartient au pontifical d’Agnellus, prêtre ravennate, qui écrivit au IXe siècle sur les archevêques de son pays, et d’après de vieux documens, un livre qui jette beaucoup de jour sur les idées et les traditions du moyen-âge italien.

On avait oublié, à l’époque d’Agnellus, qu’Attila, resté au nord du Pô pendant toute sa campagne de 452, n’assiégea point Ravenne, ou plutôt Ravenne voulait avoir été assiégée en dépit d’Attila ; son ancienne importance sous les Césars et ses prétentions pendant l’exarchat ne lui permettaient pas de supposer qu’on put l’avoir dédaignée quand on menaçait Rome. Partant de cette supposition, Agnellus nous fait de l’arrivée des Huns, devant la ville de Valentinien, une peinture qui ne manque pas de vivacité ; il nous les montre longeant la mer, et, dans leurs évolutions rapides, inondant la plaine, qui disparaît sous leurs escadrons : telle une nuée de sauterelles couvre les sables où elle s’abat. Bientôt se présente Attila, montant un cheval richement orné, lui-même cuirassé d’or, un bouclier au bras, une aigrette brillante sur le front : il médite le siège de la ville. L’évêque Jean, effrayé, se met en prière et offre à Dieu son sang pour la rédemption de son troupeau : une vision le rassure et l’avertit d’aller trouver le chef des ennemis. Il sort donc aux premières lueurs du jour avec tout son clergé vêtu de blanc, croix en tête, bannières déployées, encensoirs fumans, et la procession défile au chant des psaumes sur la longue et étroite chaussée qui conduisait de Ravenne au camp d’Attila.

Mais déjà ce roi avait endossé le manteau de pourpre brodé d’or, ni plus ni moins qu’un empereur romain, et tenait conseil sous sa tente avec les officiers de son armée, quand le chant lointain de la psalmodie frappe ses oreilles; il regarde et aperçoit la file des prêtres débouchant deux à deux sur la chaussée, et l’évêque qui fermait la marche. Ce spectacle ne laisse pas que de le surprendre : « Qui sont ces hommes blancs? demande-t-il à ceux qui l’entourent; où vont-ils et que me veulent-ils? — C’est l’évêque accompagné de son clergé, répond un des assistans plus au fait que lui des usages et du langage des chrétiens; il vient intercéder près de vous en faveur de ses enfans, les habitans de Ravenne. » Ce mot d’enfans choque Attila, qui ne comprend pas : « Vous vous moquez de moi, s’écrie-t-il avec colère; mais rappelez-vous que j’ai une épée bien affilée, et malheur à qui se rirait du roi! Tâchez donc de m’expliquer, vous qui le savez si bien, comment un seul homme peut engendrer tant d’enfans! » Le malencontreux conseiller explique comme il peut la distinction qu’on doit faire entre les enfans de la nature et ceux de la grâce : Attila se montre satisfait. Sur ces entrefaites, l’évêque arrive; le cœur du roi, déjà préparé, s’amollit à sa vue, et Jean obtient sans peine ce qu’il était venu solliciter. Pourtant Attila, qui connaît les Italiens, craint qu’ils ne mésusent de sa clémence, et il prend à ce sujet ses précautions avec une bonhomie charmante : « Tes citoyens, dit-il à l’évêque, sont terriblement rusés; je ne me soucie pas qu’ils viennent dire : Nous l’avons joué et chassé; je ne veux pas davantage qu’on suppose dans les villes voisines que j’ai eu peur de vous, cela me ferait tort, ainsi qu’à mon armée (nous citons toujours Agnellus). Pour parer à cela, voici ce que j’exige : rentrez en toute hâte, enlevez vos portes des gonds, couchez-les à terre, et, quand il ne restera de votre enceinte que les quatre murs, j’entrerai, et traverserai votre ville : je vous promets de n’y faire aucun mal. » Le lendemain, Ravenne était en habits de fête; les rues tendues de tapis, les places parées de fleurs et encombrées de curieux annonçaient l’allégresse publique, et l’archevêque, en tête de son clergé, présidait au défilé des Huns. C’est ainsi qu’au bout de quatre siècles à peine, l’Italie se rappelait sa propre histoire. Les pages d’Agnellus se terminent par une réflexion qui a bien aussi son mérite : « On a dit parmi les proverbes, écrit-il, que le roi Attila, avant de recourir aux armes, combattait par l’artifice, et après cela il est mort sous le couteau d’une misérable femme. » Ce regret donné au fléau de Dieu n’est pas ce qu’il y a de moins étrange dans tout ceci.

Et pourtant c’est encore Agnellus qui nous donne la version la moins déraisonnable du prétendu siège de Ravenne, que nous retrouvons: ailleurs avec deux variantes d’une invention presque incroyable. Disons d’abord, pour l’éclaircissement de ce qui va suivre, qu’un schisme ardent divisa pendant toute la durée de l’exarchat les archevêques de Ravenne et les papes, les archevêques ravennates prétendant tenir leur pallium directement des empereurs, et les papes voulant les ramener sous la dépendance du siège apostolique. L’animosité produite par ces discordes avait passé des chefs aux églises, et des églises aux villes. On se traitait d’hérétiques, on se déchirait par des imputations dont on aurait dû rougir. Histoire ou théologie, erreurs traditionnelles ou vérités, on compulsait tout, on employait tout pour se nuire : Attila, bien innocemment, se trouva mêlé dans la querelle. Les deux versions dont je parle peuvent être attribuées, l’une aux schismatiques de Ravenne, l’autre aux partisans des pontifes de Rome. Suivant la première, l’archevêque Jean est un modèle d’orthodoxie : il aborde Attila par un sermon sur la consubstantialité du Père et du Fils dans le mystère de la sainte Trinité, sermon qui plaît si fort au roi, que le prêtre obtient pour prix de sa prédication le pardon de sa ville. Dans l’autre version, qui a tous les caractères d’une attaque venue du Vatican, Jean est non-seulement un schismatique, mais un arien; s’il vient catéchiser Attila, c’est pour le faire tomber dans l’hérésie, et ensuite, lorsqu’il l’a bien endoctriné, qu’il a bien noirci à ses yeux le caractère et la foi du pape saint Léon, il offre de lui livrer Ravenne et tous les trésors des Césars, si, marchant sans délai sur Rome, il en expulse ce pape hérétique. Attila tire son épée et part; mais en route il rencontre saint Léon, qui, le catéchisant à son tour, lui démontre, le symbole de Nicée en main, l’impiété et la perfidie de l’hérésiarque. Attila voit qu’on l’a pris pour dupe. Transporté de colère, il revient sur ses pas, emporte Ravenne d’assaut, tue l’archevêque avec tout son clergé, et déclare qu’il traitera sans plus de façon quiconque osera désormais nier l’orthodoxie des papes et la primauté du saint siège. Ainsi la tradition est battue par des vents divers, suivant les passions et les intérêts du moment, et en cela elle ressemble un peu à l’histoire. Voici le fléau de Dieu théologien, arbitre de la doctrine chrétienne et champion du pape; tout à l’heure il chassait les Maures d’Espagne : il n’y a point de mesure dans les saturnales de l’imagination populaire.

Une fois qu’elle a ouvert un filon qui lui plaît, la tradition le creuse et le poursuit jusqu’à ce qu’elle l’ait épuisé. Cette singulière conception d’un fléau de Dieu crédule et bonhomme et d’un Attila théologien donna naissance à un Attila moral, qui prêchait aux Romains la modestie, encourageait les bons mariages et dotait les filles vertueuses. Cette dernière physionomie d’Attila, la plus inattendue de toutes, on en conviendra, se dessine dans plusieurs historiettes qui couraient les Gaules et l’Italie au moyen-âge, et que des écrivains des XVe et XVIe siècles recueillirent de la bouche des vieillards comme des traditions immémoriales. En voici une qui regarde la Gaule. Pendant la marche de l’armée des Huns sur Troyes, et tout près de cette ville, Attila aperçut une pauvre veuve qui fuyait à travers la campagne avec dix filles : les aînées, déjà grandes et belles, marchaient à ses côtés; les plus jeunes trottaient sur un âne : il y en avait même une, nouvellement née, qui pendait dans un linge au cou de sa mère. Où courait ce troupeau effaré? Il allait se jeter à la rivière, pour échapper aux brutalités des Huns. Attila ordonne aussitôt qu’on les lui amène, et comme la malheureuse veuve restait prosternée la face contre terre, sans oser proférer un mot, il lui demande si toutes ces filles sont à elle, et si elle les a conçues en légitime mariage. — « Oh ! oui, dit la veuve à demi morte de frayeur; elles sont dix, et ce sont dix orphelines que je laisserai après moi. » Attila la relève, la rassure, et lui fait compter assez d’or, dit la légende, pour bien vivre et marier honnêtement ses filles. — Une autre fois, entre Vicence et Concordia (ce sont des chroniqueurs italiens qui parlent), il rencontre des bateleurs qui, posant à terre leur bagage, se mettent en devoir de le bien amuser par leurs tours : c’étaient, dit le récit, des gaillards forts et bien nourris, mais sans courage et sans connaissance des armes. Le roi, qui veut donner une leçon à ces fainéans, s’avance dans le cercle formé autour d’eux, bande son arc et abat un oiseau qui passait; puis il leur donne l’arc qu’aucun d’eux ne peut tendre. Il fait venir son cheval, le franchit d’un saut tout armé, et quand il commande aux baladins d’en faire autant, ceux-ci reculent. Alors il les fait prendre et tenir sous bonne garde, défendant qu’ils mangent autre chose que ce qu’ils auront abattu à la pointe de ses flèches. Au bout de quelques semaines, les bateleurs reparaissent devant l’armée, hâves, exténués et n’ayant que la peau sur les os, mais devenus des archers parfaits : le roi les enrôle dans ses troupes.

La plus jolie des traditions italiennes sur le bon Attila est celle qui récréait au moyen-âge les habitans de Padoue, et qu’a répétée plus d’un auteur de la renaissance. Ils racontaient qu’au temps où les Huns occupaient leur ville, après le renversement d’Aquilée, un certain poète nommé Marullus était accouru du fond de la Calabre avec un poème latin composé à la gloire d’Attila et qu’il voulait réciter devant lui. Ravis d’une circonstance qui leur permettait de fêter dignement leur hôte, les magistrats padouans préparèrent un grand spectacle où furent conviés tous les personnages notables et lettrés de la haute Italie. Déjà la foule encombrait les gradins de l’amphithéâtre, et Marullus commençait à déclamer ses vers au bruit des applaudissemens, quand le front du Barbare se rembrunit tout à coup. Le poète, suivant l’usage de ses pareils, attribuant à son héros une origine céleste, l’interpellait comme s’il eût été un dieu. — « Qu’est-ce à dire? s’écrie Attila tout hors de lui. Comparer un homme mortel aux dieux immortels! C’est une impiété dont je ne me rendrai point complice. » Et il ordonne que sans désemparer on brûle, au milieu de l’amphithéâtre, le mauvais poète et ses mauvais vers. On se peindra, si l’on peut, le désarroi de la fête : la surprise des spectateurs qui n’osaient remuer et qui eussent souhaité d’être bien loin, les soldats huns chargés de brassées de bois qu’ils amoncelaient dans l’arène, puis le poète Marullus étendu pieds et poings liés sur le bûcher à côté de son poème malencontreux. Déjà les apprêts étaient terminés, et l’on approchait du bûcher les torches enflammées, lorsqu’Attila fit un signe. — «C’est assez, dit-il, j’ai voulu donner une leçon à un flatteur; maintenant n’effrayons point les poètes véridiques qui voudraient célébrer nos louanges. »

Ces contes et d’autres du même genre amusèrent nos aïeux pendant tout le moyen-âge; les églises y mêlaient des miracles, les villes des prouesses imaginaires. A les en croire, toutes avaient résisté héroïquement à cette puissance, qui ne les avait vaincues que parce qu’elle n’était point de la terre; Attila avait été blessé devant l’une, avait battu en retraite devant l’autre : chaque localité s’y faisait bravement sa part. On croirait, en lisant ces traditions, parcourir des fragmens de poème, disjecti membra poematis, ou plutôt les matériaux d’une épopée à naître.

Il existe, dans la formation des erreurs traditionnelles, des entraînemens d’imitation dont il faut bien se rendre compte, lorsqu’on explore ce terrain difficile. Rome elle-même, cédant à l’un de ces entraînemens, ne s’imagina-t-elle pas avoir été assiégée par Attila? On le crut d’abord en Asie, où la situation des lieux et les détails de la mission du pape saint Léon, imparfaitement connus, rendaient la méprise pardonnable: ainsi le philosophe grec Damascius, contemporain de Justinien, effrayait ses lecteurs par le récit d’une bataille livrée sous les murs de Rome contre Attila, bataille prodigieuse «où les âmes des morts, se relevant, avaient lutté trois jours et trois nuits durant avec une infatigable furie. » De Grèce, ce conte passa en Italie et à Rome, qui finit elle-même par y croire. On montra à l’une des portes de la ville le théâtre de cet étrange combat, on expliqua les évolutions de ces légions de fantômes, et l’entrevue de saint Léon avec le roi des Huns se trouva transportée des bords du Mincio sur ceux du Tibre.

L’imagination des Strasbourgeois faisant d’Attila le patron de leurs libertés modernes, si originale qu’elle paraisse, pâlit pourtant devant celle de deux ou trois villes d’Italie. On connaît la jolie capitale du Frioul, Udine, qui, plantée sur un dernier mamelon des Alpes, semble une vedette de l’Autriche aux portes de Venise. Udine, en latin Utinum, a depuis plus de nulle ans la prétention d’avoir été fondée par Attila, et non-seulement elle, mais encore la montagne qui la soutient. Les plus vieilles chroniques de la Vénétie racontent que, pendant le siège d’Aquilée, le roi des Huns, ne sachant où faire hiverner ses troupes, prit la résolution de construire une place forte dans le voisinage, et choisit pour cela le lieu où se trouve actuellement Udine. Ce lieu par malheur était une plaine; le roi voulait une montagne: que faire? L’armée se mit en devoir de lui en procurer une : chaque soldat apportant de la terre plein son casque et des pierres sur son bouclier, la colline s’éleva en trois jours comme par enchantement, et Attila y bâtit Udine. Cette fable passait au XIIIe siècle pour une vérité qu’il eût été imprudent de nier trop haut dans les murs de la ville des Huns. Le célèbre chroniqueur Otto de Freisingen, qui l’entendit de la bouche même des habitans, n’en éprouva qu’un sentiment d’admiration. «Je contemplai, dit-il, l’œuvre gigantesque accomplie en si peu de temps par une si grande multitude. » Au XVIe siècle, la foi en cette tradition n’avait point faibli, et un patriarche udinois, à propos de quelques fouilles faites dans la colline, eut la pensée de vérifier le travail des Huns : on creusa; on trouva parmi les pierres des fragmens d’armures et un casque; ce casque fut de droit celui d’Attila. Le patricien Candidus, auteur estimé de la chronique d’Udine, a bien soin de distinguer dans son livre l’enceinte d’Attila de celles qui se sont succédé depuis le Ve siècle. Naguère encore, on entretenait en bon état une tour carrée d’apparence romaine et faisant partie des vieilles constructions : c’était une relique chère au cœur du peuple, et tout bon habitant d’Udine, en la montrant à l’étranger, disait avec une sorte d’orgueil : « Voilà la tour d’Attila ! »

Que la Toscane, pour n’être pas en reste avec les autres provinces italiennes, avec la Campanie, la Calabre, la Pouille, ait fait guerroyer Attila dans ses campagnes en dépit de l’histoire, c’était le droit commun au moyen-âge, et elle a pu en user à son tour; mais elle ne s’en tint pas là : deux de ses villes, Florence et Fiesole, forgèrent à ce sujet un roman qu’elles rattachèrent à leur propre histoire de la façon la plus incroyable. Et il ne s’agit pas ici de quelque opinion vulgaire, recueillie chez une multitude ignorante; il s’agit de faits appuyés sur des textes et exposés sérieusement par deux écrivains célèbres, Malespini et Jean Villani : la chose est grave assurément, et je laisserai la parole aux historiens florentins.

Tous les amis des lettres connaissent Malespini, ce vieil annaliste qui crayonna, au XIIIe siècle, les premières pages de l’histoire de Florence. Les aventures de sa famille se liaient aux catastrophes qui frappèrent dans le XIe siècle la ville infortunée de Fiesole, que les Florentins, après une longue guerre civile, détruisirent de fond en comble et dont ils transportèrent les habitans dans leurs murs. Eh bien! cette guerre, c’est Attila qui l’avait causée; ces cruautés des Florentins n’étaient qu’une représaille contre les Huns. Malespini nous l’affirme, il en avait lu les détails dans de vieilles écritures, in molte iscritture antiche, conservées à l’abbaye de Florence, et aussi dans des papiers de famille dont il nous entretient fort longuement. Un demi- siècle après, Jean Villani, puisant aux mêmes sources, reproduisait les mêmes faits sans émettre le moindre doute sur l’authenticité des unes ou la vraisemblance des autres. Or voici ce qu’ils racontent :

« En l’année 450 arriva sur les bords de l’Arno un homme noble et puissant appelé Attile flagellum Dei, lequel, en compagnie de vingt mille soldats, venait reconstruire la cité de Fiesole et renverser celle de Florence, où d’abord il s’introduisit par ruse et tromperie. Il y fixa sa demeure au Capitole, près de l’emplacement qu’occupe l’église de Sainte-Marie et près du canal souterrain où s’engouffre l’Arno. Faisant de là force caresses, cadeaux et invitations aux Florentins, il parvint à les abuser tous. Sitôt qu’il fut en mesure d’agir, il invita à un grand festin les plus nobles et meilleurs seigneurs du pays, et, à mesure qu’ils entraient dans sa maison, il leur faisait couper la tête et jeter le corps dans ce gouffre de l’Arno qui coulait derrière sa demeure. La noblesse une fois disparue, il crut avoir bon marché du reste; mais Florence était forte et décidée à lui résister. Il en sort donc, appelle à lui ses troupes, et tombe sur la ville, pillant et massacrant tout ce qu’il rencontre : grands et petits, mâles et femelles, tout fut passé au fil de l’épée; ensuite il mit le feu aux, maisons par sept côtés à la fois. Ce massacre eut lieu le 28 juin de ladite année 450. »

Cela fait, Attila se rend avec ses hommes à Fiesole, que les Florentins avaient en mortelle haine, « y plante ses tentes et son gonfalon, et fait proclamer par tout pays que quiconque voudra construire sur ce terrain maisons ou tours le pourra faire librement et librement y habiter, et en cela il montrait grand désir que cette ville fût bien peuplée, afin d’empêcher Florence de sortir de ses ruines, et aussi il voulait faire injure et guerre aux Romains. » Tout alla bien jusqu’à la mort d’Attila; mais plus tard les Florentins, ayant rebâti leur ville, firent payer cher à Fiesole les faveurs qu’elle avait reçues de leur ennemi. Il en résulta une guerre de plusieurs siècles qui se termina, comme je l’ai dit, par la transportation de toute la noblesse fésulane dans l’enceinte de Florence. On remarquera combien ici les souvenirs semblent précis : Attila demeure au Capitole, au-dessous de l’église de Sainte-Marie, près du gouffre de l’Arno, et c’est le 28 juin 450 qu’il brûle la ville; pourtant rien de tout cela n’est vrai, jamais Attila ni ses soldats n’ont franchi la chaîne des Apennins. Les vieilles écritures consultées par Malespini lui avaient appris qu’Attile flagellum Dei vivait au temps de l’empereur Théodose et du pape saint Léon, qu’il avait la tête chauve avec des oreilles de chien, et qu’enfin il était roi des Vandales et des Goths, seigneur de Hongrie, Pannonie, Suède et Danemark. Le portrait peu flatteur que l’historien nous fait de l’ennemi de Florence ne l’empêche pas d’ajouter qu’on l’appelait le beau, chiamavasi bello. On retrouve fréquemment en Italie cette tradition sur la laideur monstrueuse d’Attila: certaines chroniques lui donnent une tête d’âne, d’autres un grouin de porc : double réminiscence de l’idée légendaire qui voyait dans Attila un démon, et de la tradition gothique rapportée par Jornandès, qui faisait naître les Huns du commerce des sorcières avec les esprits immondes. Ici on veut qu’Attila fût privé de la parole et n’eût qu’un grognement sourd, là-bas on le faisait assister, comme un juge délicat, à la lecture d’un poème latin : la tradition prenait du large dans ses conjectures.

Dans cette revue que je viens de faire des traditions sur Attila éparses chez les races latines, je me flatte de n’avoir rien omis d’important historiquement ou de tant soit peu original. Tantôt d’une beauté grandiose, tantôt absurdes et grotesques, ces traditions, on le voit, portent le cachet des conceptions populaires; mais rien ne les relie, elles manquent d’unité. Il eût fallu à cette poussière poétique, pour prendre un corps et s’animer, le souffle d’un Dante ou d’un Homère; ce souffle n’est point venu, et pourtant elle contenait autant d’élémens nationaux que l’Odyssée, autant d’élémens chrétiens que la Divine Comédie, Qui peut dire quelles proportions de grandeur terrible aurait pu atteindre l’ATTILA FLAGELLUM DEÏ sous la plume du chantre de l’enfer? Si le poème rêvé par des pères n’a pas rencontré la main qui devait lui donner sa forme, au moins existe-t-il en idée; il vit en nous à notre insu; nous avons beau lire ou faire de l’histoire, toute cette fantasmagorie traditionnelle se réveille dans notre imagination au mot magique de fléau de Dieu, et s’interpose plus ou moins entre l’histoire et nous. On serait même tenté de supposer, à lire certains ouvrages récens parés de tous les mérites de l’imagination et du style en même temps qu’ils sont chargés de citations savantes, que l’âge de la légende n’est pas fini, et qu’elle essaie de se rajeunir par une sorte d’alliance ou de compromis avec l’érudition. C’est ce que je me suis dit en face de l’Attila que nous a peint l’illustre auteur des Études historiques. «Ce sauvage hideux qui habite une grande bergerie de bois dans les pacages du Danube, que les rois soumis gardent à la porte de sa baraque et qui a ses femmes dans des loges autour de lui…, ce conquérant poussé ou arrêté par une main qui se montrait partout alors à défaut de celle des hommes, et qui finit par crever du trop de sang qu’il avait bu, » tout cela me paraît un produit malheureux du mariage dont j’ai parlé. Je doute que de pareils compromis fassent grand bien à l’histoire. Rendons-lui l’Attila de Priscus, et réservons le flagellum Dei pour la poésie.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la série sur Attila dans les livraisons du 1er et du 15 février, du 1er mars et du 1er avril 1852.
  2. « C’est, ainsi qu’étaient ses yeux, ses traits et sa contenance. » Virgile dit : Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat; le bourguemestre de Strasbourg n’a point de mains.