Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 33

Delongchamps (tome IIIp. 61-81).


CHAPITRE XXXIII.

Arrangée.

Séparateur


« L’amitié et l’amour lui ont fait faire deux ou trois perfidies ; elle croit m’avoir enlevé le chevalier, et les momens où elle le voit, sont précisément ceux où l’on vous refuse sa porte.

— Et cela ne vous fait rien à vous, Madame ?

— Non ; je sens que c’est une faiblesse de part et d’autre. Le chevalier m’a assuré que ce n’était pas de l’amour qu’il avait pour madame de Jachères, que ce n’était qu’une fantaisie, et qu’il ne cesserait pas pour cela de m’aimer encore, et même plus vivement.

— Et vous lui pardonnez ?

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Que vous vous vengiez.

— Ce n’est plus la mode.

— Au moins, madame de Jachères ne me verra pas affligé de sa perte.

— Et vous aurez raison.

— Mais quoique je la quitte sans retour, je suis fâché que vous trouviez que la vengeance ne soit plus à la mode.

— Pourquoi cela ?

— C’est que je vous aurais proposé de partager la vôtre.

— Ah ! ah ! et comment cela ?

— Si vous le permettez, j’irai vous le dire demain.

— Vous pouvez venir, je serai toujours fort aise de vous voir. Les amis ne sont pas ingrats comme les amans.

— Et y allâtes-vous ?

— C’était hier.

— Vous irez donc aujourd’hui ?

— En vous quittant ; je vous donne le bonjour. »

« Eh bien ! dit Dinval en voyant Saint-Alvire, madame de Kersandre vous a-t-elle fait oublier madame de Jachères ? Il me semble que vous deviez le lui proposer.

— Vous n’imaginez pas comme cela a tourné et les prétentions qu’elle avait. Elle me reçut à merveille. Quoi ! Marquis, me dit-elle, vous voilà ! mais, c’est délicieux, je vous avouerai que je n’y comptais pas, et je regarde cela, pour moi, comme une espèce de triomphe.

— Je ne peux regarder cela, Madame, que comme une plaisanterie.

— Je vous jure que je ne plaisante pas ; et je trouve très-flatteur qu’un homme, aussi répandu que vous l’êtes, veuille bien cultiver une nouvelle connaissance telle que moi.

— Quand le penchant y entraîne on n’a aucun mérite.

— Il semble que c’est le penchant à la vengeance que vous deviez me proposer.

— Ma foi, Madame, ce n’est plus la vengeance, elle aigrit trop l’ame, et je serais fâché de troubler la terre.

— Je vous avouerai qu’elle n’y est pas trop accoutumée, et que je ne veux l’occuper que de choses gaies.

— Et vous avez raison, la tristesse dérange trop les plus beaux traits.

— Cela est vu admirablement ! Ne préférez-vous pas une danseuse moins belle, qui sourit agréablement, à celle dont le visage plus régulier ne sourit jamais ?

— Je crois que la gaieté est la preuve de la franchise de l’ame.

— On n’est point jaloux gaiement.

— On ne hait point en riant.

— Il y a des gens qui aiment tristement.

— C’est qu’ils sont en proie à un amour malheureux.

— Vous conviendrez bien aussi que l’amour prend quelquefois la teinte de l’ame dont il s’empare.

— Les grandes passions ont un peu ce défaut-là.

— Aussi voilà pourquoi je les abhorre.

— Cependant vous devez en avoir fait naître beaucoup.

— Savez-vous que l’on m’a dit que vous étiez un homme à grandes passions ?

— J’aurais bien eu de quoi m’en corriger.

— Surtout si vous avez trouvé beaucoup de femmes légères.

— Je crois moins aux femmes légères qu’aux femmes qui n’ont jamais su aimer.

— Oui, qui n’ont été entraînées que par l’exemple, la mode, l’amour-propre ; cela est supérieurement vu !

— Je vous dirai bien plus ; c’est que la meilleure éducation produit souvent dans une jeune personne une erreur bien dangereuse.

— Comment cela ?

— On l’assure que le vrai bonheur réside dans le mariage. Dès qu’on lui a trouvé un parti, c’est le bonheur qui se présente ; on le lui vante au couvent, chez elle tout le monde l’en félicite, ses femmes de chambre s’en réjouissent, et lui disent que le jour de son mariage est le plus beau jour de sa vie.

— Cela est vrai.

— Mais l’idée qu’elle s’est faite du bonheur est bien supérieure à celui qu’elle éprouve : elle était si bien disposée à le recevoir, est-ce la faute de son mari ? Le porterait-il ailleurs ? Elle ne sait que penser, elle rougit de son ignorance, elle se rappelle les romans, et elle est persuadée que le bonheur est la récompense de l’amour, qu’il en est le fruit. C’est donc l’amour qui lui manque ; mais son mari n’en a point pour elle, et on lui persuade même qu’un mari n’est pas fait pour en inspirer.

— Rien n’est si vrai ; le mariage commence par ce qui doit couronner l’amour.

— Il faut donc chercher l’amour pour goûter le bonheur, on lui promet l’un et l’autre, mais souvent on exagère les deux, en n’offrant que des désirs, l’épreuve qu’elle en fait ne la satisfait pas, elle croit qu’on l’a trompée, elle cherche ailleurs le bonheur, il semble fuir devant elle, est-ce sa faute si elle court après toute sa vie ?

— Voilà ce qui arrive tous les jours.

— Peut-on, d’après cela, accuser une femme d’inconstance, de légèreté ?

— C’est pourtant ce qu’on fait tous les jours.

— Et bien injustement, puisqu’elle ne cherche qu’à le fixer.

— Il me semble, monsieur le marquis, que vous avez un peu réfléchi sur nous.

— C’est-à-dire, sur l’injustice des reproches que l’on vous fait.

— Vous n’avez donc jamais eu à vous plaindre des femmes ?

— Je ne peux pas absolument dire cela ; mais j’en ai eu moins à me plaindre que des événemens ; aussi je m’attends à tout avec elles.

— C’est le moyen de n’être jamais trompé.

— Cela ne vaut-il pas mieux que de n’être pas content ?

— Cependant vous ne l’étiez pas trop de madame de Jachères à la campagne, puisque vous vouliez vous en venger.

— C’est que la vengeance que je méditais me paraissait plus douce que l’offense n’était douloureuse.

— Et c’était cette vengeance que vous vouliez me faire partager.

— Oui, Madame.

— Savez-vous que rien n’est plus honnête que ce que vous me dites-là.

— Je n’en ai pas moins fait pour cela bien des réflexions.

— Et me les communiquerez-vous ?

— Si vous le voulez.

— Je vous en prie.

— C’est que je craindrais que la douceur de cette vengeance n’eût d’attraits que pour moi.

— Cela est bien modeste !

— Mais cela l’est-il trop ?

— Vous me poussez un peu vivement.

— Vous n’êtes pas obligée de me répondre.

— Si vous y mettez cette indifférence……

— Ce n’est pas de l’indifférence, c’est de la discrétion.

— Ceci me paraît excessivement délicat.

— Voudriez-vous que je vous dise : Madame, courez-vous encore après le bonheur ?

— Que voudriez-vous que je vous répondisse alors.

— La vérité.

— Et ne connaissez-vous qu’une sorte de bonheur ?

— Si ce qui serait un bonheur pour moi, n’était pour vous qu’un plaisir, j’en serais toujours satisfait.

— Moi je voudrais que la chose fût égale des deux parts.

— Je le voudrais fort aussi. Eh bien ! mettons plaisir de chaque côté.

— Cela est agréablement imaginé ! Vous aimez mieux diminuer de votre côté que d’augmenter du mien.

— Je fais ce qui m’est possible, c’est-à-dire je vous trompe, parce que je n’ose pas me flatter de pouvoir faire mieux.

— On ne saurait plaisanter plus légèrement.

— Vous ne dites que je plaisante que pour m’éconduire plus poliment.

— Je voudrais que vous ne fussiez pas mécontent de moi.

— Il vous serait facile de l’empêcher.

— Mais, non.

— Quelque chose que vous fassiez, pourrais-je vous en trouver moins belle ?

— Voilà ce que l’on appelle vouloir employer la séduction.

— On ne peut l’employer qu’avec les âmes faibles ou sans expérience, et je ne conçois pas qu’on ait le dessein de trahir ou de tromper ce qui sait nous plaire.

— Et vous me croyez éclairée, expérimentée ?

— Je vous crois la philosophie que dans le monde on acquiert sans y songer quand on sait voir, observer et juger comme vous le faites.

— Vous savez toujours vous tirer des plus mauvais pas.

— Je crains de ne pas me tirer de celui où vous m’avez engagé.

— Serait-ce un si grand malheur ?

— C’est à vous, Madame, que je le demande.

— Je vous le dirai une autre fois. Nous nous reverrons, j’espère.

— Votre j’espère est excellent !

— Comment ?

— Et moi, puis-je espérer aussi ?

— Vous dites que vous ne vous désespérez jamais.

— L’un ne dit pas l’autre.

Il vint du monde et je m’en allai. Elle me cria : Vous n’êtes pas fâché, monsieur le marquis ?

— Pardonnez-moi, Madame.

— De quoi donc ?

— D’être obligé de vous quitter.

— Votre conversation, reprit Dinval, avait pris une singulière tournure !

— C’était un peu son histoire, où j’avais mêlé l’intérêt que doivent inspirer les femmes. Toutefois leurs torts ne venaient pas d’elles, et j’y avais ajouté une espèce de soumission pour leurs volontés et une sorte d’estime pour toutes.

— Cela était fort adroit !

— D’autant qu’elle devait voir que j’étais instruit sur ce qui la regardait, et qu’elle ne pourrait pas m’en imposer par trop de sévérité.

— Vous me paraissez être devenu très-habile.

— Elle me faisait plaisir de m’écouter, et quand elle m’aurait ôté tout espoir, je n’en serais pas mort de douleur.

— Elle a dû s’en apercevoir.

— C’est bien sur quoi j’ai vu que je pouvais compter.

— Y retournâtes-vous le lendemain ?

— Non, vraiment.

— Ah ! ah !

— Je la rencontrai. Elle ne voulut pas me faire de reproches ; mais elle me dit en riant, d’un air contraint : Ah ! Monsieur, je suis bien aise de vous voir.

— Eh bien ?

— J’allai passer deux jours à la campagne.

— Je ne m’y attendais pas.

— À mon retour, le jour même que j’en revins, je me trouvai à souper avec elle, je lui dis que j’avais été à Versailles. Elle me répondit que j’avais eu raison, qu’il fallait faire ses affaires. Le surlendemain je passai chez elle, et je ne la trouvai pas. Je le lui dis le soir. Elle me répondit qu’elle sortait beaucoup, qu’elle ne savait pas quand elle serait chez elle ; je lui dis que j’espérais saisir l’instant favorable où je pourrais la rencontrer. Cela est bien honnête à vous, reprit-elle ; et le lendemain j’y allai.

— Ah ! voilà, dit Dinval, le moment que j’attends avec impatience.

— Vous venez bien à propos, me dit-elle, j’ai besoin d’être distraite, je comptais sortir, et moi qui n’ai jamais senti mes nerfs, je crois que je viens d’en avoir une attaque à l’instant, je suis dans un anéantissement, dans une langueur insupportables ! Ce qui me contrarie très-fort, c’est que je n’aurai pas la force de vous gronder.

— Me gronder, moi ! Madame ! et à propos de quoi ?

— À propos de ce que vous m’avez dit que vous étiez à Versailles, et qu’on ne vous y a pas aperçu.

— J’en ai été fort près.

— Je m’intéresse à vous, je dis : Il a quelque affaire essentielle, et il fait bien d’aller solliciter la grâce qu’il veut obtenir.

— Et croyez-vous que je l’aie manqué ?

— Comment donc ?

— Puisque je vous ai intéressée à ce point-là, cela vaut mieux pour moi que toutes les grâces du monde !

— Oui, dites-moi de ces choses-là quand je sais que vous allez à la campagne vous occuper d’autres femmes.

— Mais, pouvais-je prévoir que vous penseriez à moi ?

— Vous ne le désiriez seulement pas, avouez-le ?

— Voilà ce qu’il m’est absolument impossible de faire.

— Si vous me contrariez, vous allez encore agacer davantage mes nerfs.

— Il faut donc que je me sacrifie, que je consente que vous me voyez en coupable.

— J’ai un mal aise affreux ! eh bien ! vous allez vous asseoir à côté de moi ?

— Sûrement, je voudrais vous soulager.

— Oui, je vous crois un grand médecin !

— Mais, tenez, donnez-moi votre main.

— Pourquoi faire ?

— Vous allez voir. Penchez-vous de mon côté.

— Voyons. Eh bien ! qu’est-ce que cela fera ?

— Que vous me ferez le plus grand plaisir.

— Allons, allons, laissez-moi.

— Je veux vous guérir.

— Est-ce que vous entendez quelque chose au magnétisme ?

— Vous verrez ; vous verrez.

— En vérité, je suis trop bonne d’avoir confiance en vous !

— Regardez-moi.

— Les plus beaux yeux du monde ! quel teint ! quelle fraîcheur !

— Je crois que c’est la fièvre qui m’anime le teint. Il me faudrait du repos.

— Je le pense comme vous.

— J’ai dit de ne laisser entrer personne ; allez-vous-en ; je vais passer dans mon boudoir pour me reposer un peu.

— Je vous y suivrai ; je veux vous garder, vous n’avez qu’à vous trouver mal.

— Vous êtes bien persécutant ! Mais pourquoi vous a-t-on laissé entrer ?

— Pour vous être utile, sans doute ; le sort l’a voulu ainsi.

— Vous me fatiguez à mourir : en vérité, je n’en puis plus.

— Allons, venez, venez.

— Je serai donc obligée de vous donner à souper ?

— Mais, je l’espère.

— Vous êtes un grand monstre !

— Je devine le reste, dit Dinval.

— Comme ses attaques de nerfs la reprirent plusieurs fois, je restai assez avant dans la nuit.

— Fort bien ! je vois que vous vous êtes fait médecin fort à propos pour la secourir.

— C’est une charmante malade à soigner.

— Je vois que vous êtes enchanté de votre sort.

— Cela n’a pas été long.

— Quoi ! vous avez déjà fini ?

— Quinze jours tout au plus étaient écoulés, lorsque je rencontrai le chevalier Desaliers, qui vint à moi et me dit : « Eh bien ! marquis, comment êtes-vous avec madame de Jachères ?

— Moi !

— Oui ; est-ce que vous ne l’avez pas revue ces jours-ci ?

— Ma foi non.

— Cela est singulier ! vous manquerez l’occasion.

— Et laquelle ?

— Celle de renouer avec elle ; je croyais que c’était pour vous qu’elle m’avait fait une querelle.

— À propos de quoi ?

— À propos de ce que j’ai été passer huit jours à la campagne avec madame de Kersandre.

— Vous y étiez avec elle ?

— Oui, vraiment.

— Je ne m’étonne pas si elle m’avait dit de ne pas lui écrire.

— Ah ! vous ne saviez pas que j’étais du voyage ? c’est comme cela que nous nous méprenons toujours.

— Et madame de Jachères en a été jalouse ?

— Oui ; mais tout à madame de Kersandre, cela ne me fait rien du tout.

— Je vois que c’est une passion très-solide que vous avez l’un pour l’autre.

— Solide, et que rien ne pourra jamais rompre. Nous sommes tous les deux sans jalousie, nous nous reprenons quand cela nous convient, et toujours sans aucun reproche.

— Et vos écarts, à l’un et à l’autre, ne sont que des espèces d’intermèdes qui ne sont pas faits pour rompre la chaîne qui vous lie.

— C’est cela même.

— Rien n’est plus heureux pour vous deux.

— Vous ne m’en voulez pas, marquis ?

— Au sujet de quoi, donc ?

— De madame de Jachères.

— Pas plus que vous, au sujet de madame de Kersandre.

— Allons, voilà qui va bien : c’est comme il faudrait toujours s’entendre entre amis. Au revoir. »