Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 166-167).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CXCV.


Comment messire Louis d’Espaigne et messire Robert d’Artois et la comtesse de Montfort et les autres seigneurs d’Angleterre se combattirent durement sur mer.


Ainsi que messire Robert d’Artois, le comte de Pennebroch, le comte de Salebrin, le comte de Suffolch, le comte de Kenfort, le baron de Stanfort, le seigneur Despensier, le seigneur de Bourchier et les autres seigneurs d’Angleterre et leurs gens, avec la comtesse de Montfort, nageoient par mer au lez devers Bretagne, et avoient vent à souhait, au département de l’île de Grenesé, à heure de relevée, ils perçurent la grosse navie des Gennevois, dont messire Louis d’Espaigne étoit chef. Donc dirent leurs mariniers : « Seigneurs, armez-vous et ordonnez-vous car vecy Gennevois et Espaignols qui viennent et qui vous approchent. » Lors sonnèrent les Anglois leurs trompettes et mirent leurs pennons et leurs estrainiers avant, armoyés de saint George, et s’ordonnèrent bien et sagement, et s’enclouirent de leurs archers ; et puis nagèrent à plein voile, ainsi que le temps l’apportoit ; et pouvoient être environ quarante vaisseaux, que grands que petis. Mais nuls si grands ni si forts de trop n’en y avoit, que messire Louis d’Espaigne qui en y avoit neuf, et entre ces neuf avoit trois galées qui se remontroient dessus tous les autres ; et en chacune de ces trois galées étoient les trois corps de ces seigneurs, messire Louis, messire Charles et messire Othe Dorie. Si s’approchèrent les vaisseaux et commencèrent Gennevois à traire de leurs arbalètres à grand randon, et les archers d’Angleterre aussi sur eux. Là eut grand trait des uns des autres, et qui longuement dura, et maint homme navré. Et quand les seigneurs, barons, chevaliers et écuyers s’approchèrent, et qu’ils purent des lances et des épées venir ensemble, adonc y eut dure bataille et crueuse ; et trop bien se portèrent et éprouvèrent les uns et les autres. Là étoit messire Robert d’Artois, qui y fut très bon chevalier, et la comtesse de Montfort armée, qui bien valoit un homme, car elle avoit cœur de lion, et tenoit un glaive moult roide et bien tranchant, et trop bien se combattoit et de grand courage. Là étoit messire Louis d’Espaigne en une galée, comme bon chevalier, qui moult vaillamment et de grand’volonté requéroit ses ennemis et se combattoit aux Anglois, car moult les désiroit à déconfire, pour soi contrevenger du dommage qu’il avoit eu et reçu cette propre année, assez près de là au champ de Caimperlé. Et y fit le messire Louis grand’foison de belles appertises d’armes. Et jetoient les Espaignols et les Gennevois, qui étoient en ces gros vaisseaux, d’amont grands barreaux de fer et archegaies, dont ils travailloient fort les Anglois. Là eurent les barons et chevaliers d’Angleterre moult à faire et un dur rencontre ; et trouvèrent l’armée des Espaignols et des Gennevois moult forte et gens de grand’volonté[1]. Si commença cette bataille moult lard, environ vespres ; et les départit la nuit, car il fit moult obscur sur la vesprée ; et se couvrit l’air trop épais, si que à peine pouvoient eux reconnoître l’un l’autre. Si se trairent chacun et mirent à l’ancre, et entendirent à appareiller les blessés et les navrés et remettre à point : mais point ne se désarmèrent, car ils cuidoient de rechef avoir la bataille.

  1. L’auteur anonyme de la Chronique de Flandre place ailleurs la scène de ce combat et le raconte avec des circonstances différentes. Il dit que la flotte anglaise, ayant voulu aborder au port de Beauvoir en Poitou, fut repoussée vigoureusement par les vaisseaux et les troupes que Louis d’Espagne et Aithon Doria y avaient laissées pour le garder, et attaquée en même temps du côté de la mer par les deux amiraux français avec le reste de leurs forces ; de sorte que les Anglais furent obligés de s’enfuir et de se réfugier sur les côtes de Bretagne, après avoir perdu plus de trois mille hommes, du nombre desquels était le baron de Stafford. Le récit de Froissart a prévalu avec raison, l’autorité du chroniqueur flamand ne pouvant être d’un grand poids quand il parle d’événemens qui se sont passés hors de sa province.