Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 32

Delongchamps (tome IIIp. 39-60).


CHAPITRE XXXII.

Assez gaie.

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« Madame de Jachères m’en a parlé quelquefois comme d’une femme sur laquelle je ne devais guère compter.

— Et de-là vous avez pu la croire légère ?

— Non, mais je ne la comprenais pas. Je ne pouvais pas imaginer ce qui semblait l’occuper quelquefois si sérieusement.

— Madame de Jachères a un air de franchise que j’aimerais assez.

— Je ne crois pas qu’elle devienne dévote.

— À votre place……

— J’imagine ce que vous voulez dire.

— Elle saura certainement la retraite de madame d’Hernelles.

— Je suis persuadé qu’elle la sait déjà.

— Puisqu’elle vous en a parlé comme vous venez de me le dire, elle vous en parlera encore.

— Je n’en doute pas.

— Eh bien ! vous ne voulez pas vous amuser à pleurer éternellement madame d’Hernelles ?

— Mais, non.

— Quand vous vous consumeriez en regrets pour elle, cela ne lui serait bon à rien non plus qu’à vous.

— J’en conviens.

— Vous en pouvez être sûr. Moi, à votre place, je voudrais avoir un attachement gai, même léger ; les grandes passions ne conviennent pas à toutes les femmes.

— C’est ce que je pense.

— Elles ne conviennent qu’aux femmes mélancoliques, qu’une mauvaise santé rend plus susceptibles d’un tendre sentiment, d’un langoureux abandon, d’une paresse voluptueuse ; voilà celles qui ont besoin d’avoir le cœur occupé et qui ne savent penser qu’à l’homme qu’elles se sont attaché.

— Madame de Jachères n’est sûrement pas de ces femmes-là.

— Elle a trop de fraîcheur et trop de santé pour être romanesque.

— Vous croyez qu’elle ne serait pas sensible ?

— Elle ne sera pas sensible outrément ; mais elle le sera assez pour vous ramener à des sentimens moins tristes.

— Je veux l’examiner un peu.

— Il ne faut pas vous jeter à sa tête d’abord.

— Je ne résisterai pas à l’occasion, si elle arrive.

— Il faut toujours agir en conséquence. C’est ce qu’on appelle raisonnablement.

— Raisonnablement ou follement, il n’importera guère, si je réussis.

— Sans doute ; allons, vous me direz ce qui vous arrivera.

— Vous y pouvez compter.

— Adieu. »

Il se passa du temps sans qu’ils se revissent. Un soir Dinval se promenait aux Champs-Élysées et il aperçut Saint-Alvire qui revenait de la campagne, dans une voiture, avec trois femmes ; ils se reconnurent : Saint-Alvire lui fit signe qu’il serait le lendemain matin chez lui et lui tint parole.

« D’où venez-vous donc comme cela, lui dit Dinval ?

— Je viens de passer six semaines à la campagne.

— Et comment cela s’est-il arrangé ?

— En vous quittant, la dernière fois que nous nous vîmes, j’allai dans une maison où je comptais trouver madame de Jachères. On était occupé d’une réception d’un seigneur et d’une dame de château, qui devait se faire trois jours après. On me proposa d’être de cette partie, et j’acceptai sans trop savoir ce qui composerait la compagnie. On trouva mon procédé fort honnête et l’on me nomma les dames qui en seraient.

— Madame de Jachères était-elle du nombre ?

— On ne le savait pas encore, et je fus tout prêt de me repentir de m’être engagé sans le savoir, lorsqu’elle arriva et qu’elle annonça que rien ne s’opposerait à son départ. Elle demanda si je serais de la partie, et sur ce qu’on plaisanta en lui disant qu’on ne le savait pas encore, elle me dit : Monsieur, je sais vos affaires, et rien ne vous empêche d’en être, vous ne pouvez pas refuser. On lui dit que j’avais accepté avant qu’elle fût arrivée ; elle en parut très-contente. Nous soupâmes tous ensemble fort gaiement, et le lendemain chacun se rendit de son côté au château du nouveau seigneur.

Le temps était fort beau, la campagne superbe et je sentais en moi un nouvel être. Tout s’embellissait à mes yeux ; l’espoir du bonheur semblait s’établir déjà dans mon cœur.

— Cet espoir est souvent préférable au bonheur même.

— Pour moi, je le crois. Mon ame s’épanouissait d’avance, sans que je pusse trop m’en rendre raison. Les fêtes furent très-agréables. Les habitans de cette terre vivaient dans une honnête aisance, la jeunesse était gaie et respirait le plaisir. Ce séjour parut charmant à tout le monde, et il y en avait assez pour qu’on y pût jouir de la plus agréable liberté. Tout ce qu’on y projetait avait son exécution ; jeu, promenades, danse, chasse, on choisissait. J’étais de toutes les parties de madame de Jachères, et ce qu’elle aimait le plus était la promenade. Comme elle marche facilement, nous nous trouvions toujours en avant de la compagnie. « Savez-vous, me dit-elle dès la première fois, que je vous ai extrêmement plaint lorsque je vous ai su attaché à madame d’Hernelle : ce n’est pas qu’elle ne soit très-aimable ; mais les préjugés la rendaient inégale, et vous voyez où ils l’ont menée ; la voilà dévote, et par conséquent perdue pour la société, et à son âge ! Quelle destinée ! Je ne veux pas vous affliger en vous en parlant davantage : mais je suis bien aise de vous voir libre, on n’est aimable que comme cela.

— Vous le croyez ?

— Sans contredit. Je ne passe tout au plus qu’un amour léger, mais nécessaire pour s’occuper dans la société.

— Il est certain que c’est le plus agréable.

— Il n’est jamais question de reproches : point de bouderies, point d’humeurs.

— Et point de jalousie ; elle n’est plus à la mode.

— Je vous demande pardon, elle l’est toujours entre les femmes.

— Vous le croyez ?

— Vous ne voyez donc pas comme elles sont tracassières. Regardez-les s’embrasser ; c’est toujours au visage l’une de l’autre qu’elles parlent en ricanant et en se louant excessivement de la tête aux pieds, et puis elles finissent par parler chiffons avec une tendresse qui tromperait un sourd. Enfin tout cela fait pitié !

— Moi, je les regarde, et je ne les entends pas.

— Voilà comme sont les hommes ; ils n’entendent jamais rien, ils ne font que voir ; aussi sont-ils toujours pris par l’extérieur et les manières.

— Vous nous voyez un peu comme des nigauds.

— Pas tant que vous le dites ; vous n’êtes pas dupes long-temps, et si vous êtes trompés par cet extérieur, tout est bientôt fini.

— Les femmes n’y perdent pas, le commerce a plus de chances.

— Voilà comme vous êtes vous autres hommes, vous nous reprochez un défaut que vous nous forcez d’avoir, et que vous désirez qui subsiste en nous.

— Non pas moi.

— Vous croyez que vous valez mieux qu’un autre.

— Je vous jure que j’étais né constant.

— Je le crois, la quantité d’aventures que vous avez eues le prouve.

— Il n’y a jamais eu de ma faute.

— Je voudrais voir cela.

— Il ne tiendrait qu’à vous. Cependant je crois…

— Que croyez-vous ?

— Que je ne vous conviendrais pas.

— Et la raison ?

— Oh ! la raison : je ne crois pas que je doive vous la dire.

— Je veux la savoir absolument, ou nous nous brouillerons.

— Nous n’avons pas encore été bien ensemble.

— Vous n’en savez rien.

— Je sais que je me tiens en garde contre vous.

— Vous me craignez ?

— Parbleu, je vous demande si j’ai tort ?

— Je ne vous crains pas, moi.

— Vous voyez que je bats en retraite.

— Parce que vous me croyez une tête légère ?

— C’est ce que j’aime le plus en vous.

— Et mon cœur donc ?

— Je voudrais que vous n’en eussiez pas.

— Voilà un joli souhait !

— Il n’est pas si mal imaginé, et ce que je vous dis-là n’est pas trop désobligeant.

— Je ne comprends pas pourquoi.

— Vous seriez comme beaucoup de femmes.

— Qui n’ont que leur tête ?

— Oui, c’est là où est toute leur sensibilité, on ne connaît pas d’autre chose en elles.

— Attendez que je rêve. Cela veut dire que, pour moi, j’ai un cœur ; n’est-ce pas ?

— Sûrement.

— Et qu’en étant bien persuadé, on voudrait y régner.

— C’est cela même.

— Mais qu’il est à craindre qu’il ne soit pas assez sensible pour en permettre l’entrée.

— Vous voilà au fait.

— Vous ne vous contenteriez donc pas de ma girouette de tête, car je suis convaincue que c’est comme cela que vous la voyez !

— Je pourrais craindre, au moins, en étant tenté d’en essayer.

— Que risqueriez-vous ?

— De ne pas jouer un jeu égal vis-à-vis de vous, Madame, et de vous voir emporter ma perte, sans espérer de revanche.

— Je suis plus belle joueuse que cela.

La compagnie nous rejoignit, et l’on nous dit : Il semble que vous vous disputiez, madame de Jachères et vous, de quoi parliez-vous donc ?

— Il serait difficile de vous le dire, reprit-elle, nous nous étions laissé entraîner par un style figuré, et nous étions au point de ne plus nous entendre.

— Je trouve, dit Dinval, madame de Jachères assez aimable.

— Elle est gaie au moins, et l’on a toujours quelque chose a lui dire.

— Ce qui n’arrive pas avec toutes les femmes, surtout avec les belles dames.

— Vous savez à qui vous en parlez ?

— Oublions-les, pour madame de Jachères.

— Vous voyez que notre ton avait pris une tournure assez gaie. Je vis beaucoup madame de Jachères chez elle, parce qu’il vint des pluies qui ne permirent plus de se promener. Tout le monde allait écrire chez soi, et j’observai à madame de Jachères que tout le monde y allait deux à deux. Savez-vous, lui dis-je, que je pense qu’il faut que vous m’ayez une obligation ?

— Moi ?

— Oui, vous ; je ne veux pas que vous soyez ici une personne ridicule.

— Comment cela ?

— En vous en allant toute seule écrire.

— Voilà une grande attention de votre part.

— Il faut au moins que nous ayons l’air d’être bien ensemble ; allons, venez.

— Je vous suis obligée, dit-elle en riant, et en prenant mon bras, des soins que vous prenez de ma gloire.

— Vous ne vous en seriez peut-être jamais avisé ?

— Non, j’allais aller tout bonnement écrire seule chez moi.

— Eh bien ! mettez-vous à écrire, et moi je lirai.

— Il vaut autant que vous vous en alliez.

— Vous avez raison ; rien n’est plus embarrassant.

— Écoutez ; nous sommes partis ensemble. Vous viendrez me rechercher, et pour ma gloire cela fera le même effet.

— Non, non, il faut que je reste, on m’entendrait aller et venir, cela ne vaudrait rien ; il faut plus de circonspection dans tout ceci ; et s’il y a des traîneurs qui me voient sortir tout de suite, quel air cela aura-t-il ?

— Cela serait tout-à-fait sérieux.

— Écoutez, n’écrivez pas, et moi je ne serai pas obligé de lire.

— Vous avez raison ; aussi bien je ne sais pas trop ce que j’écrirais.

— Si vous vouliez je vous dicterais.

— Ah ! cela serait plaisant.

— Tenez, voilà une écritoire, prenez la plume.

— Allons, dictez.

— Vous écrivez à votre amie ?

— Sûrement ; dictez donc.

— Vous me plaignez sans doute, ma chère petite.

— Petite !

— En voyant le temps qu’il fait ; mais il ne tiendrait qu’à moi de n’y pas penser.

— Penser ! nous allons voir comment.

— Si je pouvais aimer, il y a ici un homme qui me conviendrait tout-à-fait.

— Ah ! j’aime celui-là.

— Continuez : c’est ce marquis de Saint-Alvire que vous connaissez ?

— Vous croyez ?

— Écrivez donc.

— Quelle folie !

— Je crois pourtant qu’il renoncerait aux grands sentimens

— Ah ! ah !

— Et qu’il préférerait le plaisir, le croyant plus à mon ton.

— C’est-là ce que vous pensez ?

— Mais de manière ou d’autre, je suis bien sûre d’en faire tout ce que je voudrai.

— C’est quelque chose.

— Et au moment même que je vous écris, il vient de me faire une déclaration.

— Ceci est tout-à-fait adroit ?

— Dites-moi si je dois brusquer l’affaire ?

— Je ne mettrai jamais cela. J’aime mieux faire la réponse de mon amie : écrivez à votre tour.

— Allons, voyons.

— Je ne suis jamais occupée, mon cœur, que de ce qui petit vous amuser et vous plaire.

— Cette amie-la me ressemble beaucoup.

— Je serais assez comme vous, j’aurais peur d’une grande passion.

— Votre amie est légère aussi.

— Profitez donc d’une chaîne passagère.

— Bon ! passagère !

— Et gardez-vous d’en trop serrer les nœuds.

— Ce n’est pas là mon avis.

— Ne faites pas un tyran d’un amant heureux. Je vous embrasse de tout mon cœur.

— Mon cœur !

— Attendez, mettez encore : Tout ceci n’est qu’une plaisanterie : craignez tout du marquis, et surtout ne lui montrez pas cette lettre.

— Je m’en tiens à ce que j’ai écrit, et n’en veux pas davantage.

— En vérité, tout ceci est bien fou !

— Pas absolument. J’y trouve même de la philosophie.

— Athénienne ; et vous vous croyez Alcibiade, n’est-ce pas ?

— Je voudrais bien pouvoir lui ressembler.

— Pour faire de moi une Aspasie ?

— Mais écoutez donc…

— Cela est tout-à-fait honnête !

— Savez-vous que bien des femmes du siècle de Louis XIV auraient été très-flattées de ressembler à Ninon Lenclos.

— Je le crois bien.

— Votre coiffure vous en rapproche beaucoup ; ces cheveux-là sur le front : tenez, venez voir à la glace ; et je l’y entraînai.

— Ah ! finissez donc ; vous me serrez le corps ; que c’est affreux ! Dans ce moment nous entendîmes une voix qui dit : On peut entrer, la clé est à la porte. C’était l’amie de madame de Jachères, celle à laquelle je l’avais fait écrire. Elle vit toutes nos folies, et elle les approuva, ainsi que le chevalier Desaliers qui était avec elle. Cela ne me fit point de tort ; au contraire, je m’en trouvai bien mieux ; le reste du voyage se passa à merveille, et je fus très-content de madame de Jachères. Je sens même que je serais heureux toute ma vie avec elle ; mais je ne peux pas l’espérer.

— Pourquoi donc ! dit Dinval.

— Je ne crois pas avoir pénétré jusqu’à son cœur, et je ne serais pas surpris de la voir m’échapper au premier moment.

— Écoutez donc, la réponse qu’elle vous a fait écrire pour son amie, ne doit pas vous en faire espérer davantage.

— Je ne vous le dissimule pas, je serais peu surpris si elle enlevait le chevalier Desaliers à son amie.

— Eh bien ! il faut vous y attendre.

— Je vous dirai dans peu si j’ai eu tort de le prévoir. Adieu. »

Six jours après ils se trouvèrent à la Comédie-Italienne. « Je l’avais bien prévu, dit Saint-Alvire à Dinval.

— Quoi ! réellement ? Contez-moi donc cela.

— Je crus, étant de retour à Paris, que je verrais madame de Jachères aussi facilement chez elle que je la voyais à la campagne. J’y allai le matin, l’après-dîner, le soir ; on me disait toujours qu’elle n’y était pas. Je la rencontrai à souper dans une maison, elle me demanda pourquoi elle ne m’avait pas revu, je lui dis qu’on m’avait toujours refusé sa porte. Cela est inconcevable, reprit-elle, ils me font tous les jours de ces tours-là ! Ils confondent tous les noms ; mais revenez, et vous me verrez. J’y retournai et ce fut la même chose. Je rencontrai madame de Kersandre, son amie, à qui je rendis compte de l’inutilité de mes démarches.

— Vous êtes bien simple, me dit-elle ; ne voyez-vous pas qu’elle ne veut plus vous voir ?

— Comment après tant d’assurances de…

— Tout cela ce sont des propos. Faites comme moi, je ne me plains pas d’elle.

— L’amitié n’est pas comme l’amour. »