Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 36

Delongchamps (tome IIIp. 149-235).


CHAPITRE XXXVI.

Facile.

Séparateur


Le lendemain matin, voulant rêver au plaisir de la veille, je montai à cheval, et j’allai au bois de Boulogne. En en revenant il était trois heures ; je passai à pied les Tuileries. Je vis de loin deux femmes qui regardaient le groupe d’Énée et d’Anchise. C’était madame d’Oricante et madame de Nompart. Madame d’Oricante m’aperçut, et m’appela en disant : Venez donc, monsieur de Saint-Alvire, voilà ma cousine qui veut me persuader que c’est là l’enlèvement d’Orithie. J’ai beau lui dire qu’Orithie doit être une femme, et que cette figure-ci est celle d’un vieillard ; elle me soutient qu’elle sait de bonne part que c’est Orithie ; et pour me le prouver, elle dit que l’enfant est l’Amour.

— C’est toujours bien fait de voir l’amour, même où il n’est pas ; mais il me semble qu’elle devrait mieux connaître Orithie et Borée.

— Je me suis trompée, dit-elle en riant et en rougissant, je ne sais pas comment je voyais.

— L’imagination fait qu’on croit voir quelquefois autre chose que ce qu’on voit en effet.

— C’est cela, dit-elle en me regardant, dites-moi donc quel est ce groupe-là ?

— C’est Énée qui sauve son père Anchise de l’embrasement de Troie, et l’enfant est son fils Ascagne.

— Il n’y a donc pas d’Orithie dans ce jardin ?

— Je vous demande pardon ; venez, venez avec moi, je vais vous la montrer.

— Je vois de tout cela que je ne me connais pas trop en sculpture.

— Tenez, regardez ceci ; vous reconnaissez-vous ?

— Ma cousine, vous voyez bien qu’Orithie est une femme.

— Madame le savait bien, n’est-il pas vrai ?

— Taisez-vous.

— Ne remarquez-vous pas que Borée a l’air très-enflammé ?

— C’est qu’il l’est aussi.

— C’est-à-dire qu’il l’a dit.

— Quoi ! ma cousine, vous croyez qu’il dit cela ?

— Je le suppose.

— Madame d’Oricante ne sait donc pas la suite de l’enlèvement d’Orithie ?

— Qui le lui aurait dit ?

— Ah ! moi, je ne retiens rien ; j’ai oublié toute ma fable.

— Il y a des vérités que je crois que vous n’oubliez pas.

— Quand elles sont agréables, à la bonne heure.

— Ce sont aussi celles que j’aimerai à me rappeler toute ma vie.

— Où allez-vous à présent, monsieur le marquis ?

— Chez moi, Madame.

— Venez dîner avec nous, chez ma cousine ; c’est moi qui vous en prie. Il vous regarde pour savoir s’il viendra.

— D’abord que vous l’en priez, il n’attendra pas ma permission.

— Et il aura raison ; il ne faut pas que les hommes soient timides.

Je m’en allai avec elles. Notre dîner fut très-gai. Nous dîmes et nous fîmes mille folies. Au milieu de tout cela, je dis à madame d’Oricante : Voulez-vous que je vous donne une représentation de l’enlèvement d’Orithie ?

— Je le veux bien.

Je la pris dans mes bras, et comme elle est fort légère, je la tins long-temps en l’air, je la pressais doucement ; tout d’un coup je sentis qu’elle devenait pesante, parce qu’elle s’évanouissait. Je la reposai promptement sur le sopha.

— Voyez de quoi vous êtes cause, me dit madame de Nompart, en rougissant de colère.

Je ne répondis rien, je regardais madame d’Oricante, qui revint bientôt à elle. Son premier regard fut dirigé vers moi, et je ne vous dirai pas tout ce que j’y vis. Sa cousine lui conseillait de s’en aller chez elle, et je proposai étourdiment de la reconduire. Non, Monsieur, dit madame de Nompart ; je lui donnerai une de mes femmes. L’abbé de Villeronde arriva, il est son oncle, elle prit sa voiture. Madame de Nompart avait un air d’humeur que je ne lui connaissais pas ; je l’attribuai à la visite de l’abbé qui nous empêchait d’être seuls ; je crus n’avoir rien de mieux à faire que d’aller m’habiller pour aller à l’opéra nouveau qu’on donnait ce jour-là, et ensuite souper chez madame d’Oricante dont j’étais bien aise de savoir des nouvelles.

— Je crois qu’elles ne furent pas fâcheuses pour vous, reprit Dinval ?

— Vous croyez cela ?

— Il n’était pas difficile de l’apercevoir.

— Je vous avouerai que n’y avais pas trop pensé ; cependant je m’aperçus qu’elle me revoyait avec plaisir. Je lui demandai de ses nouvelles ; elle me dît tout bas, en me regardant avec une espèce d’embarras : Je vous en prie, ne parlons pas de cela ; et elle ajouta : Comment vous êtes-vous quittés avec madame de Nompart ? Elle avait de l’humeur.

— J’imagine bien pourquoi.

— Et moi aussi.

— Je m’en suis allé aussitôt que vous, et je l’ai laissée avec l’abbé, pour aller m’habiller et me rendre à l’opéra.

— Lorsqu’elle sera ici, ne me parlez point devant elle en particulier.

— Pourquoi donc ?

— J’ai des raisons pour cela.

Il vint beaucoup de monde, et madame de Nompart n’arrivait pas.

— La cousine me boude, me dit madame d’Oricante.

— Vous le croyez ?

— Vous voyez qu’elle ne vient pas, et elle n’a pas envoyé savoir de mes nouvelles, Je suis sûre qu’elle ne soupera pas ici. Je m’en vais faire servir, et vous pourrez vous mettre auprès de moi à table.

— Je n’y manquerai pas ; et en effet je m’y plaçai.

— Et, dit Dinval, vous oubliâtes madame de Nompart auprès de sa cousine ?

— Il est vrai, et nous fûmes même très-gais ; mais avant de sortir de table on annonça madame de Nompart. Madame d’Oricante me dit : Parlez beaucoup à votre gauche. Madame de Nompart arriva près de nous, elle me regarda, et elle dit à sa cousine : Je suis venue tard parce que je ne voulais pas souper, et que je me suis arrêtée à causer plus que je ne voulais dans une maison. Laissez-moi ; et elle passa tout de suite dans le salon. Madame d’Oricante me dit : Elle viendra nous observer, ne me parlez pas.

— Ce mystère-là était de très-bon augure pour vous.

— Je le sentis bien.

— Cela ne dut pas vous faire de peine.

— Non, sans doute ; mais la froideur de madame de Nompart me prouva que la jalousie était le principe de l’humeur qu’elle m’avait montrée l’après-dînée, et à laquelle je m’étais trompé. Dès qu’on fut sorti de table, en rentrant dans le salon, je m’approchai d’elle, et je vis qu’elle se composait un visage tranquille. Elle affecta même de sourire en me disant : Où avez-vous été cette après-dînée ?

— J’ai été à l’opéra.

— Comment a-t-il réussi ?

— Mais comme cela ; je n’y ai pas trop pris garde, j’étais tout à mes réflexions.

— À propos de quoi donc, des réflexions ?

— Vous n’avez pas imaginé, sans doute, que j’espérais que vous me garderiez toute l’après-dînée ? Quand j’ai vu l’abbé s’établir chez vous, et que vous aviez de l’humeur, j’ai craint de vous déplaire en restant davantage.

— De l’humeur ! moi ? allons, vous rêvez, vous aviez envie d’aller à l’opéra. Croyez que je serai toujours fort aise de vous savoir où vous pourrez vous plaire.

— En ce cas-là, vous deviez ne me pas laisser sortir de chez vous.

— Je n’y ai pas toujours de la compagnie. Ce mot sembla lui échapper malgré elle, et elle se leva pour aller jouer. J’étais fort embarrassé de ma personne ; mais madame d’Oricante, adroitement, m’engagea dans une partie qui devait finir la dernière. Mais madame de Nompart se mêla d’une conversation qui la fit toujours demeurer ; elle voulait sans doute me voir sortir de cette maison avant elle ; sa cousine voulait m’y voir rester encore après tout le monde. Je ne savais quel parti prendre, lorsque l’abbé de Villeronde me dit : Vous oubliez sans doute que je suis votre voisin, et que je compte sur vous pour me ramener ; ces dames veillent comme des lampes ; allons, allons-nous-en. Je regardai les deux dames, leurs physionomies étaient à peindre. Je fis semblant de ne pas m’en apercevoir, et je leur dis : Il est impossible que vous vous couchiez si tard que l’abbé le dit ; mais il veut que nous évitions la honte d’être renvoyés ; et nous partîmes. En vidant mes poches, je trouvai un billet de madame d’Oricante, où il n’y avait que ces mots, écrits au crayon :

« Venez demain à midi déjeuner avec moi. »

— La dame me paraît être un peu vive, dit Dinval.

— Mais, pas mal.

— Eh bien ! y fûtes-vous ?

— Bon ! le lendemain matin je reçus un billet de madame de Nompart qui me mandait qu’elle m’attendait à onze heures, pour me mener à une course de chevaux qu’il y avait à Vincennes.

— Ah ! ah ! et que fîtes-vous ?

— Je mandai tout simplement à madame d’Oricante, que j’avais depuis plusieurs jours un engagement avec sa cousine pour aller à onze heures avec elle à une course de chevaux où elle devait me mener, et que j’étais au désespoir de ne pouvoir pas me rendre à ses ordres.

— Elle ne pouvait rien trouver à redire à cela.

— Sûrement ; mais savez-vous ce qu’elle fit ? Elle arriva aussitôt que moi chez madame de Nompart, et elle lui dit : Ma cousine, je sais que vous allez à Vincennes, et je viens vous demander de m’y mener.

Madame de Nompart me lança un regard d’indignation, et elle lui dit : Mon cœur, ce n’est pas moi qui mène, ce sont mes belles-sœurs ; et dans le moment on les annonça.

— Allons partons, dirent-elles, il est près de midi, nous n’avons pas de temps

— Je ne peux aller avec vous, dit madame de Nompart. Je sens que je n’en aurais pas la force, cela me serait impossible. Je suis dans un anéantissement affreux, cela m’a pris tout d’un coup.

— Vous avez raison, ma cousine. Il faut absolument vous reposer. Mesdames, si vous voulez bien de moi à sa place ?

— Sûrement nous en voulons, et nous vous mènerons avec grand plaisir et monsieur de Saint-Alvire aussi. Cela est affreux, madame de Nompart, d’être contrariée comme cela ; c’est sûrement une attaque de nerfs, Allons, partons, partons. J’étais fort embarrassé ; mais comment n’y pas aller ? C’était afficher mon engagement avec madame de Nompart, et en y allant je la désespérais ; je n’osai la regarder et je me laissai entraîner.

Quand nous fûmes dans la calèche, les belles-sœurs dirent : Comment trouvez-vous madame de Nompart, qui nous fait réveiller ce matin à neuf heures pour former cette partie, et puis qui n’y veut plus aller ?

— Si elle est réellement malade, leur dis-je, Mesdames…

— Oui, malade ! Il n’y a pas autre chose que de l’humeur ? vous devez savoir cela, vous madame d’Oricante ?

— Non vraiment ; ce que je croyais, c’était que votre partie était faite depuis long-temps. Ne le croyez-vous pas aussi, vous, monsieur de Saint-Alvire ?

— On me l’avait dit.

— Je crois que vous me trompez.

— Moi ?

— Oui vous ; regardez donc, Mesdames, son air hypocrite.

Nous ne fûmes pas arrivés à Vincennes que le président de Grémont vint à ces dames, avec son frère, et leur dit : Mesdames, cette fois-ci vous ne m’échapperez pas. Il y a mille ans que vous me promettez de venir à Saint-Mandé, je ne vous quitte pas que vous ne m’ayez donné votre parole d’y dîner aujourd’hui. Je vous mènerai après à une comédie de société charmante, et nous passerons la journée ensemble. Ces dames dirent tout d’une voix : Nous acceptons avec grand plaisir. En ce cas, dit le président, nous allons ordonner le dîner pendant la course ; mais venez à Saint-Mandé tout de suite après, ou plutôt nous viendrons vous chercher, il n’y a que deux pas. Quand ils furent partis, les belles-sœurs dirent : Cette pauvre madame de Nompart sera bien fâchée d’avoir manqué cette journée-ci. Cela me fit peine et m’affligea réellement de tout ce que sa jalousie pouvait lui faire souffrir toute la journée.

— Qu’avez-vous donc, me dit tout bas madame d’Oricante, regretteriez-vous madame de Nompart ? Et d’un air à me dire : Moi, je ne m’occupe que de vous, et en effet, au moindre cahot, elle me pressait en se penchant sur moi.

Nous passâmes une journée très-agréable. On dansa après la comédie, et quand nous revînmes à Paris, il était tard. Ces dames reconduisirent madame d’Oricante, et je descendis de voiture avec elle, parce qu’elle se chargea de me renvoyer chez moi. Je lui donnai la main pour monter chez elle. Elle dit qu’elle avait faim, et en se déshabillant, elle me proposa de manger un poulet froid pour lui tenir compagnie. On servit sur une petite table dans son boudoir.

Quand nous fûmes seuls, elle me dit : Ne trouvez-vous pas que j’ai bien de l’esprit d’avoir demandé à manger, afin d’avoir un prétexte pour vous retenir ?

— J’avais bien le désir de rester avec vous ; mais je n’osais ni ne savais comment vous le proposer.

— Vous n’avez point d’imagination, vous autres hommes. Il est vrai que lorsque j’ai dansé, je ne puis me coucher de bonne heure ; mais j’avoue que je ne dormirais pas, et il leur paraît tout simple que je me couche tard. Mais vous ignorez peut-être pourquoi je vous ai retenu.

— Je voudrais que ce fût pour ce que je désire.

— C’est pour vous gronder.

— Et pouvez-vous donc croire que je le mérite ?

— Très-fort. Vous m’écriviez que la partie de Vincennes est projetée depuis plusieurs jours, et…

— C’est une vieille querelle, ne parlons plus de cela.

— Oui, quand je vois que vous me sacrifiez à ma cousine.

— L’ancienneté de la connaissance méritait cet égard.

— Il fallait autant m’écrire : Je ne vous aime point, laissez-moi en repos.

— Vous ne l’eussiez pas cru.

— Et moi, qui ai la bonté de vous aller chercher ; car c’était vous, ingrat, qui m’aviez fait naître le désir d’aller à Vincennes.

— Serait-il bien possible ?

— Vous avez dû le voir assez.

— Et cela m’a fait le plus grand plaisir !

— Oui, et vous regrettez madame de Nompart.

— Auprès de vous, puis-je m’occuper d’une autre ?

— Je ne le crains que trop.

— Quoi ! à présent, vous penseriez encore…

— Je ne veux rien penser.

— Ne me faites donc plus de reproches, ou bien permettez-moi de trouver les moyens d’obtenir mon pardon.

— Quoi ! vous voudriez… Laissez-moi.

Enfin, je fis tant qu’elle me pardonna autant de fois que je le voulus.

Nous convînmes ensuite du plus grand mystère vis-à-vis de sa cousine, et elle me dit de la laisser faire, qu’elle se chargeait pour nous revoir de toutes les précautions qu’il faudrait prendre pour ne pas irriter sa jalousie. Vous pouvez me tromper, moi, dit-elle, je ne suis point jalouse ; c’est une frénésie qui ne pénétrera jamais mon ame.

Je revins chez moi, très-content de madame d’Oricante, mais très-embarrassé de ma justification vis-à-vis de madame de Nompart.

Le lendemain je passai chez madame de Nompart, elle n’y était pas : j’allai à l’Opéra, elle était dans sa loge ; elle me reçut parfaitement bien sans me parler de Vincennes. Elle me parla beaucoup du chevalier de Lervault, avec qui elle avait soupé la veille ; elle m’exagéra beaucoup tous ses agrémens, et j’y applaudis en lui disant que je le connaissais fort, et que je le trouvais fort aimable. Vous le verrez, continua-t-elle, souvent chez madame d’Oricante ; il y sera ce soir, j’y souperai aussi.

— En ce cas, je m’en vais faire l’impossible pour me dégager afin de vous y voir.

— Cela serait bien aimable à vous.

J’allai à l’instant à la loge de madame d’Oricante, je lui contai cet arrangement. Elle me dit : C’est une méchanceté que veut me faire ma chère cousine, parce qu’elle croit que j’aime le chevalier, et elle ignore que mes liaisons avec lui n’ont d’autre objet que l’amitié que j’ai pour une femme à laquelle il est attaché, et qui veut donner le change à son mari, en lui faisant de fausses confidences sur mon compte. Mais venez souper comme elle vous l’a dit, et laissez-moi faire. Je vais aller la voir et lui confier les affaires du chevalier. D’un autre côté, je dirai au chevalier de prendre garde à lui, que je sais quelles sont les vues de madame de Nompart, et comme il craint d’être soupçonné de la moindre légèreté, il ne nous parlera pas de la soirée. Nous ne lui parlerons pas non plus, vous n’approcherez pas d’elle, et je veux qu’elle s’ennuie là bien complètement.

— Voilà, dit Dinval, un joli projet.

— Il eut toute son exécution. Après le souper, humiliée sans doute du délaissement qu’elle venait d’éprouver, elle me dit assez haut : Voulez-vous que je vous remène ? Madame d’Oricante qu’elle ne voyait pas, me fit signe de dire que oui.

Je lui répondis : Je croyais que vous remeniez le chevalier de Lervault.

— Quelle folie ! je voudrais vous voir jaloux. Allons, je m’attends ce soir à bien des reproches.

— Je vous en ferai.

— Cela sera charmant !

— Nous verrons.

Madame de Nompart m’emmena, mais vous sentez bien que ce fut chez elle, et elle me dit :

— Ah ça, par où commencerons-nous nos reproches ?

— C’est moi, Madame, qui dois vous en faire.

— Je vous avouerai d’abord que vous avez bien choisi le rôle de Borée, puisque vous êtes léger et changeant comme le vent.

— Pour léger et changeant, voilà ce qu’on ne m’a jamais reproché. J’ai toujours voulu me fixer, je n’ai jamais eu d’autre devise que celle du lierre : Je meurs où je m’attache ; et je la serrais dans mes bras.

— Oui, mais le lierre est facile à rompre.

— Ce qui en reste tient toujours à l’orme.

— L’orme est invariable, et je lui ressemble.

Vous imaginerez aisément où tout cela nous mena, je fus même capable de me reprocher de m’être éloigné de cet orme à qui je n’avais jamais connu tant de charmes. Je me promis bien de lui rester fidèle et je lui réitérai mille fois mes sermens. Nous nous séparâmes enfin plus contens, plus satisfaits l’un de l’autre que nous n’avions espéré de l’être.

— Cela est fort bien, dit Dinval ; mais madame d’Oricante ?

— Sans me demander compte de mes sermens avec madame de Nompart, elle me les faisait rompre souvent, Avec elle, je goûtais un plaisir vif, léger, et sans nulle inquiétude.

— Et avec madame de Nompart ?

— Je me reprochais dans les moment les plus délicieux de n’être qu’un trompeur, un traître, un perfide. Je l’aimais réellement et l’autre m’amusait ; je disais : Sa coquetterie est vraie au moins. Qui m’assurera que le sentiment de sa cousine n’est pas joué ? c’est ainsi qu’on cherche à s’excuser ses torts en soupçonnant celle qui nous aime le plus.

— Votre situation dut vous paraître nouvelle.

— Oui, mais très-embarrassante vis-à-vis de madame de Nompart. Toujours feindre de la constance au milieu de la légèreté, c’est une espèce de tourment continuel. Lorsque j’y pensais le plus, je me vis associer chez madame d’Oricante plusieurs rivaux. Loin d’en être alarmé, je leur laissai le champ libre. Madame de Nompart me voyant moins occupé, me parut plus difficile sur les momens ou elle pourrait me recevoir, moi, qui me flattais qu’elle serait enchantée de me revoir tout à elle ; car je pensais qu’elle feignait d’ignorer que je la trompais.

— Vous le pensiez ?

— Si bien, que je ne me doutais pas qu’elle avait pris en conséquence des arrangemens pour se consoler de ma perte, et que je ne l’appris que dans le moment où je me félicitais de pouvoir être entièrement à elle.

— Comment fîtes-vous cette découverte ?

— En ramassant dans son boudoir, à terre, un papier que je crus être tombé de ma poche ; j’étais seul en cet instant, et je le lus pour voir s’il était bien à moi ; voici ce qu’il contenait :

« Si vous m’aimez, Madame, comme vous m’en assurez, ne vous est-il pas facile d’éloigner Saint-Alvire ? il ne saurait se flatter plus long-temps, lorsqu’il saura que son amour loin de vous plaire ne fait que vous importuner, et qu’il ne doit rien espérer de vous. Faut-il donc que celui qui vous adore soit la victime de celui qui ne peut vous plaire ? »

Je mis au bas de ce billet :

« Prenez un nouveau sacrificateur, Madame, et la nouvelle victime ne s’en plaindra pas. »

Le lendemain matin, je lui renvoyai ce billet cacheté comme ceux que je lui écrivais ordinairement, et je n’eus aucune réponse. Quelques jours après je la rencontrai chez une de ses belles-sœurs, elle me dit : À quel jeu vous ai-je donc perdu, que je ne vous vois plus.

Étonné de cette question, je lui répondis : Madame, j’ai eu beaucoup d’affaires.

— Et depuis quand ne suis-je plus au nombre de celles qui vous occupent le plus ? je veux que vous veniez m’expliquer cela demain.

— Je fus confondu de cet ordre, et j’y rêvais lorsque madame d’Oricante me dit en entrant : Qu’êtes-vous donc devenu tous ces jours-ci ? je n’ai pas entendu parler de vous. Venez me voir demain.

— Madame, répondis-je, je vais à la campagne. Je n’étais pas sûr qu’elle m’eût entendu, mais je pensai que c’était ce que j’avais de mieux à faire pour ne point revoir ces deux dames. Comme celle chez qui j’étais m’invita à passer le lendemain la soirée chez elle, je répétai que je partais le lendemain (pour la campagne) le matin, afin que madame d’Oricante ne pût l’ignorer, et que madame de Nompart pût l’apprendre par sa belle-sœur.

Je partis en effet dès le matin. J’avais promis depuis long-temps d’aller chez madame de Polevère à Vruelle, qui n’est qu’à dix lieues de Paris, je dînai à moitié chemin chez le vicomte de Gollière ; mais quelle fut ma surprise en arrivant à Vruelle, d’y voir établies madame de Nompart et madame d’Oricante, elles que je fuyais ! Quels étaient leurs desseins ? Ma surprise ne leur échappa pas, et elles eurent l’air d’en rire beaucoup. Madame de Polevère me dit : J’ai appris par ces dames que vous veniez ici aujourd’hui.

— J’en suis d’autant plus surpris, que je n’ai dit à personne où j’allais.

— Ce sont des fées, elles savent tout ce qu’on fait.

Madame de Nompart qui n’avait pas voulu jouer, me dit : Eh bien ! vous avez été la dupe du billet que vous avez trouvé dans mon boudoir ?

— Point du tout, Madame.

— Pardonnez-moi, les deux lignes que vous y avez ajoutées en font foi.

— On n’est jamais dupe, Madame, quand on peut facilement se dégager.

— Vous êtes toujours dans l’erreur, et si vous voulez bien m’entendre, je vais vous le prouver. J’ignorais que vous aviez cessé de voir madame d’Oricante, et pour vous attirer tout-à-fait à moi, j’ai voulu vous rendre jaloux, en vous faisant trouver ce billet que j’avais écrit de la main gauche. Vous avez cru qu’il était réellement d’un homme que je vous préférais, et voilà ce qui a produit, sans chercher à vous éclaircir davantage, votre entier abandon ; j’avoue que tout était contre moi, que vous n’aviez pas besoin d’autres preuves ; cependant j’attendais de vous des reproches pour vous désabuser, j’espérais que votre amour prendrait mon parti, et qu’il vous ferait espérer de me voir moins en coupable ; mais vous avez fui jusqu’à la plus petite explication. Madame d’Oricante, piquée de ne vous plus voir, ayant su par vos gens que vous étiez parti pour venir ici, m’a proposé de vous y surprendre. Elle ignorait le désir que j’avais d’avoir une explication avec vous, et moi j’en ai saisi l’occasion avec le plus gland plaisir.

Je ne savais ce que je devais croire de tout ce que venait de me dire madame de Nompart, et j’étais fort embarrassé d’y répondre, lorsqu’on vint annoncer que le souper était servi. Je pris le parti de ne me point mettre à table pour être libre d’y penser. Madame de Polevère, qui avait eu un peu de migraine, resta aussi dans le salon, et elle me persécuta beaucoup pour me faire dire ce qui paraissait m’occuper si vivement. Elle y mit cette sorte d’intérêt coloré par la langueur qui fait qu’on ne peut y résister. Je lui contai, sans nommer, l’aventure du billet et la justification qu’on m’en avait donnée. Elle me dit qu’on voulait me tromper, que c’était un moyen adroit qu’on avait imaginé, plutôt pour me détacher que pour me renchaîner, que ce billet pouvait même bien être de la dame en question, mais que je devais savoir que la finesse en amour n’est jamais loin de la perfidie. Cela ranima ma fierté, mais je la déguisai en prenant le ton de l’ironie.

Madame d’Oricante, après le souper, me dit que madame de Nompart avait paru avoir de l’humeur. Est-ce que vous l’auriez quittée réellement ? cela serait fort honnête à vous ; car, à dire vrai, vous me devez un retour un peu plus entier que vous n’avez jamais fait.

— Je ne puis, Madame, changer ma conduite, et je veux vous traiter toujours également.

— Vous pourriez nous perdre toutes les deux.

— Je compte trop sur vous, Madame, pour le craindre.

— Mais cela est vrai que vous y pouvez compter.

— Quand vous auriez d’autres amans, je n’aurais pas le droit d’en être jaloux, puisque vous m’avez passé mes égards pour votre cousine.

— Savez-vous qu’il n’y aurait que ce moyen-là d’être heureux : ce serait en sachant s’entendre, en sachant s’excuser, qu’on pourrait fixer le bonheur.

— Voilà ce que j’ai toujours pensé.

— Je voudrais que madame de Nompart pût embrasser notre système ; car je crains qu’elle ne vous rende trop malheureux à la fin.

— Je ne le crois pas.

— Cela est-il bien certain ? avez-vous là-dessus des notions bien claires ? moi j’en doute ; je ne la vois réellement occupée que de vous ; voilà ce qui fait que je vous plains bien sincèrement.

— Elle vous a confié cela ?

— Point du tout, mais je lis tout couramment dans son ame.

— C’est un grand talent que vous avez là ! Et lisez-vous comme cela dans toutes les ames ?

— J’aurais trop d’occupation, j’aime mieux m’amuser des apparences.

— Il n’y a que cela de certain.

— Mais ne plaisantez pas ; ce sont toujours les surfaces que l’on voit et c’est par elles qu’on se laisse prendre.

— J’ai envie de faire comme vous, de ne m’en plus tenir qu’aux apparences.

— Eh bien ! voilà qui est dit, nous signerons le marché quand vous le voudrez.

— Ne vous en rapportez-vous pas à ma parole ?

— Très-fort ; vous savez que je ne chicane pas sur les mots.

Madame de Nompart nous observait, et comme elle nous voyait rire, elle s’approcha de nous avec un grand fond de tristesse et elle nous demanda en souriant ce qui pouvait occasionner la gaieté qui s’était emparée de nous.

— Un marché, dit sa cousine, que nous venons de faire.

— Lequel donc ?

— Celui, dis-je, Madame, de nous en tenir aux apparences.

— Elles sont souvent trompeuses !

— Je sais bien qu’on dit cela ; mais je sais aussi tout ce qu’on risque en voulant trop approfondir.

Elle prit sa cousine par le bras, elle l’emmena au bout du salon, et peu après elles disparurent.

Le lendemain j’appris par madame de Polevère qu’elles étaient parties dès le matin, et qu’un petit billet de madame de Nompart disait qu’une lettre qu’elle venait de recevoir abrégeait son séjour chez elle de beaucoup, car elle avait compté rester au moins huit jours avec elle.

— Savez-vous ce que je voudrais qu’il résultât de tout cela ?

— Quoi donc ?

— Que vous fussiez enfin détaché de ces deux femmes là. Cette double intrigue ne vous va pas. Je suis bien aise de vous voir occupé, et c’en est assez pour cela d’une femme.

— Aussi n’avais-je pas formé de projet sur ces deux dames. J’avais pourtant une espèce de regret à madame de Nompart.

— L’une ou l’autre à la bonne heure.

— J’ai pensé que si elle m’aimait réellement, je pouvais être satisfait de sa conduite avec moi. Mais ce qui m’en avait presque détaché c’étaient les réflexions de madame de Polevère.

— Je voudrais qu’elle vous les eût fait oublier toutes les deux.

— Eh bien ! soyez content.

— Ah ! je respire ! Quelle femme est madame de Polevère ?

— Une femme aimable ! sa figure est charmante ! Elle a de l’esprit, une santé languissante.

— Factice peut-être ?

— Je n’en sais rien ; mais toutes les fois qu’elle dit qu’elle se meurt, elle est très-fraîche et très-vivante.

— C’est sans doute une maladie d’esprit.

— Je le croirais assez, elles influencent le caractère, le rendent souvent très-inégal.

— C’est un moyen que les femmes ont imaginé pour se multiplier et n’être pas toujours les mêmes. Eh bien ! voilà de quoi vous occuper tout autant qu’avec un sérail.

— L’intérêt qu’elle a paru prendre à moi m’a flatté.

— Croyez qu’elle s’en est bien aperçue.

— Ses conseils de me détacher de la dame au billet m’ont fait penser qu’elle ne serait peut-être pas trop fâchée de me la faire oublier.

— J’ai eu aussi cette idée.

— Et en passant huit jours avec elle tout a confirme mes soupçons.

— Il fallait y rester davantage.

— Elle s’en allait ailleurs, chez une de ses amies.

— Et connaissez-vous cette amie ?

— Je ne la connaissais pas ; mais comme elle a passé à Versigny deux jours, nous avons fait connaissance, et elle m’a prié d’aller chez elle avec madame de Polevère.

— Et vous irez ?

— Demain.

— Je vous en félicite. Surtout ne m’oubliez pas à votre retour.

— J’irai sûrement vous chercher. Adieu. »

« Vous avez été long-temps absent, dit Dinval en revoyant Saint-Alvire.

— Je vous avouerai que je n’ai pas toujours été à la campagne, et que j’ai bien des torts avec vous.

— Je vous le répète, si vous avez été agréablement occupé, c’est tout ce que je veux.

— Vous savez où je devais aller avec madame de Polevère ?

— Oui, chez une de ses amies.

— J’y allai en effet ; mais étant parti le jour indiqué, seul, je fus bien surpris d’apprendre par son amie qu’elle venait de lui écrire qu’elle ne savait pas absolument quand elle pourrait venir. Vous concevez aisément quelle fut ma surprise. Le lendemain je reçus un billet d’elle, qui m’avertissait qu’elle ne partait pas, et qu’on m’avait envoyé prévenir trop tard.

— On reconnaît bien là les femmes.

— Et ceux qui les servent sont aussi négligens qu’elles sont changeantes.

— Et vous espériez beaucoup de ce voyage ?

— Vous l’imaginez bien. Cela me donna l’occasion de lui écrire pour me plaindre de ce que je me trouvais éloigné d’elle en croyant m’en rapprocher. Elle me répondit qu’elle ne croyait pas à mes regrets ; que j’étais chez une femme trop aimable pour qu’ils fussent bien sincères ; que d’ailleurs notre connaissance était trop nouvelle et pas assez intime pour que les liens en fussent aussi forts que je voulais bien lui persuader ; que cependant, quand j’aurais quelques momens à perdre, elle me recevrait volontiers et même avec plaisir. Je n’hésitai pas à l’assurer qu’elle ne connaissait pas la force des liens qui m’attachaient à elle.

— Fort bien.

— Que je n’en avais jamais connu de pareils, et que je voulais me hâter de me rapprocher d’elle pour l’en convaincre.

— Il fallait revenir tout de suite à Paris.

— C’est aussi ce que je fis, en quittant cette campagne, où il y avait beaucoup de monde, le plus honnêtement qu’il me fut possible, et en promettant bien d’y revenir.

— Je suis curieux de savoir ce qui avait retenu madame de Polevère à Paris.

— Dès que je fus de retour, je volai chez elle.

— Comment, me dit-elle en me voyant, vous voilà de retour ; mais y songez-vous bien ? Vous n’avez pas imaginé tout ce que diront ceux qui sont à cette campagne que vous venez de quitter, en vous voyant partir parce que je n’y suis pas allée ?

— Il est vrai que je n’ai pensé qu’à vous, et que tout autre en aurait fait autant que moi.

— Mais on va dire que vous m’aimez.

— On dira que je ne suis pas assez heureux pour cela, puisque vous n’avez pas voulu vous rendre en un lieu où je n’étais allé que pour vous, et où je vous attendais.

— Si vous croyez que cela a prouvé assez que je ne partage pas vos sentimens, vous n’avez pas tant de tort.

— Il faut donc que je sois malheureux pour avoir raison.

— Pourquoi serait-ce un malheur d’avoir raison ? cela est si rare !

— Dites-moi donc, je vous en supplie, pourquoi vous avez changé votre marche, et ce qui a pu vous faire rester à Paris ?

— Vous croyez peut-être que j’aime à rendre compte de mes actions.

— Ce que je vous demande, n’est que pour savoir si c’était moi que vous fuyez.

— Quoi ! vous penseriez que je redoute de me trouver avec vous, que je craindrais de ne pas pouvoir dissimuler mes sentimens vis-à-vis d’un monde observateur qui croit tout deviner ?

— C’est-à-dire que vous me croyez capable d’un amour-propre excessif ; que je me crois adoré de toutes les femmes que je connais ; que je suis un fat en un mot.

— Un fat est toujours content de lui et de toutes les femmes ; et je vous ai vu sombre, occupé tristement et peut-être malheureux, et votre situation m’a intéressée, et si vous eussiez été un fat je n’aurais rien vu de tout cela en vous.

— Et vous êtes-vous aperçue que vous aviez détruit toutes mes inquiétudes ?

— Il m’a paru que vous étiez moins intérieurement occupé, et j’ai vu que la société y avait infiniment gagné en jouissant davantage de vous.

— Si j’avais pu y plaire, ce serait à vous que je le devrais.

— Vous voyez que je suis comme le devin du village ; je vous ai délivré d’un cruel maléfice.

— Vous devinez bien mieux que lui, et je suis sûr que vous savez tout ce qui se passe dans mon ame.

— J’y vois, il est vrai, une suite de folies que je ne veux pas perpétuer.

— Il faut savoir ce que vous appelez folies.

— Ce n’est pas être bien sévère, que d’appeler de ce nom tous les engagemens du jour.

— Une folie agréable vaut beaucoup mieux qu’une sagesse ennuyeuse.

— C’est-à-dire que voilà votre morale à vous autres hommes ; mais la folie gaie n’est souvent que pour vous.

— Ah ! vous comptez pour rien tout ce que vos rigueurs nous font souffrir.

— Et vous comptez pour rien toutes les légèretés des hommes.

— Je crois qu’elles valent mieux, pour vous, qu’une assiduité gênante et ennuyeuse.

— Vous n’aimez pas les langueurs à ce que je vois ; vous voulez, dès le premier moment, tout obtenir.

— Il n’est pas question de ce que je peux penser ; mais vous conviendrez bien qu’en éloignant toujours le plaisir, on peut le faire perdre de vue.

— À ceux qui ne savent point aimer.

— À la bonne heure, mais celui qui sait plaire mérite-t-il cette incertitude ?

— Il en jouit dès le premier moment qu’il aime, tout la fixe en lui, il ne la laisse point éloigner et ne la perd jamais de vue, même au milieu des tourmens qu’il éprouve. L’espoir n’est pas autre chose, ou plutôt il se joint à elle pour adoucir tous ses maux, et faire soutenir ceux de l’absence.

— Voilà ce que j’ai éprouvé dans cette campagne où je comptais passer avec vous des momens agréables ; c’était l’espoir de vous retrouver à Paris qui me consolait, il me promettait un plaisir bien doux en vous revoyant, et il m’a tenu encore beaucoup plus qu’il ne m’avait promis.

— Et moi, dans ce moment, je me crois dans ces campagnes riantes et fleuries où coule en serpentant ce Lignon si vanté par les tendres amans.

— Oui, mais je vous en supplie, n’ayez, pas toutes les rigueurs d’Astrée.

— Je vois que vous ne vous sentez pas capable d’imiter l’amoureux Céladon ; ainsi revenons à Paris et allons à l’Opéra, et puis nous souperons.

— Où cela ?

— Ici.

— Je le veux bien.

— Mais je vous avertis que mesdames de Nompart et d’Oricante y seront. Vous paraissez un peu troublé ?

— C’est que je ne les ai pas vues depuis long-temps.

— Qu’est-ce que cela fait ? c’est pour moi que vous viendrez ici ?

— Ah ! certainement

— Je veux même vous faire jouer avec toutes les deux ; c’est une complaisance que je vous demande, n’ayant ici que vous de leur connaissance.

— Je ferai tout ce que vous voudrez.

— Je suis très-contente de votre dévouement, et je vous avertis que je sais qu’elles sont engagées ailleurs ; mais allons-nous-en, il est tard.

— Madame de Polevère, me paraît très-maligne, dit Dinval.

— Vous en jugerez par la suite. Je ne la vis qu’un instant à l’Opéra, elle ne me permit pas de rester plus long-temps dans sa loge, pendant que beaucoup d’hommes l’un après l’autre y demeurèrent autant qu’ils le voulurent. Elle m’avait dit elle ne rentrerait qu’à dix heures et demie chez elle, parce qu’elle avait plusieurs visites à faire après l’opéra, et qu’elle voulait trouver toutes les personnes chez qui elle devait aller. Je ne m’y rendis donc qu’à cette heure-là et je fus très-étonné de n’y trouver encore personne d’arrivé. On me dit que madame de Polevère était rentrée, et l’on me fit passer dans son boudoir. Elle était dans un déshabillé charmant. Vous êtes un peu surpris de tout ceci, me dit-elle, nous n’aurons personne à souper, et vous serez réduit à tenir compagnie à une pauvre malade ; car je sens que mes nerfs vont me tracasser.

— J’ai bien envie certainement de vous plaindre, mais je suis encore plus occupé de vous admirer.

— Vous êtes toujours inhumains, vous autres hommes !

— Vous croiriez, Madame ?…

— Ce qui est chez une femme seule, santé délicate, vous donne un espoir grossier…

— Ne croyez donc pas cela, bien au contraire, on la plaint, et ce sentiment augmente l’amour qu’elle inspire.

— Oui, mais cet amour… Allons, je veux me bien porter, et pour cela je vais souper mieux que je n’ai fait depuis long-temps.

Nous soupâmes très-gaiement ; comme elle a beaucoup d’esprit, et que cet esprit est d’une tournure singulière et piquante, je n’avais point encore fait de souper si agréable. Elle me plaisanta beaucoup sur tout ce qu’elle appelait mes bonnes fortunes. Après le souper, elle me dit : Vous vous êtes souvent trouvé en tête-à-tête avec des femmes, comme vous vous trouvez avec moi, dans ce moment-ci ?

— Quelquefois, il est vrai.

— J’ai pensé, jusqu’à présent, que c’est une grande imprudence que fait une femme, en s’exposant comme je le fais ; et malgré cela, voyez comme je m’y suis laissé engager ; car je savais bien que je n’aurais personne.

— Il n’y a pas d’imprudence avec un homme qui vous est indifférent.

— Vous voudriez bien me faire dire : Ah ! si je ne vous aimais pas, je ne me défierais pas autant de moi-même.

— Oui, mais voilà ce que vous ne voudrez jamais me dire.

— Que sait-on ? Quelquefois on se croit bien forte, et c’est le moment où on est le plus faible. Ne me regardez donc pas comme cela. Allons, tournez la tête d’un autre côté. Je la baissai, mais ce fut pour lui baiser mille fois les mains. Laissez, laissez-moi donc ; et elle fut s’asseoir sur un sopha ; je l’y suivis.

— Je crois, dit-elle, que je vais me trouver mal. Quoi ! vous allez vous asseoir auprès de moi ?

— Sûrement ; si vous avez besoin de mes secours, je serai plus à portée.

— Voyez un peu comme mon pouls est inégal.

— Je dis voyons, et je pris son bras que je baisai.

— J’ai mal fait de souper. C’est vous qui en êtes la cause, je ne voulais pas vous laisser souper seul, et je suis la victime de ma complaisance.

— Je suis au désespoir.

— Je ne crois pas cela ; au contraire, je vois que votre ame jouit de ma situation, et que vous voudriez me voir troublée au point de ne plus pouvoir vous résister. Ah ! mon Dieu ! je sens que je m’affaiblis, monsieur le marquis éloignez-vous, je vous en prie.

— Que je m’éloigne, moi !

— Oui, oui, éloignez-vous.

— Ah ! Madame !

— Songez que vous seriez un grand monstre si, profitant de ma faiblesse…

— Ah ! Madame, si vous m’aimiez…

— Voudriez-vous m’exposer à ne plus pouvoir vous recevoir ?

— Quoi ! vous ne me pardonneriez pas…

— Laissez, laissez-moi donc, j’entends une voiture. Elle se leva précipitamment, elle sortit, et un moment après, elle me fit dire que madame de Nompart et madame d’Oricante étaient chez elle, qu’elle ne voulait pas qu’elles me vissent, et qu’elle me priait de m’en aller promptement. J’obéis ; mais en sortant je fus surpris de ne pas voir la voiture de ces dames dans la cour, et mes gens me dirent qu’ils n’y en avaient pas vu entrer. Cela me parut fort singulier, et je pensais bien à m’assurer le lendemain si ces dames étaient en effet descendues à la porte de la rue. Pour savoir au vrai ce qui en était, j’imaginai, le lendemain, d’aller voir madame d’Oricante ; je le pouvais sans m’engager en rien avec elle, et je la trouvai toujours la même. Elle ne me fit que de légers reproches sur ce que je la négligeais trop, que cela n’était pas honnête vis-à-vis du monde, et qu’elle avait cru qu’en rompant avec madame de Nompart, elle me verrait davantage.

— Je lui dis, que si elle lisait exactement sa liste, elle verrait que je n’avais pas envie de la négliger.

— Il est vrai, reprit-elle, que depuis plusieurs jours je suis fort en l’air.

— Vous n’étiez pas hier à l’Opéra.

— Non, vraiment, j’étais avec madame de Nompart à Saint-Mandé chez le président, d’où nous ne sommes revenues qu’au jour, ce matin.

— Vous n’êtes revenues qu’au jour ?

— Certainement, qu’est-ce qu’il y a là de surprenant ?

— Quoi ! vous n’étiez pas avant une heure à Paris ?

— Ce matin ?

— Oui ; on m’a dit qu’on vous y avait vue.

— C’est à Saint-Mandé qu’on m’aura vue à cette heure-là.

— J’aurai mal entendu.

— Vous vous occupez donc toujours de moi ?

— Vous ne le croyez pas ?

— Je serais bien fâchée de ne le pas croire. (Il vint du monde et je m’en allai.) Quand vous verrai-je ?

— Incessamment.

— Je vois de tout cela, dit Dinval, que madame de Polevère vous a joué.

— Voilà de quoi je ne peux douter. Cependant j’avais de la peine à me le persuader.

— Pourquoi cela ?

— C’est que je me rappelais ce qu’elle m’avait dit, que lorsqu’une femme employait le sentiment elle était bien près de faire une perfidie.

— Bon ! ce qu’il faut croire, c’est ce qu’elles font, et non pas ce qu’elles disent. Leur pratique ne suit pas toujours leur théorie.

— En sortant de chez, madame d’Oricante, j’allai chercher des nouvelles de madame de Polevère. Elle me dit en souriant : Je n’ai jamais passé une si bonne nuit.

— Vous avez bien dormi ?

— Parfaitement.

— C’est employer bien mal son temps.

— Que vouliez-vous donc que je fisse ?

— Ce que font bien des femmes, lorsqu’elles aiment à s’amuser.

— Vous me supposez, sans doute, des goûts que je n’ai pas.

— Il est vrai que je ne vous en ai jamais entendu parler.

— De quoi donc ?

— Je dis d’un amusement des jeunes femmes.

— Je ne sais trop si je dois vous demander de quelle sorte d’amusement.

— Celui dont je veux parler est tout simple.

— Oui ?

— Quoiqu’on le partage avec des hommes, il faut aimer à veiller.

— Il faut aimer à veiller !

— Oui, comme madame de Nompart et madame d’Oricante, qui ont dansé cette nuit à Saint-Mandé, chez le président de Gremont.

— Cette nuit ?

— Cette nuit-même, si bien qu’elles ne sont rentrées à Paris qu’au jour.

— Ah ! ah ! celui-là est singulier.

— Il est vrai que cela me l’a paru un peu.

— Chacun s’amuse comme il lui plaît.

— C’est ce que je vois, et je ne trouve pas de mal à cela.

— Vous ne le désapprouvez pas ?

— Non, du tout ; c’est selon les caractères.

— Il y en a que vous trouvez peut-être un peu cruels ?

— Pas le moins du monde ; surtout quand on a des nerfs.

— Ah ! vous excusez tout, quand on a des nerfs.

— Je n’excuse pas ; je plains ceux qui en sont tourmentés.

— Et cela ne vous tourmente pas, vous ?

— Il n’est pas question de moi, je sais me sacrifier quand il le faut.

— C’est assez généreux !

— Non ; c’est s’attendre à tout.

— Vous m’impatientez !

— Pourquoi donc ?

— Vous n’avez seulement pas le moindre regret.

— Et sur quoi ?

— Vous le savez bien.

— Ah ! vous parlez peut-être d’hier, n’est-ce pas cela ?

— Vous avez de la peine à vous en souvenir.

— Je n’ai pas oublié combien vous étiez charmante.

— Vous le croyez.

— Quelle vivacité, quel esprit, quelle gaieté pendant le souper.

— Vous avez trouvé réellement.

— Quelle langueur touchante après, quelle grâce !

— Quel heureux abandon ! Vénus n’eût rien été auprès.

— De vous ; votre boudoir était le temple de Gnide, il n’y manquait que l’Amour !

— Et il y manquera toujours.

— Pour moi sans doute.

— Je ne veux point aimer.

— Je ne puis m’en prendre qu’à moi de n’avoir pas su vous plaire. Je vois même qu’il est inutile d’espérer que vous m’aimiez jamais.

— Et vous voyez bien ; mais sans amour, je peux avoir pour vous des sentimens qui pourraient vous en dédommager, si vous étiez raisonnable.

— Vous allez m’offrir de l’amitié. Voilà comme les femmes éconduisent ordinairement les hommes qu’elles ne veulent pas aimer.

— Je ne veux pas vous éconduire du tout, pourvu que vous ne me demandiez pas d’amour.

— Et moi pourrai-je en avoir ?

— Tant que vous le voudrez, je l’exigerai même.

— C’est donc un projet d’ingratitude que vous voulez former.

— J’en serais au désespoir !

— Je ne vous comprends pas.

— Vous ne voyez pas que c’est le seul désir de vous conserver ?

— Qui vous empêchera de m’aimer.

— Oui. Je vous avoue, mon cher Dinval, que tout cela me parut une énigme.

— Qui était pourtant bien facile à expliquer.

— Vous le trouvez ?

— Elle vous en avait trop dit pour ne pas vous faire deviner son projet.

— Vous voudrez donc bien me l’apprendre ?

— Volontiers ; mais continuez.

— À la suite de notre conversation, elle me dit : À propos, j’ai besoin demain de vous.

— Pourquoi faire ?

— Pour aller à Versigny, voir si tout y est en ordre, parce que je veux y faire un voyage un peu long ; nous irons seuls, et nous reviendrons le soir.

— Je serai charmé de vous y accompagner, si toutefois vous êtes constante dans ce projet.

— Il est trop bien combiné pour pouvoir manquer.

— Nous verrons.

Le lendemain, nous partîmes sur les neuf heures du matin. Nous y dînâmes très-bien. Il faisait un temps superbe ; nous nous promenâmes beaucoup. Madame de Polevère était d’une humeur charmante ! Elle me regardait souvent en riant, et en s’appuyant sur moi avec un air de confiance qui m’enchantait. Elle me mena dans une grotte qui était dans le bois, et dont elle seule avait la clef ; elle en ouvrit la porte, la referma sur nous, et elle mit la clef dans sa poche.

— Avez-vous peur, lui dis-je, que je ne vous échappe ?

— Que sait-on ? Il y a plusieurs détours ici, et je ne veux pas m’y perdre seule.

— Il me semble que c’est ce que vous connaissez le mieux que les détours.

— Eh bien ! pour ne pas vous faire mentir, voyons si vous pourriez me suivre. Elle passa devant moi, et elle disparut dans un passage très-sombre, et dont je ne sortis qu’avec beaucoup de peine, pour me trouver dans un bocage orné de toutes les fleurs de la saison. Elle m’appelait, et je ne la voyais pas. J’avais tout espéré de cette plaisanterie, lorsqu’après m’avoir appelé plusieurs fois, je vis sortir d’entre les arbres une petite vieille qui vint à moi, et qui me dit de rentrer dans la grotte si je voulais être heureux.

— Y trouverai-je celle que j’aime ?

— Oui, si vous consentez à lui être infidèle avec moi.

— Je sens que ce serait en vain que je voudrais résister à vos charmes, et je m’abandonne entièrement à vous.

— Eh bien ! entrez dans ce cabinet, je vous y suis.

» Et en me retournant, je ne vis plus la vieille, je ne vis que madame de Polevère, et je me jetai à ses pieds. 18

— Est-ce un rêve que vous me contez-là, dit Dinval ?

— Non ; mais c’est une plaisanterie qui fut la plus agréable du monde.

— Et dont la fin, sans doute, fut des plus heureuses ?

— Beaucoup plus que je n’osais l’espérer.

— Les femmes sont incompréhensibles !

— Eh bien ! me dit-elle, si je vous aimais seriez-vous plus satisfait ? Contentez-vous donc d’un bonheur que rien ne pourra altérer tant que vous n’en désirerez pas davantage. Elle ouvrit une porte, et je reconnus un boudoir de son appartement, que j’avais vu plusieurs fois au premier voyage que j’avais fait à Versigny. Nous revînmes à Paris. J’étais enchanté de mon sort, et, quoique je ne me crusse pas réellement aimé, je n’osais m’en plaindre.

Depuis ce moment, quand elle me voyait triste ou rêveur elle n’en était que plus gaie ; mais elle savait dissiper mon humeur par mille charmes, qu’elle seule possédait.

— Voilà tout le mystère expliqué. Elle voulait que vous eussiez quelque chose à désirer malgré tout le bonheur dont elle vous faisait jouir.

— Quelquefois, j’osais me flatter qu’elle me cachait qu’elle m’aimait ; mais elle ne me parlait jamais que de son amitié pour moi. Alors je n’insistais plus.

— Vous aviez raison, au reste, de vous conformer à son caprice.

— Le temps du voyage arriva. Je partis de Paris avec elle, où elle voulut me mener. Versigny est sur la route de Brest. À six lieues de Paris, nous rencontrâmes une voiture attelée de six chevaux de poste qui allait à Paris. J’aperçus dans cette voiture une femme qui me parut ressembler beaucoup à madame de Ricion. Je fis un cri !

— Qu’avez-vous donc, me dit madame de Polevère ?

— C’est que j’ai vu une femme !…

— Eh bien ! achevez donc ?

— Qui a pensé être écrasée.

— Mais elle n’a rien, il ne lui est point arrivé de mal ?

— Non, heureusement.

— Je suis bien aise de vous voir cette sensibilité-là, et surtout pour une femme.

— Je me remis facilement ; mais tout le chemin je rêvai à madame de Ricion, quoique madame de Polevère me parlât beaucoup.

— Je demandai le soir à mes gens s’ils avaient vu ce qui était dans la voiture à six chevaux que nous avions rencontrée : ils me dirent qu’ils croyaient que c’étaient des Indiens, parce qu’ils avaient vu, à la poste, des noirs à cheveux longs, comme ceux des ambassadeurs de Tipoo. Je calculai le temps et je jugeai que ce pourrait bien être M. de Ricion qui serait déjà de retour avec sa femme. J’eus quelques remords de m’être si peu occupé de madame de Ricion, en imaginant qu’elle n’avait peut-être pas cessé de penser à moi et de m’aimer comme elle me l’avait promis. Je me sentais trop coupable, pour oser former le projet de la revoir ; et si elle m’avait oublié, je trouvais qu’il y avait de la barbarie à moi de l’exposer à rallumer des feux qui feraient son malheur. Je résolus enfin de n’y plus penser et j’y pensais sans cesse et malgré moi ; l’espoir de la revoir semblait rallumer ma passion pour elle. Madame de Polevère se trompa au sentiment qui m’occupait ; elle croyait que c’était son amour qui me manquait, et elle me parlait de son amitié avec une passion qui ne devait plus me laisser rien à désirer. Pour me rendre digne de tous ses soins, de toutes ses prévenances du sort qu’elle se plaisait à me faire goûter, je ne voulais plus penser à madame de Ricion, je commençais même à être plus tranquille, à retrouver les mêmes charmes dans madame de Polevère, aussi était-elle chaque jour plus contente de moi. Un soir, que nous étions plus enchantés l’un de l’autre que jamais et qu’il était arrivé beaucoup de monde, pendant le souper, le commandeur de Plisson éleva la voix et dit : « Eh bien ! voilà donc ce pauvre Ricion, qui était allé commander dans l’Inde, mort. »

— Cela est-il bien vrai, dit quelqu’un, par qui en a-t-on la nouvelle ?

— Eh parbleu ! par sa femme qui est à Paris depuis huit jours. Alors tout le monde parla à la fois.

— C’est une femme charmante !

— Aussi sage que belle !

— Oui, du plus grand mérite !

— Elle se remariera.

— Bienheureux celui qui l’épousera !

— Je vous en réponds !

— Aimait-elle son mari ?

— Il n’était pas assez aimable pour cela ; mais c’était un brave militaire et qui savait bien son métier de marin.

Tous ces propos me donnèrent le temps de me remettre du trouble que j’avais éprouvé ; mais ce qui pensa me faire perdre toute contenance, ce fut lorsque madame de Polevère me dit : La connaissez-vous, madame de Ricion ?

— Oui, Madame.

— Son mérite réellement égale-t-il ses charmes ?

— J’ai toujours entendu dire qu’il les surpassait.

— Vous n’en diriez pas davantage quand vous parleriez à elle-même.

— Je laissai tomber ma serviette pour cacher la rougeur que je sentais qui me montait au visage, et je me remis en la ramassant. On sortit de table, et je courus dans le jardin pour respirer et rêver au parti que je devais prendre. On ne m’y laissa pas long-temps, et on m’appela pour me remettre au jeu. Je me retirai de bonne heure, sous le prétexte d’un léger mal de tête ; mais c’était pour rêver librement à madame de Ricion, et pour trouver les moyens de quitter madame de Polevère d’une manière convenable. Le lendemain je fis tout préparer pour mon départ, et j’allai la trouver. Je lui dis qu’une affaire indispensable demandait ma présence à Paris, que mon homme d’affaires me pressait depuis huit jours d’y arriver, que je ne pouvais plus retarder, et que j’étais au désespoir de me séparer d’elle. Eh bien ! si vous prévoyez que cette affaire se prolonge, me dit-elle, mandez-le-moi, je romprai mon voyage, et je retournerai à Paris ; enfin, je ne l’ai jamais vue si tendre, elle pleura beaucoup, et je m’arrachai de ses bras en regrettant bien sincèrement d’être la cause de tous les maux qu’elle allait souffrir ; mais à mesure que je m’éloignais de Versigny, l’espoir de revoir madame de Ricion effaça bientôt tous mes regrets. Arrivé à Paris, on me dit que madame de Ricion avait envoyé plusieurs fois chez moi. Je fus dans le ravissement ! Je vole à l’instant chez ses parens, ils étaient à la campagne, et madame de Ricion avec eux. Je partis sur-le-champ pour cette campagne. Il n’y avait que quatre lieues de Paris, et de ma vie je n’ai éprouvé une impatience si grande que celle d’y arriver. Les maîtres de la maison me reçurent à merveille, et comme si je ne les eusse jamais négligés ; mais je ne voyais point madame de Ricion ; ils me dirent : Vous cherchez notre jeune veuve ? Voulez-vous la surprendre ? allez dans le petit bois que vous voyez à droite. Entrez-y sans faire de bruit, et vous l’y trouverez sûrement à lire. Elle s’y rend toutes les après-dînées, elle y passe deux heures seule, et c’est toute la liberté que nous lui laissons, parce que nous voulons jouir tout le reste de la journée de sa présence. Je m’élançai vers le bois, et j’y entrai cependant avec précaution. Après plusieurs détours, je l’aperçus de loin. Je fus saisi de joie, j’avais peine à marcher. Elle était assise sur un banc de gazon, un porte-feuille ouvert était à côté d’elle avec plusieurs lettres. Son chien qui me reconnut allait en jappant d’elle à moi, de moi à elle ; et sans regarder de mon côté, elle s’occupait de ramasser ces lettres. Je tombai à ses pieds avant qu’elle m’eût aperçu. Ah ! s’écria-t-elle, c’est bien vous que je revois !

— Oui ! c’est moi, et qui ne respirerai plus que pour vous. Elle m’avait relevé, j’étais dans ses bras ; elle me repoussa bientôt doucement, comme elle faisait autrefois, et je lui dis : Est-il bien possible que vous m’aimiez encore ?

— Ce serait à moi à vous demander si vous avez toujours conservé les mêmes sentimens ; mais je craindrais de vous offenser en vous faisant cette question. Ce porte-feuille vous répondra que les miens n’ont pas cessé d’être les mêmes, et je vous le donne pour que vous puissiez vous en convaincre.

— Ce porte-feuille…

— Il contient toutes les lettres que je vous écrivais sans espérer que vous les verriez jamais. C’était un moyen que j’avais imaginé de vous rendre toujours présent à ma pensée, de pouvoir m’entretenir librement avec vous quand j’en aurais besoin, et ce besoin se renouvelait souvent, comme vous le verrez par toutes les autres qui ne sont pas ici, et que je vous remettrai.

— Ah ! je ne puis concevoir l’excès de mon bonheur.

— J’espère que rien ne pourra le troubler ; mais dites-moi avez-vous vu mes parens ?

— Ce sont eux qui m’ont enseigné où vous étiez, et qui m’ont permis de venir vous y chercher.

— Cela est fort bien ; mais ne restons pas plus long-temps seuls dans ce lieu ; il y a d’autres personnes ici qui ne l’approuveraient peut-être pas, et il faut que je leur paraisse toujours digne de vous et de moi.

Nous sortîmes promptement du bois, et nous trouvâmes l’oncle et la tante de madame de Ricion, qui avaient de beaucoup devancé la compagnie, afin qu’elle pût nous trouver avec eux. Ils me racontèrent que M. de Ricion était tombé malade en entrant dans son vaisseau ; qu’il avait langui pendant tout le voyage ; qu’on avait espéré que lorsqu’il serait arrivé à sa destination, il se rétablirait ; mais qu’au bout de trois mois il était mort ; que madame de Ricion s’était embarquée pour revenir dès qu’elle en avait trouvé l’occasion, qu’ils avaient été charmés de la revoir, et qu’ils espéraient qu’elle allait oublier avec eux tous les ennuis qu’elle avait éprouvés depuis qu’elle les avait quittés. Ils s’embrassèrent plusieurs fois tous les trois. Mon cœur nageait dans la joie en voyant la leur, et je n’en avais jamais éprouvé de si délicieuse et de si pure !

— Et pendant ce temps-là, dit Dinval, madame de Polevère se désespérait sans doute.

— Il est vrai que tout à madame de Ricion, je n’y pensais que fort peu ; Dès que je fus seul, je me hâtai de lire les lettres de madame de Ricion, et par ordre, c’est-à-dire en suivant les dates ; car elle m’avait remis aussi toutes celles qui n’étaient pas dans le porte-feuille. J’y vis tout ce qui s’était passé dans son ame depuis le moment de notre séparation. J’y vis combien elle avait combattu sa passion en se résolvant à ne vouloir jamais m’oublier, et s’occupant sans cesse de moi essentiellement. J’y vis qu’une lueur d’espérance qu’elle voulait me cacher, perçait malgré elle au travers du voile qu’elle croyait y mettre. Elle craignait toujours de manquer à la vertu en décrivant des sentimens dont je ne devais peut-être jamais connaître la continuation. Je dévorais ses lettres. J’arrivai enfin au moment où elle n’était plus occupée que de la crainte que je ne l’eusse oubliée. C’était celui de la mort de M. de Ricion. Elle me l’apprenait avec une décence qui semblait craindre de manquer à sa mémoire. Elle louait sa patience au milieu de ses maux, la bonté de son cœur, ses égards pour elle, ses craintes que les soins qu’elle prenait de lui n’altérassent sa santé, et tous ses regrets de n’avoir pu la rendre heureuse. Ses larmes avaient mouillé ces lignes ; elles m’en firent répandre en admirant sa vertu. Ensuite, je la voyais dégagée des sermens qu’on lui avait fait prononcer, désirer ardemment de me revoir, quand même je pourrais lui être infidèle. Mais elle ne pouvait croire que je l’eusse entièrement oubliée. Le voyage lui paraissait d’une longueur mortelle ; elle comptait les jours, les momens ; son impatience semblait accroître sa passion. Enfin lorsqu’elle sut qu’on était près d’aborder à Brest, qu’elle fut dans le port, elle versa des larmes de joie en espérant de me revoir toujours le même. Que serait-elle devenue, écrivait-elle, si elle m’eût trouvé lié avec une autre ? Cette inquiétude l’avait accompagnée jusqu’à Paris. Ses premiers soins, en y arrivant, avaient été de demander des nouvelles de toutes ses connaissances pour apprendre des miennes, et de savoir où j’étais. Elle sut que je n’avais formé aucun engagement ; elle désira très-vivement de me revoir ; elle avait osé envoyer chez moi, mais elle n’avait pas osé m’écrire. Elle désirait, avec la plus vive impatience, de me revoir et de me retrouver toujours pour elle les mêmes sentimens. C’était là que finissaient ses lettres.

Quand je lui dis que je les avais toutes lues : Vous devez, me répondit-elle, connaître à présent le fond de mon ame comme moi-même. Vous avez dû voir qu’en les écrivant, je ne pouvais pas prévoir qu’un jour il me serait possible de vous les faire lire, de vous exprimer combien je suis heureuse de me trouver libre et de pouvoir ne plus respirer que pour vous.

— Ah ! mon sort surpasse mes vœux ! Non, je n’ai jamais osé espérer un pareil bonheur ! vous êtes ici depuis huit jours, et je l’ignorais ; je m’éloignais même de vous quand vous cherchiez avec empressement à vous rapprocher de moi.

— Vous vous éloigniez de moi ; que dites-vous donc ?

— Je vous ai rencontrée à six lieues de Paris, mais sans pouvoir me persuader que ce fût vous ; mes gens me dirent bien qu’ils avaient vu des Indiens ; mais comment prévoir que ce fût vous, et que vous revinssiez seule ? Je désirais bien de retourner à Paris, et je ne savais quel prétexte prendre pour quitter la campagne où j’étais. Mais quand j’appris que vous étiez veuve, rien ne put plus me retenir ; je revins à Paris ; on me dit que vous étiez ici, et j’y suis accouru.

— Et pourquoi vous fallait-il un prétexte pour quitter cette campagne ? Vous rougissez ! Ah ! mon ami, je n’ai nul reproche à vous faire ; tranquillisez-vous. Je suis sûre que vous n’avez jamais trouvé de femme dont les sentimens pussent égaler les miens ; non, vous n’avez jamais pu aimer véritablement que moi.

— Je vous rendrai compte, quand vous le voudrez, de toutes mes erreurs : une seule femme aurait pu me séduire. Elle s’était trompée aux regrets que me causait votre départ ; mes soupirs, ma tristesse, lui avaient fait croire que j’étais devenu sensible pour elle, et je m’aperçus dans nos conversations combien elle le devenait pour moi ; je m’en éloignai promptement. Ses sentimens me paraissaient trop ressembler aux vôtres pour que je pusse toujours lui résister. Je craignais tout de cette ressemblance ; elle seule aurait pu me faire trahir mes sermens, de n’aimer jamais véritablement que vous. Elle se punit de son erreur en épousant un homme qu’elle avait refusé constamment pendant six mois. J’avais à peine fini cet aveu à madame de Ricion, qu’on me rendit un billet de madame de Polevère. Je ne pus le lire sans émotion. Je regardai madame de Ricion. Eh bien ! me dit-elle, qui peut vous troubler dans ce billet ?

— Lisez, Madame, et elle lut :

« Quoi ! vous me laissez deux jours sans m’écrire ! ma vive inquiétude me fait accourir à Paris, et je ne vous y trouve pas. Je vois votre homme d’affaires, et il n’a seulement pas entendu parler de vous. Vous êtes à la campagne, occupé sans doute à me trahir ; je vous attends, venez, hâtez-vous de vous justifier et de calmer mes inquiétudes, ou vous serez la cause de ma mort. »

Il faut, dit madame de Ricion, que vous partiez sur-le-champ ; voyez cette femme, détrompez-la, si elle a pu croire que vous l’aimiez, et ne la laissez pas languir plus long-temps dans une si cruelle situation. Dites-lui, s’il le faut, que vous m’aimiez depuis que vous me connaissez ; que vous étiez sans espérance ; que l’obstacle qui s’opposait à notre union est détruit et que vous m’épousez enfin. Allons partez ! J’obéis.

— Je crois, dit Dinval, que vous fûtes bien mal reçu par madame de Polevère.

— Elle s’écria en me revoyant : Eh bien ! mon ami, avais-je tort de ne pas vouloir vous aimer ?

— Madame, j’ai besoin de toute votre amitié pour prendre ma défense contre vous-même.

— Vous ne me parlez plus d’amour, ingrat ; je vous ai deviné, vous aimez madame de Ricion.

— J’en conviens, Madame, et c’est elle-même qui m’envoie vous faire cet aveu ; elle plaint l’avenir où je vous ai plongée, elle veut que je vous apprenne que je n’espérais pas que l’obstacle qui s’opposait à notre union serait détruit un jour.

— Je vous entends. L’épousez-vous ?

— Oui, Madame.

— C’en est assez, laissez-moi et ne me revoyez jamais. Je ne veux pas qu’elle puisse avoir la moindre inquiétude sur la liaison que nous avions formée, et je veux, s’il m’est possible, oublier jusqu’à son nom, ainsi que le vôtre. Je ne vois que trop qu’avec elle vous ne me regretterez nullement. Elle entra dans son cabinet, en ferma la porte sur elle, et je sortis. En rentrant ici, j’ai appris par un billet de madame de Ricion qu’elle revenait aujourd’hui de la campagne, et qu’elle me dirait ce soir les raisons qui la faisaient revenir. Elles m’inquiètent, ces raisons, et je vais languir dans une attente mortelle jusqu’au moment où je verrai madame de Ricion.

— Eh ! hâtez-le, ce moment.

— Et comment ?

— Feignez de n’avoir pas reçu son billet et partez sur-le-champ pour la rejoindre.

— Votre conseil est délicieux ! est-il possible que l’amitié conseille mieux que l’amour ?

— Eh bien ! au nom de cette amitié qui vous est si favorable, ne me laissez pas ignorer long-temps quand vous serez heureux.

— Je le dois, et ce sera doubler mon bonheur de vous en faire part. Adieu. »

Ils ne furent pas long-temps sans se revoir.

« Eh bien ! dit Dinval à Saint-Alvire qui vint chez lui, me tiendrez-vous parole ?

— Oui, mon cher Dinval, vous savez le conseil que vous m’avez donné. Je partis sur-le-champ, et en chemin je me rappelais le bonheur que vous m’aviez fait envisager dans le mariage, en me faisant épouser une femme aimable, sensible et vertueuse ; les suites délicieuses qu’on devait espérer d’un pareil engagement, une vie nouvelle, bien différente enfin de celle que l’on passe dans une dissipation continuelle, où, en voulant tenir à tout, on ne tient à rien ; le plaisir si doux qu’on éprouve à se voir renaître, l’espoir de donner à l’État des sujets utiles et vertueux, mille biens que je sentais qu’il fallait avoir goûtés pour les bien connaître. Je les voyais tous dépendre de mon mariage avec madame de Ricion. Sans avoir prononcé ce mot, nous avions tous deux le même projet et la même pensée. Toute mon inquiétude venait de savoir s’ils seraient approuvés de ses parens, s’ils n’y mettraient pas quelque obstacle, ou au moins quelque retard : pourquoi ce prompt départ, pourquoi madame de Ricion remettait-elle au soir à me l’apprendre ? Au milieu des efforts que je faisais pour en deviner les raisons, j’arrivai et j’entrai dans le salon. Madame de Ricion me dit : N’avez-vous pas reçu le billet par lequel je vous mandais que nous retournions tous ce soir à Paris ?

— Et quand il l’aurait reçu, dit son oncle, ne devait-il pas préférer le plaisir de vous revoir à l’ennui de vous attendre ? Vous avez bien fait, mon cher neveu, car vous l’êtes déjà pour nous.

La joie que j’éprouvai me causa un saisissement qui m’empêcha de me jeter dans ses bras, les larmes coulaient de mes yeux ; je craignais que ce ne fût un songe, je restais immobile.

— En vérité, Monsieur, dit la tante, voyez donc ; vous n’avez point d’idée de l’effet du bonheur sur une ame sensible.

— Allons, dit l’oncle, le voilà revenu, embrassons-le tous les trois.

— Je n’ai jamais rien éprouvé de pareil.

— Laissez-le donc respirer, dit la tante.

— Je ne demande pas mieux, dit la nièce, voilà le mari qui m’était destiné de tous les temps.

— Que direz-vous donc tous les trois de l’excès de ma joie ? Elle est l’effet du passage subit de la crainte et de l’inquiétude que m’avait causée ce retour précipité ; la crainte de ne vous pas voir approuver nos vœux, m’avait tourmenté pendant tout le chemin ; à peine suis-je dans le salon que ce bonheur m’est assuré par ceux mêmes qui pouvaient y mettre opposition.

— Opposition ! au bonheur de ma nièce, au vôtre ? Nous qui ne voulons plus vivre que pour jouir du sort que vous nous préparez. Mon ami, que cette pensée ne rentre jamais dans votre ame ! Loin de vouloir vous faire languir en retournant à Paris, nous ne voulons que hâter le moment qui doit serrer nos liens et vous unir à jamais.

Ils m’ont tenu parole, et tout s’étant trouvé prêt, c’est hier qu’à l’autel, j’ai vu briller dans celle que je prenais pour femme, cette joie vive, pure et décente qu’inspire un amour couronné par les vertus.

J’ai dit à madame de Saint-Alvire que c’était par vos conseils que j’avais connu les charmes de la bonne compagnie ; mais que je devais vous apprendre que, loin d’en regretter les voluptueuses erreurs, je ne pouvais pas seulement les comparer au bonheur dont je jouissais ; que vous me l’aviez fait entrevoir au milieu de tous mes égaremens, comme le seul but auquel je devais aspirer, et que je voulais vous prouver que j’y étais parvenu en vous la faisant connaître ; c’est de sa part que je viens vous chercher, et je serai charmé que vous jugiez par vous-même de tout ce que l’amour doit à l’amitié. »

Dinval fut dîner chez Saint-Alvire ; il lui apprit en chemin que madame de Polevère était allée oublier dans les charmans paysages de la Suisse, les charmes du petit bocage de sa campagne.

« Le monde n’est qu’une comédie perpétuelle. »

FIN.