Société française d’imprimerie et de librairie (p. 288-307).

CHAPITRE XXIV

Les régions polaires ; naufrages ; navires abandonnés ; les marins sur la banquise ; hivernages, traversées au milieu des glaçons ; le lieutenant Bellot ; les tombes de l’île Beechey ; hivernage de Guillaume Barensz à la Nouvelle-Zemble ; les Hollandais hivernant à Jean-de-Mayen et au Spitzberg ; le lieutenant Krusenstern à la recherche de l’embouchure du Yénisséi ; les Karachins possesseurs de rennes ; l’expédition allemande et la Hansa ; le Polaris ; six mois et demi sur un glaçon ; le lieutenant Tyson ; désastre de la Jeannette ; triste fin du capitaine de Long et de ses compagnons ; les passages cherchés au nord et le capitaine Mac Clure.

Les régions polaires sont fertiles en naufrages d’un caractère particulier. Le navire arrêté dans les glaces est sous la puissance d’une étreinte dont il lui est impossible de se dégager ; ses membrures craquent et gémissent, et, si une tourmente survient, il est broyé par la pression de la banquise qui éclate de toute part sous l’effort de l’onde bouillonnante.

Il lui faut attendre la débâcle ; et elle peut se produire dangereuse, terrible, les glaces se brisant, se soulevant, d’énormes blocs étant lancés en l’air et menaçant d’écraser le navire le plus solide.

La moindre commotion détache l’avalanche avec un bruit formidable ; la masse ébranlée tombe ; elle roule, plonge, fait jaillir jusqu’au ciel des tourbillons d’écume. Longtemps elle se balance au sein des

vagues agitées.

La pointe du grand mât resta seule plantée comme un signal funèbre.

Ces icebergs encombrent certains parages ; les plus gros, formés de deux ou trois montagnes assises l’une sur l’autre, profondément entrées dans la mer, sont ramenés par un courant sous-marin qui les porte au nord, tandis que les autres, entraînés par le courant de surface, s’avancent à leur rencontre. Ainsi les uns rebroussent chemin, les autres errent, ils s’entre-croisent, ils se heurtent fréquemment. Malheur au bâtiment surpris par leur choc !

« Dans ces mers, nous dit Scoresby, on ne peut prévoir, encore moins éviter l’arrivée des glaçons qui vous broient d’un seul coup. » Dans le cours d’un été, plus de trente navires périrent à l’extrémité nord de la baie de Baffin. Le capitaine baleinier en vit un écrasé entre deux murs de glace, qui en se rapprochant le firent disparaître dans leur embrassement : la pointe du grand mât resta seule plantée, comme un signal funèbre, au-dessus de ce tombeau flottant. Un autre navire, comme un cheval cabré, se dressa sur sa poupe. Deux beaux trois-mâts furent, sous ses yeux, « percés de part en part par des glaçons aigus de cent pieds de longueur ». Depuis Scoresby, on a compté plus de deux cents navires baleiniers perdus dans le parcours de la baie de Melville, — il est vrai que les icebergs abondent là plus que partout ailleurs peut-être.

Est-il possible de se prémunir contre ces dangers en n’affrontant les mers polaires qu’avec de gros et puissants navires ? Il paraît que non. Les plus gros navires ne sont pas les plus résistants. Les explorateurs s’accordent à penser que les conditions nautiques les plus favorables de cette navigation sont au contraire plus sûrement remplies par de légers navires. Le yacht le Fox, armé par lady Franklin pour aller à la recherche de son mari, jaugeait à peine cent cinquante tonneaux. Avec de grands navires et de forts équipages, il est plus dangereux de se laisser prendre par la banquise et de se frayer ensuite un chemin au milieu d’un dédale flottant de montagnes de glaces.

Cette navigation au milieu des glaces donne lieu à des aventures étranges, pleines d’imprévu, déconcertant toute la science du marin et soumettant son courage aux plus rudes épreuves. Malheureusement, elles sont souvent marquées par des catastrophes retentissantes.

Le voyage d’exploration, commencé sur un navire à voiles ou à vapeur, se poursuit parfois en traîneaux attelés de chiens ; les marins, forcés d’abandonner le bâtiment qui les a amenés dans ces hautes latitudes, doivent accomplir de longues et pénibles étapes, à pied, en traînant ou poussant sur les banquises le canot qui contient les malades et les quelques approvisionnements dont on a pu se munir ; il leur faut escalader çà et là les glaces bouleversées qui ressemblent à d’immenses champs retournés à l’aide d’un soc de charrue gigantesque, franchir les glaciers ardus. Les souffrances sont horribles. Ils tombent un à un sur la triste route ; les premiers peuvent être enterrés, les autres demeurent sans sépulture ; un amas de pierres, un cairn, dira peut-être — si les Esquimaux ne le fouillent pas — ce que sont devenus ces braves marins. Il arrive que dans ce défilé lugubre les pauvres gens s’aperçoivent tout à coup qu’ils sont emportés au loin par un glaçon détaché de la banquise.

Parfois c’est dans une chaloupe qu’on s’éloigne du lieu où le navire n’a plus offert qu’un abri. On essaye de traverser des bras de mer au milieu des glaces flottantes que les vagues jettent l’une contre l’autre, sous l’atteinte des hauts icebergs qui s’écroulent. Quelle résistance peut offrir cette coquille de noix à tant de forces déchaînées ? Les marins du Proteus réussirent cependant, dans de telles conditions, à gagner Godhaven, île de Disco, après avoir abandonné le steamer américain à l’entrée du détroit de Smith. Leur périlleuse traversée — sur la glace ou en canot — ne dura pas moins de trente-huit jours. Un seul d’entre eux était mort.

Il y a les hivernages forcés où l’on périt de froid, de faim, d’ennui de ne pas voir la lumière du soleil ; la lutte contre les ours, la chasse aux phoques ne trompent guère la longueur de cette interminable nuit du pôle ; la nourriture, où domine la viande salée, engendre le scorbut. À tant de causes de mort s’ajoute la crevasse béante — cet abîme qui engloutit le lieutenant Bellot. Et ces hivernages sont inévitables : selon les étés, on avance plus ou moins, puis l’hiver arrête, et l’été suivant ne dégage pas toujours ; s’il est moins chaud que celui qui l’a précédé, il ne détruit pas l’énorme masse de glaces solides qui s’entassent autour du navire et le font prisonnier.

Les lieux de ces lugubres hivernages sont toujours marqués par des tombes. Le littoral du Spitzberg en est semé. Que de pauvres baleiniers hollandais y dorment là leur dernier sommeil ! Au mois d’août 1850, les capitaines Penny et Ommaney découvrent trois tombes solitaires sur les bords escarpés de l’île Beechey. Une simple inscription donnait le nom des pauvres marins couchés dans ce sol glacé : ils avaient appartenu aux navires de Franklin, et c’est ainsi que par la découverte de ces trois tombes, demeurée mémorable, on eut la certitude que l’expédition de l’intrépide explorateur avait passé, en 1845, son premier hiver dans les régions polaires.

Il y a des hivernages au pôle nord qui sont demeurés célèbres dans les fastes maritimes. Tel est au seizième siècle l’hivernage de Guillaume Barensz et de ses compagnons sur la côte orientale de la Nouvelle-Zemble, marqué par la mort du pilote hollandais. Tel est encore l’hivernage volontaire de sept marins hollandais à l’île de Jean-de-Mayen (1633). Ces hommes courageux s’étaient chargés d’y faire des observations destinées à éclairer la Compagnie hollandaise du Groenland : ils moururent les uns après les autres.

La même flotte qui avait déposé sept marins à Jean-de-Mayen, déposa sept de leurs camarades, tout aussi courageux — ou téméraires — au Spitzberg. Ils subirent victorieusement l’épreuve et furent délivrés de leur prison de glace au mois de mai suivant. Sept autres Hollandais, encouragés par ce dernier essai, s’offrirent de passer l’hiver de la même année en cet endroit du Spitzberg. Ceux-là périrent tous : quand leurs compatriotes vinrent, en 1635, les relever de leur périlleux hivernage, ils ne trouvèrent que des cadavres. On sut par leur journal que les plus vigoureux avaient vécu jusque vers le 26 février. À cette date, quatre de ces marins, « couchés à terre, conservaient assez d’appétit pour pouvoir manger, si l’un d’eux avait eu la force de donner de la nourriture aux autres ».

En 1743, quatre ou cinq pêcheurs du gouvernement d’Arkangel, partis sur un baleinier, se trouvèrent séparés de leur navire, et parvinrent à passer plus de six années au Spitzberg, avant d’être secourus. Un seul d’entre eux mourut.

En 1777, plusieurs navires hollandais qui pêchaient la baleine non loin des côtes du Groenland, furent écrasés dans les glaces, et leurs équipages durent, en plein hiver, gagner les établissements danois du littoral. Les naufragés étaient au nombre de quatre cent cinquante ; environ cent quarante revirent leur patrie.

Les aventures de marins obligés d’abandonner leurs navires dans les glaces de la région polaire sont nombreuses, et le plus souvent navrantes. Nous en rappellerons quelques-unes.

Le voyage de l’exploration des côtes septentrionales de la Sibérie, entrepris en 1862 par le lieutenant Krusenstern, de la marine russe, ayant sous ses ordres le Yermak et l’Embrio, donna lieu à des prodiges d’énergie, mais se termina heureusement. Les deux navires — une goélette et un bateau ponté — comptaient ensemble trente hommes d’équipage ; ils étaient approvisionnés pour une campagne de seize mois. On s’en allait à la recherche de l’embouchure du fleuve Yénisséi.

La petite expédition partit le 1er août du village de Kouia sur la Petchora. Le 9, les premières glaces apparurent. Quelques jours après, on pénétrait résolument dans la banquise à travers d’étroits espaces laissés entre eux par les glaçons. Les chocs ne furent pas trop rudes, et au bout d’une heure les deux navires se retrouvèrent dans la mer libre.

Mais ce n’était là que le commencement d’une suite d’étapes semblables, tantôt à travers les banquises, tantôt dans les eaux où les glaces n’empêchaient pas la navigation. Le détroit de Vaigatz fut traversé dans ces conditions. Le 14 août, à sept heures du soir, on aperçut la mer de Kara ; elle parut encombrée de glaçons bien plus larges et plus hauts que ceux que l’on avait vus jusque-là ; et le lieutenant Krusenstern pensa qu’il serait forcé de repasser le détroit.

Les deux navires trouvèrent un mouillage passable sur le cap Kaninn. Le cap s’avançait très au large et devait les protéger. Il n’y avait pas de courant sensible. Une heure plus tard, tout changea : la mer pénétra rapide par le détroit, entraînant avec elle des masses de glaces de toutes formes et de toutes grandeurs ; la pointe de terre qui abritait la goélette et le bateau ponté fut contournée par le courant ; les équipages des deux navires durent entreprendre une lutte héroïque contre les glaçons qui s’abattaient sur eux. Un bloc de glace arrivait sur l’avant, la chaîne raidissait, l’ancre chassait ; les hommes repoussaient l’obstacle formidable avec des anspects, brisaient la glace à coups de haches. À peine délivré d’un assaut, un autre glaçon se présentait, et il fallait recommencer la lutte. Il devenait évident que rester à l’ancre était impossible et qu’il fallait dériver avec les glaces, si on voulait ne pas être écrasé par elles. On se laissa aller…

Bientôt la goélette se trouva emprisonnée ; il fallut l’entourer de pièces de bois pour la défendre. L’Embrio, pris aussi dans les glaces, put se dégager et retournera Kouia. Le Yermac échoua sur la banquise. Le 1er septembre, il y eut une horrible tempête. Comme la goélette pouvait être écrasée par le mouvement des glaces, une tente fut dressée sur la banquise et remplie de diverses provisions ; on débarqua aussi du bois à brûler et du charbon.

Le lieutenant Krusenstern décida d’abandonner la goélette et de tâcher de gagner la côte en s’aidant de la chaloupe. On mit dans cette embarcation deux cent cinquante kilos de biscuit, quelques jambons, une dizaine de litres de rhum, une caisse renfermant les instruments, les livres et les cartes nécessaires pour la route. Chaque homme s’étant fait un sac de toile à voile, y rangea une chemise et trente-cinq livres de biscuit. Une grande pelisse samoyède et une pique, utiles pour franchir les crevasses, complétaient l’équipement. On était au 9 septembre.

C’est alors que commença ce voyage aventureux des explorateurs.

On se mit en route à sept heures du matin ; le lieutenant Krusentern marchait en tête ; après lui, sous la direction de son second, M. Maticen, seize hommes traînaient la chaloupe ; ensuite venaient le docteur et le maître commis avec un petit traîneau chargé de bois et de provisions ; enfin deux jeunes volontaires conduisaient un autre traîneau auquel ils avaient attelé les chiens de M. Maticen.

Il fut bientôt évident que l’on ne pouvait conserver ces dispositions. Il fallait à tout moment traverser des crevasses ou gravir des escarpements ; plusieurs hommes étaient tombés à l’eau, les traîneaux se brisaient, la chaloupe était à moitié démolie après trois heures de marche ; Krusenstern résolut d’abandonner traîneau et chaloupe.

Chaque homme reçut un supplément de charge. Avant de quitter la chaloupe et les vivres, on fit un repas copieux, et le commandant permit à chacun des hommes de boire un verre de rhum. L’un d’eux, le forgeron Sitnikoff, en but plusieurs et demeura en arrière sur la glace, tandis que la troupe tout entière commençait à traîner le pas et à perdre courage, s’éparpillant sur plusieurs kilomètres. Le 10, l’équipage eut la joie de voir arriver Sitnikoff : il avait marché toute la nuit en suivant les traces de la petite troupe à la faveur du crépuscule polaire qui dure plusieurs mois.

Mais laissons la parole au lieutenant Krusenstern :

« À six heures et demie, dit-il, nous nous mîmes en route. Il fallait d’abord traverser la crevasse qui nous avait arrêtés la veille ; nous trouvâmes un endroit plus resserré où, à l’aide d’un petit glaçon et de la ligne de sonde, nous pûmes installer un va-et-vient ; le passage dura environ une heure ; le glaçon portait deux hommes à la fois. Nous reprîmes aussitôt après notre route à l’est.

« À midi, nous rencontrâmes des traces fraîches d’ours blancs se dirigeant vers une haute montagne de glace, mais personne n’était en humeur de chasser. La fatigue devenait insupportable : plusieurs hommes commençaient à jeter derrière eux tout ce qui alourdissait leur marche : caban, chemises de laine, bottes, biscuits ; il y en avait même qui se débarrassaient de leur petite pique, se figurant après chaque sacrifice qu’ils avanceraient plus aisément. Quant à moi, je marchais encore sans trop de peine ; la seule chose que je laissai en route, ce fut ma chevelure, devenue trop longue, qui gelait et m’empêchait de voir devant moi.

« Plus nous avancions, plus nous rencontrions d’espaces occupés par l’eau. Nous traversions à l’aide d’un va-et-vient ; lorsque les deux bords occupés par les glaces se trouvaient trop éloignés l’un de l’autre, nous choisissions un glaçon assez résistant pour nous porter tous et nous le mettions en mouvement, lui imprimant une impulsion d’abord, puis en ramant avec nos piques et les crosses de nos fusils, en mettant au vent nos pelisses étendues. C’est ainsi que nous traversions, — bien lentement, — puis nous reprenions notre marche en avant.

« Quand nous étions écrasés de fatigue, je donnais l’ordre d’arrêter et nous nous jetions sur la glace, exténués, incapables d’échanger une parole. »

Enfin, le 11 septembre, le lieutenant Krusenstern aperçut la terre.

« Avec quelle rapidité les hommes mirent leurs sacs sur le dos ! Quels airs triomphants ! comme ils allaient en avant, ne me donnant même pas le temps de prendre mon poste !

« — Votre Honneur, maintenant qu’on voit la côte, nous ne sommes plus fatigués !

« Mais, hélas ! au bout d’une heure nous rencontrâmes l’eau, et quand nous l’eûmes traversée, nous vîmes devant nous une grande étendue de glace brisée qui paraissait infranchissable ; toutefois, on distinguait très nettement le sable rouge des falaises de la côte. Il n’y avait pas à hésiter. Je m’élançai en avant, rompant ici, sautant là, passant de glaçon en glaçon à l’aide de ma pique ; l’équipage me suivait. Dieu eut pitié de nous. Au bout d’une heure et demie, nous atteignîmes de nouveau la glace ferme. Le baron Budberg, l’un des volontaires, fut le plus éprouvé dans cette rude étape à travers la glace et l’eau ; n’ayant pas le pied marin, il glissa plusieurs fois, et se fût noyé s’il n’eût été rattrapé par les hommes de l’équipage. Nous fîmes ce jour-là tout ce qu’il fut possible pour atteindre la côte ; mais nous rencontrions l’eau à chaque instant, et parfois des espaces vides de glaces avaient une largeur de plus de cent cinquante brasses. Nous les franchissions tantôt avec la ligne de sonde, comme il a été dit, et deux à deux, tantôt serrés tous ensemble sur un glaçon, nous étendions nos « malitza » déployées et nous voguions à la volonté de Dieu.

« Vers quatre heures, nous nous trouvions ainsi sur un glaçon, lorsqu’à quatre mètres de notre île flottante six morses parurent sur l’eau, se dirigeant sur nous. Je lançai un coup de pique au plus rapproché ; mais, loin de reculer, le morse planta ses défenses dans la glace et commença à escalader notre îlot déjà surchargé. La position devenait critique : si deux ou trois morses nous eussent assaillis à la fois, notre refuge eût certainement chaviré ; j’armai ma carabine et je réussis à loger une balle dans l’œil de l’audacieux amphibie ; le morse lâcha prise et tomba dans l’eau, ce que voyant, les autres morses firent le plongeon. »

Les difficultés pour atteindre la côte se renouvelaient à chaque pas : toujours des bras de mer à traverser avec une peine infinie. Les hommes se décourageaient, s’épuisaient de fatigue ; les vivres allaient manquer, et la côte semblait s’éloigner, tant l’on avançait peu. Cela dura plusieurs jours, avec du vent, un froid intense, puis une pluie violente mêlée de neige ; et les forces diminuaient et les obstacles semblaient s’accroître.

Enfin, à la dernière heure, et comme on ne se trouvait plus qu’à une courte distance de terre, il y eut une sorte de « sauve-qui-peut ». On se débanda, et par groupes de deux ou trois, on réussit à accomplir le dernier trajet, moitié dans l’eau, moitié sur les glaçons éparpillés et roulants. À huit heures du soir, la petite troupe tout entière se trouvait réunie sur le rivage, mouillée, affamée, sans rien pour faire du feu ; mais chacun se « trouvait déjà réchauffé par la certitude de n’avoir plus à craindre d’être emporté au large ». La nuit passée en cet état ne permit à personne de trouver le sommeil. Mais le lendemain on découvrit les tentes des Karachins nomades, possesseurs de rennes. L’équipage du Yermac pouvait considérer comme terminée son aventureuse marche sur une mer incomplètement solidifiée par le froid ; le lieutenant Krusenstern avait réussi à ramener ses compagnons.

La Hansa, bâtiment à voiles de douze hommes d’équipage, commandé par le capitaine Hagemann, et qui faisait partie de l’expédition allemande de 1869, dirigée entre le Groënland et le Spitzberg, se trouva prise dans les glaces le 9 septembre. Il fallut hiverner. On ébaucha une maisonnette avec la provision de charbon de terre ; la pêche, la chasse fournissaient du poisson et de la viande d’ours.

Cependant la Hansa, de plus en plus serrée dans les glaçons, fut écrasée et engloutie le 22 octobre. Les glaçons dérivaient vers le nord, emportant avec eux les naufragés dont la situation était des plus horribles. Qu’on se représente ce groupe d’hommes vivant dans la nuit constante de l’hiver polaire par 40 degrés de froid, sans aucune certitude du lendemain.

Le 1er janvier, une tempête commença. Elle dura quinze jours et, dans son dernier effort, elle brisa le glaçon et démolit la maison de charbon. Sur le plus gros débris de leur étrange radeau, les naufragés élevèrent une maisonnette nouvelle ; une chaloupe leur restait : elle pouvait servir à la dernière extrémité, si le glaçon emporté par le courant dans le mouvement tournant des eaux, heurté, pressé sans cesse par des icebergs, finissait par être pulvérisé ou englouti.

Avril arrive et s’écoule sans amener d’autre changement qu’un adoucissement de température ; au commencement de mai, la pluie tombe abondante, la glace fond et la chaloupe flotte. Il y avait six mois et dix-sept jours que la Hansa avait été détruite. Les naufragés abordèrent à la côte du Groenland, où les Esquimaux leur firent un bon accueil. Un brick danois les déposa à Copenhague, d’où ils regagnèrent l’Allemagne. Le roi Guillaume fit donner aux officiers et aux marins de la Hansa une double paie.

Coup sur coup, pour ainsi dire, se reproduisit un fait presque identique. L’année suivante, le Polaris, steamer à hélice américain, avait atteint le 80e degré, non plus à l’est du Groenland, mais à l’ouest, lorsqu’il se trouva pris dans les glaces et se mit à dériver ; délivré fortuitement, il fut repris au 77e degré et dériva encore au sud.

Le 15 octobre, au milieu d’une violente tempête, la glace s’ébranle et entraîne le navire. Soudain le mécanicien vient annoncer sur le pont que le navire a une voie d’eau que les pompes ne parviendront pas à épuiser. Sans vérifier l’exactitude de cette nouvelle alarmante, le capitaine Buddington, qui avait, remplacé le capitaine Hall, mort l’année d’avant, commanda aussitôt de jeter sur la glace tout ce qui pouvait être utilisé.

Cet ordre s’exécuta dans une confusion extrême, au milieu d’une profonde obscurité. En peu de temps tout fut sur la glace, baleinière, bateaux, kayaks des Esquimaux, armes, vivres, hommes — et chiens.

Mais c’était une fausse alerte ; la voie d’eau n’existait pas. On reprit possession du navire ; on remonta à bord les vivres et le matériel.

Au cours de cette opération, la banquise est prise d’oscillation, la glace se brise avec fracas et plusieurs groupes demeurent séparés du steamer. Il y avait là autour du lieutenant Tyson, un Américain, un Anglais, un nègre, six matelots — tous les matelots du Polaris étaient allemands — de plus, huit ou neuf Esquimaux : Joë et sa femme Hannah, avec leur fille adoptive, la petite Puney, ramenés des États-Unis pour servir d’interprètes et de guides ; Hans et sa femme, pris dans la halte faite à Disco, et qui avaient avec eux quatre enfants.

Le Polaris avait disparu dans les ténèbres. La première pensée de Tyson fut de tenter de le rejoindre. Le lendemain on découvrit à une courte distance le steamer. Un des bateaux fut aussitôt traîné du côté de l’eau. Mais les hommes murmuraient, n’obéissaient qu’à moitié. Tyson cherche les rames, il n’en trouve plus que trois, point de gouvernail… Il fallait renoncer à se rapprocher du Polaris… Plus tard, le lieutenant Tyson apprit que rames et gouvernail avaient été cachés ; les matelots, ne comprenant pas le danger de leur situation, ne regrettaient nullement d’être séparés du steamer : ils savaient que, peu de temps auparavant, les marins de la Hansa, après avoir navigué plusieurs mois sur un glaçon, avaient été fêtés à leur retour en Allemagne et que le roi Guillaume leur avait fait donner une double paie. L’amour du gain les engageait, sans doute, à tenter l’aventure. Cette velléité imprudente décida du sort de tous.

On entrait justement dans la grande nuit du pôle ; le soleil s’était caché pour bien des jours ! Force était de s’établir sur un glaçon comme sur un radeau. Le 17, une partie du glaçon se détacha, emportant un des bateaux avec des vivres et d’autres « richesses » ; mais Tyson réussit à s’en emparer le 21. Cependant on ne pouvait songer à demeurer sur le glaçon, réduit à une surface de deux cents pas dans tous les sens. Il fallut passer sur un autre glaçon et s’y créer un abri sous plusieurs de ces huttes de neige que les Esquimaux appellent iglou.

Là, on eut à supporter un froid croissant, allant à 40 degrés et au-dessous, dans une nuit permanente, souffrir la faim, vivre de phoques, que prenaient Joë et Hans, d’un ours qu’on tua.

Et il y avait parmi ces naufragés deux femmes et les quatre enfants de Hans, dont le dernier-né à la mamelle, baptisé du nom de Polaris. Il est vrai qu’en leur qualité d’Esquimaux, roulés dans une peau de bœuf musqué, ils savaient trouver le sommeil. Heureusement ces braves gens ne manquaient pas d’industrie.

On peut dire que c’est grâce à eux que Tyson et ses compagnons plus civilisés durent leur salut. Les phoques saisis sur les glaces fournirent une huile qu’on brûla dans de vieilles boîtes de conserves, un peu de toile à voile servant de mèche. On eut ainsi de la lumière et de la chaleur : deux choses d’une extrême importance. Les autres approvisionnements ne faisaient pas tous défaut. « La poudre et les balles ne nous manquent pas, grâce à Dieu, a écrit Tyson. Nous avons onze sacs et demi de pain, quatorze caisses de pemmican[1], pesant chacune vingt-quatre kilogrammes, dix douzaines de caisses de viande et de bouillon, pesant chacune soit cinq cents grammes, soit un kilogramme, quatorze petits jambons, une caisse de dix kilos de pommes tapées et environ dix kilos de mélange de sucre et de chocolat ».

Avec cela les rations étaient fort maigres, car Tyson avait calculé que tous étaient condamnés à mourir de faim s’ils restaient en place pendant six mois. Ce n’est qu’à la fin d’avril ou au commencement de mai qu’ils pouvaient espérer que leur glaçon les porterait dans les régions où les baleiniers font leur campagne annuelle. Il fallait donc de l’ordre, et l’on conçoit ce cri de désespoir du malheureux Tyson lorsqu’il écrit, à la date du 23 octobre : « Je viens de faire une découverte terrible ; on n’a fait que deux distributions de chocolat et il n’y en a plus. Quelqu’un a mis la main sur la boîte. Comment faire ? On ne peut placer de sentinelles par un froid pareil. Puis, qui donc gardera ces gardes ? » Ces angoisses sont de tous les moments : l’huile va manquer ; on sera dans les ténèbres ; il faudra se nourrir de viande gelée ; puis c’est la glace d’eau douce qui ferait défaut, si Joë n’apprenait à ses compagnons d’infortune à en trouver dans les flaques où la pluie s’est accumulée à la surface de la banquise ; les hommes sont mécontents de voir la ration quotidienne réduite à onze onces. Les forces de tous s’affaiblissent ; la chasse ne rapporte rien et la prise d’un phoque devient tout un événement. Les petits Esquimaux crient parce qu’ils ont faim.

Des incidents caractéristiques se produisent : Hans tue deux chiens de l’expédition, on les mange dans son entourage. Peu après, il faut en fusiller cinq parce qu’ils se mouraient d’inanition ; on n’en garde que quatre… Il se commet des vols de pain. Les hommes donnent des marques fréquentes d’indiscipline. Le lieutenant Tyson ne peut donner que des conseils ; il n’a aucun moyen de faire respecter son autorité. Et lorsqu’arrive la grande fête nationale américaine, le jour d’actions de grâces — 28 novembre — les Allemands ne s’associent nullement aux sentiments de leur chef.

On atteignit la Noël, et le lieutenant Tyson put noter avec émotion les impressions ressenties par lui dans ces douloureuses circonstances : « La Noël ! Tout le monde chrétien célèbre la naissance, du Sauveur : nous ferons comme les autres. Un peu de joie pénétrera encore une fois dans notre monde de glace, de froid, d’orages, de faim et de ténèbres. Nous sentons bien que Dieu ne nous a pas abandonnés ; nous sommes encore ses enfants, il veille sur nous aussi bien que sur ceux qui habitent les villes et les plus somptueuses résidences des campagnes. » Il avait caché un dernier jambon ; il le donna. Chaque homme en eut un morceau gelé, avec deux biscuits, quelques morceaux de pommes tapées, et pour boisson du sang de phoque.

La nuit de l’hiver polaire aggravait les maux et augmentait l’irritation ; Tyson craignit plus d’une fois une révolte. Enfin le soleil reparaît et diminue le froid et l’accablement des esprits ; mais il amène un nouveau danger. Le glaçon menace de fondre ; le 2 avril, il se brise en morceaux ; heureusement les naufragés possédaient un canot assez grand grâce auquel on put passer d’un glaçon à l’autre.

Le 18 avril, jour de Pâques, le capitaine Tyson s’écrie : « Notre carême a duré plus de quarante jours ! Quelles souffrances ! Que Dieu nous donne notre résurrection ! » Dix jours plus tard, un bateau à vapeur est en vue, le lendemain un autre : celui-ci approche assez pour que les malheureux marins du Polaris essayent d’attirer son attention par des cris et en tirant des coups de fusil. Pour plus de certitude, Hans s’élance dans son kayak et atteint le steamer ; c’était la Tigresse… Le long martyre de Tyson et de ses compagnons allait prendre fin. Le restant de l’équipage du Polaris, après avoir été forcé d’abandonner ce navire, éprouva des fortunes diverses, mais fut sauvé par un baleinier écossais.

Désireux de tenter une nouvelle exploration du pôle nord et de vérifier l’existence de la prétendue mer libre, M. James Gordon Bennett, — ce propriétaire du New-York Herald qui envoya Stanley à la recherche de Livingstone — fit l’acquisition au Havre du cutter la Jeannette, et en confia le commandement au lieutenant de Long, de la marine des États-Unis. Il s’agissait de s’élever vers les hautes latitudes en franchissant le détroit de Behring. Toutes les dispositions avaient été prises pour que cette expédition pût être menée à bonne fin. L’équipage, formé de marins choisis et expérimentés, comptait en tout trente-trois personnes.

La Jeannette partit de San-Francisco le 8 juillet 1879. Dès le 4 septembre, entouré de glaces épaisses, le cutter était prisonnier. Il fallut hiverner. L’été qui vint ensuite ne modifia pas la situation du navire, menacé de passer un deuxième hiver dans l’immobilité : c’est ce qui arriva. Enfin, au commencement de juin 1881, les explorateurs conçurent l’espoir de leur prochaine délivrance.

Le 12 juin, la Jeannette était à flot ; on se disposait à profiter de la première occasion propice pour reprendre la navigation. Mais les glaces en mouvement se rapprochèrent de nouveau du cutter, qui s’inclina sous leur pression ; un glaçon ouvrit dans ses flancs broyés une large voie d’eau. Il fallut se résoudre à abandonner le navire. Des approvisionnements de toute sorte furent descendus sur la glace. Cette opération s’accomplit avec ordre. À peine était-elle achevée, que la Jeannette sombrait.

Il n’y avait plus qu’à songer à la retraite. Les naufragés, jetés sur les glaces flottantes, devaient se diriger vers la côte sibérienne, à l’embouchure de la Léna ; mais ils en étaient à plus de cinq cents milles !

Vingt-quatre chiens formaient l’attelage des traîneaux. Les vivres ne manquaient certes pas : ils possédaient près de deux mille kilos de pemmican, six cents kilos de biscuit, cent cinquante livres d’extrait de bœuf de Liebig, deux cent cinquante-deux livres de poulet en boîtes, cent quarante-quatre livres de canard, quarante-quatre livres de mouton, autant de veau, cent cinquante livres de fromage, du porc, des oignons, du chocolat, du thé, du café, du sucre en grande quantité, de l’eau-de-vie, du tabac ; les vêtements ne manquaient pas non plus, ni les couvertures, ni les tentes, ni les fourneaux de cuisine : le difficile était de tout emporter à travers des espaces mobiles où la banquise souvent désagrégée présentait toutes sortes d’obstacles.

Le départ eut lieu le 17 juin, à six heures du soir. Tous les hommes valides partirent, traînant le premier canot ; mais les chiens faisaient de vains efforts pour les suivre avec le traîneau no 1. Il fallut rétrograder pour leur prêter secours et les tirer d’une ornière profonde où ils étaient tombés. De Long détacha six hommes du premier canot et revint avec eux pour prendre le traîneau. On voit que les difficultés de la marche commençaient tout de suite, malgré de minutieuses précautions prises par le commandant pour tout régler.

Un moment après, de Long se trouva arrêté par une crevasse qui venait de s’ouvrir dans la glace et le séparait du gros de sa colonne. Pour traverser, il fallait amener au bord de l’eau qui remplissait la


Faubourgs de San Francisco.
crevasse les canots et les traîneaux demeurés en arrière et les placer sur de grands glaçons destinés à servir de radeaux.

Les traîneaux, beaucoup trop chargés, eurent bientôt des patins hors de service. Afin de remédier à tous les fâcheux contre-temps, on dut transporter les canots et les provisions d’une étape à l’autre en six tournées consécutives. Avec ces retours en arrière, un va-et-vient perpétuel, la courageuse petite troupe n’avançait guère. Ainsi que le nota de Long, à aucune époque de l’année une marche à travers l’océan polaire n’est plus pénible qu’en été. En hiver et au printemps, le froid est certes difficile à supporter, mais le temps est sec.

Dans cette marche entreprise avec le jour sans fin de l’été, les hommes enfonçaient dans la neige à demi fondue ; il fallait dépenser beaucoup de force pour avancer peu ; les jours de pluie venaient augmenter la misère des malheureux voyageurs ; au campement, les averses fouettaient la toile des tentes, et c’était un bruit attristant ; les corvées s’accomplissaient avec des vêtements imbibés d’eau… Les malades trouvaient sous la tente un abri insuffisant.

D’ordinaire, un pilote prenait les devants et jalonnait la route avec des guidons noirs, tantôt au milieu d’un amoncellement inextricable de glaçons, tantôt à travers une plaine ravinée, et toujours des solutions de continuité exigeaient l’établissement de ponts formés de blocs rapprochés ; quand l’espace était trop large, le transbordement des canots et des traîneaux sur un radeau de glace devenait nécessaire.

Le 23 juin, le lieutenant de Long éprouva une cruelle déception. Après avoir pris l’altitude du soleil, et fait ses calculs pour déterminer sa position sur la glace, il fut forcé de reconnaître que depuis sept jours, loin d’avancer, on avait rétrogradé : la banquise tout entière dérivait au nord-ouest. Il se garda de communiquer les résultats de ses calculs à ses hommes, qui eussent été pris d’un profond découragement. Il les fit connaître seulement à l’ingénieur Melville et au docteur Ambler. Il évitait « brusquement » les questions que lui adressaient ses lieutenants Danenhover et Chipp. D’ailleurs, en ce moment-là, tout le monde était gai, on entendait même les hommes chanter en marchant. « Puissions-nous ainsi, écrit de Long, conserver longtemps notre santé et notre ardeur. »

Au lieu de poursuivre sa route au sud, de Long appuya au sud-ouest, espérant arriver ainsi plus tôt à l’extrémité de la banquise… Enfin on aperçoit une terre ; les brumes la dérobent ensuite aux regards, mais on voit de nombreux guillemots, quelques goélands, un pingouin ; le docteur prend un papillon vivant. Dix-sept jours après, les naufragés débarquaient sur cette terre, à laquelle de Long, heureux de cette découverte, donna le nom d’île Bennett.

Les naufragés passèrent huit jours sur l’île Bennett et, un peu reposés, reprirent leur marche, toujours difficile à travers les glaces désagrégées. Le 10 septembre, ils arrivèrent à l’île Séménoff. Mais la mauvaise saison était revenue, le froid, l’eau glacée paralysaient les mouvements ; les journées étaient de courte durée ; les vivres diminuaient sensiblement ; toutefois, le continent asiatique n’était plus qu’à quatre-vingts milles.

Comme la mer présentait quelques espaces libres de glaces, on en profitait pour faire voile avec les trois embarcations vers l’embouchure de la Lena. Un canot était commandé par de Long, une baleinière par l’ingénieur Melville avec l’assistance du lieutenant Danenhover, dont la vue était profondément altérée, et un second canot par le lieutenant Chipp.

La rencontre des glaçons créait d’incessantes difficultés ; la baleinière fut plusieurs fois trouée par leurs pointes aiguës. Une tempête sépara les trois embarcations. La baleinière arriva le 17 septembre à la Lena, qui divise son cours en plusieurs branches formant un véritable delta. Ceux qui la montaient, malgré leur état d’épuisement, allaient être secourus à temps.

De Long atteignit, le même jour, l’une des branches de la grande rivière sibérienne. Melville et lui ne purent se rejoindre, et le commandant de l’expédition était destiné à périr avec les siens de misère et de faim. Quant au canot du lieutenant Chipp, il avait dû sombrer sous l’effort de la dernière tempête. On n’en eut jamais de nouvelles.

Il semblait qu’en touchant la côte asiatique toutes les souffrances des naufragés de la Jeannette dussent être terminées. Mais cette partie des possessions russes, c’est le désert glacé, des étendues désolées n’offrant aucune ressource, parcourues par quelques rares Tongouses que la vue des Américains effaroucha. Ils ne comprirent pas ce qu’on réclamait d’eux et ne cherchaient qu’à s’échapper. Deux ou trois Russes secondèrent davantage Melville.

Quant à l’infortuné commandant de Long, à qui les vivres manquaient complètement et dont les compagnons souffraient du scorbut, il envoya en vain à la recherche de quelques secours deux de ses matelots, — Noros et Nindermann. Ces hommes dévoués, si médiocrement approvisionnés eux-mêmes qu’ils en furent réduits à ronger le cuir de leurs mocassins, rencontrèrent, quinze jours seulement après s’être mis en route, des indigènes, mais ils ne purent réussir à se faire comprendre d’eux, et durent chercher plus loin ce secours tardif et qui allait devenir inutile. Depuis le 10 octobre, de Long et ses compagnons n’avaient plus pour se soutenir que de la glycérine et un peu d’écorce de saule, qu’ils faisaient bouillir dans l’eau. Ils en vinrent à manger les peaux de rennes qui les enveloppaient ; le 25, ils n’avaient plus rien. Ils étaient pourtant passés près d’une hutte contenant des vivres et près d’un village, sans en avoir connaissance.

La fatalité, du reste, semblait s’être attachée à l’explorateur américain. Ainsi autour de son campement s’abattaient des bandes de ptarmigans ; avec un fusil de chasse on eût pu en tuer assez pour se soustraire à la famine. On ne possédait qu’une carabine… Chaque soir, de Long faisait allumer un énorme bûcher dont on aurait dû de fort loin apercevoir la réverbération ; ceux qui le cherchaient ne furent pas attirés par cet appel.

De Long, qui avait noté avec de nombreux détails, sur son carnet, la perte du cutter et la retraite à travers l’Océan Glacial, cessa d’écrire à la date du 30. Ce jour-là, trois hommes de l’expédition vivaient encore : le commandant, le docteur Ambler, et le cuisinier chinois Ah Sam. Mourant de faim depuis trois semaines, ils eurent peut-être encore assez de vitalité pour attendre plusieurs jours le secours qui était si proche et qui ne vint pas…

Près de cinq mois après — le 20 mars — Melville et Nindermann découvrirent sous la neige, à l’endroit où le canot du commandant n’avait plus été porté en avant, les cadavres du lieutenant de Long et de ses dix compagnons. Melville rangea côte à côte les restes de ces malheureux et planta une croix sur leur tombe, formée d’assez de cette froide terre de la « toundra » pour que les corps restent gelés éternellement. Il fouilla ensuite le delta de la Lena, sans retrouver la moindre trace de Chipp et de l’équipage de son canot.

Il ne restait plus rien à faire en Sibérie aux survivants de la Jeannette. Au nombre de treize, ils quittèrent Yakoutsk, le 11 juin 1882, se dirigeant vers Saint-Pétersbourg.

Le lieutenant Danenhover était devenu aveugle, et le maître d’équipage Cole avait complètement perdu la raison. Les autres étaient malades ou encore très affaiblis.

On sait combien de tentatives ont été faites durant plusieurs siècles pour trouver au pôle nord un passage d’Europe en Asie, soit à l’est, soit à l’ouest. Un navigateur, anglais dont le sort demeura longtemps un sujet de poignante inquiétude, sir John Franklin, fut bien près de découvrir le passage nord-ouest, dont l’existence a été reconnue par le capitaine Mac Clure, l’un des marins qui se dévouèrent à la recherche de l’expédition de Franklin ; mais ce passage si obstinément cherché est encombré par les glaces ; Mac Clure lui-même l’a déclaré impraticable. Depuis le navigateur anglais, un savant suédois, Nordenskïold, a réussi, en suivant les côtes de la Norvège, de la Russie et de la Sibérie jusqu’au détroit de Behring, à indiquer un autre passage par le nord-est, — tout aussi peu praticable peut-être, mais dont la découverte constitue l’une des conquêtes géographiques les plus importantes de notre époque.

Les voyages au pôle nord, bien que la question du passage d’un continent à l’autre ait beaucoup perdu de son intérêt, ne se sont pas sensiblement ralentis, et cette partie de notre globe présente encore assez de problèmes scientifiques pour qu’un élan irrésistible étant donné pour leur solution, on puisse croire que bien des épreuves sont réservées aux futurs explorateurs des régions polaires.


  1. Le pemmican est formé de viande séchée, coupée en petits morceaux ou broyée, mélangée avec un poids égal de graisse.