Société française d’imprimerie et de librairie (p. 92-109).

CHAPITRE IX

Collisions ; la nuit ; transatlantiques chargés d’émigrants ; scènes de tumulte et d’horreur ; indiscipline ; le navire va couler ; secours donnés par le navire abordeur ; parfois le navire abordeur se dérobe ; collisions entre le Governor Fenner et le Nottingham, la Favorite et le Hesper, la Joséphine-Villis et le Mangerton, le Général-Abbatucci et le Edward-Hvridt, le Northfleet et le Murillo, la Ville-du-Havre et le Loch-Earn, le Libéria et le Barton, l’Avalanche et le Forest, la Princesse-Alice et le Bywel Castle, le Saint-Germain et le Woodburn, le Gijon et le Laxham, le Luke-Bruce et le Durango, l’Onéida et le Bombay ; éclairage électrique ; collisions entre cuirassés ; le Forfait et la Jeanne-d’Arc, le Vanguard et l’Iron-Duke, le Kœnig-Wilhelm et le Grosser-Kurfürst, la Defence et le Valiant, l’Elbe et le Crathie, la Bourgogne et le Cromartyshire.

Parmi les accidents de mer, il n’en est pas de plus fréquents que les collisions.

Les abordages de navires devraient pourtant être rendus presque impossibles, par l’observation rigoureuse des prescriptions arrêtées par les règlements maritimes concernant le nombre et la position des feux, ainsi que les signaux acoustiques, tels que cornets, cloches ou sifflets ; la route — la mer — est assez large pour qu’il y ait place pour deux ; et l’on ne saurait s’entourer de trop de précautions dans les nuits obscures, pendant la brume et par les gros temps, — car les gros temps rendent plus meurtrières encore les conséquences des collisions. Au moment du choc, le navire le moins éprouvé, qu’il y ait de sa faute ou non dans l’abordage, ne se montre pas toujours disposé à faire l’impossible pour sauver les malheureux qu’il a exposés à la mort.

Le plus souvent les collisions ont lieu dans la nuit. Soudain un choc terrible ébranle le navire. Quel réveil ! Les marins sont habitués au danger ; mais quand il y a des passagers sur un bâtiment, comptant avec impatience les jours et les heures qui diminuent d’autant la traversée…

Ils ne parviennent pas à se rendre compte tout de suite de ce qui arrive ; ils entendent courir sur le pont, où se heurtent des commandements, hélas ! trop tardifs ; où l’on s’interpelle avec d’étranges accents dans la voix. Des exclamations furieuses, des imprécations dévoilent bientôt l’horreur d’une situation désespérée. Les passagers sortent de leurs cabines à demi vêtus et, par toutes les issues, envahissent le pont, où se pressent déjà les matelots interdits : si les passagers se montrent plus affolés, les marins, par leur contenance, laissent voir plus de crainte sérieuse.

Il arrive que dans la collision le navire abordeur, en pénétrant dans les œuvres vives de l’autre navire, a fait d’abord quelques victimes. Des cris lamentables sortent de dessous les débris ; ceux qui survivent de ces premiers atteints, apparaissent ensanglantés.

Mais une voie d’eau est ouverte ; la mer entre en bouillonnant. Le travail des pompes ne peut avoir aucune utilité. Il va falloir quitter ce navire qui semble déjà se dérober sous les pieds de chacun. Malheureusement, plusieurs canots ont été brisés par le fait de l’abordage — il en est presque toujours ainsi ; — et cela diminue les chances de salut. On veut mettre à l’eau ceux que l’on possède encore ; mais dans la hâte extrême, les manœuvres s’exécutent mal, ou bien passagers et matelots se précipitent en si grand nombre dans les embarcations, qu’ils les font chavirer à peine sont-elles à flot.

Et cependant, quelques minutes encore, et le navire va s’engloutir, et la mort — une mort horrible — semble réservée à tous ces gens pleins de vie tantôt, qui n’attendaient pas la mort, ainsi que peuvent le faire les malades comme une délivrance à leurs maux, et les criminels comme un châtiment mérité. Aussi des scènes indescriptibles se produisent-elles ; les femmes se lamentent, les enfants pleurent ; on n’entend que des cris affreux ; les épouses s’efforcent de rejoindre leurs maris, les mères de retrouver leurs enfants ; une mère, égarée par la douleur, veut retourner dans les cabines que l’eau envahit déjà et où elle a laissé ses pauvres petits en les rassurant par une caresse ; une fille s’attache à sa mère et lui montre le ciel, des femmes s’embrassent et se font leurs adieux.

À bord d’un navire chargé d’émigrants, que de regrets ! Combien de reproches se fait le père de famille qui avait rêvé un avenir meilleur pour les siens, la fortune peut-être, et qui les a menés à l’abîme, tandis que là-bas, où ils se sentaient si mal à l’aise, c’était, après tout, le plancher de la patrie !

Il n’est pas rare de voir, au milieu d’une si horrible confusion, un prêtre oublieux pour lui-même du péril, allant de groupe en groupe, pour encourager, pour consoler, pour bénir. C’est une action méritoire et qui dénote une réelle force d’âme.

Mais le navire oscille d’une façon inusitée. Maintenant, un à un, les mâts inclinés, n’étant plus suffisamment soutenus par les cordages, se brisent et tombent avec fracas, écrasant les malheureux qui se pressent sur le pont, broyant les canots que l’on travaille à mettre à la mer, où parfois même déjà des naufragés ont réussi à prendre place. Les blessés, les mourants, mêlent leurs cris aux prières ardentes faites à haute voix par ceux qui n’attendent plus aucun secours des hommes, aux ordres des chefs donnés tour à tour sur le ton de la supplication, et sur celui de la menace, aux lamentations, aux appels des noms, aux hurlements, — aux craquements du navire, à tous ces bruits sinistres qui sont les voix de l’inévitable catastrophe.

Les chefs supplient et menacent, disons-nous : à bord d’un navire d’émigrants qui va sombrer, le capitaine dirige son revolver sur quiconque s’opposera à l’embarquement, dans les canots, des femmes, des enfants. Son attitude résolue impose à tous, excepté à quelque malheureux qui veut passer outre, et sur lequel le capitaine décharge son arme, réussissant par cet acte de vigueur à ramener un semblant de discipline parmi ceux qui l’entourent.

La dernière minute est arrivée ; l’avant ou l’arrière du vaisseau plonge sous la vague, et ceux qui ont encore conscience de la situation se sentent tout à coup descendre dans le vide. Un long cri d’horreur et de suprême angoisse marque ce moment ; l’eau tourbillonne, et puis, plus rien.

Cependant au-dessus du gouffre apparaissent des gens qui luttent encore avec la mort. Comment se retrouvent-ils à la surface de la mer ? Ils ne sauraient le dire. L’instinct de la conservation les a fait peut-être s’attacher à un débris qui, par sa nature, devait revenir flotter. Surpris de se sentir vivre encore, ils font des efforts pour atteindre un mât, une vergue à leur portée. Ils saisissent la pièce de mâture ; mais elle roule, et à chaque tour quelques-uns des malheureux qui s’y cramponnent, à bout de force, paralysés dans leurs mouvements par le froid de l’eau, disparaissent en poussant un long cri : Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! répètent ces infortunés dans leur frayeur d’une mort prochaine, inévitable, car ils sentent qu’ils succombent dans la lutte soutenue. Il y a des appels plus déchirants encore : — Mon père ! mon père ! — Oh ! mon enfant !… Quelquefois un adieu résigné à des camarades de bord avec qui on avait partagé tant de dangers ! Un sourire décoloré qui semble dire : Au revoir !

Cette agonie dure parfois des heures !

Le sauvetage a commencé, — quand il y a sauvetage ! Les canots recueillent ceux qui surnagent, ceux qui, se trouvant sur le pont au moment où le navire sombrait, sont revenus sur l’eau et ont réussi à s’y maintenir ; d’autres, en grand nombre, ont coulé de nouveau, cette fois pour ne plus reparaître…

On ne sait ce que doit le plus redouter un navire, d’être abordé en pleine mer par un autre navire ou de toucher sur un écueil. Quand un navire passe au-dessus d’un bas-fond et s’y arrête, si furieuse que soit la mer contre cet obstacle qui surgit tout à coup devant ses vagues, elle met encore un certain temps à le briser, à le détruire. Dans l’abordage, si la voie d’eau est trop grande pour qu’on puisse songer à l’aveugler, la perspective de sombrer est en quelque sorte immédiate. Il est vrai que, comme compensation, le navire n’est pas seul alors, un autre navire ne se trouve pas bien loin : celui qui a occasionné le sinistre et d’où peut venir le secours.

Ce secours d’un navire à un autre fait rarement défaut. Il est pourtant arrivé trop de fois que, par crainte de réclamations pécuniaires pour le dommage causé, le navire abordeur poursuit sa route à la faveur de la nuit ou du brouillard, comme un malfaiteur. Réclamation de secours, appels éperdus, cris désespérés : rien n’y fait. Ce sont là des choses qui révoltent…

Après les échouements, ce sont les collisions qui fournissent le plus de naufrages. La liste en serait bien longue s’il était possible de l’établir ! Bornons-nous, sans remonter trop loin dans le passé, de rappeler ceux de ces sinistres qui ont causé le plus de deuil.

Le 19 février 1841, le Governor-Fenner, parti de Liverpool pour l’Amérique, est coulé, près de Holyhead, par le steamer le Nottingham, de Dublin ; cette collision causa la mort de cent vingt-deux personnes.

Le 29 avril 1853, autre collision, dans la Manche, entre la Favorite, se rendant de Brème à Baltimore, et le navire américain Hesper : deux cent un morts.

Le 3 février 1856, le steamer anglais Joséphine-Willis est coulé, encore dans la Manche, par le vapeur à hélice Mangerton : soixante-dix victimes.

Le 7 mai 1869, vers deux heures du matin, par une mer houleuse, le paquebot le Général-Abbatucci, capitaine Nicolaï, de la Compagnie Valery, allant de Marseille à Civita-Vecchia, fut abordé par le brick norvégien Edward-Hvidt, capitaine Jensen. Le brick, après avoir fait au paquebot une grande ouverture à l’avant, s’était éloigné, assez mal arrangé lui-même. Il fallut que le capitaine Nicolaï envoyât un canot à son bord pour réclamer du secours ; dans ce canot, quatre matelots et le second du capitaine devaient prendre place : quatorze hommes de l’équipage du Général-Abbatucci, obéissant à la peur, abandonnèrent le paquebot en péril, et, lorsque le second voulut revenir, aucun de ces hommes ne voulant l’aider à ramener le canot, il ne put lutter contre la mer et fut englouti.

En l’absence de tout secours, le capitaine Nicolaï fit route désespérément sur le brick norvégien, et l’élongea à tout risque par tribord de l’arrière à l’avant, manœuvre grâce à laquelle plusieurs passagers et matelots purent sauter sur le pont du navire abordeur ; mais le brick refusait de mettre en panne et d’envoyer ses embarcations ; le capitaine Nicolaï, faisant machine en arrière, réussit une seconde fois à l’accoster, ce qui permit encore à une quinzaine de passagers de se sauver. « Malheureusement, écrit le capitaine dans son rapport, ne recevant ni amarres, ni aucun secours de ce navire qui s’éloignait de plus en plus de nous, après deux heures de fatigues et de manœuvres, je commençais à désespérer, quand vers quatre heures, le jour se faisant à l’horizon, j’aperçus un navire au large. Je mis immédiatement mon pavillon en berne, et, à mes signaux de détresse, ce navire fit route sur nous ; mais la pression de l’eau enfonça la cloison étanche, et alors l’eau gagna avec une rapidité effrayante le bateau qui nous manquait sous les pieds.

« Je criai le « sauve qui peut », et le premier je donnai l’exemple en me jetant à la mer. Deux minutes après, le navire sombrait.

« Je vis alors une vingtaine de personnes, passagers et équipage, se débattre sur l’eau, et, aidées de quelque débris, se maintenir à la surface. Le navire qui venait à notre secours, le trois-mâts norvégien Embla, capitaine Toudalh, mit deux embarcations à la mer, et recueillit ainsi vingt des naufragés, à qui il s’empressa de prodiguer tout ce dont ils avaient besoin.

Il y avait à bord du Général-Abbatucci quelques soldats. L’un d’eux, le nommé Paillard, se mit à la roue du gouvernail après la désertion de l’équipage. « Tout à coup, dit un de ces braves militaires, la cloison étanche cède, l’eau gagne l’avant qui s’affaisse, et pénètre peu à peu dans la machine. Le mécanicien laisse échapper la vapeur et se jette à la mer. Une vague balaie tout le pont jusqu’à la dunette et envahit avec fracas l’entrepont et le logement de la chaudière ; le capitaine crie : « Sauve qui peut ! » et s’élance à l’eau muni d’une bouée.

« Quand le capitaine sauta, raconte Paillard, nous nous mîmes tous à genoux ; un jeune prêtre récitait des prières ; les dames disaient : — Nous allons mourir, faisons des actes de Contrition. Les voyageurs des premières avaient déposé sur le pont leur or, leurs bijoux, leurs montres ! — Il ne faut pas, disait-on, paraître devant Dieu avec tout cela. »

On a vu comment un petit nombre de survivants furent sauvés. Quarante-neuf passagers et matelots périrent dans ce sinistré.

Trois ans plus tard, dans une autre collision dont les effets furent désastreux, le capitaine du navire abordeur montra encore plus d’inhumanité : il essaya de se soustraire par la fuite à la responsabilité encourue.

Il s’agit de la collision qui amena la perte du Northfleet, pendant la nuit, près de Douvres, le 22 janvier 1872. Le navire abordeur, — un bateau à vapeur, qui fut connu après enquête pour être le Murillo, navire de nationalité espagnole, ne se détourna point de sa route après le choc, malgré les appels de l’équipage du Northfleet et les cris désespérés des passagers.

Le Northfleet, navire d’émigrants de 940 tonneaux, transportait à Hobart Town (Tasmanie) trois cent cinquante passagers, avec des femmes et des enfants. Il comptait quarante hommes d’équipage. Il avait abord une cargaison de rails pour un chemin de fer à établir dans la colonie anglaise où il se rendait. Au moment du départ, le capitaine Oates avait été retenu par un mandat judiciaire le citant comme témoin dans le procès Tichborne, et le second, capitaine Knowles, avait pris le commandement.

Au moment de la collision, la mer n’était pas grosse et le navire était bien ancré en vue de Dungeness. Les passagers étaient descendus, et il ne restait plus sur le pont que les officiers et les hommes de service. À onze heures sonnant, la vigie aperçut un gros bâtiment à vapeur qui s’avançait droit sur le Northfleet à toute vitesse. Le Northfleet ne pouvait essayer d’éviter le choc puisqu’il était à l’ancre. Le veilleur de quart n’avait que la ressource d’avertir par ses cris le vapeur qui poursuivait sa marche sans dévier d’une ligne. Aux cris de la vigie, le capitaine Knowles monta sur le pont, où il arriva au moment même où le gros vapeur défonçait son navire au-dessous de la ligne de flottaison avec un bruit pareil à un coup de canon.

Après ce choc terrible, le steamer se dégagea et disparut rapidement. On comprendra toute l’horreur de la situation où se trouva le malheureux navire par le résumé de l’émouvante déposition faite par le maître d’équipage du Northfleet devant le coroner chargé de l’enquête.

« À huit heures, le soir de la catastrophe, nous étions commodément ancrés dans la baie de l’Est (de Dungeness), en vue du phare, et en compagnie de deux cents autres navires. Les matelots de quart prirent la veille de nuit, et passagers et équipage rentrèrent dans leurs cabines pour se coucher. Le maître d’équipage resta sur le pont jusqu’à environ dix heures et demie, et après avoir remarqué que la nuit, bien qu’obscure, était relativement belle, il descendit se mettre au lit. Il n’y avait pas vingt minutes qu’il était couché qu’il entendit l’homme de veille crier : « Steamer, faites attention ! »

« Ce cri ne reçut aucune réponse, et au moment où l’homme de vigie le répétait, le navire fut ébranlé dans toutes ses membrures par un choc terrible. Le maître d’équipage se précipita sur le pont, et la première personne qu’il aperçut fut le capitaine. « Tout l’équipage sur le pont, s’écria ce dernier, et aux pompes ! » Il devait être onze heures.

« Comme il courait pour appeler l’équipage, le contre-maître vit distinctement la coque noire d’un grand vapeur passant lentement à l’arrière.

« Les passagers, terrifiés, s’étaient jetés à bas de leurs lits et encombraient le pont du navire, surtout du côté où se trouvait le vapeur, en criant : « Sauvez-nous ! sauvez-nous ! nous sombrons ! »

« Le capitaine et le pilote, montés dans les haubans du mât de misaine, priaient instamment le navire qui s’éloignait de s’arrêter. Mais il ne leur fut pas répondu un seul mot, et le vapeur continua sa route, laissant le bâtiment qu’il venait d’enfoncer, à la merci des flots.

« Alors le capitaine, se voyant abandonné, ordonna au maître d’équipage et au pilote de descendre dans la cale pour s’assurer de l’étendue du mal, tandis que lui-même allait au milieu des passagers et tâchait de rétablir un peu d’ordre.

« Un seul coup d’œil jeté sur l’ouverture faite au flanc du navire suffit pour prouver l’inutilité du travail des pompes, l’eau entrait par tonnes. Le maître d’équipage remonta sur le pont et fit son rapport au capitaine, alors à la poupe, où il aidait à tirer des fusées en signe de détresse.

— « Chargez le canon, contre-maître, et faites feu, dit le capitaine, puis lancez les chaloupes, c’est tout ce qui nous reste à faire.

« Si l’on avait pu tirer le canon, le bruit de la décharge aurait attiré l’attention des navires ancrés à proximité, qui confondirent les fusées avec des signaux demandant un pilote. Ces navires n’auraient pu se tromper sur la signification, les vaisseaux marchands ne tirant jamais le canon pour attirer le pilote. Mais le refouloir se brisa, et il fut impossible de charger. Il ne restait plus d’autres ressources que les chaloupes.

« Déjà cette idée s’était emparée des passagers, qui, dans une lutte désespérée, se précipitaient vers ces embarcations, pendant, que le capitaine suppliait et menaçait tour à tour pour obtenir qu’on ouvrît passage aux femmes et aux enfants. Si les malheureux passagers avaient conservé leur calme, il était possible de les sauver tous. Nous avions assez de canots pour les transporter sur le remorqueur qui était près de nous. Mais il était inutile de chercher à leur faire entendre raison. L’épouvante les avait rendus fous. Lorsqu’on mit la chaloupe à la mer, ils s’y jetèrent en foule aussitôt qu’elle eut touché l’eau ; le capitaine m’avait confié sa femme, j’attendais ses ordres, avirons en main ; il s’approcha du bord et je lui dis que nous coulions.

— « Partez, répondit-il, et que Dieu vous protège !

« Je ne le revis plus ; cependant, au moment où nous touchions le remorqueur, je tournai la tête et je l’aperçus à la poupe, à son poste, avec le docteur.

« Tout le navire était éclairé des feux qu’on avait allumés et l’on voyait les gens sur le pont comme s’il avait fait grand jour. Leurs cris étaient épouvantables. Encore deux ou trois coups d’aviron, et nous étions à bord du vapeur à l’ancre. Alors je me retournai de nouveau, mais les lumières étaient éteintes, les cris avaient cessé, le Northfleet, avait disparu… »

Le vapeur la Cité-de-Londres, qui avait aperçu les signaux de détresse, vint en toute hâte sur le lieu du sinistre et réussit à recueillir la plupart des personnes qui se trouvaient dans la chaloupe. Il recueillit également plusieurs passagers et des hommes de l’équipage qui s’étaient jetés à la mer : trente-quatre personnes en tout. La Cité-de-Londres continua à croiser sur le lieu du naufrage jusqu’au matin, sauvant ceux qui avaient pu se soutenir au moyen des épaves du navire. Le lougre Mary fut assez heureux pour recueillir, de son côté, trente des infortunés passagers. Le côtre-pilote de Londres no3, et la Princesse, stationnée à Douvres, se portèrent aussi sur le théâtre du sinistre et réussirent à sauver vingt et une personnes, dont dix qui s’étaient réfugiées sur les agrès.

Parmi les rares personnes échappées à la mort, on cite une petite fille de dix ans, inconnue de tout le monde. Elle raconta que son père l’avait mise dans le bateau, lui disant qu’il allait chercher sa mère, mais qu’il n’était pas revenu…

On retrouva le Murrillo dans le port de Cadix.

Vingt-deux mois plus tard, le magnifique transatlantique français la Ville-du-Havre, venant de New-York avec de nombreux passagers, fut abordé, au milieu de sa traversée, par le trois-mâts en fer, le Loch-Earn. Le choc fut reçu par le bateau à vapeur du côté de tribord, en face du grand mât ; il ouvrit une brèche de plusieurs mètres par laquelle la mer se précipita. Le bâtiment commença à vaciller ; ses mâts s’abattirent l’un après l’autre, écrasant dans leur chute les malheureux qui essayaient de mettre à l’eau les canots du bord.

Un moment après, le transatlantique disparaissait submergé. Le capitaine du Loch-Earn multiplia les efforts pour le sauvetage des survivants ; mais deux cent vingt-six personnes trouvèrent la mort dans cette catastrophe (15 novembre 1873.)

Le 13 avril 1874, le vapeur anglais Libéria fut rencontré près des îles Scilly par le vapeur Barton ; les deux navires sombrèrent à la suite du choc, sans qu’on pût sauver un seul naufragé. On ne possède aucun détail sur la collision et l’on ignore le nombre des victimes.

Le 11 septembre 1877, le navire l’Avalanche, chargé d’émigrants, se

À bord de la Ville-du-Havre.
rendait de Londres à la Nouvelle-Zélande, lorsqu’il fut rencontré dans la Manche, au sud de Portland, par le Forest, de Windsor (Nouvelle-Écosse) ; les deux navires furent engloutis, et on ne sauva qu’une douzaine de personnes.

La Tamise participe tellement du mouvement de la navigation dans les eaux anglaises, que nous donnerons un souvenir à la catastrophe qui amena la perte de la Princesse Alice, le 3 septembre 1878. Ce magnifique steamer ramenait de Sheerness plus de neuf cents personnes, en promenade sur la Tamise, lorsqu’il fut abordé, près de Woolwich, par l’énorme vapeur Bywell-Castle. La Princesse Alice sombra en un moment. On parvint à tirer de l’eau cent quarante-six naufragés. Environ six cent quarante cadavres furent recueillis. Une centaine de corps durent rouler jusqu’à la mer. Quelle fin d’une partie de plaisir !

Une autre collision plus récente se produisit en 1883 entre le paquebot le Saint-Germain des Messageries transatlantiques, navire de première grandeur, et le vapeur anglais Woodburn, à l’entrée de la Manche. Elle eut lieu par une brume intense, dans des circonstances exceptionnelles.

Le Woodburn, arrivant de la mer des Indes, avait dû relâcher à Lisbonne avec sa machine désemparée, et un puissant remorqueur était allé l’y chercher. C’est à quelques lieues de la côte d’Angleterre, que les deux bâtiments rencontrèrent le Saint-Germain, qui évita le remorqueur et se jeta tout droit sur le steamer remorqué, le faisant couler à pic, avec quinze hommes de son équipage sur vingt-sept.

Sans les compartiments étanches de sa cale, le vapeur français aurait sombré aussi. Dans un bassin de l’arsenal de Plymouth où le Saint-Germain fut admis d’urgence par l’Amirauté anglaise, on trouva son avant disloqué et percé d’énormes trous au-dessous de la ligne de flottaison. Le choc avait été si violent que, dans ses tôles, demeuraient incrustées des portions du bastingage et de la coque du Woodburn. Les propriétaires et assureurs de ce steamer mirent saisie-arrêt sur le Saint-Germain, et sur sa cargaison.

Le Saint-Germain avait pris au Havre quatre cent cinquante-huit passagers. Ils en furent quittes pour la peur.

Quelques années auparavant, en 1876, ce paquebot, revenant de New-York, fut assailli par un formidable coup de mer qui lui enleva son gouvernail. Il fallut, en plein océan, et au moyen de tronçons de vergues, de madriers, de palans, de cordages, établir ce que les marins appellent un gouvernail de fortune. Cet expédient permit au capitaine du transatlantique d’atteindre Terre-Neuve et d’y demander un remorqueur.

Dans la nuit du 22 juillet 1884, par un temps de brume, le vapeur anglais Laxham, venant de la mer Noire, aborda près de la Corogne le bateau à vapeur des postes espagnols Gijon, à destination de Cuba. Les deux navires coulèrent. Le vapeur espagnol Santo-Domingo put recueillir cinquante-six personnes réfugiées à bord de l’une des chaloupes. Des vapeurs furent envoyés avec des chances diverses à la recherche des chaloupes contenant les autres passagers et matelots.

Le 27 novembre de la même année, un abordage eut lieu dans la Manche entre le Luke-Bruce, voilier transatlantique anglais, faisant route pour Dunkerque, toutes voiles dehors, et le vapeur le Durango. La rencontre des deux navires eut lieu un peu après deux heures du matin. Le Luke-Bruce avançait avec une grande vitesse. Tout à coup, on s’aperçut à son bord que le vapeur changeait de route et manœuvrait pour passer à l’avant : on manœuvra, mais sans pouvoir éviter le choc, qui fut terrible. Les marins qui se trouvaient sur le pont du Luke-Bruce furent renversés. L’avant de ce navire était entré dans le bateau à vapeur comme un éperon et s’y trouvait fixé. Le capitaine héla le vapeur, mais ne reçut aucune réponse. Au bout de deux minutes environ, le trois-mâts subit un mouvement de recul et son avant se dégagea. Le coupe-lame était tordu, le beaupré, les bout-dehors brisés. On fit immédiatement mettre une embarcation à l’eau.

À peine le Luke-Bruce était-il dégagé, que le Durango coula, entraînant avec lui tout l’équipage. Chose extraordinaire ! au moment de l’abordage et après, on n’entendit aucun cri à bord du vapeur abordé. Quand il coula, quelques cris étouffés se firent entendre, poussés sans doute par les victimes, surprises dans leur sommeil par la mort.

Les marins qui montaient l’embarcation furent alors avertis par les cris de : Au secours ! qu’il restait un survivant, au moins. L’appel fut entendu abord du Luke-Bruce, et le capitaine alluma un feu blanc, dans le but de guider vers lui le malheureux qui se débattait contre la mort. Celui-ci aperçut le signal, et s’écria : — Je vous vois. Il fut alors recueilli et transporté à bord du Luke-Bruce, où il déclara être le second du Durango. Quoique n’ayant reçu aucune blessure, il tomba en syncope et succomba quelques heures après, malgré les soins empressés dont on l’entoura. La bouée de sauvetage qui lui avait permis de surnager était attachée à son poignet par une corde qu’il fallut couper. D’après les quelques paroles prononcées par le second, il paraîtrait qu’il était de quart au moment de la catastrophe et que, voyant son navire abordé, il prit à la hâte une bouée de sauvetage, en enroulant la corde autour de son poignet, et s’était jeté à la mer. Quant aux hommes de quart, on ignore où ils se trouvaient. On ignora également la cause du silence inexplicable qui précéda et suivit la catastrophe. En tout vingt-sept victimes.

On remarquera que les collisions sont d’une fréquence extrême dans la Manche. Il est vrai que nous en négligeons en d’autres lieux, telles que l’abordage, près de Yokohama, du vaisseau américain l’Onéida, par le vapeur le Bombay, qui ne fit pas moins de cent quinze victimes (24 janvier 1870), etc. Mais il est certain que les bateaux à vapeur qui vont d’Europe en Amérique, et réciproquement, suivent un chemin tracé sur l’Océan, — la voie la plus directe — et que ce chemin se rétrécit encore dans la Manche. Un défaut de vigilance ; une imprudence, une négligence même, une infraction quelconque aux règlements maritimes internationaux, si minutieux, si précis, et sur cette grande route maritime fréquentée par les steamers des deux mondes, un irréparable malheur arrive.

Nous avons sous les yeux les tableaux annuels des sinistres. Sur 1 000 ou 1 200 naufrages, 100 environ ont lieu par collision ; c’est beaucoup trop ! Cent navires perdus ! Et ce chiffre pourrait être augmenté encore d’une partie des sinistres rangés dans la liste des navires supposés perdus par défaut de nouvelles. Quant aux avaries par le fait d’abordages, elles dépassent le nombre de mille : La tempête est inévitable, le plus souvent, — et encore voit-on poindre le moment où, mieux-instruits des causes des grandes perturbations atmosphériques, les marins parviendront à se soustraire à leurs plus rudes assauts. Mais les risques et périls de mer par collision devraient être réduits à « l’inévitable » fatalement.

Ne pourrait-on pas appliquer à la navigation certains progrès modernes, et se servir pendant la nuit de l’éclairage électrique pour mettre tout navire en pleine lumière ? projeter des faisceaux lumineux sur l’océan et éclairer sa marche ? On y viendra, c’est dans la force des choses. Nous appelons de tous nos vœux une innovation qui sauvegarderait bien des existences et amoindrirait les pertes matérielles.

Un genre de collision qui devait immanquablement se produire, avec la nouvelle marine cuirassée, a occasionné déjà la perte de plusieurs navires. Avec les anciens bâtiments de bois, de pareilles rencontres ne pouvaient avoir la même gravité ; mais l’éperon devint tout d’un coup un danger permanent, même dans la navigation ordinaire des escadres. Ainsi, le 21 juillet 1875, l’aviso à vapeur le Forfait, faisant partie de l’escadre d’évolution de la Méditerranée, sous le commandement de l’amiral de la Roncière, fut, près des côtes de la Corse, abordé par la frégate cuirassée la Jeanne-d’Arc, dont l’éperon lui défonça le flanc au-dessous de la flottaison. L’eau pénétra à flots dans l’intérieur du navire, qui sombra moins d’un quart d’heure après l’abordage. Son commandant, le capitaine de frégate Nivielle, jugeant la perte du Forfait certaine, et uniquement préoccupé du salut de son équipage, ordonna à tous ceux qui savaient nager de se jeter à la mer, obligeant les autres à quitter aussi le bâtiment, muni chacun d’un espar qui pût les soutenir sur l’eau.

Le commandant, qui n’avait pas quitté la passerelle, abandonna le dernier son bâtiment en se jetant à la mer pour gagner la baleinière de la Jeanne-d’Arc. À peine cette embarcation s’était-elle éloignée que le Forfait s’enfonçait complètement dans l’eau.

La même année, un accident presque identique amena la perte du cuirassé anglais le Vanguard, puissant navire de la marine nouvelle, faisant partie d’une escadre de la flotte du canal, qui comprenait en outre le Warrior, l’Achille, l’Hector, l’Iron-Duke (l’Iron-Duke : le Duc de fer, qui est, on le sait, le surnom donné à Wellington), plus le Hawk monté par le vice-amiral Tarleton. L’escadre stationnait à Kingstown. Dans la matinée du 1er septembre, elle évolua vers Cork. Mais une demi-heure après midi, par un brouillard qui interceptait la vue à moins de cinquante mètres, l’Iron-Duke aborda le Vanguard et ouvrit dans ses flancs une si large brèche que la mer s’y précipita avec violence.

Il parut impossible de songer à obstruer la voie d’eau, et de sauver le cuirassé. Toutefois, grâce au sang-froid du capitaine Dawkins, admirablement secondé par ses officiers, le sauvetage s’opéra avec la plus grande sûreté. Les matelots se tenaient en rang sur le pont comme pour une inspection et aucun ne quitta sa place sans en avoir reçu l’ordre. Le dernier homme avait été reçu à bord de l’Iron-Duke lorsque le Vanguard s’abîma dans les flots.

L’équipage étant sain et sauf, la perte réelle du Vanguard put être évaluée à un demi-million de livres sterling jetées à la mer — douze millions cinq cent mille francs de notre monnaie, voilà un effet de brouillard qui coûta cher ! Le fer, on le voit, n’offre pas plus que le bois de résistance contre certains dangers — au contraire.

À ces deux faits s’est ajouté, quelques années après, la collision de deux cuirassés allemands, près des côtes d’Angleterre.

Après une campagne d’évolution dans la mer du Nord, la flotte allemande se trouvait près du littoral britannique, lorsqu’un ordre mal compris à bord du Kœnig-Wilhelm, de manœuvrer le gouvernail pour venir sur tribord — le contraire fut exécuté — fit enfoncer l’éperon de ce vaisseau dans l’arrière de la coque du Grosser-Kurfürst — 31 mai 1878.

Le cuirassé abordé fut envahi par l’eau en si peu de temps que le commandant ne put réaliser son intention d’aller échouer son bâtiment pour l’empêcher de couler. On vit le Grosser-Kurfürst s’enfoncer rapidement dès que l’eau eut pénétré par les sabords et sombrer en moins d’un quart d’heure.

Les embarcations des navires présents furent mises à la mer. Un grand nombre de barques anglaises arrivèrent aussi sur le lieu du sinistre. Néanmoins sur quatre cent trente et un hommes composant l’équipage du Grosser-Kurfürst, deux cent soixante-neuf périrent.

Les avaries subies par la proue du Kœnig-Wilhelm étaient considérables. À son entrée dans le bassin de carénage de Porstmouth, où le cuirassé allemand dut subir une réparation, on reconnut que son éperon était courbé à tribord sur un angle d’environ quarante degrés, l’étrave brisée en deux endroits à la hauteur de la pièce qui la relie à la partie antérieure de la quille, et à la tablette de la cuirasse. À bâbord, les plaques de métal avaient été séparées de l’avant du navire, les parties antérieures des plaques, déchirées, laissaient une ouverture de dix-à douze pouces. Les plaques apparaissaient presque toutes recourbées, tordues ou brisées. Il y avait une ouverture béante, suffisante pour faire couler le navire quelques minutes après la collision, si on n’avait pas eu la présence d’esprit de fermer immédiatement les portes des cloisons étanches. Quand on songe que le Kœnig-Wilhelm était considéré comme un des plus beaux navires de guerre et comme l’un des plus solides, qu’il avait été construit dans le but spécial de couler ses adversaires à l’aide de son éperon, il est permis de mettre en doute l’efficacité pratique de l’éperon dans un combat naval. Au moment de la collision, le grand cuirassé avait une vitesse de six nœuds à l’heure, et le choc fut si peu violent qu’à peine le ressentit-on à bord, et cependant l’éperon fut presque entièrement détruit.

Depuis la collision des cuirassés allemands, d’autres collisions se sont produites encore entre navires cuirassés ; il y a eu notamment un abordage le 21 juillet 1884, dans la baie de Bantry, sur la côte d’Irlande, entre la Defence et le Valiant, pendant les évolutions de l’escadre anglaise. Il en est résulté de sérieux dommages, mais non mort d’hommes. — La liste de ces sortes d’abordages entre ces lourds navires difficiles à manœuvrer reste ouverte.

Comme on vient de le voir, les portes des cloisons étanches fermées à temps préservèrent seules le Kœnig-Wilhelm d’un sort semblable à celui du navire qu’il venait d’aborder. Dans une autre collision, celle du transatlantique allemand l’Elbe, abordé le 30 janvier 1895 par le steamer anglais le Crathie, les cloisons étanches n’ont pas empêché de sombrer le navire abordé, soit qu’elles aient été atteintes dans la collision, ou qu’elles soient restées ouvertes ; mais le Crathie a dû son salut à la résistance de sa cloison étanche de l’avant.

L’Elbe était parti de Brême avec deux cent quarante passagers, des émigrants pour la plupart, et cent soixante hommes d’équipage. Il se rendait à New-York et devait faire son escale réglementaire à Southampton. Il se trouvait, au moment de la collision, à une trentaine de milles de la côte de Hollande. Il était 6 heures du matin, la mer était grosse, avec une forte brise du nord-est ; l’obscurité était profonde. Tout à coup l’Elbe fut abordé par le plein travers avec une extrême violence, et il sombra en quelques minutes sans que les passagers et l’équipage eussent été secourus par le steamer auteur de la collision ; vingt personnes seulement, dont cinq passagers, purent trouver place dans une chaloupe, et après cinq heures de souffrances, transies de froid, elles furent recueillies par un bateau de pêche de Lowestoft (Angleterre).

Le navire abordeur s’était éloigné du lieu de la catastrophe, sans essayer d’atténuer la faute commise, sans s’efforcer de sauver quelques-uns des malheureux que la mer allait engloutir. Ce fait semble incroyable. Il provoqua une profonde émotion dans le monde maritime. La responsabilité assumée par le capitaine du Crathie serait bien grande, si son navire, très endommagé à l’avant, ne lui avait créé l’obligation de songer à la sûreté de son propre équipage.

Quoi qu’il en soit, on n’aurait probablement jamais connu le nom du navire anglais, si l’on n’avait vu entrer en relâche au port de Maassluis (Hollande) un steamer dont la proue était brisée jusqu’à la cloison étanche. Parti la veille de Rotterdam pour Aberdeen (Écosse), il était désigné par la nature des avaries comme l’auteur du sinistre qui venait d’avoir lieu. Il demeure en outre avéré que le Crathie marchant du sud vers le nord, tandis que l’Elbe allait à l’ouest, le Crathie a dû voir les feux de l’Elbe par tribord, ce qui, d’après le règlement, international, l’obligeait absolument à changer de route pour éviter une collision imminente.

Par un temps de brouillard, le 4 juillet 1898, à cinq heures du matin, le transatlantique français la Bourgogne, allant de New-York au Havre, fut abordé à soixante milles de Sable-Island par le Cromartyshire, venant de Dunkerque et se rendant à Philadelphie. La Bourgogne avait à son bord plus de huit cents personnes, — passagers et équipage. La collision fut épouvantable. Les passagers, encore couchés pour la plupart, montèrent en toute hâte sur le pont. Le capitaine Deloncle et ses officiers y organisaient déjà le sauvetage avec beaucoup de sang-froid et d’énergie ; mais l’eau s’engouffrait dans le transatlantique par une large ouverture faite dans ses flancs ; bientôt l’inclinaison fut telle que l’on ne put opérer la mise à flot des canots de bâbord. Des radeaux furent formés de caisses vides ; sur ces radeaux et dans deux canots purent prendre place cinquante-quatre hommes des machines, vingt-sept civils, vingt-trois matelots et soixante et un passagers. Parmi ces derniers, une seule femme fut sauvée, Mme Lacasse. Les victimes furent au nombre de plus de six cents et, parmi elles, le brave capitaine Deloncle, mort à son poste. Le paquebot sombra quarante minutes après la collision.

Le Cromartyshire, navire voilier, très endommagé dans la collision, se maintint à flot, grâce à ses cloisons étanches. Il recueillit à son bord les survivants du sinistre, qui se trouvaient dans les deux chaloupes et sur les radeaux improvisés. Le Cromartyshire fit, peu après, la rencontre d’un steamer, le Grecian, dont le capitaine voulut bien prendre les naufragés de la Bourgogne pour les conduire à Halifax.