Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 287-290).

CHAPITRE CCXV.


Comment après plusieurs escarmouches, les Anglois rendirent Bourbourch et Gravelines au roi de France ; et d’autres accidens pour lors avenus.


Le samedi, si comme ci-dessus est dit, que le roi de France vint devant Bourbourch, on ne vit oncques si belles gens d’armes ni si grand’foison comme le roi avoit là ; et étoient les seigneurs et leurs gens tous appareillés et ordonnés pour assaillir ; et en étoient toutes gens en grand’volonté ; et disoient ceux qui Bourbourch avoient bien avisée que elle ne les tiendroit que un petit, mais il leur coûteroit grandement de leurs gens. Et se émerveilloient les plusieurs pourquoi on n’alloit tantôt assaillir. Or disoient les aucuns que le duc de Bretagne et le comte de Flandre qui étoient d’autre part la ville traitoient aux Anglois de eux rendre sans assaillir. Bretons, Bourguignons, Normands, Allemands et autres gens qui sentoient là dedans grand profit pour eux, si de force on les prenoit, étoient trop durement courroucés de ce que on ne se délivroit d’assaillir ; et escarmouchoient et traioient les aucuns aux bailles et aux barrières, et tout sans commandement ni ordonnance du connétable ni des maréchaux, combien aussi que on ne défendoit pas à assaillir. Les choses monteplièrent et s’enfelonnèrent tellement que les François trairent le feu en la ville par viretons, par canons et par sougines, et tant que maisons furent éprises et enflambées aval Bourbourch en plus de quarante lieux, et que on les véoit flamber, fumer et ardoir de toutes parts de l’ost.

Adonc commença la huée grande et l’assaut aussi ; et là étoient, au premier front devant, messire Guillaume de Namur et ses gens qui assailloient aigrement et vaillamment, comme gens de bien. Là y ot fait plusieurs grands appertises d’armes ; et entroient les assaillans de grand’volonté en la bourbe des fossés jusques aux genoux et outre, et s’en alloient combattre, traire et lancer jusques aux palis aux Anglois, lesquels aussi se défendoient si vaillamment que nuls gens mieux de eux. Et bien leur besognoit ; car on leur donnoit tant à faire que on ne savoit par dedans auquel lez entendre ; car ils étoient assaillis de toutes parts. Et toujours ardoient les maisons en la ville du feu que on y avoit trait ; et ce ébahîssoit plus les Anglois que autre chose. Mais pour ce ne se déportoient-ils pas de leurs gardes et défenses où ils étoient ordonnés, mais entendoient à eux défendre. Et messire Mahieu Rademen et messire Nicole Draiton et ceux qui étoient établis en la ville entendoient à aller au devant du feu ; mais il faisoit si bel et si sec que de moult petit les maisons s’enflammoient ; et est tout certain que, si l’assault se fût commencé plus tempre le samedi, ou si la nuit ne fût sitôt venue comme elle le fit, on eût conquis et pris la ville par assaut ; mais il convint cesser, pour la nuit qui vint sur eux. Et vous dis que des gens messire Guillaume de Namur il y ot morts et blessés, ce rapportèrent les hérauts, plus de cinq cents. Adonc cessa l’assaut pour la nuit qui vint, et se retrairent les François en leurs logis, et entendirent les haitiés de remettre à point les navrés et les blessés et de ensevelir les morts ; et disoient en l’ost que à lendemain au matin on assaudroit, et que la ville seroit prise, et que nullement elle ne pouvoit durer contre eux. Les Anglois, ce samedi toute la nuit, entendirent à réparer leurs palis qui désamparés étoient, et à remettre à point ce qui besognoit, et à éteindre les feux aval la ville ; et se trouvoient bien, tout considéré, en dur parti ; car ils se véoient enclos de toutes parts, et ne savoient comment ils fineroient.

Quand ce vint le dimanche au matin après ce que le roi ot ouï sa messe, on fit un cri en l’ost ; que quiconque apporteroit devant la tente du roi un fagot, il aurait un blanc de France[1], et autant que on apporteroit des fagots de laigne[2], on auroit de blancs. Et étoient ordonnés les fagots pour ruer ès fossés et passer sus, et aller délivrement jusques aux palis pour assaillir le lundi au matin.

Adonc toute manière de gens et de varlets entendirent à fagoter et à apporter fagots devant la tente du roi, et en fit-on là une très grande moye. Et se passa le dimanche le jour sans assaillir ; et veulent dire les aucuns que ce dimanche, selon les apparences que on y vit depuis, le duc de Bretagne qui étoit d’autre part la ville ot traité aux Anglois ; car il véoit le bien dur parti où ils étoient, si leur conseilloit rendre la ville, sauves leurs corps et le leur. Et de tout ce faire étoient-ils en grand’volonté ; et prièrent le duc de Bretagne que pour Dieu et pour gentillesse il y voulsist entendre. Si que le duc de Bretagne envoya ce dimanche, devers le roi et ses oncles et leurs consaulx, le connétable de France et le comte de Saint-Pol, lesquels remontrèrent à eux les traités que le duc avoit entamés aux Anglois, et comment il conseilloit et louoit que on prensist la forteresse par la manière que ils la vouloient rendre ; car à eux assaillir il leur pourroit trop grandement coûter de leurs bonnes gens ; et toujours ne pouvoient-ils conquérir que Bourbourch, et un petit de bonnes gens et povres gens qui là dedans étoient qui se défendroient et vendroient jusques à la mort. Le roi de France et ses oncles, au cas que le duc de Bretagne et le connétable de France s’en ensoignoient, répondirent que ce fût au nom de Dieu, et que volontiers on entendroit aux traités.

Si se passa le dimanche ainsi tout le jour sans rien faire ; et me fut dit que sur le soir, sur bonnes assurances, Jean de Châtel-Neuf et Raymonnet de Saint-Marsen, Gascons, s’en vinrent au logis messire Guy de la Trémoille pour jouer et ébattre, et furent là toute la nuit, et le lundi au matin ils s’en retournèrent à Bourbourch ; mais au départir, messire Guy leur avoit dit : « Toi, Jean, et toi, Raymonnet, vous serez dedans ce soir mes prisonniers. » Et ils avoient répondu que ils avoient plus cher à être à lui que à un pire chevalier.

Ce dimanche étoient venues nouvelles en l’ost que Audenarde étoit prise et emblée, dont messire Gilbert de Lieureghien, qui là étoit et qui capitaine en avoit été la saison, en fut moult courroucé, pourtant qu’il étoit là venu, et la ville étoit perdue ; mais ce l’excusoit que le comte de Flandre, son seigneur, l’avoit mandé. Ce dimanche fit le guet assez près du logis du roi le comte de Blois ; et cuidoit-on le lundi au matin assaillir.

Quand ce vint le lundi au matin, on fit crier parmi l’ost, de par le roi, le connétable et les maréchaux, que nul n’assaillit. Quand ce cri fut répandu parmi l’ost, tous se cessèrent. Adonc se imaginèrent aucuns seigneurs que les Anglois se partiroient par aucuns traités, puisque on avoit défendu de non assaillir. Quand ce vint après dîner, ceux issirent de Bourbourch qui traiter : devoient messire Guillaume Helmen, messire Thomas Trivet, messire Nicole Draiton, messire Matieu Rademen, et tant que ils furent jusques au nombre de quatorze chevaliers et écuyers ; et les amenèrent en la tente du roi, le duc de Bretagne, le connétable de France et le comte de Saint-Pol. Le roi les vit moult volontiers ; car encore avoit-il vu peu d’Anglois, fors messire Pierre de Courtenay, qui avoit été à Paris pour faire fait d’armes à messire Guy de la Trémoille, mais le roi et son conseil les accordèrent, et ne se combattirent point l’un à l’autre. Et pourtant que ces Anglois ont eu du temps passé grand’renommée d’être preux et vaillans aux armes, le jeune roi de France les véoit plus volontiers ; et en valurent trop grandement mieux leurs traités.

Là traitèrent ce lundi en la tente du roi ; et là étoient avecques le roi : le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le duc de Bretagne, le comte de Flandre et le connétable de France tant seulement. Et vous dis que à ces traités le duc de Bretagne fut très grandement pour eux. Et se portèrent les traités que ils se départiroient de Bourbourch et lairoient la ville, et iroient à Gravelines et emporteroient le leur, tout ce que porter en pourroient[3].

De ce traité furent plusieurs Bretons, François, Normands, Bourguignons, courroucés qui cuidoient partir à leurs biens ; mais non firent, car le roi et son conseil le vouldrent ainsi. Après ces traités, ils prirent congé au roi et à ses oncles, au duc de Bretagne, au comte de Flandre et au connétable ; et puis les prit le comte de Saint-Pol et les emmena souper en sa tente, et leur fit toute la meilleure compagnie que il put par raison faire ; et, après souper, il les reconvoya et fit reconvoyer jusques dedans les portes de Bourbourch, dont ils lui sçurent moult grand gré.

Le mardi tout le jour ordonnèrent-ils leurs besognes ; et entendirent à leurs chevaux faire referrer et à emplir leurs malles de tout bon et de tout bel dont ils avoient grand’foison. Le mercredi au matin ils troussèrent et chargèrent, et se mirent au chemin, et passèrent sur le sauf conduit du roi tout parmi l’ost. Trop étoient les Bretons courroucés de ce que ils partoient si pleins et si garnis ; et vous dis que à aucuns qui demeurèrent derrière on faisoit des torts assez. Ainsi se départirent les Anglois ce jour et vinrent à Gravelines. Là s’arrêtèrent, et le jeudi au matin ils s’en partirent ; mais à leur département ils boutèrent le feu dedans et l’ardirent toute ; et vinrent à Calais atout leur grand pillage ; et là s’arrêtèrent en attendant le vent, pour avoir passage et retourner en Angleterre.

Le jeudi au matin entra le roi de France en Bourbourch, et aussi firent tous les seigneurs et leurs gens. Si commencèrent les Bretons à parpiller la ville, ni rien ne laissèrent. En la ville de Bourbourch a une église de Saint-Jean, en laquelle église un pillard entre les autres entra, et monta sur un autel, et voult à force ôter une pierre qui étoit en la couronne d’une image faite en semblance de Notre Dame[4], mais l’image se tourna ; si fut chose toute vraie ; et le pillard renversa là devant l’autel, qui mourut là de male-mort ; ce miracle virent moult de gens. De rechef un pillard autre vint, qui voult faire à celle image la chose pareille ; mais toutes les cloches commencèrent toutes à une fois à sonner en l’église, sans ce que nul y mît la main ; ni on ne les y pouvoit mettre, car les cordes étoient retaillées et sachées amont[5]. Pour ces deux miracles fut l’église moult fort visitée de tout le peuple ; et donna le roi à l’église et à l’image de Notre Dame un grand don, et aussi firent tous les seigneurs ; et y ot bien de dons ce jour pour trois mille francs. Le vendredi on se commença à déloger et à départir ; et donnèrent le roi et les connétables et les maréchaux à toute manière de gens congé. Si remercia le roi les lointains, par espécial le duc Frédéric de Bavière, pour tant que il l’étoit venu servir de lointain pays ; et aussi fit-il le comte de Savoie. Si se retrait chacun sire en son lieu, et s’en revint le roi de France ; et le duc de Bourgogne demeura encore en Flandre un petit de-lez le comte, son grand seigneur, pour mettre ses besognes en bon point ; et se tenoient à Saint-Omer. Le sire de Torcy, Normand, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Ponthieu, de Vimeu et de Picardie entrèrent en Gravelines quand les Ànglois l’eurent laissée, et la remparèrent et fortifièrent très grandement, et en firent frontière contre la garnison de Calais ; et si se repeupla petit à petit le pays de Furnes, de Dunquerque, de Disquemne et de Neuf-Port, lesquels avoient tout perdu en celle saison ; mais ils se remirent à reconquérir de nouvel.

  1. Sorte de monnaie d’argent. Charles VI ne fit fabriquer des blancs, dits blancs à l’écu, qu’en 1384. Les blancs fabriqués sous Charles V en 1365, valaient cinq deniers. Il y en avait quatre-vingt-seize au marc d’argent, qui était évalué cette année à cinq livres cinq sols.
  2. Bois, du latin.
  3. Suivant Hollinshed, Bourbourg fut rendu le samedi 19 septembre 1383 aux Français.
  4. Le moine anonyme de Saint-Denis ne manque pas, comme on peut bien le croire, de rapporter le même miracle. Seulement au lieu de Notre-Dame c’est selon lui le patron, saint Jean-Baptiste, qui fit ce miracle si utile depuis à son église, recommandée par là à la générosité des fidèles.
  5. Tirées en haut.