Société française d’imprimerie et de librairie (p. 53-66).

CHAPITRE VI

Les voiliers menacés d’aller à la côte ; le vapeur le Papin ; le steamer le Tweed ; tempête dans la mer Noire ; le Henri IV et le Pluton ; la frégate la Sémillante ; naufrages aux îles Auckland ; le Grafton, l’Invercauld, le Général-Grant ; le vapeur le Borysthène ; le steamer le Daniel-Steinmann ; la corvette la Marne et vingt-quatre bâtiments de commerce perdus dans la rade de Stora.

Des grains de pluie et de grêle se succèdent avec rapidité ; un brouillard épais voile l’horizon. De l’arrière du navire, on aperçoit à peine la partie de l’avant. Bientôt la mâture craque, les voiles se déchirent, fouettent avec bruit et sont emportées par l’ouragan.

La voix du vent secoue dans la tumultueuse étendue d’aigres sifflements, et par instant éclate en détonations répétées. Sous la pression du vent les vagues s’élèvent, bondissent, retombent lourdement. Les voiliers, menacés d’aller à la côte, n’ont que deux moyens d’échapper au naufrage : louvoyer au risque de se coucher sur l’eau pour ne plus se relever, ou mouiller s’il est possible que l’ancre trouve fond. Malheureusement les courants, la dérive, la grosse mer, les mâts qui se cassent, rendent trop souvent le louvoyage impossible, et quand les lames sont soulevées par un impétueux vent du large, il est encore plus douteux que les ancres puissent tenir bon.

« Tel bâtiment, à l’ancre dans une baie bien fermée, est plus exposé que celui qui fuit, emporté par la tempête, à travers les solitudes de l’Océan. Aussi les cœurs des marins eux-mêmes s’émeuvent-ils profondément alors qu’ils aperçoivent une voile aux prises avec une brise violente qui tend à la jeter au rivage.

« La situation est extrême alors, il faut à tout prix remonter le lit du vent ; l’on a d’un côté la tempête furieuse, de l’autre la terre immobile : c’est à la tempête qu’il faut faire face. C’est dans la tempête même qu’il faut se frayer une route, ainsi qu’un corps d’armée dont la retraite est coupée, n’a d’autre ressource que de s’ouvrir un passage à travers les baïonnettes et les canons ennemis.

— À l’ouvrage, matelots ! du courage, garçons ! manœuvrons sans perdre un pouce de chemin ; nous jouons ici à quitte ou double notre navire et notre vie.

« On se charge donc de toile, au risque d’être démâté, roulé en un instant sur les récifs, écrasé contre le mur de granit des falaises, ou englouti par les brisants qui hurlent avec une rage telle que les anciens, en leur donnant les noms de Charybde et Scylla, les comparèrent à des monstres ouvrant mille gueules pour dévorer les navigateurs. On se charge de toile afin de louvoyer, si toutefois c’est possible. Le navire qui remonte le lit du vent entre deux terres rapprochées, est obligé de virer de bord très souvent, et s’il évolue bien, il peut gagner beaucoup par le fait même de cette manœuvre répétée coup sur coup, en décrivant chaque fois une ligne arrondie.

« Mais si la mer est très mauvaise, si, par vice de construction, par défaut de qualités ou par la faute de ceux qui le manœuvrent, le bâtiment vire mal de bord, il perd au lieu de gagner ; parfois encore il manque son évolution, — ce qui, dans les passes étroites, suffit pour occasionner le naufrage à la côte. La vitesse est amortie, le vent pousse le navire à reculons et le jette au plein avant qu’on ait eu le temps de le sauver par une manœuvre nouvelle.

« Les courants, ceux du flux et du reflux entre autres, selon qu’ils sont favorables ou contraires, exercent une influence puissante sur la destinée des navires. Le meilleur des voiliers, par un gros temps, ne parviendra guère à se soutenir contre vent et marée, et un bâtiment médiocre sera toujours entraîné à la côte.

« Et maintenant, qu’un navire soit surpris ou chassé par un gros temps en face d’une terre n’offrant aucun abri, voici venir la lutte acharnée[1] ! »

On se souvient encore, dans-la marine, du naufrage de la corvette à vapeur le Papin, parti de Cadix le 5 décembre 1845 à destination du Sénégal. Le lendemain, à onze heures et demie du soir, le navire fit côte au nord de Mazagan, sur le littoral marocain. Il s’ensabla à deux ou trois encâblures de terre.

Peu d’années auparavant, on eût pu voir accourir sur le rivage des populations avides de pillage et de meurtre, leurs cris de joie se mêlant au vacarme de la tempête. Heureusement les temps étaient changés.

À quatre heures du matin, le 7, le navire était rempli d’eau, son pont balayé par une mer que le vent fouettait. Peu après, la cheminée tombait et écrasait plusieurs personnes.

Plusieurs hommes s’élancèrent dans la mer pour saisir les débris des embarcations dont le navire était entouré, ou tenter de se sauver à la nage. La plupart périrent. Ceux qui abordèrent à la plage trouvèrent des Marocains empressés à leur venir en aide. Ils allumèrent un grand feu pour réchauffer les naufragés.

À onze heures du matin, le grand mât, qui jusque-là avait résisté, bien que le Papin fût coupé en deux, à l’arrière des tambours, s’abattit en écrasant dans sa chute un grand nombre de personnes.

Enfin les Marocains, encouragés par M. Redmann, agent consulaire de France et d’Angleterre, tentèrent d’opérer le sauvetage. En moins de deux heures, ils eurent ramené quarante-quatre personnes à terre, en les portant sur leurs épaules, et en nageant par une mer encore très grosse. Dans ce naufrage périrent M. Marey-Monge, consul à Mogador, M. Fleuriot de Langle, commandant du navire, tout l’état-major, à l’exception de M. de Saint-Pierre, volontaire, et près de la moitié de l’équipage.

C’est encore une tempête qui jeta sur le récif d’Aleranes, dans le golfe du Mexique, le bateau à vapeur de la compagnie des Indes Occidentales, le Tweed, de 1 800 tonneaux, et de la force de 500 chevaux, commandé par le capitaine George Parsons (9 février 1846). La perte de ce beau steamer fit soixante-douze victimes. Le navire faisait voile de la Havane se rendant au Mexique, portant à son bord un équipage de quatre-vingt-neuf hommes, plus soixante-deux passagers ; sa cargaison ; composée principalement de mercure, valait environ 20 000 livres sterling (500 000 francs).

Au milieu de la nuit, le capitaine se tenait sur le pont lorsque retentit le cri d’une des vigies : Brisants devant !

« Aussitôt, lisons-nous dans la relation d’un des naufragés, le capitaine s’élança à l’avant avec l’officier de quart et les matelots de service, et l’on entendit coup sur coup se succéder les ordres. J’avais été réveillé par les cris du timonier ; le bruit de pas de ceux qui couraient sur ma tête m’apprit qu’il se passait quelque chose de grave et, à moitié habillé, je me précipitai sur le pont. J’aperçus bientôt la tête blanchissante des brisants : — Y a-t-il du danger ? demandai-je au capitaine. — N’ayez pas peur, voici que nous allons en arrière.

« C’était de la machine qu’il voulait parler, sans doute ; le navire emporté par son erre ne recula malheureusement pas, et quelques secondes après il était précipité sur les récifs de toute sa vitesse, car nous venions de marcher à toute vapeur et avec les voiles sur les mâts. Au choc, le navire abattit un peu sous le vent, puis se releva, et, emporté par les vagues, vînt s’échouer de tout son poids sur les rocs.

« À cette seconde secousse, il sembla qu’il allait se briser en mille pièces. La machine s’arrêta aussitôt, les chaudières ouvertes vomirent la vapeur qui les remplissait, et qui, après avoir inondé la chambre de la machine, s’échappait par tous les panneaux comme un épais nuage blanc. La cheminée était tordue. Il n’y avait pas à espérer de dégager le navire du récif : l’ordre fut donné de préparer les bateaux de sauvetage placés sur les tambours, et de se tenir prêt à amener les autres embarcations. C’était un ordre superflu : à la seconde secousse, le navire était tombé sur le flanc de tribord, du côté du vent, c’est-à-dire du côté d’où venait la mer, qui en un instant eût emmené et fait disparaître la chaloupe, la baleinière et toutes les embarcations du porte-manteau. Dans sa violence elle imprimait des secousses terribles au navire, dont les fonds se brisaient sur le roc avec un bruit effrayant.

« Une vague qui balaya le pont, enleva l’embarcation des tambours de bâbord, l’une de nos dernières espérances ! Le spectacle que présentait le navire était épouvantable. La nuit était noire et froide ; partout c’étaient des gens à moitié nus qui s’attachaient avec la force du désespoir aux mâts, au gréement, aux haubans, à tout ce qui leur était tombé sous la main, et incessamment couverts par les lames qui déferlaient sur le navire. À l’intérieur, tout était plongé dans l’obscurité, tout était en désordre. On n’entendait que le bruit des membrures de la coque, des cloisons, des ponts inférieurs, qui se brisaient avec fracas, des blessés, des désespérés. Oh ! c’était affreux, et ce qui rendait la scène plus affreuse encore, c’est qu’il n’y avait moyen de rien tenter, de rien faire pour aller au secours de personne. J’étais près du capitaine : — Que faire ? lui dis-je.

« Il me répondit d’une voix calme :

— Tâchez de tenir bon encore, car j’espère que le navire résistera jusqu’au jour.

« En même temps, il donna l’ordre d’abattre les mâts, et de remiser sous le vent, pour les protéger, les deux embarcations qui nous restaient encore, et de ne les amener qu’au dernier moment. Elles étaient déjà encombrées de monde. Rien ne pourrait donner l’idée de l’horreur de notre situation. Le navire s’en allait en débris sous nos pieds, il n’y avait aucune espérance de pouvoir conserver les embarcations à flot au milieu d’une mer pareille ; d’ailleurs elles n’auraient pu sauver qu’un très petit nombre d’entre nous ; puis il n’y avait pas de terre en vue : la mort était partout ! Il fallait bien croire qu’il n’y avait plus d’espérance ; quelques-uns priaient à voix haute et imploraient la miséricorde divine. Quelques minutes encore et la destruction du navire fût complète. Le navire se sépara par le milieu, ne laissant plus que la machine et les chaudières immobiles sur les rochers. Une ou deux lames emportèrent l’arrière du navire presque au moment où il se sépara de la machine.

« Au dernier moment, l’ordre fut donné d’amener les canots, mais ils n’avaient ni gréement, ni avirons, et ils disparurent ; il n’est pas douteux qu’ils furent chavirés et brisés par les lames contre le flanc du navire ; tous ceux qui les montaient durent périr. Un instant après tout l’arrière du navire, avec les mâts et les embarcations, était enlevé par la mer en mille pièces, et dispersé au milieu des flots. J’étais alors avec le capitaine et quelques autres, attaché au flanc noyé du navire, plongé dans l’eau jusqu’au milieu de la poitrine. On entendit un cri effrayant, et le capitaine s’écria :

— Oh ! les pauvres gens des embarcations, c’en est fait d’eux ; Dieu veuille leur faire merci !

« Puis tout à coup il nous sembla que des masses de débris de bois rompus étaient précipitées sur nos têtes, nous fûmes enlevés, engloutis sous les lames. C’était la mort qui arrivait sur nous.

« Moins d’une demi-heure avait suffi pour détruire complètement le Tweed. La rapidité avec laquelle il fut dispersé en débris est effrayante, et l’on ne peut expliquer que par un miracle qu’il se soit encore sauvé tant de personnes. Je ne sais pas bien ce qui arriva des autres ; mais pour moi, après avoir été englouti par les vagues, elles me jetèrent, en se retirant, sur un des débris qui se trouva être une des fenêtres de l’arrière, tenant encore à une partie de l’étambot. Je m’y attachai avec neuf autres personnes, entraînés et couverts à tout instant par les lames, heurtés par elles contre des débris qui nous faisaient mille contusions cruelles. Nous tînmes bon cependant jusqu’à ce que la lame nous eût conduits en dedans des brisants et dans les eaux plus calmes. Ainsi portés, nous fûmes jetés si avant dans le récif, que l’un de nous sentit le fond avec ses pieds. Ce fut une bonne nouvelle quand il nous dit qu’il voyait beaucoup de gens rassemblés à peu de distance, se tenant comme ils pouvaient aux débris que la mer avait chassés dans l’intérieur des brisants. Il pouvait être alors quatre heures et demie du matin.

« Quelques-uns d’entre nous quittèrent les débris qui nous avaient sauvés, mais les blessés y restèrent attachés jusqu’au point du jour. Quel désolant tableau se présenta alors à nos regards ! Sur un mille au moins d’étendue, on ne voyait que des débris de notre naufrage, des membrures, des bordages, des portes, des embarcations brisées, des lits, des malles, des barils, des coffres, etc. Tout ce qui restait de notre navire si magnifique la veille, c’était la machine et une des roues, sur le tambour de laquelle se trouvait encore une embarcation. Sur ce dernier débris étaient suspendues une quarantaine de personnes, auxquelles nous ne pouvions prêter la moindre assistance.

« Nous apprîmes alors que le récif sur lequel nous nous étions perdus devait être l’Aleranes. C’est un bas-fond, long d’environ 15 milles sur 12 de large, distant d’environ 65 milles de la côte la plus prochaine. C’est un rocher complètement noyé, mais sur lequel on ne trouve en certains endroits, à marée basse, que dix-huit pouces d’eau. Heureusement pour nous, nous nous étions échoués à marée basse ; si l’événement fût arrivée à marée haute, où l’on trouve toujours, au moins quatre à cinq pieds d’eau de profondeur, nous étions perdus sans ressource, et aucun de nous n’eût échappé.

« Dès que nous pûmes nous reconnaître, nous construisîmes avec les débris du navire une plate-forme élevée pour nous mettre à l’abri de la marée qui allait revenir, et nous nous y plaçâmes à la hâte, avec les quelques provisions que nous avions pu recueillir parmi les épaves. Grande fut notre anxiété pendant quelques heures ; nous nous demandions si les flots ne renverseraient pas ce frêle édifice pour lequel nous n’avions même pu trouver de cordes, ou si leur hauteur ne dépasserait pas celle de la plate-forme sur laquelle nous nous étions réfugiés. La mer se contenta d’arriver jusqu’à nos pieds, puis se retira paisiblement. Mais un supplice d’un autre genre nous était réservé : une quarantaine de personnes environ n’avaient pas été jetées par les lames dans l’intérieur des brisants, mais étaient restées sur un débris du navire.

Ils virent paraître le brick l’Emilia.
Au retour de la marée, elles furent toutes submergées, et nous les vimes périr sous nos yeux sans pouvoir leur porter secours.

« Quand la mer se fut retirée, nous mîmes à flot la seule embarcation qu’eût respectée la tempête ; on la fournit de vivres, et quelques-uns d’entre nous y montèrent pour aller chercher du secours sur la côte de Yucatan. Ceux qui étaient restés attendirent trois jours sur le rocher battu des flots, en proie à la faim, au froid et à toutes les anxiétés de l’attente. Au bout de ce temps ils virent paraître le brick l’Emilia, qui leur apportait des vivres et qui les transporta sur la côte où nous trouvâmes le moyen de retourner dans notre patrie. »

Le 14 novembre 1854, une effroyable tempête qui parcourut la mer Noire, jeta à la côte de Crimée un grand nombre de navires de transports français et anglais : les bâtiments anglais dominaient. Cette tempête coûta la vie à plus de quatre cents marins et fit périr une quinzaine de navires.

Au milieu d’une mer monstrueuse, les rafales de vent amenaient des grains où la grêle se mêlait à la neige. Le vaisseau le Henri IV, la corvette à vapeur le Pluton, et un vaisseau turc portant pavillon de contre-amiral, rompirent leurs chaînes et allèrent échouer dans le sable devant Eupatoria. Pour ces deux navires, il n’y eut pas de perte d’hommes. Mais les transports et les bâtiments de commerce s’abîmèrent, pour la plupart, corps et biens. Ceux qui n’étaient pas portés par les lames à la côte, s’abordaient entre eux, s’entr’ouvraient, s’engloutissaient. Cette affreuse tourmente dura vingt-quatre heures.

Sur le rivage, des bandes de Cosaques venaient assister à ce désastre, et ils se réjouissaient d’avoir les flots et les vents pour auxiliaires. Peut-être même espéraient-ils tirer quelque aubaine de tant de malheurs.

La perte de la Sémillante dans les bouches de Bonifacio eut un bien douloureux retentissement. Aucun survivant à cette épouvantable catastrophe n’en put rapporter les circonstances. On dut y suppléer par la position des épaves retrouvées — corps humains et débris de navire — et par les déclarations assez vagues du chef de phare de la Testa et d’un berger de l’île Lavezzi. Et il y avait à bord de cette frégate, outre son équipage, trois cent quatre-vingt-treize soldats de l’armée d’Orient !

La Sémillante, capitaine Jugan, était partie de Toulon le 14 février 1855 à destination de Crimée. Le temps menaçait, mais il fallait faire hâte. Dans la journée du 15, un ouragan d’une violence telle que les vieux marins du littoral sarde ne se souvenaient pas d’en avoir jamais vu, éclata dans les bouches de Bonifacio, et dura de cinq heures du matin à minuit. Les bouches ne présentaient plus qu’un immense brisant où l’on ne pouvait rien distinguer ; il n’y avait plus ni passes ni rochers ; de nuit comme de jour il était impossible de s’y reconnaître. Un vieux capitaine de vaisseau anglais, retiré à la Madeleine, affirma depuis que dans le cours d’une longue carrière, dans aucun parage, par aucune latitude, il n’avait jamais rien ressenti, rien éprouvé qui approchât de la furie de l’ouragan du 15 février.

Les recherches qui furent faites trois semaines plus tard permirent d’établir que la Sémillante avait dû toucher d’abord sur la pointe sud-ouest de l’île Lavezzi ; c’est là, en effet, que l’on trouva quelques tronçons de ses mâts et de ses vergues brisés, encore à flot et retenus dans cette position par un enchevêtrement de cordages fixés au fond. « Au milieu des tronçons, dit le rapport du commandant de l’Averne, se trouve aussi un morceau de la coque de la frégate, qui paraît provenir de la partie comprise entre les porte-haubans de misaine et la flottaison : il y a là un hublot. »

On se mit à la recherche des cadavres ; on en découvrit peu à peu une soixantaine, la plupart nus ; ces infortunés avaient eu le temps de se déshabiller pour lutter avec plus de chances contre la mort. Le corps du commandant Jugan fut aussi retrouvé, et seul reconnu d’une manière positive, grâce à son uniforme. Il y avait là de tristes devoirs à remplir pour les matelots de l’Averne. « Plusieurs, dit le rapport, ont été tellement impressionnés qu’ils n’ont pas pu continuer ce service : d’autres ne le remplissaient plus qu’en pleurant. » Il fallut prier le commandant de place de Bonifacio de donner comme auxiliaires aux marins de l’Averne un détachement de cinquante hommes.

Sous l’impression du lugubre récit qui lui fut fait par un matelot corse, M. Alphonse Daudet, dans ses Lettres de mon moulin, a essayé de reconstituer les différentes péripéties de l’agonie du malheureux navire.

« Je voyais, dit-il, la frégate partant de Toulon la nuit. Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent terrible ; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le monde est tranquille à bord… Le matin, la brume de mer se lève. On commence à être inquiet. Tout l’équipage est en haut. Le capitaine ne quitte pas la dunette… Dans l’entrepont où les soldats sont renfermés, il fait noir ; l’atmosphère est chaude. Quelques-uns sont malades, couchés sur leurs sacs. Le navire tangue horriblement ; impossible de se tenir debout. On cause assis à terre, par groupes, en se cramponnant aux bancs ; il faut crier pour s’entendre. Il y en a qui commencent à avoir peur. Écoutez donc, les naufrages sont fréquents dans ces parages-ci. Tout à coup un craquement… Qu’est-ce que c’est ? Qu’arrive-t-il ?… « Le gouvernail vient de partir », dit un matelot tout mouillé qui traverse l’entrepont en courant.

Grand tumulte sur le pont… la brume empêche de se voir. Les matelots vont et viennent, effrayés, à tâtons… Plus de gouvernail ! La manœuvre est impossible… La Sémillante, en dérive, file comme le vent… C’est à ce moment que le douanier la voit passer. Il est onze heures et demie… À l’avant de la frégate, on entend comme des coups de canon… Les brisants ! les brisants !… C’est fini, il n’y a plus d’espoir. On va droit à la côte… Le capitaine descend dans sa cabine… Au bout d’un moment, il vient reprendre sa place sur la dunette, en grand costume… Il a voulu se faire beau pour mourir.

« Dans l’entrepont, les soldats, anxieux, se regardent sans rien dire… Les malades essayent de se redresser. C’est alors que la porte s’ouvre et que l’aumônier paraît sur le seuil avec son étole : « : À genoux, mes enfants ! » Tout le monde obéit. D’une voix retentissante le prêtre commence la prière des agonisants.

« Soudain un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense, des bras tendus, des mains qui se cramponnent, des regards effarés où la vision de la mort passe comme un éclair… Miséricorde ! »

Les corps relevés sur le rivage de la mer furent réunis dans un petit cimetière ouvert pour eux.

« Dieu ! qu’il est triste le cimetière de la Sémillante ! poursuit M. Alphonse Daudet. Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouillée, dure à ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachées par l’herbe… Pas une couronne d’immortelles, pas un souvenir, rien… Ah ! les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent avoir froid dans leur tombe de hasard ! »

Tout le monde a lu la relation de la perte de la goélette le Grafton et des aventures de M. Raynal dans les îles Auckland, situées à cent lieues marines au sud de la Nouvelle-Zélande (octobre 1864). Ce navire s’était rendu à ces îles pour la pêche du lion marin. Un orage qui s’éleva subitement dans la nuit, détermina son naufrage sur un récif. M. Raynal et ses compagnons prirent pied sur un rivage désolé, où ils allaient passer de longs jours dans l’attente de la délivrance.

Au mois de mars de la même année, un autre navire l’Invercauld, parti de Melbourne pour Valparaiso, avait été jeté dans une tempête contre un récif des mêmes îles. D’un équipage de vingt-cinq personnes, le capitaine, son second et un matelot purent seuls être sauvés par un brick espagnol, après douze mois de la plus triste existence.

En 1866, les îles Auckland virent un autre naufrage : celui du Général Grant, parti de Melbourne pour Londres avec de nombreux passagers et une précieuse cargaison de laine, de peaux et d’or. Le navire alla à la côte et s’enfonça dans une excavation ayant une longueur d’environ deux cent trente mètres. Les mâts en heurtant la voûte se brisèrent, tandis que de gros quartiers de rocs s’écroulaient sur le gaillard d’avant. Il y eut soixante-huit victimes. Les dix survivants, dont une femme, demeurèrent enfermés dans les rochers d’une île déserte pendant dix-huit mois. Le brick baleinier Amherst les recueillit.

Les bateaux à vapeur ont moins de risques de mer à courir. Il n’est pas rare, malheureusement, qu’ils échouent sur des récifs peu connus. Par une nuit de beau temps, le paquebot à vapeur le Borysthène toucha un récif près d’Oran (15 décembre 1866). Dans une lettre adressée à sa famille, M. Vérette, aide-major, passager à bord et échappé au naufrage, a tracé une émouvante relation des faits. « Je sommeillais vers onze heures, quand j’entendis une voix crier : « Stop, nous sommes dessus, machine en arrière ; vite ! » Puis le bruit sourd de l’hélice cessa de se faire entendre : le bâtiment sembla s’arrêter, on courait sur le pont.

« Allons, allons, dis-je à mon voisin, nous sommes arrivés, nous entrons dans le port, on manœuvre en haut. Tout en disant cela, et comme saisi d’un vague pressentiment, je sautai à bas de mon hamac pour monter sur le pont. Au même instant, un craquement terrible se fait entendre, accompagné de secousses si violentes, que je tombai à terre ; puis j’entends un matelot qui crie : « Mon Dieu ! nous sommes perdus, priez pour nous ! »

« Nous venions de toucher le rocher et le navire s’entr’ouvrait ; l’eau entrait dans la cale, on l’entendait bouillonner. Les soldats, qui couchaient sur le pont, se sauvent pêle-mêle, n’importe où, en poussant des cris affreux ; les passagers, demi-nus, s’élancent hors des cabines ; les pauvres femmes s’accrochaient à tout le monde et suppliaient qu’on les sauvât ; on priait le bon Dieu tout haut, on se disait adieu. Un négociant arme un pistolet et veut se brûler la cervelle ; on lui arrache son arme. Les secousses continuaient ; la cloche du bord sonnait le tocsin, mais le vent mugissait affreusement, la cloche n’était point entendue à cinquante mètres. C’était des cris, des hurlements, des prières ; c’était je ne sais quoi d’affreux, de lugubre, d’épouvantable ; jamais je n’ai vu, jamais je n’ai lu de scène aussi horrible, aussi poignante. Être là, plein de vie, de santé, et en face d’une mort que l’on croit certaine, et d’une mort affreuse !… Derrière nous, la mer furieuse ; à droite, la mer encore ! Au bout d’une minute, nous entendons des cris, c’était l’arrière tout entier du navire qui craquait et s’engouffrait tout d’un coup, entraînant avec lui une soixantaine de personnes… puis le silence !

« La nuit était noire, et les vagues d’une phosphorescence telle qu’elles nous retombaient sur le dos comme une pluie de feu ; cela sentait l’éther, la créosote. Jamais je n’avais vu cela. Les lames balayaient le pont avec une rage inouïe, entraînant tous ceux qui ne se cramponnaient pas ; on les entendait venir de loin, et quand elles arrivaient, on baissait la tête et on se serrait les uns contre les autres. Nous en avons reçu de si violentes, que nous craignions que le tambour de l’escalier sur lequel nous nous trouvions ne craquât et ne nous entraînât dans sa chute…

« Les vagues ne nous laissaient plus de repos. L’eau nous coulait dans le dos, nous en avions plein les yeux et la bouche. Quand une lame balayait le pont, on voyait encore se détacher quelqu’un d’un groupe, glisser sur la pente inclinée du pont ; le malheureux criait : « Ô mes amis ! » La vague se retirait en l’emportant, et c’était tout ; d’autres criaient : « Soutenez-moi, je glisse, je suis perdu ! » Un contrôleur voit sa femme enlevée par une lame : elle avait son enfant de dix-huit mois sur les bras ; ne pouvant la retenir, il saute à la mer en disant : « Nous mourrons ensemble ! » Le vicaire, M. Moisset, a coulé près de moi ; je lui ai tendu la main, mais il l’a manquée et il s’est accroché au bas de mon pantalon ; le morceau lui est resté dans la main, et la lame l’a enlevé.

« Vers trois heures du matin, nous essayâmes de quitter notre refuge et de grimper sur le bord non submergé du navire ; mais, pour accomplir ce trajet, il nous fallait franchir un espace de trois ou quatre mètres en montant une pente verticale et glissante comme un savon gras. Impossible de tenter une pareille escalade, d’autant plus qu’il fallait grimper dans l’intervalle de deux vagues. On nous jeta alors une corde que nous nous passâmes autour du corps et les soldats, qui avaient pu réussir à se mettre à cheval sur le bord qui était hors de l’eau, nous montèrent chacun à notre tour. » Les naufragés ne furent secourus que le lendemain.

Le steamer Daniel-Steinmann, allant d’Anvers à New-York, vint se heurter contre un récif, près de l’île de Sambro, à cinq kilomètres d’Halifax, dans la nuit du 3 au 4 avril 1884. Le sinistre fut occasionné par une tempête. Ce steamer était parti d’Anvers ayant à son bord, trente-sept hommes d’équipage et quatre-vingt-treize émigrants allemands.

Vue du port d’Anvers.
Neuf personnes seulement purent échapper au naufrage : le capitaine, cinq matelots et trois passagers.

Il y a des tempêtes qui viennent assaillir les navires dans le port, au mouillage. Telle est la tempête du 25 janvier 1841, qui, dans la rade de Stora, jeta à la côte la corvette la Marne, ainsi que vingt-quatre bâtiments de commerce. En outre, trois navires sombrèrent sous leurs ancres. Le commandant Gatier, dans son rapport au ministre de la marine, signala la belle conduite de l’équipage de la Marne : « Pas un cri, dit-il, pas une plainte, pas une marque de faiblesse ; mes ordres, jusqu’au dernier instant, ont été exécutés comme dans les circonstances ordinaires, et de grandes preuves d’affection m’ont été données. Blessé à la jambe, c’est par les soins de mes matelots que j’ai pu gagner le grand mât, et il m’a fallu employer toute mon autorité pour les forcer à le quitter avant moi. »

L’enseigne de vaisseau Nougarède, seul de tous les autres officiers échappé au naufrage, demeura constamment près de son capitaine, faisant exécuter ses ordres avec un admirable sang-froid et contribuant à diminuer le nombre des victimes.



  1. La Landelle : la Vie navale.