Société française d’imprimerie et de librairie (p. 67-82).

CHAPITRE VII

Navires qui échouent par impéritie, par négligence, par erreur de calcul ; le navire talonne ; craquements sinistres ; tout le monde sur le pont ; manœuvre des pompes ; on coupe les mâts ; la mer brise le navire, enlève les embarcations ; la quille se casse ; la terre est éloignée ; brisants ; les vaisseaux le Batavia et le Sussex ; la Blanche-Nef ; le Sant-Iago ; naufrage d’un mandarin siamois ; le Grosvenor ; la Méduse ; le City-of-Colombus ; l’attole de vanikoro ; l’Astrolabe et la Boussole ; le Sydney, insuffisance des cartes marines : le Sénégal et la Ville-de-Para ; le steamer le Teuton.

Les navires vont se briser à la côte au milieu de la tempête ; ils vont aussi s’échouer — et c’est le plus grand nombre — par des vents maniables et des mers qui ne peuvent être un péril. Les causes de ces catastrophes sont diverses. Souvent la nuit, se fait complice de l’impéritie de ceux qui commandent à bord, d’une négligence coupable, d’une erreur de calcul.

De moment en moment la nuit s’épaissit, la brise est plus fraîche, la mer plus dure… on vient de s’assurer du fond, et la sonde a donné un nombre de brasses d’eau plus que suffisant pour naviguer en sûreté ; du moins on le pense. Soudain on croit entendre des brisants sur l’avant du navire. Qu’est-ce donc ? Ce bruit dénoncerait-il la présence très rapprochée de la côte ? Vite l’ordre est donné de virer de bord. La voilure ne permettant pas de le faire vent devant et la mer étant d’ailleurs fort grosse, on hale la barre au vent, on diminue de toile derrière… mais il est trop tard ; le navire, qui alors se trouvait déjà dans une barre, est poussé par des lames qui le font toucher si rudement que dès ce moment on peut juger que sa perte est certaine.

Aux premiers coups de talon, aux craquements horribles qui les accompagnent, ceux qui sont endormis abord se réveillent saisis d’effroi ; les uns s’élancent en haut demi vêtus, d’autres cherchent si cette affreuse réalité n’est point un reste de leurs songes inachevés ; on crie, on se rue, on appelle les chefs ; en vain ces derniers donnent quelques ordres dans cette confusion…

Et la mer couvre déjà l’avant du navire ; d’énormes lames viennent en grondant se briser avec fracas sur le côté incliné du bâtiment et emportent avec elles les débris de tout ce qui se trouve sur leur passage… À quelle distance de terre se trouve-t-on ? On ne sait. On ne sait si la côte qu’il va falloir chercher à atteindre avec les canots, — ou peut-être à la nage, accroché à un espars, à cheval sur un mât qui roule, — si cette côte est accessible. Le navire, après avoir talonné d’une manière épouvantable, s’incline dans le vide des lames, livrant son pont à l’envahissement de la mer.

Pour surcroît de malheur, la première lame qui tombe à bord enlève plusieurs embarcations, — interdit le salut.

Pour soulager le navire, le commandant fait couper les mâts, quand ils ne s’abattent pas d’eux-mêmes. Mais la lame ramène tous ces mâts contre les flancs, qu’ils battent à coups redoublés comme des béliers.

Ce qui fait que le navire qui touche sur un récif, sur un banc de sable est destiné à une prompte destruction, c’est que n’étant plus porté par les vagues, ne marchant plus avec elles, subitement il est devenu obstacle. Les lames le couvrent, déferlent sur son pont ; s’il est soulevé d’un côté, il retombe aussitôt de tout son poids, et ses flancs sont près de s’entr’ouvrir, des voies d’eau se déclarent, parfois sa quille se casse dans le milieu et le vaisseau présente à la mer deux ou trois grands débris. Bientôt ce n’est plus qu’une masse confuse que surmontent quelques tronçons de mâts.

Les hommes qui n’ont pas été blessés s’élancent à l’aide des cordages dans les haubans du côté où le navire s’élève. — Mais l’air est froid, les malheureux naufragés sont inondés par une eau glacée qui leur coule dans le dos, les pénètre, éclabousse de sel leur visage, leurs yeux. Grimpés dans les haubans, les pieds nus et endoloris, coupés par les enfléchures, ces pauvres marins voient s’écouler dans une lamentable agonie les derniers moments d’une existence toute de labeur, d’énergie, d’amour du métier : épaves humaines ne faisant qu’un avec les débris du navire.

Enfin, après des heures d’une inexprimable angoisse, le jour paraît. Avec quelle avidité tous les yeux se dirigent du côté où l’on s’attend à reconnaître la terre ! Quelle impatience de vérifier si l’on en est bien loin ! c’est à qui tentera de l’apercevoir ; on la voit enfin ; mais à quelle distance ! on est séparé d’elle par des barres et des brisants où la mer s’engouffre et vole en écume à une hauteur prodigieuse. C’est alors que l’on peut juger de la vraie position du navire ; ses mâts et son beaupré sont rompus ; le pont est défoncé, la coque éventrée ; tout ce qu’il en reste représente l’effondrement. La cargaison s’éparpille autour d’un point central, — restes désagrégés de ce qui fut un vaillant navire et où maintenant rendent l’âme quelques malheureux livides et tremblants, le regard errant avec effroi sur cette mer de destruction.

Ici les souvenirs désastreux, les noms de navires naufragés se présentent en foule. Nommons ceux dont la perte a eu le plus de retentissement.

C’est le vaisseau hollandais le Batavia, commandé par François Chelsart, qui échoua près de la Concorde, sur le littoral de l’Australie, ayant à son bord trois cents personnes environ en y comprenant les passagers ; parmi ceux-ci se trouvaient des femmes et des enfants (1630). Ce naufrage causa longtemps une profonde impression sur les esprits, à cause des souffrances qu’eurent à endurer les survivants, débarqués sur des îlots : on vit se produire la rébellion d’une partie de l’équipage, le massacre d’une trentaine d’opposants, et d’autres scènes d’horreur.

Le vaisseau le Sussex, de la Compagnie des Indes, abandonné par son capitaine et la plus grande partie de l’équipage à la suite d’une tempête qui avait produit des voies d’eau, fut conduit par John Dean et quelques-uns de ses camarades près de la côte de Madagascar ; mais le vaisseau toucha et fut poussé par une grosse mer contre les écueils (1738). Ajoutons que cinq hommes seulement abordèrent à Madagascar, et bientôt quatre des malheureux compagnons de John Dean expirèrent de faim et de fatigue, malgré les quelques secours qu’ils reçurent de la population de l’île.

Mais ce n’est pas toujours la tempête qui cause la perte des navires qui vont se jeter sur des récifs à fleur d’eau ou se briser à la côte. Un exemple mémorable de la témérité ou de l’inexpérience d’un pilote est fourni par le naufrage de la Blanche-Nef où périrent les deux fils du roi d’Angleterre Henri Ier, et toute leur suite, le 25 novembre 1120. Peu de sinistres maritimes ont eu autant de retentissement. Ce fut un désastre public ; les chroniqueurs en notèrent les moindres détails, les poètes en firent le sujet de leurs vers.

Louis VI, dit le Gros, régnait en France, Henri Ier en Angleterre ; Henri possédait aussi le duché de Normandie ; mais il se vit obligé de passer en France avec toute sa noblesse pour défendre ses droits et ses domaines. Après avoir mis ordre à ses affaires en Normandie, et avoir généreusement récompensé les chevaliers normands qui avaient combattu pour lui, Henri songea à reprendre le chemin de l’Angleterre, et fit réunir une flotte nombreuse à Barfleur.

Le roi allait s’embarquer, lorsqu’un Normand, Thomas fils d’Étienne, se présenta devant lui et, lui offrant en hommage un marc d’or, il lui dit :

— Mon père, Étienne, fils d’Érard, a servi le vôtre sur mer toute sa vie. Ce fut mon père qui, sur son vaisseau, transporta le duc Guillaume en Angleterre lorsqu’il alla combattre Harold. Il reçut à titre de récompense l’office de pilote du roi, sa vie durant, et fut comblé d’honneurs et de biens. Plaise à vous, seigneur roi, de m’accorder en fief le même office ; j’ai là pour votre royal service un vaisseau bien équipé qu’on appelle la Blanche-Nef.

Le roi répondit :

— Ta requête me plaît. J’ai choisi le vaisseau sur lequel je passerai et n’en veux point changer ; mais je te confie ce que j’ai de plus cher au monde, mes fils Guillaume et Richard, ainsi qu’une partie de la noblesse de mon royaume.

Lorsqu’ils apprirent l’heureux résultat de cette démarche, les matelots de la Blanche-Nef allèrent saluer les fils du roi ; et ceux-ci s’empressèrent de leur faire donner trois muids de vin pour se réjouir ensemble. Ils burent tellement qu’ils se trouvèrent bientôt très excités.

Cependant, sur l’ordre du roi, un grand nombre de barons, — trois cents environ, — avaient pris leurs dispositions pour le voyage. Plusieurs emmenaient, avec eux leurs enfants : dix-huit dames de grande naissance, filles, sœurs, nièces ou épouses de rois et de comtes, étaient dans leur compagnie. Mais lorsqu’il s’agit de s’embarquer, en voyant l’ivresse des matelots, quelques-uns refusèrent de monter à bord du navire : il y avait là une cinquantaine de rameurs et autres matelots qui, sous l’influence du vin, pouvaient à grand’peine prendre leur rang et s’occuper de la manœuvre.

Tous les chevaliers embarqués sur le vaisseau de Thomas le pressaient de rejoindre la flotte royale qui depuis longtemps fendait la mer. Mais lui, se fiant à son habileté et à la vigueur de ses hommes, promettait audacieusement de devancer tous ceux qui étaient partis avant lui.

Il donne enfin le signal : aussitôt les rameurs font force de rames et l’aveugle pilote prend sans hésitation à travers les écueils du raz de Catteville. Là il heurte un énorme rocher, que chaque jour le flux et le reflux de la mer couvre et découvre, et le flanc gauche de la Blanche-Nef s’entr’ouvre béant, menaçant le navire d’une prompte submersion. Un seul cri s’échappe de toutes les poitrines, cri de détresse aussitôt noyé dans la mer, mais qui avait été entendu du rivage.

Seuls, deux naufragés, un boucher de Rouen, nommé Bérold, et le jeune Godefroid, fils de Gilbert de l’Aigle, réussissent à s’emparer de la grande vergue du navire et y restent suspendus une partie de la nuit. À un moment apparaît auprès d’eux un homme qui surnage : c’est le pilote Thomas. Il aperçoit les deux naufragés. Qu’est devenu le fils du roi ? leur demanda-t-il. Et apprenant qu’il a péri avec toutes les personnes de sa suite : Malheur à moi, s’écrie-t-il, je ne mérite pas de vivre plus longtemps. Il ne fait plus aucun effort et s’abandonne à la mer.

Les deux naufragés s’encourageaient mutuellement. La nuit était glacée : le jeune Godefroid ne put résister davantage ; à bout de forces, il lâche la vergue et se laisse couler à fond. Et Bérold, le plus pauvre de tous, seul de tous ses compagnons, échappa à la mort et fut recueilli le lendemain par des pêcheurs. Ce fut par lui que l’on connut certains détails du naufrage.

En 1586, le vaisseau portugais le Sant-Jago, monté par l’amiral Fernando Mendoza, fut conduit par impéritie sur les écueils appelés Baïxos de Juida, à soixante-dix lieues des côtes orientales de l’Afrique.

Cent ans plus tard, en 1686, un vaisseau portugais de trente canons, amenant en Europe une ambassade du roi de Siam, envoyée au roi de Portugal Pierre II, fit naufrage sur un récif près du cap des Aiguilles, à l’extrémité de l’Afrique australe. Le Jésuite Tachard a écrit sous la dictée d’un mandarin siamois, Doccum Chamnan, la relation de ce voyage.

« J’aperçus tout à coup sur la droite, dit le naufragé, une ombre épaisse et peu éloignée de nous. Cette vue m’épouvanta ; j’en avertis le pilote, qui veillait au gouvernail. Au même instant, on cria de l’avant du vaisseau : « Terre, terre, devant nous ! Nous sommes perdus ; virez de bord ! » Le pilote fit aussitôt pousser le gouvernail pour changer de route ; mais nous étions si près du rivage, qu’en virant, le navire donna trois coups de sa poupe sur une roche et perdit aussitôt son mouvement. Ces trois secousses furent très rudes. On crut le vaisseau crevé, on courut à la pompe. Cependant, comme il n’était pas encore entré une seule goutte d’eau, l’équipage fut un peu rassuré.

« On s’efforça de sortir d’un si grand danger en coupant les mâts et en déchargeant le vaisseau ; mais on n’en eut pas le temps. Les flots que le vent poussait au rivage, y portèrent aussi le bâtiment. Des montagnes d’eau, qui allaient se rompre sur les brisants avancés dans la mer, soulevaient le vaisseau jusqu’aux nues et le laissaient retomber sur les rochers avec tant de vitesse et d’impétuosité, qu’il n’y put résister longtemps.

« On l’entendait craquer de tous côtés. Les parties se détachaient les unes des autres, et l’on voyait cette grosse masse de bois s’ébranler, plier et se rompre de toutes parts, avec un fracas épouvantable. Comme la poupe avait touché la première, elle fut aussi la première enfoncée. En vain les mâts furent coupés, et les canons jetés à la mer, avec les coffres et tout ce qui était de poids, pour soulager le corps du bâtiment : il toucha si souvent, que, s’étant ouvert enfin sous la Sainte-Barbe — lieu où l’on renferme les poudres — l’eau, qui y entrait abondamment, eut bientôt gagné le premier pont et rempli la Sainte-Barbe. Elle monta jusqu’à la grand’chambre, et peu d’instants après elle était à hauteur de ceinture sur le second pont.

« À cette vue, il s’éleva de grands cris. Chacun se réfugia sur l’étage le plus haut du navire, mais avec une confusion qui augmenta le danger. L’eau continuant de monter, nous vîmes le vaisseau s’enfoncer insensiblement jusqu’au moment où, la quille ayant atteint le fond, il demeura quelque temps immobile dans cet état.

« Il serait difficile de représenter l’effroi et la consternation qui se répandirent dans tous les esprits, et qui éclatèrent par des cris et des sanglots. On se croisait, on se heurtait à tout moment l’un contre l’autre. Les clameurs et le tumulte étaient tels, qu’on n’entendait plus le fracas du vaisseau qui se rompait en mille pièces, ni le bruit des vagues qui se brisaient sur les rochers avec une furie incroyable. Cependant, après s’être livrés à des gémissements inutiles, ceux qui n’avaient pas encore pris le parti de se jeter à la nage pensèrent à se sauver par d’autres voies.

Les vagues se brisaient sur les rochers.
On fit plusieurs radeaux des planches et des mâts du navire. Les malheureux à qui la frayeur avait fait négliger ces précautions, furent engloutis dans les flots ou écrasés par la violence des vagues, qui les jetaient sur les rochers du rivage. »

Ajoutons à ces exemples, qu’il nous serait malheureusement trop facile de multiplier, le naufrage du Grosvenor, vaisseau de la Compagnie des Indes qui avait quitté Ceylan, faisant route pour l’Angleterre, ayant à bord des femmes et des enfants, et qui échoua sur le littoral de l’Afrique australe, par suite d’une erreur de calculs de son commandant (1782).

Dans la succession de ces désastres maritimes, se présente, à la date de 1816, le plus douloureusement célèbre de tous les naufrages : on a compris que nous voulons parler du naufrage de la Méduse. Cette frégate périt sur le banc d’Arguin en se rendant au Sénégal.

On reprenait possession de cette colonie, en exécution des traités de 1815, et la Méduse, frégate de 44 canons, était accompagnée de la corvette l’Écho, de la gabare la Loire et du brick l’Argus. Ces navires transportaient des troupes et le nouveau gouverneur du Sénégal. Le commandement en chef de l’expédition avait été donné à M. Duroys de Chaumareys, officier incapable qui devait sa position au favoritisme. Il ne sut pas éviter les périls de la navigation le long de la côte d’Afrique, et le 2 juillet, à trois heures un quart de l’après-midi, la Méduse échoua, au moment où son commandant ordonnait, mais trop tard, une manœuvre destinée à lui faire prendre le large. La frégate, en loffant, donna presque aussitôt un coup de talon ; elle courut encore un moment, en donna un second, enfin un troisième. Elle s’arrêta dans un endroit où la sonde n’accusait qu’une profondeur de 5 m. 60, encore était-ce au moment de la pleine mer ; cette hauteur d’eau ne pouvait donc que baisser.

Cependant on put prendre certaines dispositions pour essayer de dégager la frégate ; après l’avoir allégée, on mouilla successivement des ancres dans diverses directions et l’on vira sur les grelins ; mais ce travail poursuivi pendant deux jours ne donna aucun résultat satisfaisant. La construction d’un radeau fut alors décidée ; on devait y descendre deux cents hommes — soldats pour la plupart — avec des vivres. Les six embarcations de la frégate étaient insuffisantes pour le sauvetage des quatre cents personnes se trouvant à bord.

Pendant la construction du radeau, le vent s’était levé, la mer avait grossi ; la frégate fut de plus en plus remuée, sa quille se brisa en deux ; l’eau entrait en telle quantité qu’on ne pouvait plus se faire illusion sur le sort du navire : il fallait s’en éloigner le plus promptement possible.

Le radeau était long de vingt mètres avec une largeur de sept. Il se composait des mâts de hune de la frégate, des vergues, des jumelles, d’espars, etc. : ces diverses pièces jointes les unes aux autres par des cordes. Deux mâts de hune, pièces principales de la construction, étaient placés sur les côtés ; quatre autres mâts avaient été accouplés deux à deux au centre du radeau. Des planches clouées sur toutes ces pièces de bois formaient une sorte de parquet, laissant toutefois de grands vides.

On fit descendre sur le radeau cent vingt-deux militaires, vingt-trois marins et passagers. Le grand canot reçut trente-cinq personnes ; le canot major quarante-deux ; le canot du commandant, vingt-huit ; la chaloupe, quatre-vingt-huit ; un canot de huit avirons vingt-cinq, personnes, et la plus petite embarcation, quinze. On voulut embarquer sur le radeau et dans les canots des provisions, du vin et des pièces d’eau ; mais tout se fit avec tant de confusion, que l’eau et les vivres furent abandonnés ou jetés à la mer, au moment du départ, pour alléger les embarcations et le radeau, tellement chargés, que force était de laisser à bord de la frégate dix-sept hommes, qui se considéraient comme à peu près abandonnés, quelque promesse qu’on leur fît d’envoyer bientôt à leur secours.

Les embarcations devaient remorquer le radeau. La Méduse ayant échoué à douze ou quinze lieues de la terre, ce n’était pas, les courants aidant, une entreprise impossible à mener à bonne fin ; mais quelques heures après avoir quitté la frégate, les embarcations coupèrent les amarres et le radeau fut livré à lui-même. C’était un « sauve-qui-peut » qui plongea dans un mortel abattement les malheureux qui avaient pris place sur le radeau.

Nous aurons à parler des souffrances qu’ils eurent à supporter, et des drames affreux qui se produisirent sur l’étroit espace où se pressaient cent quarante-cinq naufragés. Qu’il nous suffise de rappeler ici que, secourus enfin après quatorze jours, par le brick l’Argus, les infortunés qui avaient pris place sur le radeau étaient réduits au nombre de quinze et dans le plus lamentable état : neuf seulement survécurent.

Les canots avaient abordé la côte africaine et, malgré bien de douloureuses difficultés, les naufragés purent atteindre Saint-Louis en suivant le littoral, sauf toutefois les canots de M. de Chaumareys et du gouverneur qui abordèrent à Saint-Louis même, sans avoir été exposés à aucun danger sérieux.

Enfin, on songea aux pauvres gens laissés à bord de la frégate naufragée ; une goélette qui leur fut envoyée, arriva près de ce qui restait de la Méduse le cinquante-deuxième jour de l’abandon de ce navire. On ne retrouva plus que trois hommes, des dix-sept qu’on y avait laissés. Dix jours auparavant, douze d’entre eux, voyant les vivres épuisés, avaient tenté de se sauver en construisant un petit radeau : on n’eut jamais de leurs nouvelles. Deux autres étaient morts à bord même de la frégate. Ajoutons que M. de Chaumareys, rappelé en France, fut traduit devant un conseil de guerre. Déclaré coupable de la perte de la Méduse, il fut rayé des cadres de la marine et condamné à trois ans de prison militaire.

Une catastrophe de même ordre — où le commandant assuma une grave responsabilité, est celle qui amena la perte du City-of-Columbus, échoué le 17 janvier 1884 sur les côtes du Massachusetts (États-Unis), dans un trajet entre Boston et Savannah (Géorgie). Le navire sombra dix minutes après avoir touché, et sa perte entraîna la mort de plus de cent personnes, parmi lesquelles de nombreux passagers.

Tout avait bien marché jusqu’au 17, quatre heures du matin. À ce moment, malgré la sérénité du ciel, illuminé par un clair de lune, un vent glacé du nord-ouest soufflait dans la mâture du navire. On se trouvait près du Gay Head (la Pointe Gaie), ainsi nommé en raison des brillantes couleurs des rochers qui le bordent.

C’est contre ces rochers que le City-of-Columbus alla donner avec une violence inouïe. On ne s’expliqua pas tout d’abord comment le navire, par un temps si clair, n’avait pu les éviter, d’autant que le promontoire est surmonté d’un phare dont les feux rayonnent à cent soixante-dix pieds au-dessus du niveau de l’eau. Depuis, le pilote avoua, dit-on, qu’ayant eu très froid, il avait quitté son poste d’observation et était allé passer vingt minutes dans le refuge des fumeurs installé sur le pont. En retournant à son poste, il s’était aperçu que le bâtiment avait viré, et se trouvait engagé parmi les récifs. Il était trop tard pour conjurer le danger. Quelques instants après, le navire heurtait contre les rochers.

Une déchirure énorme se fit sur le flanc du steamer, et par cette ouverture béante les vagues entrèrent tumultueuses. Les passagers, réveillés en sursaut par le choc et le bruit de l’eau montante, s’élancèrent épouvantés sur le pont, ceux-ci à demi vêtus, ceux-là en chemise, d’autres munis des appareils de sauvetage que faisait distribuer le capitaine.

On voulut lancer les bateaux de sauvetage. Mais la rafale avait grossi : la mer était devenue terriblement houleuse. La plupart des canots s’émiettèrent dans l’air ; les autres, aussitôt à flot, furent engloutis par la lame.

Le sauvetage des malheureux accrochés en grappe aux cordages.
Pendant ce temps, le navire, — un beau navire presque neuf, de 81 mètres de long — coulait bas avec une effrayante rapidité ; et bientôt la mer, envahissant le pont, emporta comme des fétus de paille, hommes, femmes et enfants qui luttèrent quelques secondes avec des cris déchirants, puis disparurent pour toujours. En moins d’un quart d’heure, plus de quatre-vingt-dix personnes, parmi lesquelles M. J.-N. Morton, rédacteur en chef du Boston Globe, et M. Oscar Iasigi, consul général de Turquie, périrent de cette façon.

Sept passagers avaient réussi à s’échapper sur un radeau. Restaient une trentaine de passagers et marins qui s’étaient accrochés aux agrès, et qui demeuraient là suspendus, glacés, épouvantés à la vue des eaux montant rapidement, et qui n’allaient pas tarder à arriver jusqu’à eux.

Vers huit heures du matin, on aperçut du haut du promontoire de Gay-Head le drame qui se passait en mer. Un premier bateau de sauvetage fut mis à l’eau, et, à sa suite, le bâtiment douanier le Dexter. Le sauvetage des malheureux accrochés en grappe aux cordages offrit, comme toujours, beaucoup de difficultés.

Les canots ne pouvaient approcher, de crainte de se briser contre la mâture du City-of-Columbus qui, seule, dépassait maintenant le niveau de l’eau. Les naufragés durent lâcher les agrès et se jeter à la mer pour nager jusqu’aux bateaux qui les recueillaient un à un. Cela dura jusqu’à midi. Plusieurs d’entre eux se noyèrent en cherchant à atteindre les canots ; un autre, épuisé par la fatigue, tomba comme une masse et disparût ; trois autres encore, recueillis à bord du Dexter, moururent de froid avant d’arriver à New-Bedford, où les conduisait le bâtiment douanier.

On nota quelques exemples de véritable héroïsme : celui du capitaine Wright, qui demeura le dernier sur le steamer sombré, et surtout celui du lieutenant Rhodes du Dexter, qui se fit attacher une corde autour de la ceinture, se jeta à la mer pour aller sauver des naufragés, heurta un débris de navire qui lui fit à la jambe une profonde entaille, retourna sur le Dexter pour se faire panser, et se rejeta de nouveau à l’eau pour accomplir sa mission de dévouement.

Dans le grand Océan, de nombreuses îles sont entourées, à quelques milles de leur littoral, d’une véritable ceinture de récifs madréporiques. Chaque île, avec ses récifs, constitue un ensemble auquel on a conservé le nom indien d’Attole. C’est sur les récifs de Vanikoro que périrent les deux frégates conduites par la Pérouse dans un voyage autour du monde : l’Astrolabe et la Boussole. Ce n’était le fait ni de l’impéritie, ni d’une ignorance coupable : ces parages du grand Océan n’étaient pas encore connus.

Longtemps on ignora le sort du célèbre navigateur, ou plutôt le lieu où ses navires s’étaient perdus ; des recherches entreprises en 1791, en exécution d’un décret de l’Assemblée nationale, étaient demeurées sans résultat, lorsqu’on 1826, le capitaine anglais Dillon, qui avait déjà fait plusieurs voyages en Océanie, ayant abordé à l’île de Tucopia,

L’Astrolabe.
voisine de l’archipel de Viti, y trouva entre les mains d’un indigène une poignée d’épée en argent sur laquelle était gravée un chiffre qui pouvait être celui de la Pérouse.

Le sauvage, interrogé sur la provenance de cet objet, indiqua une île assez éloignée, nommée Vanikoro, près de laquelle deux grandes « pirogues » avaient autrefois fait naufrage.

L’année suivante, le capitaine Dillon venait de Pondichéry à Vanikoro, sur un bâtiment dont la Compagnie du Bengale lui avait offert le commandement. Il put recueillir divers objets et débris provenant, selon toute apparence, des navires de la Pérouse : une grande cloche de bronze portant la marque de la fonderie de Brest, quatre pierriers, et un morceau de bois décoré de fleurs de lis et d’autres sculptures, ayant dû appartenir au couronnement de l’une des frégates naufragées.

Le capitaine Dumont d’Urville, chargé, en 1826, de reconnaître avec l’Astrolabe des régions peu fréquentées de l’Océanie et d’y rechercher les traces de la Pérouse, se trouvait devant la terre de Van-Diémen, lorsqu’il apprit la découverte du capitaine Dillon à Vanikoro. Sans perdre de temps, il se dirigea vers cette île, où il arriva le 21 février 1828. Il fit explorer les récifs et questionna les insulaires. Ce qu’il apprit d’eux, lui permit de reconstituer les phases du sinistre maritime. Nous laissons la parole à l’illustre navigateur.

« À la suite d’une nuit très obscure, durant laquelle le vent du sud-est soufflait avec violence, le matin, les insulaires virent tout à coup sur la côte méridionale, vis-à-vis le détroit de Tanema, une immense pirogue échouée sur les récifs. Elle fut promptement démolie par les vagues, et disparut entièrement sans qu’on pût rien sauver par la suite. Des hommes qui la montaient, un petit nombre seulement purent s’échapper dans un canot et gagner la terre. Le jour suivant, et dans la matinée aussi, les sauvages aperçurent une seconde pirogue semblable à la première, échouée devant Païou. Celle-ci sous le vent de l’île, moins tourmentée par le vent et la mer, d’ailleurs assise sur un fond régulier de douze ou quinze pieds, resta longtemps en place sans être détruite. Les étrangers qui la montaient descendirent à Païou, où ils s’établirent avec ceux de l’autre navire, et travaillèrent sur-le-champ à construire un petit bâtiment des débris du navire qui n’avait point coulé… Enfin, après six ou sept lunes de travail, le petit bâtiment fut terminé, et tous les étrangers quittèrent l’île.

« Tout nous porte à croire que la Pérouse, après avoir visité les îles des Amis et terminé la reconnaissance de la Nouvelle-Calédonie, avait remis le cap au nord et se dirigeait sur Santa-Cruz. Il crut pouvoir continuer sa route pendant la nuit, comme cela lui était souvent arrivé, lorsqu’il tomba inopinément sur ces terribles récifs de Vanikoro, dont l’existence était entièrement ignorée. Probablement la frégate qui marchait en tête (et les objets, rapportés par Dillon ont donné lieu de penser que c’était la Boussole elle-même) donna sur les brisants sans pouvoir se relever, tandis que l’autre eut le temps de revenir au vent et de reprendre le large ; mais l’affreuse idée de laisser leurs compagnons de voyage, leur chef peut-être, à la merci d’un peuple barbare, ne dut pas permettre à ceux qui avaient échappé au premier péril, de s’écarter de cette île funeste ; et ils durent tout tenter pour arracher leurs compatriotes au sort qui les menaçait. Ce fut là, nous n’en doutons point, la cause de la perte du second navire. L’aspect même des lieux où il est resté ; donne un nouvel appui à cette opinion. Car au premier abord, on croirait y trouver une passe entre les récifs. Il est donc possible que les Français du second navire aient essayé de pénétrer par cette ouverture en dedans des brisants, et qu’ils n’aient reconnu leur erreur que lorsque leur perte était aussi consommée. »

Les objets retrouvés par Dumont d’Urville, joints à ceux déjà rapportés en France par le capitaine Dillon, figurent aujourd’hui au musée de la marine au Louvre, disposés sur une pyramide. Depuis, de nouvelles recherches ont été entreprises. En 1883, le lieutenant de vaisseau Bénier, commandant le Bruat, a réussi à retirer de la mer trois ancres, trois canons, diverses plaques de fer blanc et de plomb. L’un des canons portait le millésime de 1621 ; un petit canon de bronze trouvé sur le grand récif marquait la place où l’Astrolabe avait sombré. Ces objets, rapportés d’abord à Nouméa, y ont été reçus avec les honneurs qu’on eût rendus aux dépouilles mêmes des victimes du célèbre naufrage.

D’après les ordres du gouverneur, les compagnies de débarquement des bâtiments de guerre et les troupes de la garnison avaient été mises sur pied. Tous les fonctionnaires de la colonie accompagnaient le gouverneur, qui présidait à cette cérémonie, et la population entière s’était massée sur les quais pour assister au débarquement de ces épaves.

Elles quittèrent le Bruat dans une chaloupe ornée de fleurs et de feuillage, remorquée par deux embarcations commandées par un officier. À ce moment le Bruat les salua de vingt et un coups de canon. Le capitaine de vaisseau Pallu de la Barrière, gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, prononça une allocution en recevant à leur arrivée à terre, des mains de M. le lieutenant de vaisseau Bénier, les épaves des deux bâtiments. Et la cérémonie fut close par une seconde salve de vingt et un coups de canon.

Pareille aventure sinistre arriva, en 1806, au Sydney allant de Port-Jackson (Australie) au Bengale, et qui se préparait à passer le détroit de Dampierre, lorsqu’à une heure du matin, il toucha sur un banc de corail qui n’était marqué sur aucune carte — peut-être ayant surgi récemment à la surface des eaux, comme cela a lieu sans cesse dans ces mers. Le bâtiment avait heurté avec violence ; son avant commença aussitôt à s’ouvrir. Deux heures après, on mesurait six pieds d’eau dans la cale. Le navire paraissant irrémédiablement perdu, on mit les canots en état de recevoir l’équipage, composé de cent huit hommes.

Le capitaine du Sydney rapporte comment, après avoir distribué son équipage entre toutes ses embarcations et fait répartir entre elles autant de vivres qu’elles en pouvaient contenir, il abandonne, le cœur serré, son pauvre navire. Il s’embarque dans la chaloupe avec son second officier et soixante-quatorze Lascars ; deux autres officiers prirent place dans le canot, avec quatorze hommes ; la yole fut occupée par quinze Malais et un Cypaye. Le vent fraîchit pendant la nuit et la houle devenant fort grosse, la yole remorquée par le canot coula à fond, et aucun de ceux qui la montaient ne put être secouru. Mais le reste de l’équipage fut débarqué sans avoir trop souffert sur plusieurs points de la Malaisie : à Céram, et à Poulo-Pinang, sur la côte occidentale de Sumatra.

Il peut arriver qu’un navire s’approche trop de la terre, porté par des courants, ou mal dirigé par suite d’une déviation des compas. Certaines cartes marines indiquent une roche comme émergeant qui est au contraire, et le plus souvent, un danger caché sous l’eau. C’est ainsi que périrent aux Canaries, il y a quelques années, un vapeur anglais, le Sénégal, et en octobre 1884, le steamer la Ville-de-Para, capitaine Laperdrix.

Tout cela c’est l’inévitable, et toute la science du marin ne peut suppléer au défaut de connaissances complètes, que tous les gens de mer cherchent à acquérir, mais qui sont le plus souvent conquises une à une, au prix de quelque perte douloureuse.

C’est ainsi que le Teuton, grand bateau à vapeur de l’Union Steamship Company, commandé par le capitaine Manning, ayant quitté l’Angleterre le 6 août 1831, avec deux cent quarante passagers et quatre-vingts hommes d’équipage, à destination de Natal, poursuivait son voyage, par un très beau temps, vers Algoa-Bay, au delà du Cap ; lorsqu’à sept heures du soir, le 31 août, il toucha près d’Aguilhas, à quatre milles de la côte, sur une roche non indiquée sur la carte. Le capitaine fit mettre sans délai tous les canots à la mer et préparer l’embarquement des passagers. Soudain le Teuton s’enfonce et coule à pic. Quatre grands canots sont entraînés dans le gouffre avec lui ; trois seulement, plus éloignés, échappent au remous du bâtiment qui sombre.

Près de deux cents passagers et soixante marins, parmi lesquels le capitaine Maning, périrent dans ce naufrage.