Société française d’imprimerie et de librairie (p. 83-91).

CHAPITRE VIII

Voies d’eau à la suite de gros temps ; on allège le navire ; insuffisance des pompes ; naufrage de l’Épervier, du Degrave, du vaisseau le Bourbon, de l’Union, de la Junon, de l’Hercule, de la Clio ; rupture d’une hélice ; le Silistria ; simple accident ; le Royal-George

Fréquemment des voies d’eau se déclarent sous l’action de la tempête, l’assaut de la vague disjoint les bordages — cela s’entend surtout des navires anciens ou appartenant aux nations maritimes qui ne suivent que de loin les progrès dans la construction navale — les coutures du bâtiment sont dégarnies de leurs étoupes. Bientôt, l’eau s’élève de plusieurs pieds au-dessus du lest ou de la cargaison. Alors, tandis qu’une partie de l’équipage se met aux pompes, l’autre partie cherche, tout le long de la membrure, par où l’eau entre avec le plus de force. Mais toutes les voies d’eau ne sont pas accessibles. La seule ressource effective est de vider l’eau à mesure qu’elle s’introduit : heureux l’on est si elle n’augmente pas, tandis qu’on cherche à l’épuiser. Quel travail que celui des pompes ! Tout le monde s’y met, sans distinction de rang et jusqu’à l’anéantissement des forces ; chacun peine là pour sa vie. L’eau qui remplit la cale, les ponts, coupe le chemin des vivres ; de sorte que ce rude labeur se fait dans les pires conditions.

On allège aussi le navire, en jetant par-dessus bord canons, marchandises et provisions ; parfois on coupe le mât d’artimon, sauf à se décider après à couper le grand mât. À mesure que le navire coule, les brèches s’élargissent et de nouveaux passages s’ouvrent à l’eau. La cale est pleine, le faux-pont envahi. Tout équilibre se trouve rompu.

Au roulis, les flots battent lourdement les flancs intérieurs du navire. L’on en voit sourdre des gerbes d’eau qui retombent en cascades par les écoutilles.

C’est par une de ces voies d’eau qui se déclarent au plus fort d’une tempête, et lorsque le navire longtemps secoué n’offre plus la résistance des premières heures, que périt le Perow (l’Épervier), vaisseau de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales, monté par soixante-quatre hommes d’équipage et qui fit naufrage sur les côtes de l’île de Quelpaert, dans la mer de Corée, en 1653.

Ce sont également plusieurs voies d’eau qui amenèrent la perte du vaisseau anglais de la Compagnie des Indes, le Degrave, en 1701. Ce navire qui avait touché, en descendant dans le Gange, entreprit malgré le mauvais état de sa coque, de revenir en Europe, et tenta de doubler le cap de Bonne-Espérance. Mais son équipage étant épuisé de fatigue par un travail sans relâche aux pompes, soutenu depuis plusieurs mois pour garder le bâtiment à flot dans sa marche, il fallut renoncer à atteindre le Cap, et aller s’échouer à Madagascar. Ce naufrage est célèbre par les aventures de Robert Drury, un tout jeune passager, que son père avait laissé partir pour le Bengale, et dont les infortunes ont défrayé les Histoires des naufrages.

En 1741, le vaisseau de la marine française le Bourbon, commandé par le marquis de Boulainvilliers, revenait des Antilles, et avait été séparé par le mauvais temps de l’escadre de l’amiral d’Antin qui avait eu à soutenir plusieurs combats contre les Anglais.

Le coup de vent qui venait d’assaillir l’escadre avait disjoint les bordages du vieux vaisseau de guerre. Il faisait eau de toutes parts. Les marins furent mis aux pompes ; mais la situation n’alarmait personne. Le Bourbon se trouvait à proximité des côtes d’Espagne et l’on s’était familiarisé avec ses défectuosités. Mais dans la nuit du 10 au 11 avril, la cruelle vérité apparut, non sans jeter un certain émoi dans cet équipage de huit cents hommes, se voyant exposés à un péril imminent. Toute l’artillerie, tous les corps lourds furent précipités à la mer, mais on respecta la mâture : chargée de voiles, d’elle seule pouvait venir le salut.

Malheureusement, le vent faiblit sensiblement, le vaisseau ne marcha plus, chaque minute l’alourdit par une accumulation d’eau montant toujours devant les pompes devenues impuissantes. C’en est fait. Il faut songer à abandonner ce navire qui a fait son temps et dont l’existence

Le Bourbon fut englouti.
n’a pas été sans gloire. Ordre est donné de construire un radeau ; on le lance, et les embarcations mises à l’eau s’emplissent de marins. Au moment où tout semblait disposé pour le sauvetage, — et sans doute on n’avait pas assez fait pour cela — le Bourbon dont la ligne de flottaison se trouvait au niveau des sabords fermés, fut englouti soudainement : vaisseau, chaloupe et radeau disparurent aux yeux de ceux, plus favorisés, qui avaient pris place dans les embarcations et qui ne durent leur salut qu’à la distance où ces embarcations se trouvaient. Ce jour-là périrent le capitaine du Bourbon, cinq de ses officiers, et six cent dix-sept marins de son équipage.

Une voie d’eau s’était déclarée dans la coque du vaisseau anglais l’Union qui faisait voile pour Gibraltar (1775) avec de nombreuses troupes à bord. Le capitaine Neal perdit la tête, commanda plusieurs fausses manœuvres, périt en voulant se sauver des premiers, et les passagers n’eurent que la ressource d’aller s’échouer sur un banc de sable de l’île de Ré. Le sauvetage fut accompli très courageusement par la garnison de l’île.

C’est aussi par une voie d’eau que périt la Junon, bâtiment de 450 tonneaux, parti de Rangoun avec une cinquantaine d’hommes d’équipage et quelques passagers, au nombre desquels plusieurs femmes. Il toucha, peu après son départ, sur un fond de sable fin, ce qui occasionna dans la coque des avaries que l’on ne connut pas tout d’abord. Le voyage fut poursuivi ; mais une grosse mer fatigua beaucoup le navire ; et enfin une voie d’eau se déclara. On para tant bien que mal aux difficultés de la situation, surtout par le jeu actif de toutes les pompes ; mais après quinze jours d’un labeur incessant, l’équipage commença à concevoir des craintes sérieuses pour son salut.

La Junon était commandée par le capitaine Bremner, et avait pour second maître John Mackay, qui a donné une intéressante relation de ce naufrage. Lorsque les hommes se montrèrent épuisés par la fatigue et la privation de repos, on se décida à mettre dehors toutes les voiles que le vaisseau pouvait porter, et d’arriver vent arrière, de manière à gagner la partie la plus proche de la côte de Coromandel. « On mit donc dehors les huniers et les basses voiles, en prenant tous les ris, mais les pompes exigeaient un travail si assidu, qu’il ne fut pas possible de donner l’attention nécessaire aux voiles, de sorte que bientôt le vent les eut toutes enlevées, à l’exception de la misaine. Nous mîmes donc en travers, dit John Mackay. Le bâtiment s’enfonçait tellement et devenait si lourd, que souvent nous désespérions qu’il pût jamais s’élever de nouveau. L’alarme était à bord, et il fut très difficile de maintenir chacun à son poste. Vers midi, nous orientâmes la misaine, et nous marchâmes vent arrière à sec, en même temps que nous unissions tous nos efforts pour vider avec les pompes et les seaux, l’eau qui remplissait le bâtiment : mais ce fut en vain…

« Vers neuf heures du soir, on coupa le grand mât pour alléger le bâtiment, et l’empêcher de couler bas, au moins jusqu’au lendemain ; mais par malheur, ce mât tomba sur le pont, et, dans la confusion que cet accident occasionna, les hommes placés au gouvernail laissèrent le bâtiment présenter le travers à la lame, et l’eau entra de tous côtés. Un peu après, le bâtiment arriva de toute la ligne du vent, et s’arrêta aussitôt : la secousse soudaine qu’il donna nous fit penser qu’il coulait à fond ; mais il ne s’enfonça plus dès que le pont fut sous l’eau. Tout le monde grimpa dans les haubans, s’élevant de plus en plus haut, à mesure que les lames qui se succédaient, submergeaient plus profondément le navire. »

Cependant le bâtiment ne coula pas à fond, comme tout l’avait fait craindre, et une grande partie de l’équipage et des passagers passèrent vingt jours dans la plus horrible situation, endurant toutes les souffrances, ayant recours, pour soutenir leur misérable existence, aux moyens odieux que la faim suggère aux survivants de ces catastrophes : dépecer et manger les morts. Les courants finirent par porter la Junon à la côte birmane (1795).

À la suite d’une tempête, le navire américain l’Hercule qui avait quitté l’Indoustan, ayant à son bord un chargement de riz pour Londres, se trouva à deux cents lieues de la côte orientale d’Afrique, avec plusieurs voies d’eau dans ses flancs. Tout ce qu’on fit pour lutter contre l’invasion de la mer, ne put que retarder le moment de la catastrophe. Il fallut gagner le littoral africain et s’estimer heureux d’échouer : c’était non loin de l’endroit où le Grosvenor avait péri en 1782, et lorsque le capitaine Benjamin Stout se trouva en communication avec les Cafres, il constata que le souvenir du naufrage du Grosvenor était encore très présent à l’esprit des indigènes. Il apprit que le capitaine Coxon et la plupart de ses hommes avaient été tués en s’opposant à ce qu’un des chefs cafres emmenât à son kraal deux femmes blanches, passagères du Grosvenor.

Une voie d’eau, occasionnée par de très mauvais temps subis, faillit amener la perte du bâtiment marchand la Clio en 1818. Ce qu’il y a de particulier dans la traversée difficile que fit ce navire, de la Martinique à Falmouth (Angleterre), c’est que pendant quarante-neuf jours il demeura en péril de sombrer, ayant toujours la mer mauvaise, sa mâture abattue par les lames et l’eau augmentant dans la cale, bien que les pompes fussent sans cesse en mouvement. Un navire américain, puis un brick suédois rencontrés donnèrent au bâtiment en détresse quelques provisions : le premier, une barrique d’eau, un quart de biscuit, un fanal et quelques chandelles ; le second, deux barriques d’eau, du biscuit, des légumes, un peu de bœuf. — Il faut avouer que le capitaine de la Clio, François Clémence, de Dieppe, et son équipage donnèrent en cette circonstance un rare exemple d’énergie.

Il arrive qu’une voie d’eau se produit accidentellement et dans des conditions telles que les pompes ne suffisent pas toujours à vider le navire à mesure qu’il se remplit. L’eau gagne et l’équipage n’a que la ressource d’abandonner le navire en perdition ; heureux s’il se trouve à proximité quelque bâtiment en mesure de sauver les hommes réfugiés dans des canots.

Une voie d’eau se déclara à l’arrière du bateau à vapeur ottoman le Silistria, à la suite de la rupture de l’hélice (1859). Ce navire, parti d’Alexandrie pour Constantinople, avait à son bord trois cent soixante personnes, — équipage et passagers. L’accident eut lieu vingt-quatre heures après que le bateau à vapeur avait levé l’ancre. On ne se trouvait donc pas très loin du littoral égyptien et l’on pouvait s’attendre à rencontrer quelque navire.

On en rencontra deux successivement. Le premier ne tint compte ni des signaux de détresse, ni des appels par le canon et s’éloigna ; le second, un brick égyptien, le Reis-Ibrahim, ne voulut consentir à porter secours au navire en péril que moyennant une grosse somme d’argent payée comptant, et un contrat en bonne forme pour le surplus.

L’équipage turc du Silistria, sous l’influence du fatalisme musulman, ne faisait rien pour combattre l’invasion de l’eau ; et le capitaine et les siens, yatagans dégainés, résistaient aux remontrances et aux exhortations des passagers. On vit rouler la tête d’un Croate, et plusieurs matelots autrichiens portèrent les marques du tranchant de l’acier. Par toutes, ces raisons, le dénouement inévitable arriva. Le troisième jour, le bâtiment à vapeur s’abîmait à la vue du voilier égyptien, et cinquante-six personnes périssaient ; dans le nombre l’irritable capitaine turc et treize de ses marins.

La perte des navires n’est pas toujours causée par le désordre des éléments. Elle a lieu aussi fortuitement par un fâcheux concours de circonstances que rien ne pouvait faire prévoir ni conjurer.

Le Royal-George, vaisseau anglais de cent huit canons, armé en 1755, bon marcheur, fin voilier, et sur lequel avaient commandé Anson, Boscaven, Rodney, Howe et Hawke, périt dans la baie de Spithead, sur la côte d’Angleterre, par une cause dont l’insignifiance n’aurait jamais pu faire soupçonner le résultat. Cette épouvantable catastrophe dans laquelle neuf cents personnes perdirent la vie, a laissé un souvenir persistant et douloureux chez nos voisins d’outre-Manche.

C’était un bien beau navire que le Royal-George, et ses états de service étaient bien remplis !

Le matin du 28 août, pendant le lavage du pont et des entreponts, le maître charpentier reconnut que le tuyau amenant dans le navire l’eau du nettoyage se trouvait en fort mauvais état, et qu’il était nécessaire de le remplacer par un tuyau neuf. Or, l’orifice de ce tuyau était placé à bâbord, à trois pieds au-dessous de la ligne de flottaison ; il fallut donc pour cette réparation faire pencher le vaisseau sur un côté. Les canons furent éloignés des sabords, et ceux de tribord traînés au milieu du vaisseau, qui montrait ses sabords du rang inférieur ouverts presque au niveau de l’eau. « Vers neuf heures du matin, a écrit un survivant de l’épouvantable sinistre ; nous avions à peine fini de déjeuner, lorsque vint se ranger le long du Royal-George un sloop de cinquante tonneaux, appartenant à trois frères qui s’en servaient pour apporter des vivres à bord du vaisseau de guerre. Ce sloop transborda des barils de rhum, opération qui empêcha de remarquer que le vaisseau penchait au point que les vagues pénétraient par les ouvertures des canons. Des souris s’enfuirent du côté immergé et les matelots s’amusèrent un moment à leur faire la chasse. Mais ce sport improvisé devait être cruellement interrompu.

« Le maître charpentier, s’apercevant enfin que le vaisseau courait un réel danger, vint par deux fois sur le pont demander au lieutenant de garde qu’il ordonnât de le faire redresser. La première fois le maître charpentier fut rembarré ; comme il insistait, il ne reçut que cette réponse : « Si vous êtes plus capable que moi de savoir ce qu’il faut faire, prenez le commandement du vaisseau ! »

Peu après, le lieutenant reconnut enfin lui-même l’imminence du danger, et il donna des ordres pour le conjurer : trop tard : le navire commençait à enfoncer ; une fraîche brise en s’élevant soudain assura et accéléra sa perte. Les canons, les boulets, tout ce qui était lourd fut entraîné vers le côté qui penchait, la plus grande partie des personnes se trouvant à bord s’y porta involontairement, et l’eau envahissant le vaisseau par les sabords, il sombra avec une vitesse telle qu’il ne fut possible de faire aucun signal de détresse, ni d’organiser des secours.

La grande vergue du Royal George saisit le sloop et l’entraîna dans les profondeurs de la mer.

À ce moment, douze cents personnes environ devaient se trouver à bord du vaisseau anglais. Deux cent trente marins qui se tenaient sur le pont, réalisèrent leur salut en grimpant aux agrès et furent recueillis peu après par les bateaux accourus sur le lieu de la catastrophe. Environ soixante-dix autres personnes s’évadèrent par les sabords ; tout le reste périt enfermé dans les entreponts du vaisseau de haut bord. L’amiral Kempenfellt, occupé à écrire dans son cabinet, suivit son navire au fond de l’eau.

Un jeune enfant fut miraculeusement sauvé de la mort par un mouton avec lequel il jouait sur le pont, et auquel il se cramponna : l’animal le soutint sur l’eau. Le père et la mère de cet enfant furent noyés et le pauvre petit ne put pas même dire leur nom ; la seule chose à sa connaissance, c’est qu’il s’appelait Jack. Ceux qui l’avaient recueilli sur la vague le prirent sous leur protection et l’élevèrent.

On ne connut jamais exactement le chiffre des victimes. Parmi les personnes étrangères à l’équipage du vaisseau et qui encombraient ses ponts au moment où il fut submergé, figuraient deux cent cinquante femmes appartenant aux familles de marins, et avec elles beaucoup d’enfants ; en outre, un certain nombre de marchands attirés là par les intérêts de leur commerce.

Des tentatives infructueuses furent faites pour remettre à flot le Royal-George. Ce n’est qu’en 1839-40, près de soixante ans après sa perte, que, sur les plans du colonel Pasley, on réussit à amener à la surface de la mer les débris du vieux « guerrier », comme disent les Anglais. Mais ce ne fut que pour donner cours à un commerce de reliques qui enrichit plus d’un industriel de Portsmouth. Ce commerce prospéra si largement qu’on vendit, assurent les sceptiques, autant de bois et de vieilles ferrailles qu’en auraient pu produire plusieurs vaisseaux de premier rang tels que le Royal-George.