Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 34

Delongchamps (tome IIIp. 82-124).


CHAPITRE XXXIV.

Grande passion.

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« Et, reprit Dinval, avez-vous revu ces dames depuis tout cela ?

— Dans le monde, mais non pas chez elles.

— Je crois que vous avez bien fait.

— Je ne saurais applaudir à leur légèreté, et je ne trouve pas que je doive leur en faire des reproches.

— Rien n’est plus raisonnable : c’est une manière de s’en venger dont elles ne sauraient se plaindre. Et si quelqu’un voulait les blâmer devant vous ?

— Je parlerais d’autre chose.

— Avec cette conduite-là, vous trouverez facilement à les remplacer.

— Cela ne vaut-il pas mieux que de les célébrer par des regrets inutiles ; car on en voit toujours dans vos plaintes ?

— Oui, et vous êtes ridiculisé par les autres femmes, qui n’aiment pas celles qui ont des torts avec vous.

— Je ne veux plus m’en occuper ; j’ai d’ailleurs depuis long-temps un plus grand projet dans la tête.

— Est-il d’une difficile exécution ?

— Je n’en sais rien encore.

— Et de qui est-il question ?

— De madame de Léonval.

— N’est-ce pas une grande entreprise ?

— Oui et non, c’est-à-dire si elle se pique de fidélité à la mémoire du duc de Clerson…

— Elle l’a donc beaucoup aimé ?

— C’était une passion dont on ne parlait qu’avec une espèce de vénération singulière.

— Elle n’a duré que six mois, je crois ?

— Oui, parce que le duc est mort au bout de ce terme, et depuis elle a été demeurer dans sa terre du Périgord.

— Depuis quand est-elle revenue ?

— Je crois, depuis fort peu de jours ; il y en a huit que je l’ai revue.

— Où cela ?

— À l’Opéra.

— En ce cas, je crois que vous pouvez vous hasarder. A-t-elle un air de langueur ?

— Non.

— Elle est blonde, je crois ?

— Oui, et elle a les yeux bleus.

— Il me semble que vous faites cas de ces yeux-là ?

— Autrefois, j’en espérais beaucoup.

— Eh bien ! espérez-en encore.

— Je suis très-embarrassé du ton que je prendrai avec elle.

— Cela demande réflexion.

— Je pense qu’en affichant un grand sentiment, cela pourrait lui rappeler le duc.

— Vous avez raison. Il faut prendre une marche toute opposée pour éviter toute comparaison. Revoyez-la, son ton décidera du vôtre.

— Je crois qu’il ne faut pas faire d’autre projet. Il ne faut d’abord que la trouver, et cela me sera aisé : je connais ses liaisons les plus intimes. Je vous rendrai compte de tout cela. »

Comme Dinval ne rencontrait plus Saint-Alvire, il alla le chercher un matin chez lui. Saint-Alvire fut charmé de le revoir, ayant beaucoup de choses à lui dire.

« Vous n’avez qu’à parler, lui dit Dinval, je vous écoute de toutes mes oreilles.

— Eh bien ! vous devez vous souvenir de mes projets sur madame de Léonval ?

— Certainement.

— Le soir même du jour où nous en avions parlé, je soupai avec elle. Pour la mieux juger, je ne m’en approchai pas. Sa figure me parut encore mieux que je l’avais vue autrefois. Comme elle était fort occupée de plaire à tout le monde, j’espérai qu’elle n’avait pas d’engagement formé. Je trouvai dans son maintien beaucoup de noblesse, et elle n’avait rien de précieux dans son ton. Après le souper, je m’aperçus qu’on lui parlait de moi, et qu’elle dit : C’est bien mal fait à ces personnes-là ; elles seront cause qu’il aura mauvaise opinion de nous. Elle m’appela, et elle me dit : Monsieur de Saint-Alvire, m’aviez-vous reconnue ?

— Oui, Madame, quoique vous soyez encore plus belle qu’avant votre départ.

— C’est ce qu’on m’a déjà dit. Cela vient de l’air pur qu’on respire en province sans doute.

— Je crois que l’âme y contracte aussi une espèce de candeur qui rassure.

— C’est-à-dire que vous ne me redoutez pas.

— Je vous crois gaie et non pas méchante.

— Cela est vrai, au moins ce que vous dites-là.

— Si je voulais même, j’irais jusqu’à vous croire de la bonté.

— Et vous ne le voulez pas ?

— Je veux attendre encore pour savoir si je dois vous en accorder.

— Je serais pourtant fort aise que vous eussiez bonne opinion de moi.

— Je ne saurais vous le promettre avant de vous connaître plus parfaitement.

— Eh bien ! venez souper demain chez moi.

— Et le puis-je, sans vous avoir fait une visite avant ?

— Faites-m’en une dans l’après-dinée, puisque vous êtes si régulier.

— Je n’y manquerai pas, j’ai l’honneur de vous en répondre.

— Je vous attendrai, je vous assure, dit-elle en riant ; et elle se remit à son jeu.

— Cette visite-là, dit Dinval, doit être décisive.

— Vous allez voir. Savez-vous, me dit madame de Léonval en riant, que je vous trouve audacieux de venir comme cela chez moi pour la première fois, sans avoir personne pour vous présenter ?

— Vous verrez, Madame, que je ne manquerai de rien. Les grâces ne sont-elles pas vos dames d’atours ? c’est à elles que je compte m’adresser.

— Comme je crois qu’elles sont absentes, j’abrège la cérémonie.

— Vous recevez donc mon hommage ? c’est tout ce que je désirais.

— À propos, ne m’a-t-on pas trompée en parlant de vous, M. de Saint-Alvire ?

— Comment cela, Madame ?

— On m’a dit que vous étiez assez délicat pour ne vous plaindre jamais des femmes, même de celles qui avaient des torts avec vous.

— J’oublie leurs torts pour ne me souvenir que de leurs bontés.

— Cela serait encourageant pour celles qui auraient des vues sur vous ; vous me paraissez très-adroit, et cela prouve que vous ne cessez pas d’aimer les femmes.

— J’aimerai toujours leur société ; elle a pour moi mille charmes, parce que ce qui manque à l’une se trouve dans une autre, et cela fait un tout de perfections le plus agréable du monde !

— Vous oubliez les défauts pour ne voir que les perfections ; mais nous vous devrons toutes une grande reconnaissance.

— Je trouve quelquefois tous les charmes et toutes les qualités réunies.

— Dans une seule personne ?

— Cela est rare à la vérité.

— Je le crois ; mais sans une prévention flatteuse qui vous égare, vous ne le trouveriez jamais.

— Je puis prouver ce que j’avance, et je n’irai pas bien loin pour cela.

— Je vois où vous en voulez venir.

— En ce cas, vous ne pouvez disconvenir que je suis bien près de toucher au but.

— Pas tout-à-fait, continua-t-elle toujours en riant, et je veux vous tirer de votre aveuglement.

— Si c’en est un, je crains bien d’être ébloui toute ma vie par l’objet qui l’a causé.

— Et vous me chargerez, par conséquent, de vous conduire.

— Mais, sérieusement, ce serait une justice ; et de ma part, vous trouveriez toute la docilité possible à vous suivre où vous voudriez bien me mener.

— Vous avez trop de confiance en moi, je ne vous imite pas, je ne veux pas risquer de vous égarer.

— Je ne veux pourtant plus avoir d’autre guide que vous, Madame.

— Vous pourriez beaucoup mieux vous adresser.

— Je ne le crois pas.

— La réputation que vous vous êtes acquise parmi les femmes, ne doit pas vous faire languir longtemps.

— C’est toujours à recommencer.

— Eh bien ! la nouveauté n’a-t-elle pas des charmes ?

— Pour les âmes légères, pour les cœurs changeans.

— Les conquêtes nouvelles ont toujours beaucoup d’attrait pour les hommes.

— Je croyais, autrefois, que c’était un grand bonheur.

— Et à présent ?

— L’expérience m’a détrompé.

— Vous avez sûrement aimé beaucoup de femmes ?

— Bien plus que je n’aurais voulu ; mais les circonstances ont dérangé mes projets, et j’ai fini par n’en plus faire.

— C’est-à-dire que vous ne voulez plus aimer.

— Ah ! non, j’y suis bien résolu.

— Savez-vous que rien n’est plus sensé, et que c’est le moyen de s’éviter bien des tourmens.

— Ils surpassent toujours les plaisirs. Enfin je n’y veux plus penser.

— Vous allez bien punir notre sexe de tous les maux qu’il vous a causés.

— Je ne le punirai point ; mais il ne triomphera plus de moi.

— Ce langage a pourtant l’air de celui d’un esclave révolté.

— Oui, mais qui a brisé ses fers.

— Je ne trouve pas un grand attrait à cette liberté.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’elle vous rendra insensible aux charmes de la société, et si rien ne vous y plaît, vous ne chercherez plus à y plaire.

— Je ne veux plus, au moins, que des chaînes légères.

— Et faciles à rompre, sans doute ? Mais vous ne pensez pas qu’une fois attaché, ces chaînes peuvent devenir très-piquantes. Les fleurs parfois deviennent des fers, et je vous plaindrais alors infiniment de vous y être engagé.

— Vous, Madame ? je ne saurais le croire.

— Pourquoi donc ?

— L’habitude de régner sur des esclaves rend toujours insensible.

— C’est-à-dire que vous me regardez comme un colon d’Amérique.

— Mais…

— Savez-vous que c’est une espèce de dureté que vous me dites-là. Voilà à quoi vous exposerait la misantropie ; c’est une autre extrémité, songez-y.

— J’y réfléchirai.

— Cependant, si vous y trouviez votre bonheur ?

— J’ai l’honneur de vous dire, Madame, que j’y réfléchirai. Je ne veux pas m’égarer à force de sagesse.

— Il faut avoir au moins des amis.

— C’est à quoi je n’ai jamais voulu renoncer.

— On est obligé de museler les ours quand on veut les avoir en société.

— Cela ne sera pas nécessaire avec moi, vous n’aurez pas même besoin de vous servir de bâton pour me faire exécuter vos ordres.

— Vous seriez un ours charmant !

— Que parlez-vous d’ours, ma fille, dit sa mère en entrant ?

— Nous déraisonnons, maman, M. de Saint-Alvire et moi.

— Il n’a pourtant pas cette réputation-là.

— Je vois que ce sera à moi qu’il la devra, si je ne l’en corrige pas.

— Tout cela est fort bien. Ne m’avez-vous pas dit qu’il soupait ici ce soir ?

— Oui, maman.

— Eh bien ! il faut qu’il vienne avec nous à la comédie. Il est tard, allons, partons. Où allez-vous donc ?

— Je reviens à l’instant.

— Vous ne connaissez pas beaucoup ma fille, M. de Saint-Alvire, me dit sa mère. Je voudrais qu’elle pût un peu reprendre sa gaieté, elle a été six mois d’une mélancolie la plus cruelle du monde : elle voulait rester toujours loin de Paris, et j’ai eu toutes les peines du monde à la déterminer à y revenir.

— Elle ne me paraît pas triste à présent.

— Non, pas absolument, quand elle est avec des gens qui lui plaisent, et je désirerais qu’elle fut entièrement guérie de toutes ses langueurs. Je ne veux plus m’occuper que de cela. La voici, allons-nous-en. Et nous partîmes.

— Cette mère-là, dit Dinval, ne dut pas vous être trop défavorable.

— C’est ce que j’espérais. À la comédie et à souper je vis beaucoup de gaieté dans la conversation, et je ne me retirai qu’avec les espérances les plus flatteuses.

— Fort bien !

— Le lendemain, je trouvai dans une maison la mère de madame de Léonval, qui me prit en particulier, et qui me dit : À propos, vous ne savez pas une chose qui me fâche beaucoup, et qu’il faut que je vous apprenne.

— Qu’est-ce que c’est, Madame ?

— On tourmente ma fille pour l’engager à aller tout à l’heure à la campagne chez des gens qui l’aiment beaucoup, et elle ne pourra pas résister à leur sollicitation non plus que moi.

— Vous n’avez aucunes raisons à leur opposer ?

— Je vous dis que non. Ce qui me fâche, c’est que le printemps est perfide pour les langueurs, je sais cela, et à la campagne plus qu’ailleurs, et j’en crains les effets sur l’ame de ma fille. Je voudrais que vous fussiez de ce voyage-là, et si vous y consentiez, je vous en aurais la plus grande obligation.

— Cela me paraît difficile.

— Pourquoi donc ?

— Il faudrait que je connusse les maîtres du lieu où elle ira.

— Vous les connaissez beaucoup. D’ailleurs, je fais mon affaire de vous faire inviter d’y aller, et nous n’en dirons rien à ma fille, afin de la surprendre.

— Il faudrait être sûr que cette surprise pourrait lui plaire.

— Je vous en réponds. Je la connais, et je sais très-bien les gens qui lui conviennent de préférence à d’autres. Nous soupons chez la baronne, venez-y ; vous verrez si ma fille vous parle de son voyage : cela nous divertira.

— Je le veux bien. Et en effet j’y allai.

— J’aime tout-à-fait cette mère-là, dit Dinval.

— Vous l’aimerez encore davantage, tout à l’heure, quand vous saurez qu’elle dit, en me voyant entrer chez la baronne : Parlez un peu à ma fille, je ne sais ce qu’elle a aujourd’hui, elle me paraît un peu triste. Je m’approchai d’elle, et je lui dis : Madame, soupez-vous ici ce soir ?

— Oui, pourquoi cela ?

— C’est que j’ai bien envie d’y rester aussi ; vous ne me dites rien !

— Je ne sais si je dois vous le conseiller.

— Ah ! ah ! cela est honnête ! Eh bien ! j’y resterai malgré vous.

— Rien que pour me contrarier ? Voilà un joli projet !

— Je vous l’ai dit, je suis résolu à ne plus faire que ce qui me fait plaisir.

— Et si je vous disais que cela m’en ferait, vous vous en iriez peut-être.

— Je ne suis pas assez contrariant pour cela.

— Tenez, ne me parlez pas, j’ai de l’humeur. Que c’est affreux !

— Je le crois, puisque vous le dites ; je ne vous trouve pourtant pas l’air trop contrarié.

— Il n’est pas question de ma figure.

— Pour vous, mais non pas pour moi.

— Qu’est-ce qu’elle peut vous faire ?

— Grand plaisir ! Madame.

— Propos d’habitude. Ne croyez pas m’égayer par-là.

— Ceci me paraît sérieux, je n’y tiens pas.

— Eh bien ! où allez-vous ?

— Je ne veux pas que votre humeur se dirige contre moi.

— Allons, restez-là.

— J’y consens, mais si je vas vous aigrir encore davantage ?

— C’est mon affaire, il faut bien que j’aie quelqu’un ici…

— À gronder ?

— Oui.

— Ah ! je me dévoue de tout mon cœur.

— Vous croyez sans doute qu’il est agréable de ne pouvoir pas faire sa volonté ?

— Il y a qu’à ne pas en avoir.

— C’est un moyen qui vous paraît facile sans doute !

— Mais assez.

— Quand on ne tient à rien.

— C’est quand on tient à tout au contraire. Il n’y a qu’à se laisser aller.

— Mais quand on veut être dans un lieu et qu’on veut vous faire aller dans un autre.

— Cet autre est peut-être celui où vous vous plairiez davantage.

— Vous allez vouloir me le persuader.

— Moi ? non, Madame.

— Cela vous est égal, à vous, que j’aille d’un côté ou d’un autre.

— Point du tout, puisque je ne voudrais jamais vous quitter.

— Je ne crois pas cela.

— Est-ce que vous allez quelque part ?

— Je ne vous ai pas parlé d’autre chose.

— Ah ! vous iriez à la campagne, peut-être ?

— Oui, Monsieur.

— Par le temps qu’il fait c’est la chose du monde la plus agréable !

— Vous trouvez cela ?

— Demandez à tout le monde si dans le printemps…

— Dans le printemps, il faut faire ce qu’on aime le plus comme dans un autre temps.

— Et où allez-vous ?

— Chez madame de Nompart.

— C’est un pays charmant ! moi, je vais aller dans la Brie.

— Vous allez aussi à la campagne ?

— Oui, dans une société où je crois que je m’amuserai beaucoup.

— Je ne m’étonne plus si vous trouvez la campagne si désirable dans ce temps-ci.

— Cela y contribue beaucoup.

— Et quand partez-vous ?

— J’attendrai que vous ne soyez plus à Paris.

— Pourquoi cela ?

— Pour vous voir jusqu’à votre départ.

— Et si je restais ici ?

— Cela m’embarrasserait fort.

— Parce que ?

— Parce que je ne pourrais plus me rendre où je dois aller.

— Et la raison ?

— C’est que je ne m’y plairais pas si vous restiez à Paris.

— Et si je n’y reste pas, cette campagne aura pour vous les charmes que vous vous en promettez ?

— J’en suis très-certain.

— Ce sera très-bien fait à vous.

— On se mit à jouer, et la mère de madame de Léonval me dit : Il me semble que vous vous êtes querellé avec ma fille.

— C’est au sujet de son voyage. Il me semble qu’elle est fâchée de s’en aller.

— Pourquoi a-t-elle pris cet engagement ; j’ai envie de le rompre, qu’en pensez-vous ?

— Cela est inutile, parce que nous la ramènerons si elle le désire.

— Vous avez raison ; mais songez toujours qu’il faut qu’elle soit surprise de vous voir arriver où nous serons.

La soirée se passa très-bien et j’allai la voir le lendemain. Sa mère était avec elle ; dès qu’elle me vit, elle dit : Ma fille, puisque vous avez du monde, je m’en vais faire des visites.

— Oui, dit madame de Léonval, et vous me laissez-là avec l’homme du monde le plus contrariant.

— Je ne crois pas cela, répondit la mère ; et elle sortit.

— Monsieur, me dit madame de Léonval, je veux que vous partiez demain pour votre campagne.

— Dès que vous serez partie pour la vôtre.

— Non, je veux que ce soit dès demain.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne veux plus vous voir.

— Vous ne pouvez pas m’en empêcher.

— Je ne le pourrai pas ?

— Non, sûrement.

— Et comment ferez-vous ?

— Le suisse est à madame votre mère, il me laissera entrer pour elle, je viendrai ici, et vous ne pourrez me renvoyer.

— Vous le croyez ?

— Je n’ai pas mérité cette rigueur.

— Et vous vous imaginez, peut-être, que je veux m’habituer à vous voir ici tous les jours.

— Prenez que ce soit une importunité de société, il faut bien en avoir quand on y vit.

— Vous trouvez que d’être seule avec vous, c’est un devoir de société ?

— Prenez que ce ne soit qu’une complaisance.

— Oui, à laquelle vous voulez m’accoutumer. Et pourquoi faut-il que je me sacrifie à votre fantaisie ?

— Parce que vous voyez que cela me fait plaisir.

— Et si cela ne m’en fait pas, à moi.

— Alors, il faut me le dire et me chasser comme un coquin.

— Allons, vous êtes un extravagant.

— Voilà, en vérité, ce que je crains d’être devenu, depuis que je vous connais ; je sens que ma tête se dérange, et vous voyez cela vous, Madame, avec la plus grande sécurité.

— Ne voulez-vous pas que la mienne se dérange aussi ?

— Écoutez donc, si vous pouviez éprouver tout ce que j’éprouve, je n’en serais pas fâché.

— Vous voudriez me voir extravaguer ?

— Avec moi, sûrement.

— Cela aurait de belles suites ! Ne voudriez-vous pas aussi qu’on nous enfermât ensemble ?

— Eh mais ! écoutez donc, je n’en serais pas fâché !

— Cela vous empêcherait d’aller à cette campagne où tant de charmes vous attendent.

— Cela est vrai, je n’y pensais pas et…

— Quoi ?

— Je trouverais autant avec vous.

— Autant ?

— Oui.

— Vous ne diriez pas davantage ?

— Je ne le peux pas.

— Pourquoi cela ?

— C’est mon secret.

— Je veux le savoir absolument.

— Vous le saurez un jour, et j’espère que vous m’approuverez.

— Je vous approuverai ?

— C’est-à-dire que vous trouverez que je vous aurai dit la vérité.

— Est-ce que vous êtes sûr d’y voir quelqu’un que vous aimez, dans cette campagne ?

— Oui, Madame.

— Et vous venez me confier cela ?

— C’est vous qui m’arrachez mon secret.

— Et vous disiez que vous n’aimeriez plus : on ne peut donc pas compter sur ce que vous dites ?

— Ce n’est pas ma faute.

— Vous n’avez point de caractère : vous projetez une chose et vous en faites une autre. Je croyais pouvoir vous distinguer des autres hommes, mais vous vous ressemblez tous. Non, Monsieur, non, je ne veux plus vous voir.

— Ah ! votre colère est charmante ! divine ! délicieuse !

— Toutes ces exclamations-là ne signifient rien, et je ne vois pas ce qui peut vous les inspirer.

— C’est que j’y trouve un charme inexprimable !

— En effet, il est agréable, après avoir cru trouver un homme raisonnable dont les projets paraissaient sensés, de voir qu’avec lui on s’est trompé et qu’on ne doit compter sur rien.

— Ce serait de moi, Madame, que vous auriez une pareille opinion ?

— J’ai celle que vous m’en donnez.

— Croyez donc, je vous en supplie, qu’il n’y a rien que je ne puisse ni ne veuille vous sacrifier.

On annonça une visite, et je me retirai. En m’en allant, je rencontrai la mère de madame de Léonval sur l’escalier ; elle me dit : C’est pour vous que je rentre.

— Comment donc, Madame ?

— Je ne voulais pas vous parler devant ma fille, et je comptais vous faire demander, pour vous dire que nous partons demain à deux heures, pour aller chez madame de Nompart. Ma fille m’a bien recommandé de ne rien dire à personne : j’ignore quelles sont ses raisons ; mais vous savez nos conventions, et ce n’est pas à vous que je veux en faire un mystère.

— En ce cas, Madame, je partirai demain matin, et vous m’y trouverez en arrivant.

— Cela ne vous dérangera pas ?

— Nullement, je vous en réponds.

— Allons, cela sera fort bien. Séparons-nous : je ne veux pas qu’elle se doute que je vous ai parlé. À demain, M. le marquis.

L’humeur de madame de Léonval m’avait enchanté, et vous imaginerez aisément tout ce que j’en espérais. Elle croyait que cette maison de campagne était dans la Brie, et je comptai bien le lui faire apprendre par la maîtresse de la maison, et lui prouver par-là que je n’avais jamais eu de projet d’aller ailleurs. Le plaisir de jouir de sa surprise en me voyant arrivé avant elle m’occupait et tout charmait mon âme, et me fit partir de Paris avec la plus grande joie. J’arrivai pour le déjeuner, et elle arriva à cinq heures avec sa mère.

— Je sortis du salon pour n’être pas confondu dans la foule, afin de mieux juger de l’effet que je ferais sur madame de Léonval en y reparaissant. En me voyant entrer, elle rougit ; et pour cacher son embarras, elle détourna la tête et elle se mit à parler avec une femme qui était à côté d’elle. Depuis quand, me dit sa mère, êtes-vous ici, monsieur de Saint-Alvire ?

— Depuis ce matin, Madame ; j’y suis arrivé pour déjeuner.

— Il me semble, reprit madame de Léonval, que vous m’aviez fait entendre que vous alliez dans la Brie ?

— Il y est aussi, dit la baronne.

— Quoi ! cette terre est dans la Brie ?

— Oui, Madame.

— Je ne le savais pas.

— Et moi je n’y connais personne, que madame la baronne ; je croyais vous l’avoir dit, Madame.

— Cela est adroitement imaginé, Monsieur.

— Croyez, me dit sa mère, qu’elle n’est pas fâchée contre vous.

Je n’affectai aucun empressement de l’entretenir en particulier, je ne me mis point auprès d’elle à table le soir ; et en sortant, elle me dit : J’ai bien des griefs contre vous, vous vous êtes moqué de moi toute une après-dînée, et ces choses-là ne se pardonnent pas aisément.

— Ce n’est pas ma faute ; vous dédaignez de lire dans mon ame, et moi je m’en venge.

— Vous ne songez donc pas que je peux vous en punir ; mais nous parlerons de cela une autre fois.

On recommença à jouer, ensuite on causa, on se sépara un peu tard, et elle ne m’avait jamais paru si gaie. Je la ramenai dans son appartement, mais elle ne voulut jamais m’y laisser entrer. Je boudai. Elle me dit : Nous aurons le temps de nous revoir ; et je me retirai. Le lendemain je me présentai à sa porte, elle était entr’ouverte, j’entrai jusques dans son cabinet ; il n’y avait personne ; je ne pus m’empêcher de lire une lettre qu’elle avait commencée, voici ce qui était écrit :

« Je crains bien, ma chère petite, de ne vous pas revoir sitôt à Paris. Ce traître de marquis m’a fait une trahison en venant ici, et je sens que sa présence pourra m’y retenir du temps, c’est-à-dire, tant qu’il le voudra ; je vous l’avoue avec confusion, lui seul pouvait… »

J’entendis du bruit, je me retirai promptement, et sans être aperçu. Vous devez concevoir quel était l’excès de ma joie. Je résolus cependant de ne rien changer à ma conduite. J’écrivis le peu de mots que je venais de lire, et je le mis dans mon porte-feuille. Je laissai passer une demi-heure, et je retournai chez madame de Léonval. Je fis beaucoup de bruit en y entrant, et elle me dit : Qu’est-ce que c’est donc que tout le fracas que vous faites en venant ici ?

— Vous voyez que je n’y mets pas de mystère,

— Cela est fort prudent ; vous êtes un homme rare !

— Vous voyez que je me corrige.

— De quoi donc ?

— De la finesse que vous m’avez reprochée hier.

— Je crois, au contraire, qu’au lieu de vous en corriger, vous vous en applaudissez fort.

— M’en donnez-vous le droit ?

— Mon Dieu ! vous n’en avez pas besoin. Votre amour-propre vous suffit.

— En effet, j’ai de quoi en avoir beaucoup !

— N’imaginez-vous pas que je vous trouve fort à plaindre ?

— Moi ? point du tout. Les femmes à présent ne sentent plus rien. Toutes à l’esprit ; l’ame et le cœur ne sont plus que des objets de dissertations philosophiques, vous avez fait maisons nettes.

— Ah ! vous croyez que nous avons l’ame et le cœur vides.

— C’est-à-dire, qu’il y a peut-être à la porte quelques meubles qui traînent.

— Quelques meubles ?

— Oui, comme des tresses de cheveux, des portraits, que sais-je ? Encore toutes n’en ont pas.

— Et croyez-vous que j’en aie, moi ?

— Non.

— Non ?

— Sûrement, vous n’aurez pas gardé des cheveux de votre mari, ni son portrait ?

— Non ; mais les miens.

— Ils sont donc à Paris, sans doute, entre les mains de quelqu’un assez heureux…

— Non, Monsieur, je ne connais pas de ces heureux-là.

— C’est que vous n’en voulez pas faire.

— Je peux vous le prouver (elle sonna) : Mademoiselle, donnez-moi ma cassette.

— Vous allez me les montrer ?

— Sûrement ; sans cela vous ne me croiriez pas.

Elle tira en effet son portrait qui était fort ressemblant et une tresse de ses cheveux : je mis les cheveux dans ma poche.

— Où sont donc les cheveux ? dit-elle.

— Y en avait-il ?

— Certainement.

— Vous les trouverez. Que je voie le portrait, je vous prie, il est charmant ! laissez-le moi copier.

— Savez-vous peindre ?

— Pas assez pour le faire ressemblant ; mais cela m’occupera ici très-agréablement.

— Vous me le rendrez ?

— Ah ! ne me faites pas prévoir ce moment-là, je vous prie.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il serait le plus cruel de ma vie !

— Vous devez bien jouer la comédie.

— Parce que ?

— Voilà une expression tragique, rendue merveilleusement ! Ah ça ? où sont donc les cheveux ? (Sa femme de chambre lui parla à l’oreille.) Vous vous trompez, dit-elle tout haut. Allons, mademoiselle, fermez cette cassette, serrez-la et donnez ma clé. La cassette fermée, la femme de chambre sortit. Monsieur, me dit-elle, elle vous a vu prendre la tresse de cheveux, je lui ai dit qu’elle s’était trompée, rendez-la moi afin que je la lui fasse trouver à terre, quand vous serez sorti.

— Et je ne la reverrai plus ?

— Qu’en voulez-vous faire ?

— La baiser mille fois le jour.

— Quelle folie ! Donnez donc.

— Promettez-moi que vous me la remettrez.

— Ces choses-là ne sont bonnes que pour les amans.

— En ce cas là…

— Je veux l’avoir.

— Engagez votre parole de me la rendre.

— Mais voyez donc de quelle conséquence il est pour moi que cette fille……

— La voilà, Madame.

— Vous serez content. Allez-vous-en.

— Je lui baisai la main, je sortis sans répliquer.

Je lui vis jeter la tresse à terre, sous le fauteuil où j’étais assis, et je l’entendis sonner sa femme de chambre.

— Il me semble, dit Dinval, que dès ce moment, vos affaires prenaient le meilleur train du monde.

— Je fus pendant plusieurs jours à ravoir la tresse de cheveux.

— Ah ! elle vous la rendit ?

— Oui, à condition que je lui remettrais le portrait.

— Il paraît de la prudence à cela.

— Je l’ai bien senti.

Un portrait peut prouver beaucoup, et des cheveux ne se reconnaissent pas.

— Cette espèce de défiance de laquelle je fus piqué, me fit naître une idée qui me parut plaisante. Je promis de lui rendre son portrait dès le jour même. Elle parut surprise de mon peu de résistance. Cependant elle affecta d’en paraître contente. Dans l’après-dîner je fis un petit paquet, et, au lieu de son portrait, j’y mis le mien, que j’enveloppai avec l’extrait que j’avais fait de la lettre, et à la promenade je le lui donnai. En le mettant dans sa poche, elle me dit d’un air un peu sec : Je suis contente de vous ; mais rejoignons la compagnie.

— Volontiers, Madame, je fais toujours ce que vous voulez.

En revenant de la promenade, elle rentra chez elle. Quand elle reparut dans le salon, j’observai sa contenance qui me parut celle d’une personne satisfaite ; je m’approchai d’elle, et elle me dit : Vous vous êtes trompé de portrait.

— Non, Madame, ce n’était pas mon dessein.

— Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à cette supercherie.

— Je n’ai fait qu’un échange.

— Et l’enveloppe, que signifie-t-elle ?

— Je l’ignore, je la sais par cœur ; je la médite souvent, et je voudrais bien que vous me l’expliquassiez.

— Moi, je voudrais savoir comment elle vous est parvenue.

— Il me faut du temps pour vous l’apprendre ; et si vous le voulez, pour que nous ne soyons pas interrompus, quand vous rentrerez ce soir, je vous accompagnerai chez vous, et tous mes secrets vous seront divulgués.

— Je vois que vous croyez savoir les miens.

— Vous me direz ce que vous voudrez que je croye.

— Oui, dit-elle en riant, comptez là-dessus.

— Sans cela vous n’en saurez pas davantage, et il me paraît pourtant nécessaire que nous nous entendions davantage.

— Cela vous paraît nécessaire ?

— Mais qu’en pensez-vous ?

— Qu’il faudra causer de tout cela ; et elle me serra la main.

— Vous verrez que j’ai raison.

Nous rejoignîmes la compagnie, et toute la soirée je crus apercevoir dans les yeux de madame de Léonval une certaine langueur qui me donnait beaucoup d’espoir.

Après le souper, sa mère s’étant approchée d’elle, elle dit qu’elle se trouvait mal, et on la transporta dans sa chambre, où elle l’accompagna, et où elle demeura avec elle. Jugez de ce que je devins après tant d’espoir, de la voir troublée par un pareil événement. Ce mal subit était-il une feinte, était-il l’effet de la crainte de se manquer à elle-même, dans l’explication que nous devions avoir ensemble ? Je ne voulus pas le croire, et j’aimai mieux espérer de voir renaître ces délicieux momens que j’attendais avec tant d’impatience. Je me couchai avec cette espérance ; mais que devins-je à mon réveil, quand j’appris que la mère et la fille étaient parties dans la nuit ! J’allai chez madame de Nompart, qui me dit : Eh bien ! vous saviez ?

— Oui, vraiment, et je suis fort inquiet de ce prompt départ.

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que la mère m’a dit qu’il était très-nécessaire, et que dans peu nous en saurions la raison. J’espère que vous voudrez bien les attendre ici, dit-elle en souriant.

Je ne savais que penser, et je n’imaginais plus être la cause de ce prompt départ. Je résolus donc d’attendre les nouvelles que nous pourrions avoir de ces dames. »