Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 31

Delongchamps (tome IIIp. 1-38).


CHAPITRE XXXI.

Dévote.

Séparateur


« Oui ; mais il a toujours des charmes. On m’avait dit, à propos de cela, que vous voyiez beaucoup madame d’Hernelles.

— Madame d’Hernelles ? oui, je l’ai vue assez ; mais n’est-elle pas allée s’établir en province ?

— Non, vraiment, elle est ici à demeure.

— Madame d’Hernelles a des grâces simples et naïves.

— On pourrait, au premier aspect, lui croire de la sévérité, et elle n’a rien que d’agréable dans la société, et pour peu qu’on la connaisse, le charme s’augmente, et l’on trouve peu de femmes qui sachent plaire autant qu’elle.

— Puisqu’elle est à Paris, je sais où je pourrai la revoir, et je veux l’y chercher. »

Ils se quittèrent avec la promesse de se revoir bientôt ; en effet, au bout de quinze jours ils se retrouvèrent encore au bois de Boulogne. Saint-Alvire ne voyait pas Dinval, qui lui dit : « À quoi donc pensez-vous ? serait-ce à madame d’Hernelles ?

— Il est vrai.

— Ceci est donc une affaire bien sérieuse ?

— Sérieuse, si vous le voulez ; parce que je crois que j’ai un rival.

— Eh bien ! cela fait un intérêt de plus.

— Et s’il est heureux ?

— Vous attendrez.

— Et vous voulez que je sois toujours occupé.

— Est-ce que le bonheur d’un rival n’occupe pas ?

— S’il ôte l’espoir ?

— On est bientôt guéri ; mais, quel est le caractère de ce rival qui vous afflige ?

— Celui d’un homme qui se croit un être supérieur, c’est-à-dire d’un fat.

— Oui ; mais il n’en est pas moins fêté par les femmes, on ne sait pas trop pourquoi.

— Elles le savent bien elles. C’est une affaire de convention. N’affecte-t-il pas l’air heureux, et beaucoup plus qu’il ne le voudrait ?

— Oui, il a l’air extrêmement avantageux.

— Il y a des hommes comme cela, dont les femmes semblent raffoler, sans les aimer.

— Sans les aimer ?

— Oui, elles ne sont pas fâchées qu’on les croie occupés d’elles.

— Mais cela doit éloigner les autres.

— Au contraire, avez-vous renoncé à votre amour, malgré cet homme que vous croyez votre rival ?

— Non.

— Eh bien ! il faut le regarder comme nul, vous verrez si l’on vous écoute, et ne prenez pas un air chagrin ; cela avertit les femmes de prolonger leur résistance.

— Vous le croyez ?

— L’opinion qu’elles prennent de vous leur fait craindre d’en être moins estimées, en se rendant facilement.

— Je le croirais assez. Allons, je suivrai vos conseils, au revoir. »

Dinval partait pour la campagne, et il devait y demeurer un mois. Ce temps parut long à Saint-Alvire, qui désirait fort son retour ; il lui avait même écrit qu’il l’attendait avec impatience, et dès qu’il fut arrivé, il se rendit chez lui.

« Eh bien ! lui dit Dinval, comment vont les amours, les plaisirs ?

— Les plaisirs, reprit Saint-Alvire ? sont un peu mêlés d’inquiétude.

— Tant mieux.

— Vous voilà toujours dans les mêmes principes ?

— Eh bien, ai-je tort ?

— Non ; puisque ce n’est pas vous qui dirigez les événemens.

— Ah ! ah ! ceci me paraît sérieux et excite ma curiosité. Allons, voyons ; parlez donc promptement.

— En vous quittant au bois de Boulogne, la dernière fois, je rencontrai l’abbé de la Fargue, il était à cheval, j’y étais aussi, et nous nous en revînmes ensemble.

— Je le connais ; serait-il le rival dont vous m’aviez parlé ?

— Précisément. Il me dit : Marquis, je suis charmé de vous rencontrer, parce que j’ai la chose du monde la plus intéressante à vous dire.

— À moi ?

— Oui, à vous, et je veux vous le dire, parce qu’il pourrait bien arriver que vous ne sussiez pas que vous êtes découvert, et que le bruit en court sourdement dans Paris.

— Comment ? un bruit qui court sur moi ?

— Et sur madame d’Hernelles, et je vous dirai comment je l’ai découvert.

— Je ne puis concevoir…

— Attendez, attendez. Une femme qui a de l’amitié pour moi, me dit avant hier : En vérité, l’abbé, vous vous comportez bien singulièrement ! Mais dites-moi donc, êtes-vous devenu fou ? Je ne vous comprends pas. Quelle est donc votre idée de vous aviser de vous attacher à une femme qui aime un autre homme ? Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie-là, de vouloir rompre un attachement aussi sérieux que celui du marquis de Saint-Alvire et de madame d’Hernelles ? Je dis à cela que je l’ignorais parfaitement, et cela était vrai. Voilà de quoi je suis bien aise de vous avertir, Marquis ; c’est que le mystère que vous en faites tous les deux est entièrement dévoilé, et que je ne suis pas d’avis de me morfondre en attendant que vous vous sépariez un jour.

— Voilà, dit Dinval, une plaisanterie bien singulière ! voulez-vous que je vous dise ce que j’en pense ?

— Vous me ferez plaisir.

— Je pense que l’abbé aura été rebuté par madame d’Hernelles, et qu’il veut éviter de paraître avoir échoué vis-à-vis d’elle. Il aime mieux faire croire qu’il n’était pas instruit assez bien, quand il a voulu s’attacher à elle.

— Voilà le fait.

— Et quel parti prîtes-vous ?

— Vous allez le savoir : j’allai chez madame d’Hernelles, et je lui dis : Madame, il se répand un bruit dans le monde qui me fait un honneur infini, et je me crois obligé de vous en instruire, afin que vous sachiez, dans cette circonstance, quel est le parti qu’il vous conviendra de prendre.

— Voilà, me dit-elle, un exorde qui me paraît bien sérieux, et qui, je crois, doit un peu m’effrayer.

— C’est moi, Madame, qui dois avoir tout à redouter.

— Je ne comprends pas pourquoi un bruit qui vous fait honneur, peut vous paraître si redoutable.

— Cela est facile à expliquer. On dit que sous le voile du mystère, vous et moi, nous cachons une passion fort vive.

— Ce mystère durera long-temps.

— Point du tout, Madame, il est dévoilé dans tout Paris, et l’on vient de m’en avertir.

— La plaisanterie est délicieuse ! et vous vous en êtes défendu sérieusement.

— Je me suis défendu de ce qu’on voulait me persuader que vous m’aimiez.

— Cela vous a paru difficile à croire ?

— Mais, je vous le demande ?

— Je vois bien que c’était là où vous en vouliez venir.

— Ce n’est pas là du moins comme je comptais m’y prendre.

— Ah ! vous aviez réellement des projets ?

— Cela n’est pas difficile à imaginer.

— Pourquoi ne le disiez-vous pas d’abord, sans tout ce préambule ?

— Ce préambule, comme vous l’appelez, était nécessaire pour vous prouver que je n’étais pas coupable…

— De quoi ?

— De laisser courir le bruit……

— Que nous nous aimons ? Je le crois bien ; mais vous voulez m’amener par-là à rendre la chose vraie.

— Je ne puis m’arrêter sur cette pensée.

— Pourquoi donc ?

— C’est qu’elle me tournerait la tête.

— Vous voulez donc que je vous charge de dire à tout le monde qu’il n’y a rien de vrai dans tout ce qu’on dit, et que jamais vous n’auriez réussi à me plaire ?

— Pour cette dernière chose, si elle était un mensonge, je ferais avec plaisir tout ce que vous m’ordonneriez.

— Et si je ne vous chargeais de rien, laisseriez-vous courir, dans le public, ce bruit tel qu’il est ?

— Je ne pourrais pas faire autrement.

— Et moi, je ne pourrais plus ni vous voir, ni vous parler nulle part, afin de détromper le public.

— Cela n’y ferait rien, il pourrait croire tout au plus que nous aurions rompu à cause de lui.

— Que faire donc ?

— Ne pas s’en embarrasser.

— Oui, et laisser les choses comme elles sont.

— En ce cas-là, c’est trouver bon que je vous aime ; voilà de ma part où j’en suis.

— Vous croyez par-là m’embarrasser.

— Mais vous voilà exposée à m’entendre.

— Et par conséquent à vous répondre.

— Je l’espère.

— Et favorablement ?

— C’est tout ce que je désire.

— Il me semble que vous vous accoutumez à plus de précision pour expliquer vos sentimens.

— Et qu’y ai-je gagné ?

— Laissez-moi au moins le temps de la réflexion.

— Le sentiment n’a point besoin de réfléchir.

— Vous imaginez que je crois que vous avez forgé l’histoire que vous venez de me faire dans ce moment ?

— Je vous jure que je ne l’ai pas inventée.

— Eh bien ! dites-moi de qui vous la tenez ?

— De l’abbé de la Fargue.

— De l’abbé ! et vous l’avez cru ?

— Je ne vois pas par quelle raison il l’aurait imaginée.

— Je vais vous l’apprendre. Il y a long-temps qu’il me dit que si je n’avais pas le cœur prévenu pour un autre que lui, je ne lui résisterais pas long-temps. À la fin il vous a nommé. Comme je voulais me défaire de lui, je le lui ai laissé croire. C’était une espèce de congé que j’étais bien aise de lui donner ; et pour affecter l’air de m’abandonner, de renoncer à moi, il aura publié ceci comme une découverte qu’il avait faite.

— Est-ce que vous ne trouveriez pas plaisant que je lui dusse mon bonheur ?

— Je crois aisément que vous trouvez qu’il le mériterait ; mais il me paraîtrait bien plus généreux à vous de le lui laisser croire, sans que je fusse engagée à rien vis-à-vis de vous.

— Ne me parlez jamais d’une pareille générosité, je m’en sens absolument incapable.

— Vous aimerez donc mieux ne me plus revoir ?

— Comment, ne vous plus revoir ?

— Sûrement, voudriez-vous que j’affligeasse quelqu’un que j’aime ?

— Si vous aimez……

— Eh bien ?

— C’est donc quelqu’un qui le mérite infiniment.

— C’est au moins un attachement que je ne saurais jamais rompre.

— Il fallait donc nommer cet être heureux à l’abbé au lieu de moi.

— Cela ne m’aurait pas si bien réussi.

— Et vous croyez que vous en êtes réellement aimée ?

— Je n’en fais aucun doute.

— Je ne vous demande pas qui peut avoir le bonheur de vous plaire autant.

— Je veux pourtant vous le faire voir.

— Je vous prie, que je n’en entende jamais parler.

— Vous penserez différemment quand vous saurez quel est cet objet, et vous l’aimerez aussi.

— Non, Madame, non je vous jure…

— Et si je vous ordonnais de l’aimer.

— Serais-je le maître de vous obéir ?

— Je le crois.

— Eh bien ! faites-le donc paraître ?

— Et s’il vous craignait, et que vous en devinssiez le vainqueur, comment useriez-vous de votre victoire ?

— Je ferais alors ce que vous m’ordonneriez.

— Eh bien ! d’avance je vous ordonne de l’aimer.

— Qu’il paraisse donc cet objet fatal.

— Oui, tout-à-fait. Tenez, voyez-le.

— Où donc ?

— Devant vous.

— Quoi ! vous êtes ce rival que je croyais haïr ! Ah ! souffrez que je l’embrasse, pour lui prouver combien je lui pardonne toutes les inquiétudes qu’il m’a causées !

— Ce serait à vous une trop grande générosité, et je n’en veux pas abuser à ce point-là.

— Vous avez poussé la plaisanterie un peu loin.

— C’est que vous m’amusiez beaucoup avec votre jalousie.

— Mais à présent que j’y pense, je trouve qu’on a souvent de ces rivaux-là à combattre avec vous, Mesdames.

— Il me semble que le combat n’a pas été assez long pour que vous ayez trop lieu de vous en plaindre.

— Ah ! je vous en prie, ne le recommencez pas.

— Eh bien ! venez avec moi à l’Opéra.

— Il me paraît, dit Dinval, que la résistance n’a pas été trop longue.

— Elle dure toujours.

— Toujours ?

— C’est-à-dire qu’elle se renouvelle souvent ; il y a des jours où je ne sais plus où j’en suis, où je crois tout perdu.

— C’est l’effet du caprice, ou de la raison.

— Pourquoi du caprice, d’abord ?

— On ne saurait rendre raison de cela ; il y a, par exemple, des jours où les femmes craignent que le plaisir ne ternisse l’éclat de leurs charmes, et elles y sacrifient jusqu’à leurs amans.

— Vous le croyez ?

— J’en ai vu mille exemples.

— Et quand c’est la raison ?

— Elles savent se priver de ce qui leur plaît le plus pour ramener notre amour par les inquiétudes, et nous empêcher de leur échapper.

— Madame d’Hernelles pourrait-elle avoir cette crainte ?

— L’amour-propre n’est pas toujours aussi fort que la jalousie, et lorsqu’il est blessé par elle, il est obligé de lui céder le pas.

— Pour lors, je trouve les femmes fort à plaindre.

— Et vous avez raison ; une femme jalouse est bien plus malheureuse qu’un homme, parce qu’elle a moins d’objets de distraction, et qu’elle se livre entièrement à tout ce qui peut nourrir, accroître et envenimer son tourment.

— Il faut donc que je pardonne à madame d’Hernelles des inégalités ?

— C’est le moyen de l’engager à en moins avoir.

— Je me conduirai en conséquence, et je vous dirai ce que cela aura produit. »

Dinval revit Saint-Alvire, qui avait l’air assez triste : « Comment, lui dit-il, qu’avez-vous ? mes conseils vous auraient-ils été défavorables ?

— Je ne le crois pas, et vous en jugerez mieux que moi. Les inégalités de madame d’Hernelles ayant continué, je ne voulus pas la contrarier, et je lui dis un jour : Je ne vous ferai point de reproches, Madame, je craindrais trop de vous offenser.

— J’espère, mon cher Marquis, que vous êtes bien sûr que ma tendresse pour vous n’est pas diminuée ?

— Je vous dis que j’en suis persuadé.

— Si vous doutiez de mon cœur, vous seriez bien ingrat !

— Et pourquoi en douterais-je ? Ce n’est pas de moi dont je suis occupé ; c’est de vous seule.

— Vrai ?

— Je connais les femmes : elles ne sont pas toutes comme vous ; mais celles qui vous ressemblent ne doivent faire craindre nulle légèreté de leur part.

— Vous n’imaginez pas combien vous me tranquillisez.

— Et qui pouvait vous troubler ?

— La crainte que mes refus ne vous déplussent trop.

— Rendez donc plus de justice à ma délicatesse. Ah ça ! vous m’avez dit que vous aviez à écrire, et je vais vous laisser.

— Et où irez-vous ?

— Voir des femmes que j’ai fort négligées depuis que je me suis attaché à vous.

— Et les aimez-vous à présent plus que vous ne les aimiez ?

— Non ; j’aime leur société, parce qu’elles sont toujours les mêmes.

— C’est-à-dire que vous me trouvez inégale ?

— Ah ! point du tout !

— Vous ne savez pas ce qui se passe dans mon ame !

— Je vous demande pardon ; je la crois toujours fort occupée de moi.

— Eh ! rien n’est plus vrai !

— Mais je crains que cette constance ne la fatigue trop ; il faut du ressort aux passions, sans quoi…

— Elles s’éteignent chez vous autres hommes ?

— Sûrement je crois votre sexe à l’abri de ces soupçons bien moins que le nôtre.

— Il arrive souvent que vous ne cherchez qu’un prétexte pour changer.

— Vous dites bien ; il y a beaucoup d’hommes comme cela. Ah ! ça, puisque vous voulez écrire…

— Mais non, attendez, je ne sais pas ce que je ferai.

— Vous n’êtes pas malade ?

— Je n’en sais rien.

— Il faudrait pourtant en être sûre.

— Vous connaissez-vous à la fièvre ?

— Pas absolument.

— Tenez, asseyez-vous là, et voyez ?

— Il y a de l’agitation.

— Et comment n’y en aurait-il pas, ingrat !

— Ingrat ! Moi ?

— Oui, vous vous imaginez que je ne vous connais pas ; vous doutez de mon cœur, quoique vous disiez le contraire.

— Qui pourrait m’en faire douter ? est-ce que je me plains ?

— Non, mais vous vous contraignez.

— Point du tout, en honneur.

— Attendez.

— Que voulez-vous ?

— Une lettre que j’ai perdue.

— Et que vous voulez me montrer ?

— Non, sûrement.

— En ce cas, vous la trouverez toujours bien.

— Non, je vous en prie, laissez-la moi chercher.

— Je ne me soucie pas du tout que vous la trouviez.

— Cela est fort honnête !

— On ne peut pas davantage.

— Il vous sera difficile de le prouver.

— Point du tout. Si je craignais que cette lettre ne fût d’un rival par exemple.

— Vous savez bien que vous n’en avez pas.

— Voilà de quoi je ne puis pas être sûr.

— Ne plaisantez donc pas.

— Voyez dans votre petit cabinet.

— Je n’y suis pas entrée depuis que je l’ai reçue.

— Je parie que vous l’y trouverez.

— Je veux bien y voir, pour vous satisfaire.

Elle y alla ; pendant ce temps-là, je cherchai la lettre sur le sopha où nous étions ; je la trouvai, et je la mis dans ma poche. Eh bien ! lui dis-je, l’avez-vous trouvée ?

— Je vous avais bien dit que j’étais sûre qu’elle n’y était pas. Levez-vous donc.

— Allons, je vais vous laisser chercher.

— Quoi, vous vous en allez ?

— Je ne puis pas vous voir tourmentée comme cela, pour une misère.

— Au lieu de m’aider.

— Voilà comme vous dérangez votre santé ; aussi je ne suis pas surpris que vous vous rendiez malade, et puis moi, je pâtis de tout cela.

— En effet, vous êtes fort à plaindre !

— Certainement ; parce que je ne veux avoir de volontés que les vôtres ; allons, je m’en vais.

— Reviendrez-vous ce soir ?

— Mais…

— Je me porterai bien, serez-vous content ?

— Je le suis toujours. Et je sortis.

— Pourquoi donc, dit Dinval, aviez-vous pris sa lettre ?

— Parce qu’elle m’avait paru y être trop attachée ; j’y voyais du mystère, et je voulus l’éclaircir. Que vous dirai-je, c’était une fantaisie.

— Vous lûtes donc cette lettre, dès que vous fûtes hors de chez madame d’Hernelles ?

— À l’instant. Elle était d’une sœur à elle que je ne connaissais pas, et voici ce que j’y trouvai.

« Puisque tout ce que l’abbé vous a dit, ma chère sœur, a paru vous convaincre, croyez-moi, consentez à le revoir ; il se trouvera chez moi, dès que vous le voudrez ; il n’est occupé que de votre bonheur ; mandez-moi à quelle heure vous pourrez venir demain, il sera exact au rendez-vous. Adieu, ma chère sœur, je vous embrasse comme votre plus tendre amie. »

— Ah ah ! ceci me paraît fort singulier !

— Cela me parut de même qu’à vous, je me voyais tout prêt d’être trahi pour l’abbé de la Fargue. Je ne fus plus surpris de la conduite de madame d’Hernelles. Je voulus voir l’abbé, et je le trouvai dans une maison où je savais qu’il allait souvent, qui était proche des Tuileries où je le menai.

L’abbé, lui dis-je, vous n’avez pas été de bonne foi avec moi, au sujet de madame d’Hernelles.

— Comment cela ?

— Vous m’avez dit qu’elle m’aimait.

— Je vous l’ai dit, parce qu’elle n’en est pas disconvenue.

— Oui ; mais en me conseillant de m’attacher à elle, vous m’avez assuré que vous y renonciez.

— Eh bien ?

— Vous la voyez, vous continuez de chercher à lui plaire.

— C’est ce qu’on fait avec toutes les femmes.

— Vous ne voulez que son bonheur, dit-on.

— En voulant le sien à soi, il est difficile qu’on ne veuille pas le leur.

— Ce que vous entreprenez-là, réussira, sans doute.

— Pourquoi pas ?

— Quand on demande des rendez-vous.

— Eh bien ?

— Il me semble que l’affaire est fort avancée.

— Vous me paraissez bien instruit.

— On vous en accordera sans doute.

— Je l’espère.

— Puisque vous en êtes-là, pourquoi employer un tiers, à votre place j’irais tout simplement chez elle.

— Vous avez raison ; mais si vous voulez que je vous le dise, c’était par égard pour vous.

— Par égard ?

— Oui, parce que je ne sais pas si vous avez terminé avec elle.

— Puisque vous réussissiez si bien, il me semble que je n’y ai plus que faire.

— Je ne me vante de rien.

— Vous êtes modeste.

— Il n’est pas question de modestie. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que vous n’auriez rien su par moi de tout ceci.

— Vous me croyez peut-être jaloux ?

— Mais…

— Pour vous prouver que je ne le suis pas du tout, je vous conseille de voir madame d’Hernelles chez elle.

— Je le pourrais.

— Quelle est cette idée de la voir furtivement dans une maison tierce, comme vous le faites ?

— Je vous dis, je voulais vous ménager, ne sachant pas encore si…

— Monsieur l’abbé, allez franchement. Vous voyez que je suis instruit ; si vous voulez, je vais vous descendre chez elle.

— Ma foi, je vous prends au mot ; aussi bien je n’ai pas mes gens.

— Eh bien ! partons, je vous attendrai à sa porte.

— Quoi ! dit Dinval, vous l’y conduisîtes ?

— Oui ; mais je le suivis et j’entendis toute leur conversation, sans qu’ils pussent s’en douter.

— Je suis très-curieux de savoir ce que tout ceci deviendra.

— Vous allez le savoir. Madame, dit l’abbé, vous serez peut-être surprise de me voir chez vous après avoir été si long-temps sans y venir.

— Pourquoi donc ?

— J’ai espéré que vous ne le trouveriez pas mauvais.

— Nous nous rencontrons quelquefois, vous le savez bien.

— Je voudrais que cela fût plus souvent.

— Quand les occasions se présentent, je n’en suis pas fâchée.

— Vous avez connu mon désir de vous plaire, Madame, et sans l’obstacle que j’y rencontrais, je n’y aurais sûrement pas renoncé.

— Vous avez été jaloux du marquis ?

— Et il me semble que je n’avais pas de tort.

— Ne parlons pas de cela. D’ailleurs, vous devez être occupé…

— Toujours de vous, Madame.

— Quand on l’a dit une fois à une femme, on croit, quoi qu’il arrive, qu’il faut le lui répéter toutes les fois qu’on la revoit.

— Surtout quand on est toujours aussi belle que vous l’êtes. Il est difficile de résister au désir…

— Tout cela est bon pour la plaisanterie.

— Je suis bien loin de plaisanter, Madame, et d’après ce qu’on m’a dit, j’aurais tort de ne pas vous parler sérieusement.

— Comment, expliquez-vous un peu. Que vous a-t-on dit ?

— Que je pourrais espérer…

— Quoi ?

— Un rendez-vous.

— Un rendez-vous ? et de qui ?

— De vous, Madame.

— De moi ? et qui vous a dit cela ?

— Le marquis.

— Le marquis !

— Oui, Madame.

— Il a sans doute dit chez ma sœur ?

— Je crois que oui.

— Eh bien ! Monsieur, je vous l’accorde ; mais après cela, je vous prie, laissez-moi.

— Madame, permettez que je tombe à vos genoux.

— Monsieur, levez-vous, levez-vous. J’entends une voiture, allez-vous-en.

— Quand vous verrai-je ?

— Demain dans l’après-dînée ; partez promptement.

Je m’évadai lestement, et l’abbé me retrouva dans ma voiture. Il était au comble de la joie ; il me fit mille remerciemens ; je le ramenai dans la maison où je l’avais pris, et je revins sur-le-champ chez madame d’Hernelles.

— Je vous avoue que je ne la conçois pas. Comment vous reçut-elle ?

— Elle me dit : Vous venez à propos, marquis ; j’avais oublié tantôt de vous dire une chose.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est à qui je voulais écrire.

— Ah ! ah !

— Vous riez. Je ne vois pas ce qu’il y a de plaisant à cela.

— Je vous l’expliquerai.

— C’était a ma sœur, et je viens de lui envoyer ma lettre.

— Cela est très-bien fait.

— Oui ; mais je veux que vous sachiez ce que je lui ai mandé.

— Je m’en doute.

— Je suis persuadée que non. Apprenez donc que je me suis déterminée à aller loger demain dans sa maison.

— Cela vous sera fort commode.

— Tout ce qu’elle désire, c’est que son amitié puisse me devenir utile, et je ne crois pas devoir lui résister davantage.

— Cette amitié-là vous sera d’un grand secours.

— C’est ce qui m’engage à me rapprocher d’elle. Vous ne la connaissez pas ma sœur ?

— Non, Madame.

— Elle m’est extrêmement attachée ; c’est une personne d’un mérite très-solide, et dont tout le désir est de me rapprocher de sa façon de penser.

— Cela vous sera sûrement très-facile.

— Oui, à présent. Je combattais sans cesse depuis long-temps ; mon ame était troublée, agitée, tourmentée, sans pouvoir se calmer ; et si vous n’avez pas été quelquefois aussi content de moi que vous auriez pu le désirer, ma sœur en était la seule cause.

— Vous pourriez y ajouter l’abbé.

— Il est vrai, je crois, qu’à la fin il me persuadera.

— Cela me paraît déjà fait, Madame.

— Ah ! je serais trop heureuse !

— Vous n’attendrez pas long-temps, au moins.

— Vous le croyez ?

— Sans doute, puisque vous lui avez donné un rendez-vous pour demain.

— Vous savez cela ?

— Il me l’a dit.

— Vous le connaissez ?

— Vous le savez bien.

— Moi, point du tout. Comment aurais-je soupçonné que vous connaissiez un prédicateur ?

— Comment un prédicateur ?

— Oui, et un homme très-éclairé.

— Que dites-vous donc, Madame ?

— Voilà comme est l’abbé Beaufort, qui est le directeur de l’abbaye où ma sœur est religieuse.

— Madame votre sœur est religieuse ?

— Certainement, et je n’en ai point d’autre.

— Ah ! Madame, qu’ai-je fait ?

— Vous m’avez soupçonnée de vous avoir sacrifié à l’abbé de la Fargue ?

— Il est vrai.

— Votre indiscrétion, en vous emparant de la lettre que je cherchais, a causé votre erreur.

— Vous ne devez jamais me la pardonner.

— Au contraire, c’est à ces soupçons que je vais avoir la plus grande obligation.

— Ah ! je ne puis le croire.

— Ils m’ont enfin déterminée à me rendre aux sollicitations de ma sœur, de l’abbé de Beaufort, dont les sentimens réunis s’occupaient de m’affermir contre les pièges dangereux auxquels une jeune femme est sans cesse exposée dans le monde. J’étais prête à me rendre à leurs vœux, lorsqu’un appât séducteur m’a entraînée vers vous et m’y a attachée, malgré mes réflexions. Il était juste qu’une chaîne que vous aviez formée fût rompue un jour par vous, et je vous aurai cette dernière obligation que je n’oublierai jamais.

— Quoi ! Madame ; vous pouvez vous résoudre à m’abandonner ?

— J’aurai toujours de l’amitié pour vous ; mais mon ame ne sera plus exposée au trouble, aux remords et au désespoir qui suivent les passions, et je parviendrai peut-être un jour à mériter l’estime due à la vertu. Adieu, Marquis, ne vous reprochez rien, puisque vous allez contribuer à me faire obtenir le seul bonheur où je puisse actuellement aspirer.

— Voilà donc la source de toutes ces inégalités que nous étions si loin d’i’maginer ! Vous n’avez pas revu madame d’Hernelles depuis ce moment.

— Il serait inutile de le tenter.

— Je crois que ce serait même l’offenser que de lui en faire connaître le désir, après le parti qu’elle a pris.

— L’abbé de la Fargue a cru que je l’avais joué, quand il a su que madame d’Hernelles était chez sa sœur la religieuse.

— Je crois qu’il n’aura pas été au rendez-vous.

— Il est furieux contre elle ; mais il ne se vantera pas de son aventure.

— Je le crois. Ce qu’il y a d’heureux pour vous dans tout ceci, c’est qu’il réponde de votre faute, rien ne pouvait retenir cette femme-là encore longtemps ; tourmentée comme elle l’était par sa sœur, elle devait être très-malheureuse en vous aimant.

— Pour moi, je le crois.

— Et l’on vous plaindrait plus qu’on ne vous blâmerait de vous être attaché à elle. »