Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 290-293).

CHAPITRE CCXVI.


Comment messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen furent prisonniers à Londres ; et comment trèves furent prises entre France et Angleterre. Et du trépas du duc de Brabant et du comte de Flandre.


Vous pouvez croire et devez savoir que le duc de Lancastre ne fut mie courroucé de cette armée de l’évêque de Norduich qui mal s’étoit portée et ainsi dérompue, car par eux avoit-il perdu son fait et son voyage en Espagne et en Portingal. Quand ces chevaliers d’Angleterre furent retournés ens ou pays, ils furent accueillis du commun ; et leur fut dit que mal ils s’étoient acquittés de leur voyage, quand, selon le bel commencement que ils avoient eu en Flandre, ils n’avoient conquis tout le pays ; et par espécial de ces amises et malveillances en étoient plus demandés messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen que tous les autres ; car messire Hue de Cavrelée n’en étoit en rien demandé, ni du conseil du roi, ni du commun ; car on savoit bien, et avoit-on sçu, que, si on l’eût cru du commencement, ils eussent mieux exploité et à leur honneur que ils ne firent ; et leur mettoit-on sus que ils avoient vendu Bourbourch et Gravelines au roi de France. Dont toute l’Angleterre en fut émue sur eux ; et en furent en péril d’être morts. Si fut commandé, de par le roi, aux chevaliers dessus nommés, que ils allassent tenir prison au châtel de Londres ; et ils y allèrent. En ce temps que ils tinrent prison en Angleterre se rapaisa la besogne ; et quand ils furent délivrés ils s’obligèrent de demeurer en la volonté du roi et de son conseil.

Adonc furent mis traités avant pour prendre une trève entre les Anglois et les François, et étoient ceux de Gand en la trève ; dont grandement déplaisoit au comte de Flandre ; mais amender ne le pouvoit. Au département de Bourbourch demeura le duc de Bretagne de-lez le comte de Flandre son cousin, en la ville de Saint-Omer ; et eussent volontiers vu que une bonne paix ou unes longues trèves fussent adressées entre le roi de France, son naturel et droiturier seigneur, et le roi d’Angleterre ; et pour entamer celle matière il en avoit parlé à aucuns chevaliers d’Angleterre, le lundi que ils vinrent en la tente du roi de France devant Bourbourch. Lesquels chevaliers Anglois, à la prière du duc, s’en étoient chargés ; et avoient répondu que, eux venus en Angleterre, ils en parleroient au roi et à ses oncles et à leurs consaulx ; et pour mieux montrer que la besogne lui étoit plaisant, il envoya en Angleterre deux de ses chevaliers sur bonnes assurances, le seigneur de la Houssoye et le seigneur de Mailly ; lesquels exploitèrent si bien que le duc de Lancastre et le comte de Bouquinghen, son frère, l’évêque de Hartfort[1], messire Jean de Hollande, frère du roi, et messire Thomas de Percy, et autres du conseil du roi et du pays d’Angleterre vinrent à Calais, ayant pleine puissance de par le pays d’Angleterre de faire paix ou donner trèves à leur volonté.

D’autre part vinrent à Boulogne le duc de Berry, le duc de Bourgogne, l’évêque de Laon et le chancelier de France[2], ayans aussi pleine puissance, de par le roi de France et son conseil, de faire paix aux Anglois, ou de donner trèves à leur volonté.

Quand toutes ces parties furent assemblées à Calais et à Boulogne, on surattendit encore un petit à parlamenter, pour le conseil d’Espaigne qui point n’étoit venu ; car les François ne vouloient faire nuls traités que les Espaignols n’y fussent enclos dedans. Finablement ils vinrent, de par le roi d’Espaigne et le pays, un évêque, un diacre et deux chevaliers. Or fut avisé de toutes parties et pour le plus sûr, pourtant que ils ne se osoient assurer bonnement l’un avecques l’autre, les seigneurs de France aller à Calais, ni les seigneurs d’Angleterre venir à Boulogne : que les parlemens et les traités seroient assis et mis en-mi le chemin de ces deux villes au-dessus de Wissan, en un village et une église que on appelle Lolinghen. Là vinrent toutes les parties, et là furent les seigneurs et leurs consaulx par plusieurs journées, et parlementèrent ensemble ; et là étoient le duc de Bretagne, le comte dé Flandre. Et fut là sur les champs tendue la grand’tente de Bruges ; et donna à dîner le comte de Flandre, en celle tente, au duc de Lancastre, au comte de Bouquinghen et aux seigneurs d’Angleterre ; et là furent tenus les états moult grands de l’une partie et de l’autre ; mais tout considéré et parlementé, on n’y put oncques trouver nulle paix ; car les François vouloient ravoir Guines et Calais, et toutes les forteresses que les Anglois tenoient à ce jour de çà la mer jusques à la rivière de Garonne, tant en Normandie comme en Bretagne, en Poitou, en Xaintonges et en Rochellois ; laquelle chose ni traité les Anglois n’eussent jamais fait, et par espécial rendu Guines, ni Calais, ni Chierbourch, ni Brest en Bretagne. Si furent-ils sur ces traités plus de trois semaines ; et presque tous les jours ils parlementoient ou leurs consaulx ensemble.

En ce temps trépassa de ce siècle, en la duché et en la ville de Luxembourc, le gentil duc Wincelant de Bouesme, duc de Luxemburc et de Brabant[3], qui fut en son temps noble, joli, frisque, sage, armeret et amoureux. Et quand il issit de ce siècle on disoit adoncques que le plus haut prince et le mieux enlignagé de haut lignage et de noble sang et qui plus avoit de prochains étoit mort ; Dieu en ait l’âme ! Et git en l’abbaye de Vaulclerc de-lez Luxembourc. Et demeura la duchesse, madame Jeanne de Brabant, vefve, et oncques depuis ne se remaria, ni n’en ot volonté. De la mort du noble duc furent courroucés tous ceux qui l’aimoient.

Or revenons aux traités et aux parlemens qui étoient mis et assis entre les seigneurs de France et ceux d’Angleterre, entre Calais et Boulogne en-mi chemin, au village dessus nommé, lesquels parlemens et traités ne purent venir à nul effet de paix ni de profit pour l’une partie ni pour l’autre. Et veulent les aucuns dire que le comte de Flandre y avoit grand’coulpe ; car nullement il ne voult oncques consentir que ceux de la ville de Gand fussent appelés ens ès traités, et par le pourchas et instigation de ceux de Bruges ; dont les Anglois étoient courroucés. Et ne s’en portoient point si bien ni si bel les traités ; car ils avoient grandes convenances et alliances les uns avecques les autres ; et ne pouvoient faire paix ni donner trève ni répits les Anglois et les François, que les Gantois ne fussent enclos dedans ; ainsi l’avoient-ils promis et juré ensemble en la ville de Calais ; et cette convenance et alliance rompit et brisa par plusieurs fois les traités. Finablement on ne put trouver entre ces parties nulle belle paix, ce sembloit-il à l’un et à l’autre ; dont fut regardé et parlementé à prendre une trève ; et sur cel état et traité persévérèrent les parlemens. Et eût volontiers vu le comte de Flandre que ceux de Gand fussent demeurés en la guerre et mis hors des traités ; mais nullement les Anglois ne s’y vouloient assentir ; et convint la trève donner et accorder que Gand demeurât et fût close et annexée dedans. Et demeuroit chacun en sa teneur, sans muer ni rendre forteresse l’un à l’autre. Et étoient Audenarde et Gavre gantoises.

Et quoique on parlementât ainsi sur la frontière de Calais et de Boulogne vinrent ardoir les Gantois, c’est à entendre ceux de la garnison d’Audenarde, Maire et les faubourgs de Tournay ; et s’en retournèrent sauvement atout grand pillage en Audenarde. Et vinrent par les fêtes de Noël les Gantois recueillir et lever les rentes et revenues du seigneur d’Escornay en sa propre ville ; dont il fut moult merencolieux. Et dit et jura, si Dieu lui pût aider, quel traité ni accord qui pût être ni avoir entre le pays de Flandre et les Gantois, il n’en tenroit jà nul, mais leur feroit toujours la pire guerre qu’il pourroit ; car ils lui tolloient et avoient tollu tout son héritage, ni il ne savoit de quoi vivre, si ses amis de Hainaut et de Brabant ne lui aidoient ; tant l’avoient-ils près mené de son héritage.

Les traités et parlemens qui furent en celle saison à Lolinghen entre les seigneurs et princes dessus nommés de France et d’Angleterre furent conclus, à grand meschef, que unes trèves seroient entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre et tous leurs ahers et alliés ; c’est à entendre de la partie de France, toute Espaigne, Gallice et Castille étoient enclos dedans par mer et par terre, et aussi le royaume d’Escosse ; et devoient les François signifier au plus tôt qu’ils pourroient celle trève au roi et aux barons et prélats du royaume d’Escosse ; et devoient les ambaxadeurs, qui ce message de par le roi de France feroient en Escosse, avoir sauf conduit allant et retournant parmi le royaume d’Angleterre. Et aussi de la partie des Anglois étoient compris entre la trève tous leurs adhers et alliés, en quelque lieu ni pays que ils fussent ; et étoient ceux de Grand et toutes leurs teneurs expressément nommés et enclavés dedans ; dont grandement déplaisoit au comte de Flandre. Et duroient ces trèves tant seulement jusques à la Saint-Michel que on compteroit l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et quatre[4]. Et devoient les parties retourner, ou commis pour eux qui auroient pleine puissance de paix faire ou de attrieuver les royaumes et pays dessus nommés.

De toutes ces choses furent levées et prises lettres authentiques et instrumens publiques à tenir et accomplir tout ce loyaument ; et jurèrent les seigneurs les choses dessus dites à non enfreindre.

Ainsi se départit ce parlement ; et retournèrent les seigneurs de France en France, et ceux d’Angleterre à Calais ; et le duc de Bretagne s’en retourna en son pays ; et le comte de Flandre vint à Saint-Omer et là se tint-il : si lui prit assez tôt après une maladie de laquelle il mourut[5]. Si fut ordonné qu’il seroit mis et enseveli en l’église Saint-Pierre de Lille. Et trépassa de ce siècle le comte de Flandre l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et trois, le vingt huitième jour du mois de janvier[6], et fut apporté à Los l’abbaye de-lez Lille ; et aussi y fut rapportée la comtesse sa femme[7] qui trépassée étoit cinq ans par avant en la comté de Rethel ; et furent ensevelis ensemble en l’église de Saint-Pierre de Lille.

Or vous en veuil-je recorder l’ordonnance comme elle fut.

  1. Les traducteurs anglais disent l’évêque de Suffolk, mais la leçon de Froissart doit être préférée. On retrouve en effet le même évêque de Hereford désigné comme un des commissaires chargés de la paix dans un acte du 4 novembre 1383, rapporté par Rymer : voici la partie de cet acte nécessaire à l’éclaircissemet de notre sujet.

    De tractando cum adversario Franciæ.

    Le roy, à touz ceux qui cestes lettres verront ou orront, saluz.

    Savoir vous faisons que

    Come nous

    À l’onur et révérence de Dieu, désirantz nostre people mettre en pées et en tranquillité, et eschiver l’effusion du sank cristien, et les tresgrantz malz, qui sont avenuz et purront avenir, par les guerres qui sont meues et continuées par entre nous et nostre adversaire de France,

    Sumes enclinez et asseutuz au tretée de bonne pées, et accord par-entre nous et nostre dit adversaire,

    Et, par celle encheson, envoions, de présent, devers nostre ville de Caleys, et les parties de Picardie,

    Pur y assembler et treter ovesque les messages et députez de nostre dit adversaire,

    Nostre treschere uncle Johan roy de Castelle et de Lion duc de Lancastre : nostre treschere cousyn Henri comte de Derby : l’onurable piere en Dieu l’évesque de Hereford : nostre très chere frère Johan Holand : nos très cheres cousins, William de Beauchamp, et Thomas Percy : nos tres cheres et foialx, Johan sire de Cobeham, Johan Marmyon, et Johan Devereux, Banneretz ; noz amez clers, meistre Wauter Skirlawe, doctour en decrez et gardein de nostre prive seal, et mistre Johan Shepeye, dean de l’égiise de Nicole, doctour en leys ; et nostre chere et foial, Johan Philepot, chivaler.

    As queux, unze, dys, neof, oyt, sept, sys, cynk, quatre, troys, et deux de eux (des queux volons que nostre dit uncle soit un) nous avons donnez et commys, donnons et commettons, par cestes presentz, plein et franche poair, auctorité, et mandement espécial de treter, ovesque les ditz messages et députez de nostre dit adversaire, aiantz à ce plein et sufficiant poair et mandement, des treives et abstinences de guerre, générales ou particulières, et par tant de temps come ils porront entre accorder, etc., etc.

    Don. à nostre palays de Westm. le quart jour de novembre, l’an de grâce mille trois centz quater-vintz et tierce, et de noz regnes septisme.

    Per ipsum regem et concilium in parliamento.

  2. Le sauf-conduit rapporté par Rymer fait connaître leurs noms.

    De conductu pro Ambassatoribus Franciæ.

    Le roi à touz nos lieutenantz, conestables, mareschaux, capitains, seneschaux, baillifs, provotz, mairs, eschevins, gardeins des bones villes, chasteaux, forteresses, des pons, pors, passages, et à nos admiralx et visadmiralx, et à tous noz autres justicers, officers, et subgetz, ou à lour lieux tenantz et autres nos bien veullantz, amys, alliez, et adherents, par meer et par terre, saluz et dilection.

    Come

    À l’onour de Dieu, faisans de toute paix, et pur eschever l’effusion de sanc humain,

    Nous aians grand affection au bien de la paix être entre nous et notre adversaire de France.

    Par quoi nous fusmes assentuz au treité d’icelle ; Et pur ce que Johan duc de Berry uncle de nostre dit adversaire,

    Johan, duc de Bretaigne, ses cousins.
    Loys, conte de Flandre,

    Pierre, evesque de Laon.

    Nicolas, evesque de Baieux.

    Pierre, evesque de Maillefetz.

    Johan, conte de Santerre.

    Raoul, sire de Rayvenal.

    Arnault de Corbie, premier président en parlement.

    Anceau de Salvis, sire de Montferrant, Chivalers.
    Johan le Mercier, sire de Nomant,

    Et Johan Tabary secrétaire de nostre dit adversaire.

    Messagez deputez de nostre dit adversaire doivent venir prochainement ès parties de Picardie, si come entendu avons, à cause de dite treite.

    Nous,

    Veuillantz purveoir à la seurté de eux, de leurs gens, familiers, chivalers, esquiers, clers, varlez, chivalx, hernois, et autres biens quelconques,

    Avons pris, mis et receu, prenons, mettons et recevons, les dits ducs, contes, evesques, Raoul Arneault, Anceau, Johan, et Johan, avec leurs gens, familiers, chivalers, esquiers, clers, et varlez, jusques à nombre de çynque centz parsones, à chival ou à pié, leurs chivaux, hernois, et biens quelconques, eu nostre sauf et secure conduit, protection, tuition, sauvegarde, et defence espéciaux, en venant, alant, et passant, par nostre rioalme de France, et parties de Picardie, ou ailleurs où mester sera pur la dite treité, et là demourant, séjournant, et eux retournant vers les parties de France, par terre et par mer, ensemble, ou par parties, si come il leur plerra, et auxi sovent come ils voudront et à faire serra, tant que à la feste del purification de Nostre Dame, proschein venant.

    Et pur ceo nous mandons et commandons à vous, etc.

    Don. par tesmoignance de nostre grand seal, à nostre palays de Westm. le quart jour de mois de novembre, l’an de grâce mille trois centz quatervintz et tierce, et de noz regnes septisme.

    Par le roi et son conseil en parlement.
  3. Suivant l’Art de vérifier les dates, il mourut le 7 décembre 1383.
  4. Cette trève, d’après l’acte authentique rapporté par Rymer, devait durer depuis le 26 janvier 1383, ancien style (1384, nouveau style) jusqu’au 1er octobre 1384. De nouveaux commissaires nommés par les rois d’Écosse, d’Angleterre, de France et de Castille, prolongèrent cette trève jusqu’au premier mai 1385. On trouve aussi cet acte dans Rymer. Parmi les commissaires casiillans on trouve Pero Lopes de Ayala, sénéchal de Guipuzcoa et seigneur de Sauveterre, père du chroniqueur Fernan Lopes de Ayala.
  5. Quelques auteurs prétendent que le duc de Berri le tua d’un coup de poignard, parce qu’il exigeait qu’il lui fit hommage du comté de Boulogne qu’il possédait du chef de sa femme.
  6. 1383, ancien style, ou 1384, nouveau style.
  7. La comtesse Marguerite, de laquelle il eut une fille, Marguerite de Flandre, qui fut sa seule héritière. Ses onze autres enfans étaient bâtards. C’était : 1o Louis, dit le Haze, tué à la bataille de Nicopolis, en 1396 ; 2o Louis, tige des seigneurs de Praet ; 3o Jean, dit sans terre, tige des seigneurs de Drinkeham ; 4o Robert, seigneur d’Everdinghe ; 5o Pierre dit Pieterkin ; 6o Victor d’Urselle ; 7o Charles, seigneur de Grutersalle ; 8o Marguerite, mariée à Florent de Maldeghem, puis à Hector Werchoute, et enfin à Sohier de Gand ; 9o Jeanne, mariée à Rober Tincke ; 10o Maguerite, mariée à Robert, seigneur de Waurin.