Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 167-168).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CXCVI.


Comment par grand’tempête et orage, convint les uns les autres prendre terre ; et comment messire Louis d’Espaigne y gagna quatre vaisseaux chargés de pourvéances.


Un petit devant mie-nuit s’éleva un vent, un orage et une tempête si grand’et si horrible que si le monde dût finer ; et n’y avoit si hardi ni si outrageux de l’une partie et de l’autre qui ne voulût bien être à terre ; car ces barges et ces naves heurtoient les unes aux autres tellement qu’il sembloit proprement que elles dussent ouvrir et fendre. Si demandèrent conseil les seigneurs d’Angleterre à leurs mariniers quelle chose leur étoit bonne à faire. Ils répondirent que d’eux traire à terre le plutôt qu’ils pourroient ; car la fortune étoit si grand’sur mer, que si le vent les y boutoit, ils seroient en péril d’être tous noyés. Donc entendirent eux généralement de traire les ancres à mont ; et mirent les singles ainsi qu’à demi quartier ; et tantôt élongèrent la place où ils avoient geu à l’ancre. D’autre part, les Espaignols et les Gennevois n’étoient bien assur de leurs vies ; ainçois se desancrèrent comme les Anglois. Mais ils prirent le parfont ; car ils avoient plus grands vaisseaux et plus forts que les Anglois n’avoient : si pouvoient mieux souffrir et attendre le hutin et la fortune de la mer que les Anglois ne fissent. Et aussi, si leurs gros vaisseaux eussent frotté à terre, ils eussent été en péril d’être brisés et rompus. Pourtant, par grand sens et avis, ils se boutèrent avant au parfont ; mais à leur département ils trouvèrent quatre nefs anglesches chargées de pourvéances et de chevaux, qui s’étoient tenues au dessus de la bataille : si eurent bien conscience, quel temps ni quel tempête qu’il fit, de prendre ces quatre vaisseaux et de les attacher aux leurs et emmener après eux. Et sachez que le vent et la fortune qui étoit si grand’les bouta, avant qu’il fût jour, plus de cent lieues loin du lieu où ils s’étoient combattus ; et les nefs messire Robert d’Artois prirent terre à un petit port assez près de la cité de Vennes ; dont ils furent tous réjouis quand ils se trouvèrent à terre.