Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 35

Delongchamps (tome IIIp. 125-148).


CHAPITRE XXXV.

Personne piquante.

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« Le comte de Bourseille arriva pour dîner. On lui demanda des nouvelles. Ah ! parbleu, vous ne devinerez jamais celles qu’il y a. Vous saurez d’abord que l’oncle du duc de Clerson est mort.

— Le vicomte Vallerin ?

— Lui-même ; mais ce n’est rien que cela. Vous savez sans doute qu’il avait empêché le duc d’épouser madame de Léonval, et que celui-ci, de désespoir, était allé servir dans l’armée de l’empereur contre les Turcs ?

— Oui, et qu’il y a été tué.

— Point du tout. Il est revenu à Paris pour voir mourir son oncle, qui lui a laissé tout son bien.

— Cela est impossible, son secrétaire avait rapporté son certificat de mort.

— Parce que le détachement dont il était avait été haché en pièces, et qu’un palefrenier qui le suivait, l’avait vu tomber de son cheval frappé de plusieurs coups de sabre par les Turcs ; mais il n’avait été que grièvement blessé, et malade très-long-temps, ensuite vendu comme esclave à un corsaire qui n’entendait pas le français, qui lui avait fait faire un grand voyage ; mais de retour à Constantinople, ayant trouvé quelqu’un qui avait payé sa rançon, il était revenu à Paris. On ne doute pas qu’à présent il n’épouse madame de Léonval.

— Elle l’a pleuré plus de six mois, reprit madame de Nompart, et sans sa mère elle le pleurerait peut-être encore en Périgord, où elle s’était retirée ; mais elle l’a forcée de revenir à Paris.

— Je voudrais, dit le comte, que depuis son retour elle eût fait un autre amant.

— Vous lui souhaitez-là une belle chose.

— Ce serait le duc qui aurait tort de n’être pas mort.

— Et si par délicatesse, se reprochant ce nouvel amour, elle ne se croyait plus digne d’épouser le duc ? Elle aurait tort si le duc l’aimait toujours, puisque ce serait un sacrifice qu’elle pourrait lui faire.

— Vous n’entendez rien à tout cela.

— Ah ! pardonnez-moi, elle pourrait sacrifier le duc à ce nouvel amant.

On vint dire qu’on avait servi, et j’en fus fort aise, parce que pendant cette conversation madame de Nompart me regardait souvent en souriant, ce qui m’embarrassait fort.

Après le dîner madame de Nompart m’emmena dans le parc, et elle me dit : Je crois que nous savons à présent ce qui a causé le prompt départ de ces dames ; mais si ce que nous disions au comte était arrivé, ne trouveriez-vous pas la position de madame de Léonval bien embarrassante ? Pour moi, à la place de sa mère, je ne l’eusse jamais fait partir d’ici si promptement. Elle est un peu vive et même étourdie, la bonne dame. Elle aime fort sa fille assurément ; mais elle ne voit rien avec réflexion, et par conséquent elle donne tout au premier moment, sans envisager les suites.

— Je ne me suis pas aperçu de cela.

— Quoi ! vous n’avez pas vu que madame de Léonval était entièrement consolée de la perte du duc, et cela n’a rien de surprenant ; une douleur trop vive s’épuise à la fin ; l’habitude d’aimer, fait qu’on laisse entrer dans son ame une autre passion, et je ne sais pas trop alors ce que l’on peut penser pour un amant qui ressuscite inopinément, comme le duc, sans l’avoir laissé prévoir. Je crois que c’est comme un mari qui revient d’un long voyage. On ne voit plus de Pénélope, et je pense que l’amour s’use autant par les larmes que par les plaisirs et par l’absence.

— Cela pourrait arriver.

— Savez-vous qui je pourrais trouver le plus à plaindre dans tout ceci ?

— Non, sûrement.

— Eh bien ! ce serait l’amant qui s’en croirait aimé.

— S’il en était un.

— Je le suppose. Voyez donc quelle doit être sa position ; car il ne peut guère espérer qu’elle n’épouse pas le duc. Supposé qu’en l’épousant elle ne l’aime plus, il faudra qu’elle feigne de l’aimer au moins, et il faudra du temps pour qu’elle puisse espérer que le duc la négligera un jour assez, pour qu’elle puisse récompenser la constance de cet amant ; mais doit-elle y compter, et l’amant perdra-t-il son temps à attendre, s’il a le sens commun ? S’il s’afflige de ce mariage, on découvrira sa passion, et tout en aimant, et en espérant même, il en compromettra l’objet. Tout cela deviendra pour lui fort embarrassant.

— Mais, reprit Dinval, cette femme-là vous persiflait.

— Je ne fis pas semblant de m’en apercevoir, et je lui dis : Madame, cet amant prétendu aurait un moyen bien facile de tout arranger sans compromettre la duchesse.

— Ah ! ah ! voyons donc. Quel est-il ?

— Ce serait de feindre une grande passion pour une de ses amies, qui la mettrait dans la confidence du service qu’elle voudrait bien lui rendre.

— Cela serait, j’en conviens, reprit-elle, une grande preuve d’amitié ; mais il pourrait y avoir du danger.

— Pour qui donc ?

— Pour cette amie.

— Je n’y en vois point du tout.

— Cette amie n’aurait qu’à, sans le vouloir, aimer réellement cet amant abandonné.

— Bon ! les femmes n’aiment que lorsqu’elles le veulent bien.

— Ne croyez pas cela.

— Ou tant qu’elles le veulent.

— Je vous jure que cela n’est pas vrai.

— Supposons un instant que je fusse cet amant aimé de madame de Léonval, et qu’il me fût possible de feindre de amour pour vous, Madame, pour cacher celui que j’aurais pour elle ; ne vous prêteriez-vous pas à cette feinte ?

— Non, certainement, je ne voudrais pas le risquer.

— À cause du danger qu’il y aurait pour votre cœur ?

— Sans contredit.

— On n’aime pas un amant qu’on sait être prévenu d’une autre passion.

— Et comptez-vous pour rien, donc, le plaisir et la gloire d’en triompher ?

— L’amitié doit combattre.

— Oui, oui, l’amitié ! mon amitié pour madame de Léonval me donne de l’impatience de savoir si elle épousera le duc ou non. Vous qui voyez bien, qu’en pensez-vous ?

— Je ne peux rien prévoir là-dessus.

— Rien ne vous presse de retourner à Paris, je reste encore ici quelques jours, attendons-y l’événement ensemble.

— Sûrement, madame, je ne vous quitterai pas avant votre départ.

— Moi, reprit Dinval, je crois que cette femme-là avait envie de vous.

— Vous verrez.

— Comment est-elle ?

— Fort bien ! elle a vingt-quatre ans. Son mari est une manière d’imbécile qui voyage à ce qu’il dit pour acquérir des connaissances.

— Je crois que sa femme n’ira pas si loin que lui pour en acquérir bien davantage.

— Elle a de l’esprit, de la vivacité, de la gaieté…

— Et peut-être beaucoup de légèreté.

— Personne n’a pu encore m’en instruire.

— Vous l’apprendrez par vous-même.

— Je n’y pense point du tout.

— Je vous réponds qu’elle vous y fera penser.

— Je ne le prévois pas.

— Êtes-vous resté encore long-temps avec elle à la campagne ?

— Trois jours. Le mariage du duc fut déclaré tout de suite.

— Eh bien ! il fallait revoir madame de Nompart.

— J’ai passé chez, elle, mais sans la trouver.

— Il faut absolument vous attacher à cette femme-là. Je me la rappelle à présent ; c’est une brune très-piquante, dont les regards pénètrent jusqu’au fond de l’ame.

— Cela est vrai.

— Eh bien ! il n’y a pas de frais à faire avec ces femmes-là ; rien n’est plus commode ; pour peu qu’elles vous plaisent, elles vous devinent promptement.

— Je crois bien que madame de Nompart…

— Je vous le dis ; je l’ai vue venir de loin. Que diable avez-vous de mieux à faire ?

— C’est que la duchesse jugera, ou que je la trompais, ou que je suis d’un caractère très-léger.

— Qu’est-ce que cela fait ? et puis ne croyez pas madame de Nompart sur tout ce qu’elle vous en a dit. Cette duchesse n’avait pas pour vous ce qu’on peut appeler une passion ; ainsi vous devez être sûr qu’elle vous oubliera entièrement dans les bras du duc.

— Je voudrais savoir ce que sa mère pense de l’effet du retour du duc sur le cœur de sa fille.

— Pour vous déterminer à vous engager avec madame de Nompart. Voilà ce qu’on appelle un amour-propre qui mérite d’être humilié.

— Allons, je suivrai vos conseils.

— Vous verrez que vous vous en trouverez bien.

— Je vous le dirai sincèrement.

Quelque temps après ils se revirent.

« Vous m’avez bien conseillé, dit Saint-Alvire à Dinval.

— Je n’en serais pas surpris ; sachons un peu tout cela.

— En vous quittant, je trouvai madame de Nompart dans le jardin du Palais-Royal, et elle m’emmena souper chez elle, il y avait beaucoup de monde, elle me dit : Venez demain me voir dans l’après-dîner.

— Savez-vous quelque chose de madame de Léonval ?

— Oui, oui, je vous dirai tout cela.

J’y allai, et dès qu’elle me vit elle prit un air très-douloureux. Madame, qu’avez-vous donc, lui dis-je ?

— De bien mauvaises nouvelles à vous apprendre.

— À moi ?

— Oui, j’ai vu la mère de madame de Léonval, elle est dans une joie inconcevable du mariage de sa fille. Vous êtes perdu sans espoir, sans ressource. Les deux amans ne se sont jamais aimés plus ardemment. Voyez ce que vous allez devenir ; je vous plains réellement, parce qu’on prétend que le duc est constant comme un provincial. Vous sentez bien que sa femme voudra l’imiter, et que cela fera deux êtres absolument nuls pour la société.

— Vous seriez bien fâchée de leur ressembler, vous, Madame, qui aimez beaucoup à plaire.

— C’est-à-dire que vous me trouvez coquette ?

— Ce ne serait pas un défaut pour moi ; je trouve qu’il n’y a de réellement aimables quelles femmes qu’on accuse de coquetterie.

— C’est-à-dire que vous n’aimez pas les dédaigneuses.

— Les sentimentales, par exemple, qui ne font cas que de l’objet qui les occupe et qui en est le moins digne, puisque souvent il les sacrifie à la première fantaisie qui lui passe par la tête.

— Je trouve qu’elles le méritent.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’elles exagèrent trop tous leurs goûts, rien ne leur plaît qui ne soit pour elles un objet d’admiration. L’amour-propre des hommes en est flatté d’abord ; mais à la longue cela les fatigue, et ils leur profèrent les sots petits caprices d’une femme à vapeur.

— Vous me paraissez trop bien instruite pour que jamais on puisse vous tromper.

— Vous imaginez cela, et vous ne savez pas que je suis la plus crédule de toutes les femmes.

— Et croiriez-vous, par exemple, que je vous ai la plus grande obligation ?

— Vous ?

— Oui, moi.

— Voilà de quoi je ne me doutais en vérité pas.

— C’est que vous ignorez que vous avez dans toute votre personne un charme qui agit si puissamment sur mon ame qu’il a détruit toutes les impressions qui me tourmentaient.

— Je ne me croyais pas un charme pareil.

— Vous ne sauriez pourtant vous empêcher de voir le plaisir que vous me faites, rien seulement qu’en me regardant.

— Quoi ! lorsque je vous regarde, à présent…

— Tout m’entraîne vers vous. Mes bras voudraient vous serrer… Je vous dis, il faut absolument que je m’éloigne de vous.

— Voilà un danger bien imprévu que je cours là avec vous.

— Vous n’en connaissez pas toute l’étendue.

— Je me serais pourtant fiée à vous.

— Voilà pourquoi je vous avertis.

— C’est un procédé très-généreux ; j’espère que vous n’êtes pas comme cela devant le monde.

— Ma foi, je n’en répondrais pas.

— Quand je voudrai vous voir ? il faudra donc que je fasse fermer ma porte ?

— Voilà le meilleur expédient que vous puissiez imaginer.

— Pour qu’on ne s’aperçoive pas de votre folie ?

— Si vous vouliez en faire l’épreuve ?

— Il faut la remettre à un autre jour, parce que j’attends du monde.

— En ce cas ne me regardez pas. Et comme elle me regardait en riant, je baisai sa main très-vivement.

— Finissez donc, dit-elle, vous me faites peur.

On annonça une visite et je sortis.

— Voilà, dit Dinval, une singulière déclaration.

— Je voulais la désabuser de l’idée qu’elle pouvait avoir, que je cherchais à avoir une grande passion.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’imaginais que ce projet-là l’éloignerait plutôt de moi qu’il ne l’en rapprocherait.

— Vous croyez qu’elle ne l’approuverait pas ?

— Je ne pensais pas qu’elle fût capable de songer à perdre son temps dans les longueurs du sentiment.

— Je pense assez comme vous.

— Deux jours après, je me trouvai à souper avec elle, elle me dit : À propos, vous avez bien fait de ne pas revenir chez moi.

— Pourquoi donc ?

— C’est que vous auriez trouvé ma porte fermée.

— Vous avez donc travaillé avec vos gens d’affaires ?

— Non, vraiment, au contraire, j’ai vu beaucoup de monde.

— Et votre porte était fermée ?

— Elle ne l’était que pour vous.

— Ah ! ah ! j’entends. Elle ne le sera donc plus ?

— Pardonnez-moi ; elle le sera toujours.

— Allons, cela est bon ; j’irai demain.

— Et, dit Dinval, y êtes-vous allé en effet ?

— Certainement.

— Et vous a-t-on refusé la porte ?

— Pas le moins du monde. Madame de Nompart était dans un boudoir très-reculé ; elle s’est écriée en me voyant : Mais cela est affreux ! Quoi ! l’on vous a laissé entrer ?

— Oui, Madame, et me voilà.

— Par la chaleur qu’il fait, après avoir écrit trois heures, je voulais rêver ici tranquillement, me reposer enfin, et peut-être dormir…

— Eh bien ! Madame, que je ne vous dérange pas ; dormez, si cela vous fait plaisir ; mais j’achèverai mon songe de cette nuit.

— Qu’est-ce que c’est que votre songe ?

— Je rêvais que vous étiez Orithie, et que je vous enlevais comme le Borée du jardin des Tuileries.

— Qu’est-ce que c’est qu’Orithie, Borée, les Tuileries ? Vous mêlez-là les dieux de la fable avec les habitans de Paris !

— Point du tout ! Quoi ! vous ne connaissez pas le groupe en marbre d’Orithie et de Borée, qui est dans ce jardin ?

— Pas le moins du monde.

— Il est superbe, je veux vous en montrer la composition. Aussitôt, je la pris par le milieu du corps, et l’asseyant sur ma hanche, je l’enlevai de terre.

— Mais êtes-vous fou ! que faites-vous donc ?

— Je fais Borée, faites Orithie. Elle se renversa en arrière pour m’éviter, et je la posai doucement sur son sopha.

— Mais, dites-moi donc ? a-t-on jamais vu une folie pareille ?

— Quoi, point du tout. Tenez, la première fois que nous irons aux Tuileries, je veux vous faire voir Orithie.

— Vous croyez que je ressemble au marbre ?

— Je ne connais pas votre cœur ; mais vous me paraissez en avoir et la blancheur et la fermeté.

— Ah çà, finissez donc toutes vos folies.

— Oui, ma chère Orithie !

— Voulez-vous bien vous taire ?

— Est-ce que vous ne trouvez pas que ces êtres-là étaient bien heureux ? À peine le dieu avait-il enlevé la nymphe qu’un nuage les couvrait tous les deux, et voilà qui était fini. Je trouve que cela était le mieux imaginé du monde.

— Oui, et si la nymphe se fâchait ?

— Une nymphe ne se fâche pas longtemps contre un dieu.

— Oui ; mais vous n’êtes pas un dieu et je ne suis pas une nymphe.

— Ma foi, vous en avez toute la tournure. Cette taille svelte, dégagée, cette tête divine et ce regard !… Vous savez tout ce que je vous ai dit ?

— Allons, laissons cela et parlez-moi seulement.

— Que voulez-vous que je vous dise ? — Si réellement avant de me connaître vous aviez de l’amertume dans l’ame ?

— Je vous en réponds bien ; mais (dis-je en soupirant), tout est effacé !

— Et vous soupirez ; vous avez donc encore des regrets ?

— Eh bien, regardez-moi, et bientôt vous m’en guérirez.

— Puis-je m’assurer que cela est vrai ?

— Jugez-en par le délice que j’éprouve auprès de vous.

— Vous aimiez madame de Léonval.

— Je ne puis vous le nier ; mais pourquoi m’en parlez-vous ?

— C’est que je crains que vous ne l’aimiez encore.

— Quand je ne suis occupé que de vous ?

Elle se leva ; je voulus l’arrêter ; mais, dit-elle, laissez-moi donc aller.

— Que voulez-vous faire ?

— Je veux sonner pour qu’on nous donne des lumières.

— Et vous ne songez pas à tout ce que vous risquez si je vous en vois mieux ?

— Je l’avais oublié.

— À présent, je vous distingue à peine.

— Je vous vois bien, moi.

— C’est qu’aucun trouble ne vous agite.

— Vous me croyez donc toujours de marbre ?

— Mais ce bras…

— Allez-vous me tourmenter ?

— Non, non, je veux seulement vous faire connaître toutes vos perfections.

— Et vous voudriez devenir un dieu ?

— Pourquoi pas ? La nuit nous couvrirait de ses voiles pour nous cacher aux yeux des mortels. Ah ! je vous prie, laissez-moi jouir de toute cette illusion.

— Et madame de Léonval ?

— Elle est une mortelle, et tout en vous me fait trouver une nymphe !

Elle voulut parler ; mais je ne lui en laissai pas la possibilité.

À merveille, dit Dinval.

— Elle ne songea plus à demander de la lumière.

— Le flambeau de l’amour devait vous suffire alors.

— Enfin, j’oubliai facilement avec elle tout ce que j’avais désiré avec madame de Léonval.

— Je vous l’avais prédit.

— Ses femmes entrèrent pour l’habiller, et je m’en allai.

— Elle ne vous dit plus que sa porte serait fermée ?

— Tout au contraire. Cependant, elle ne voulut me voir le lendemain que le soir, dans une autre maison.

— Où cela ?

— Chez madame d’Oricante qui est sa cousine, et qui m’avait prié à souper pour ce jour-là.