Société française d’imprimerie et de librairie (p. 268-287).

CHAPITRE XXIII

LES ANTHROPOPHAGES DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE ; LES MARINS HOLLANDAIS ; MASSACRE DU CAPITAINE MARION DU FRESNE DANS LA BAIE-DES-ÎLES ; TAKOURI ; LE CAPITAINE CROZET ; LE CANOT DE L’Aventure ; LAgnès ET LE MATELOT RUTHERFORD ; LES CANAQUES DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE ; MASSACRE DES MARINS DE LAlcmène ; AUX ÎLES TONGA : LUnion ET ELISA MOSEY ; JOHN WILLIAMS AUX NOUVELLES-HÉBRIDES ; LE DÉTROIT DE TORRÈS ET LA NOUVELLE-GUINÉE ; LE Northumberland ; LE CAPITAINE MORRELL AUX ÎLES SALOMON ; LE Saint-Paul DANS L’ARCHIPEL DE LA LOUISIADE ; TROIS CENT QUATORZE CHINOIS TUÉS ET MANGÉS EN 1858 ; ENCORE LE MOUSSE NARCISSE PELLETIER.

Le Hollandais Tasman, qui reconnut le premier les côtes de la Nouvelle-Zélande, rencontra tout d’abord l’hostilité des naturels de cette grande île (1642). Tasman naviguait de conserve avec un autre bâtiment hollandais. Les deux navires furent l’objet de la surveillance des insulaires qui, dans leurs doubles pirogues, étudiaient de très près leurs mouvements avec de mauvaises intentions, comme on s’en aperçut vite : un canot monté par un quartier maître et six matelots, se détachant d’un des navires pour porter des ordres à l’autre, les pirogues des sauvages coururent dessus avec une telle impétuosité que, sous le choc, le canot hollandais se remplit d’eau et faillit chavirer.

Les insulaires attaquèrent aussitôt. « Le premier de ces traîtres, raconte Tasman dans son livre de bord, armé d’une pique grossièrement aiguisée, donna au quartier maître Cornélius Joppe un coup violent dans la gorge, qui le fit tomber dans la mer. Alors les autres naturels attaquèrent le reste de l’équipage du canot avec leurs pagaies et de courtes et épaisses massues. Dans cet engagement, trois de nos hommes furent tués, un quatrième blessé à mort. Le quartier maître et deux matelots se mirent à nager vers notre navire, et nous envoyâmes un canot qui put les recueillir. »

Le navigateur hollandais, constatant l’impossibilité de se procurer de l’eau et des vivres chez ces sauvages intraitables et qui avaient répondu par le meurtre aux avances amicales qu’on leur avait adressées de loin, fit appareiller ses navires. Quand on fut sous voiles, vingt-deux pirogues des insulaires partirent de terre et s’avancèrent vers les vaisseaux, avec le désir sans doute de ne pas laisser échapper une si belle proie. Mais on les tint à distance par quelques coups de canon chargés à mitraille. — À la façon dont les naturels s’étaient emparés d’un des cadavres, on peut conjecturer que c’était pour le manger.

Plus malheureux encore que le navigateur hollandais, cent trente années plus tard, le capitaine Marion du Fresne et seize de ses gens périrent victimes de la plus détestable trahison.

Le 13 mai 1772, le capitaine Marion du Fresne, chargé d’entreprendre un voyage scientifique dans l’océan Austral, et ayant sous ses ordres les navires le Mascarin et le Marquis de Castries, avait cherché un refuge près de la Baie-des-Îles du capitaine Cook, où il mouilla. C’est là qu’il tomba sous les coups des sauvages Maoris.

On doit au capitaine Crouzet le récit de ce massacre. Nous le lui empruntons en l’abrégeant.

À deux lieues du cap Brett, les navires du capitaine Marion aperçurent trois pirogues qui venaient à eux ; il ventait peu et la mer était belle. Une des pirogues s’approcha d’un des vaisseaux ; elle contenait neuf hommes. On les engagea par signes à venir à bord. Ils s’y décidèrent après quelques difficultés.

Le capitaine Marion leur offrit du pain. Il en mangea d’abord devant eux, et ils en mangèrent. Puis on leur fit voir différents outils, tels que haches, herminettes, ciseaux. Les sauvages se montrèrent extrêmement désireux de les avoir, et s’en servirent aussitôt pour montrer qu’ils en comprenaient l’usage. Enfin, la plupart d’entre eux, très satisfaits de la réception qu’on leur avait faite, partirent, laissant à bord quelques-uns de leurs compagnons.

Pendant ce temps, un canot envoyé pour explorer de près la côte, revint vers le soir après avoir reconnu l’existence d’une baie au fond de laquelle se trouvait un village considérable, avec un port, des terres cultivées, des bois

Le 12 mai, le commandant envoya dresser des tentes sur une île où il y avait de l’eau, du bois et une anse d’un facile accès. Il y fit transporter les malades et y établit un corps de garde. Les naturels nomment cette île Motou-Aro.

Les naturels, montés dans leurs pirogues, apportaient tous les jours des quantités de poissons qu’on recevait en échange de verroteries et de clous ; ils ne s’éloignaient qu’à la nuit. Ils se montraient doux, caressants même, et bientôt ils connurent tous les officiers par leurs noms. On communiquait avec les naturels à l’aide du vocabulaire de Taïti, bien que cette île soit distante de plus de six cents lieues de la Nouvelle-Zélande.

Peu de jours après l’arrivée dans la Baie-des-Îles, le commandant fit diverses courses le long des côtes, et dans l’intérieur du pays, pour chercher des arbres propres à faire des mâts pour le Castries. Les Maoris l’accompagnaient partout. Le capitaine trouva une forêt de cèdres magnifiques, à deux lieues dans l’intérieur des terres, et à portée d’une baie peu éloignée des vaisseaux.

Là, on forma un établissement dans lequel furent placés les deux tiers des équipages, avec les haches, les outils, et tous les appareils nécessaires pour abattre les arbres, faire les mâts, et aplanir les chemins, afin de les amener sur le bord de la mer.

Les Français eurent bientôt de la sorte trois postes à terre : l’un sur l’île Motou-Aro, consacré aux malades ; il s’y trouvait une forge, où l’on préparait les cercles de fer destinés à la nouvelle mâture du Castries, et toutes les futailles vides, avec les tonneliers pour faire leur eau. Ce poste était gardé par dix hommes. Un second poste établi sur la grande terre, au bord de la mer, servait d’entrepôt et de point de communication avec le troisième poste, celui des charpentiers, qui travaillaient au milieu des bois…

Malgré tous les témoignages d’obéissance et d’affection que leur donnaient les sauvages, les Français se tinrent longtemps sur leurs gardes. Peu à peu, cependant, la confiance s’établit, au point que le commandant, qui d’abord ne laissait jamais aller les canots à terre que bien armés, se relâcha de cette précaution. Comment en eût-il été autrement ? Lorsque le capitaine Marion était à bord de son vaisseau, la chambre du conseil se remplissait de naturels qui lui apportaient leurs plus beaux poissons ; lorsqu’il allait à terre, ils l’accompagnaient avec de grandes démonstrations de joie ; les enfants même le caressaient et l’appelaient par son nom.

Takouri, le chef du plus grand village, lui amenait souvent son fils et le laissait passer la nuit sur le vaisseau.

Il y avait trente-trois jours que les vaisseaux de l’expédition se trouvaient mouillés dans la Baie-des-Îles, et rien ne semblait devoir altérer la bonne intelligence dans laquelle on vivait avec les sauvages. Le 12 juin, à deux heures de l’après-midi, Marion descendit à terre dans son canot armé de douze hommes, et emmenant avec lui deux jeunes officiers, — MM. de Vaudricourt et Lehoux, — un volontaire et le capitaine d’armes de son vaisseau. Takouri et cinq ou six sauvages l’accompagnaient dans cette partie de plaisir, où l’on se proposait de manger des huîtres et de pêcher au filet.

Le soir, le capitaine ne revint pas coucher à bord de son vaisseau, ni personne du canot. On n’en fut nullement inquiet, tant la confiance dans l’hospitalité des indigènes était fermement établie ! On crut seulement que le commandantavait couché à terre dans un des postes…

Mais le lendemain matin, on aperçut sur les vagues un homme qui nageait vers le vaisseau ; on lui envoya un bateau pour l’amener à bord. C’était un chaloupier, qui seul avait échappé au massacre des marins français.

Il raconta que lorsque la chaloupe avait abordé la terre, les sauvages s’étaient présentés sans armes au rivage, se montrant comme à l’ordinaire bons et respectueux, mais que les matelots s’étant dispersés pour ramasser du bois, les sauvages, armés de casse-têtes, de massues et de lances, s’étaient précipités par troupes de huit et dix sur chaque matelot, et les avaient mis à mort. Le chaloupier était parvenu, après s’être défendu, à gagner le bord de la mer, et à se cacher dans les broussailles. De là, il avait vu tuer ses camarades ; les sauvages, après les avoir frappés mortellement, les avaient dépouillés de leurs vêtements pour dépecer les corps… Ce marin avait pris le parti de gagner le vaisseau à la nage.

Il n’y avait pas à en douter : on se trouvait en présence d’une population de cannibales ; le commandant Marion du Fresne et les siens avaient eu le plus pitoyable sort !

Les officiers qui restaient à bord des deux vaisseaux s’assemblèrent pour aviser aux moyens de sauver les trois postes. On décida d’expédier la chaloupe du Mascarin, bien armée, pour rallier nos marins dispersés et sans défiance, au milieu de tant d’ennemis. La chaloupe du Castries et le canot du capitaine Marion furent découverts échoués près du village où Takouri commandait. Les naturels qui se montraient étaient armés de haches, de sabres et de fusils, dépouilles de nos marins égorgés.

Le capitaine Crozet se trouvait au poste lorsque le détachement arriva baïonnette au bout du fusil. Ce déploiement de forces lui fit pressentir un malheur. Il s’approcha seul, et fut informé, par l’officier qui conduisait la vaillante petite troupe, des événements tragiques survenus la veille. Alors il défendit aux marins du détachement de communiquer à leurs camarades les tristes nouvelles, et il fit cesser les travaux, rassembler les outils et les armes, puis il ordonna de faire un trou où l’on enfouit ce qu’on ne pouvait emporter. On mit le feu à la baraque du poste pour cacher sous les cendres les traces de la fosse.

En gardant le silence sur le massacre, le capitaine agissait avec prudence. Les hommes avaient besoin de tout leur sang-froid pour se défendre s’il en était besoin ; Crozet se voyait entouré de tous côtés, par les naturels, qui se rassemblaient par troupes sur les hauteurs environnantes…

Enfin la petite troupe de soixante hommes, bien armés, se mit en marche, Crozet formant l’arrière-garde, et traversant de nombreux groupes de sauvages. Quelques chefs, en les voyant passer, leur criaient comme une menace du sort qui les attendait : Takouri maté Marion, « Takouri a tué Marion. »

Deux lieues se firent ainsi jusqu’au bord de la mer où les chaloupes attendaient ; les Maoris marchaient toujours sur les flancs de la colonne, de plus en plus hardis et menaçants, ne cessant de répéter que Marion avait été tué et mangé.

Quelques marins, ayant fini par comprendre que leur commandant était tombé victime d’une trahison, voulaient combattre et tirer une vengeance immédiate, et ce ne fut qu’à grand’peine que Crozet parvint à les maintenir, sachant très bien que le premier coup de feu donnerait le signal d’un massacre général : jamais alors aucun des hommes des deux vaisseaux n’eût rapporté la nouvelle de la mort de ses compagnons. D’ailleurs, il fallait songer au troisième poste, — celui des malades, — à mettre en sûreté.

Cependant, comme nos marins arrivaient à la chaloupe, les sauvages les serrèrent de plus près ; Crozet donna l’ordre aux matelots chargés d’outils de s’embarquer les premiers ; puis plantant un piquet à terre à dix pas de lui et s’adressant au chef, il lui dit :

— Si un seul des tiens dépasse ce piquet, je le tue avec ma carabine.

Le chef répéta à ceux qui l’entouraient les paroles du capitaine, et aussitôt les sauvages s’assirent à terre. Mais quand le dernier homme eut embarqué, les sauvages se levèrent d’un seul mouvement, en poussant leur cri de guerre. Ils lancèrent des javelots et des pierres, et pour assouvir leur haine brûlèrent les cabanes qui étaient sur le rivage.

Dès que le capitaine Crozet arriva à bord du Mascarin, il expédia la chaloupe pour aller dégager le poste des malades. Ils furent heureusement ramenés sur les vaisseaux à onze heures de la nuit. Autour du poste, les naturels hurlaient et criaient ; mais ils n’osèrent rien entreprendre.

Cependant le vaisseau le Castries n’avait ni beaupré, ni mât de misaine. On fit des mâts avec un assemblage de petites pièces de bois recueillies dans les deux vaisseaux. D’autre part, on manquait d’eau et de bois pour continuer le voyage. L’île Motou-Aro, placée au milieu de la baie, à portée des deux vaisseaux, offrait du bois à discrétion et de l’eau douce ; mais sur l’île il y avait un village qu’il fallait observer. En envoyant un détachement dans l’île Motou-Aro, le capitaine Crozet ordonna de faire feu au premier signe d’hostilité.

Nos marins, heureux de pouvoir enfin venger la mort de leurs officiers et de tant de braves compagnons, n’y manquèrent pas. Dès qu’ils se virent menacés, ils entamèrent une fusillade qui jeta bas six chefs et nombre de sauvages. Les guerriers, dirigeant leur fuite vers leurs pirogues, furent poursuivis la baïonnette dans les reins ; plus de cinquante furent tués ou culbutés dans la mer.

On enterra les sauvages tués dans le combat, en leur laissant à tous une main hors de terre, pour bien faire voir que les Français ne mangent point leurs ennemis.

Il fallait, pour appareiller, sept cents barriques d’eau et soixante-dix cordes de bois à feu, à partager entre les deux bâtiments. Pour les réunir, cela demanda un mois : tous les jours la chaloupe était envoyée dans l’île, les travailleurs escortés de marins armés.

Avant de quitter la Nouvelle-Zélande, les officiers du Mascarin et du Castries envoyèrent en expédition un fort détachement afin d’avoir quelque renseignement sur le sort du capitaine Marion et de ses compagnons. L’officier qui commandait fit des perquisitions minutieuses, d’abord à l’endroit où l’on avait vu les deux chaloupes échouées, puis au village de Takouri, où l’on fouilla toutes les cases vides. Les sauvages s’étaient retirés ; on vit de loin Takouri, portant sur ses épaules le manteau écarlate et bleu de l’infortuné Marion.

Dans ce village abandonné, il ne restait que quelques vieux Maoris assis tranquillement devant leurs huttes. Dans la demeure de Takouri, on trouva le crâne d’un homme qui avait été cuit depuis peu de jours ; on y voyait encore quelques parties charnues, et même les marques des dents des cannibales ; on découvrit aussi un morceau de cuisse, passé à une broche de bois.

On réunit quelques pièces de vêtement et des armes provenant des marins massacrés, et une fois en possession de ces preuves, aucun doute ne pouvant plus d’ailleurs subsister sur le sort du commandant Marion du Fresne et des hommes de sa suite, on mit le feu à deux villages, — représailles bien insuffisantes !

Le 14 juillet, les vaisseaux le Castries et le Mascarin, commandés par MM. Duclesmeur et Crozet, quittèrent enfin la Nouvelle-Zélande pour continuer leur voyage dans les mers du Sud.

L’année suivante, l’illustre Cook, qui dans un premier voyage avait dû tenir en respect les Néo-Zélandais en les menaçant de ses canons, revint encore reconnaître le littoral de la plus grande île de la Polynésie. Dans ce second voyage, un des canots du vaisseau l’Adventure, commandé par Furneaux, compagnon de Cook, fut enlevé par les Maoris, qui massacrèrent et mangèrent les marins qui le montaient.

Il y a de pareils faits plus récents encore, à mettre à la charge des Néo-Zélandais, nous n’en citerons qu’un. En mars 1816, le brick américain l’Agnès ayant mouillé sur la baie de Toko-Malou, trois hommes de l’équipage furent tués par les Maoris, puis onze autres. Ces derniers furent assommés, rôtis et mangés. Un seul marin trouva grâce à leurs yeux, un Anglais nommé Rutherford. Il plut à Emaï, un chef très puissant. Rutherford devint chef à son tour ; mais il se sauva après dix années de cette captivité dans les grandeurs, et put atteindre l’Europe.

Non loin de la grande terre des Maoris se trouve, on le sait, la Nouvelle-Calédonie. L’attention du gouvernement français fut attirée sur cette île par le retentissement qui suivit un de ces horribles attentats, œuvre des cannibales océaniens : les Canaques de Balade semblaient jaloux des indigènes de la Nouvelle-Zélande. Déjà, ils avaient assassiné plusieurs missionnaires et massacré les équipages de caboteurs anglais venus d’Australie pour pêcher sur leurs côtes, lorsqu’en 1851 l’Alcmène, commandée par le comte d’Harcourt, vint mouiller à Balade. Chargé de faire des travaux hydrographiques, cet officier donna ordre à quinze de ses hommes, sous la direction de deux aspirants de marine, de remonter vers le nord dans une chaloupe.

« Pendant le cours de cette exploration, a écrit M. Jules Garnier, page de la chaloupe descendit sur l’îlot Yenguébane pour y faire son repas et y passer la nuit ; les naturels étaient venus de toute part pour examiner les étrangers : il n’y eut échange que de bons procédés ; cependant M. Devarenne, commandant de la chaloupe, jugea prudent de ne point passer la nuit à terre : ses hommes dormirent donc dans l’embarcation, pendant que les visiteurs indigènes, sur le rivage, étaient étendus autour de leurs feux, irrités, probablement, du peu de confiance que semblaient leur montrer les étrangers.

« Jusqu’ici tout allait bien, lorsque, vers le matin, avant de partir, par une fatale inspiration, les Français revinrent à terre pour y faire le café ; les indigènes, comme la veille, semblèrent bienveillants ; ils apportèrent du bois pour faire du feu, et rendirent plusieurs services ; les matelots se promenaient sur la plage et plaisantaient avec les naturels, dont le nombre augmentait peu à peu.

« Au moment où nos compatriotes s’embarquaient, les sauvages devinrent presque obséquieux, portant eux-mêmes la chaudière pleine de café dans le canot, prenant les hommes sur leur dos pour les empêcher de se mouiller en entrant dans l’eau pour gagner leur embarcation ; de cette façon, ils entourèrent le canot sans éveiller les soupçons.

« Suivant l’usage, M. Devarenne restait le dernier à terre ; il se disposait à monter sur le dos d’un matelot, lorsque les sauvages qui étaient près de lui le renversèrent et l’assommèrent ; en même temps, ceux qui entouraient le canot tombaient sur les matelots, dont les armes étaient au fond de l’embarcation, pendant qu’ils prenaient leurs avirons ; les lances et les casse-têtes fonctionnèrent ; en un instant tout fut terminé. Cependant, trois matelots s’étaient précipités dans la mer, et fous de terreur, nageaient vers le large ; les naturels les atteignirent bientôt et les firent prisonniers. Après le massacre, on fit la part des cadavres des victimes et un horrible repas eut lieu, accompagné de danses et de hurlements joyeux.

« Quelques jours après, un grand canot, à la recherche du premier, passa par là et, grâce à l’intelligence de celui qui le dirigeait, parvint à connaître la vérité et put heureusement se faire rendre les prisonniers, qui étaient très bien traités, d’ailleurs.

« Une expédition fut dirigée contre ces cannibales, qui gagnèrent la grande terre et ses montagnes inaccessibles ; cependant quelques-uns d’entre eux furent tués, leurs cases, leurs plantations, leurs pirogues détruites, et plus de six mille pieds de cocotiers, qui n’en pouvaient mais, abattus.

« Depuis ces événements, j’ai été un des premiers Européens qui fût revenu dans ces parages, et sur les lieux mêmes du massacre ; les indigènes me montraient avec une sorte de complaisance ceux d’entre eux qui y avaient pris le plus de part. Certes, pendant qu’ils nous faisaient un semblable récit, nos cœurs battaient de colère, et nous aurions été heureux de tirer une vengeance éclatante de ces forfaits ; mais j’étais venu dans cette tribu redoutable et nombreuse avec sept hommes armés seulement, et, bien loin de provoquer une attaque, nous aurions fait tout notre possible pour l’éviter. »

Toutes les îles de l’Océanie semblent rivaliser quand il s’agit de cruauté.

Aux îles Tonga, déjà trop de fois nommées, l’Union de New-York, capitaine Isaac Pendleton, perdit son capitaine et plusieurs hommes de son équipage, et si le second, nommé Wrigt, n’eût fait couper les câbles, le navire eût été enlevé par les naturels. Ces féroces insulaires cherchèrent à attirer un des canots à terre. Mais une femme de couleur, cette même Elisa Mosey demeurée sur l’une des îles depuis le massacre du Duke of Portland, s’offrit aux naturels pour faciliter l’exécution du guet-apens que l’on préparait. Elle se fit conduire près du navire, se flattant de persuader l’officier qui commandait à bord et de l’attirer dans le piège ; mais cette femme courageuse, quand elle fut près de l’Union, se jeta à la nage et vint dévoiler les projets des insulaires. Wrigt mit aussitôt à la voile… Hélas ! c’était pour tomber en des mains plus cruelles encore. Une implacable fatalité pesait sur ce navire ; quelques jours après, il se perdit sur les îles Viti, et son équipage fut massacré et dévoré par les cannibales de cet archipel.

Du reste, ces naturels se traitent entre eux avec tout autant de cruauté. Ainsi, vers 1820, une grande pirogue de Tonga ayant fait naufrage sur les côtes de Landzala, l’une des nombreuses îles Viti, les cannibales massacrèrent et mangèrent tous les hommes qui la montaient.

Ce n’est pas forcer notre cadre que de donner un souvenir à un vaillant missionnaire anglican, qui fit véritablement montre des aptitudes d’un navigateur.

John Williams, peu connu chez nous, est l’un des plus célèbres missionnaires anglais. Né à Tottenham, près de Londres, en 1796, il était encore en apprentissage chez un taillandier lorsqu’à l’âge de seize ans il abandonna les cisailles pour se consacrer à la prédication et à l’instruction

Anthropophages.
des sauvages dans les îles des mers du Sud. Quelques années après, il se trouvait établi dans l’île de Raiatea — île du groupe de Taïti. Ses efforts, pour civiliser les insulaires furent couronnés de succès. Il parvint à organiser une administration ; il enseigna aux naturels à construire des demeures fixes, et, pour les exciter à commercer, il acheta un schooner nommé le Endeavour, avec lequel il établit des communications d’une île à l’autre.

En 1823, le hardi missionnaire découvrit l’île de Rarotonga, la plus belle et la plus populeuse des îles du petit archipel Hervey. C’était alors une île d’anthropophages. Williams entreprit d’adoucir les mœurs de ses habitants. Mais comme il était en désaccord de vues avec la Société des Missions de Londres, il lui fallut se dessaisir de son schooner. Quand il voulut quitter cette île, il dut attendre durant de longs mois qu’un navire de passage vint le délivrer ; aucune voile libératrice n’apparut sur la mer, et l’ancien ouvrier taillandier entreprit de construire, avec l’aide des insulaires, un petit navire avec lequel il pût retourner à Raiatea.

En 1834, John Williams revint en Angleterre. L’infatigable missionnaire repartit le 1er avril 1838 sur le Camden, acheté pour le service des missions. Il emmenait avec lui plusieurs jeunes gens décidés à le seconder dans ses efforts.

Après plusieurs visites à Rarotonga, à Taïti, à Raiatea et d’autres îles du grand Océan, il se risqua à aborder à Erromanga, une des îles des Nouvelles-Hébrides. Mais cette fois il ne réussit pas à dompter les cruels instincts des anthropophages. Ce fut en vain qu’en prenant terre il essaya de gagner l’amitié des naturels de cette île ; il leur tendait la main, ils la refusaient ; leur attitude était réellement menaçante.

Ses compagnons, craignant pour leur vie, battent en retraite et s’efforcent en vain de l’entraîner avec eux. Tout à coup un horrible hurlement se fait entendre. Lorsqu’il comprit le danger de sa situation, Williams voulut fuir et rejoindre le canot où s’étaient réfugiés les siens. Mais il fut poursuivi par un Papouas à l’énorme tête laineuse.

Le rivage était escarpé et encombré de roches, et le malheureux Williams tomba dans l’eau, où il reçut sur la tête plusieurs coups de massue. C’est en vain qu’il se débattit… Les sauvages vinrent en foule pour achever de l’assommer ; ils le rouèrent de coups, ce qui est une façon d’attendrir les chairs, du vivant même de la proie convoitée… Une bande d’affreux marmots noirs — espoir du cannibalisme ! — se fit ensuite un eu de cribler le corps de fragments de roches, jusqu’à ce que l’eau fût rougie du sang du trop confiant et trop zélé missionnaire.

Quand la nouvelle de cet attentat parvint à Sydney, un vaisseau de guerre fut envoyé à Erromanga, non pour venger la mort de Williams — ces sortes de représailles produisent peu d’effet, — mais pour essayer de recouvrer ses restes. Les cannibales ne purent rendre que son crâne et ses os : ils l’avaient mangé.

Au nord de l’Australie, dans le dangereux détroit de Torrès encombré de récifs et qui sépare l’Australie et la Nouvelle-Guinée ou Papouasie, de nombreux marins des équipages du Chesterfield et du Hormuzier, qui mouillèrent en 1793 entre les îles Warmwax et celles de Murray, tombèrent sous les coups des naturels qui sont anthropophages, et dont la réputation de férocité est la terreur des marins qui ont à traverser le redoutable détroit de Torrès, car, sur dix navires qui s’y engagent, la perte de cinq est fatale.

Le Northumberland, vaisseau de la Compagnie des Indes, commandé par le capitaine Rees, allant en Chine dans la mousson contraire, relâcha, le 30 mars 1783, dans une baie de la côte nord-ouest de la Nouvelle-Guinée qu’on croit être la baie de Freshwater (Eau fraîche). Dans un combat sanglant que les Anglais et les lascars de l’équipage soutinrent contre les naturels, il y eut des prisonniers — qui furent assez bien traités ; — mais les Papouas mangèrent les blancs tués dans la mêlée, après les avoir dépecés avec de petits couteaux. Ils conservèrent les têtes dans des paniers, en leur faisant subir une préparation.

Avec les Papouas nous sommes en pleine anthropophagie.

En 1830, le schooner américain l’Antartic, commandé par Benjamin Morrell, aborda les îles Carteret, appartenant à l’archipel de Salomon. Un récif de corail entoure ce groupe d’îles quisont basses et bien boisées. L’Antartic était venu dans la mer de Corail pour pêcher et préparer le trépan ou holoturie dont les rochers sont couverts, et qui constitue un article d’un bon placement en Chine.

Le 25 mai 1830, l’Antartic mouillait à un mille de la petite île, qui est au nord-est. Les naturels Papouas, noirs comme des Africains, remarquables par une énorme chevelure et complètement nus, arrivèrent montés dans leurs canots, mais se tenant à une assez grande distance du schooner.

Le capitaine hissa un pavillon blanc, et fit luire à leurs yeux des colliers de verroteries, ce qui les engagea à s’approcher du navire. Le capitaine Morrell distingua parmi eux un guerrier dont le corps était bizarrement orné de coquillages et de guirlandes de fleurs, les bras et les jambes chargés d’anneaux et de bracelets de la plus belle écaille de tortue ; c’était un chef ; on réussit à lui persuader de monter à bord où, suivi de quelques-uns de ses compagnons, il se mit à examiner tout, exprimant son admiration par des cris à chaque chose dont la nouveauté frappait ses regards.

Après avoir reçu quelques cadeaux, les sauvages regagnèrent leur île, où, peu après, le capitaine Morrell les rejoignit pour choisir, à la portée de son ancrage, un emplacement favorable pour la préparation du trépan : il fallait un hangar, des fourneaux de séchage, etc. Aussitôt que le chef put comprendre les intentions du capitaine, il lui promit l’assistance de tout le village, et ils se quittèrent bons amis.

Le lendemain, on descendit à terre vingt-cinq marins à l’endroit désigné. Les hommes avaient des haches bien aiguisées pour abattre des arbres et déblayer le terrain. Ils se mirent au travail avec ardeur, entourés d’une centaine de naturels. Le jour suivant, l’armurier, avec sa forge, se joignit aux travailleurs. Les naturels offrirent leur concours. Ils firent avec des feuilles de cocotier une espèce de chaume destiné à couvrir un toit. La forge fut mise en activité ; ce spectacle si nouveau attira nombre d’insulaires avides de ne perdre aucun mouvement de l’armurier.

On fabriqua un petit harpon pour un des chefs, qui le reçut avec une joie excessive. Un autre harpon fut forgé pour le roi, et Morrell gratifia les autres chefs de quelques hameçons pour la pêche. Il arriva que les naturels des îles voisines, attirés par la curiosité, voulurent visiter la forge. Ces sauvages se saisissaient d’une barre de fer à leur convenance, et l’emportaient sans cérémonie. Il fallait courir après les fanatiques de métallurgie et les forcer à restituer. Le sans-façon et l’audace croissant, d’autres indigènes s’emparèrent de divers outils. Les chefs intervenaient, et il y eut plus d’une fois résistance et lutte, même un conflit assez grave entre les indigènes, dans lequel ils en vinrent aux mains. L’armurier, qui avait un moment quitté sa forge pour intervenir, ne retrouva à son retour rien de ce qui pouvait s’emporter. Le fer, les outils les moins lourds avaient été enlevés.

Le roi fit encore rendre une partie des objets volés ; mais dès ce moment la mésintelligence se mit entre les pêcheurs de trépan et les naturels.

Le 28 mai, dès cinq heurs du matin, vingt et un hommes de l’équipage, sous le commandement de Wallace et de Willey, le second officier, se rendirent à terre. Le capitaine prit aussi avec lui quelques hommes et fit transporter les ustensiles nécessaires à la préparation du trépan.

L’atelier s’achevait ; deux cent cinquante naturels prêtaient aux travailleurs leur assistance. Plusieurs embarcations étaient parties déjà, lorsque le capitaine fut effrayé par une rumeur qui glaça son sang dans ses veines : c’était le cri de guerre des sauvages.

« Je ne sais, a-t-il dit dans sa relation, je ne sais si le feu d’un volcan, si la secousse inattendue d’un tremblement de terre, si la foudre, brisant en éclats le pont de l’Antartic, m’eussent causé un saisissement, une terreur égale à ce que me fit éprouver cet infernal hurlement. Je vivrais toute l’éternité, que jamais il ne cesserait de retentir à mes oreilles, jusque dans mes songes. Je ne connaissais que trop bien les suites meurtrières de ce cri fatal, et je n’étais pas là pour protéger mes compagnons !… »

La batterie de bâbord de l’Antartic portait directement sur le village, et, sans songer à la trop grande distance, le capitaine Morrell saisit une mèche allumée et mit le feu à l’une des pièces. Le boulet dut être perdu ; mais la détonation de la pièce d’artillerie donna l’alarme aux hommes, qui, dispersés dans les bois, s’occupaient de leurs différents travaux. Ils comprirent que la paix était rompue avec les naturels, et ils coururent au rivage, où, en face du schooner, ils avaient laissé leurs armes sous la garde de deux des leurs. En y arrivant, ils se trouvèrent en présence d’une multitude de sauvages, qui venaient de massacrer les gardiens des armes, et attendaient les marins l’arc tendu, prêts à tirer.

Au moment où les hommes de l’Antartic sortirent du taillis, une grêle de flèches fut dirigée contre eux. Mais une chaloupe arrivait au secours des marins attaqués. — Courage, disait l’officier qui la commandait, courage, mes amis, forçons la marche ! Courage ! pour l’amour de Dieu, sauvons nos frères !

Et les dix rameurs se courbèrent sur leurs rames.

Cependant les pauvres marins vendaient chèrement leur vie. Wallace, dont la bravoure mieux encore, que le nom atteste la noble origine, rallie ses hommes, secondé par son ami Willey. Voyant qu’il s’agit d’un massacre général, qu’il n’y a aucun quartier à attendre, le vaillant officier, déjà percé de trois flèches, anime encore ses compagnons.

— Mes braves compagnons, s’écrie-t-il, mourons au moins en gens de cœur ! Serrons nos rangs ! le coutelas au poing, et suivez-moi ! S’il est pour nous quelque chance de salut, ce n’est qu’en passant sur le corps de l’ennemi !

Mais la bravoure des matelots anglais et américains ne peut rien contre le nombre de ceux qu’ils combattent avec furie. Criblé de flèches, Wallace, dont les forces étaient épuisées, tomba à côté de son ami Willey, qui venait de recevoir le coup mortel. Au moment même d’expirer, Wallace encourage encore ses compagnons.

Sur vingt et un marins, quatorze déjà étaient morts quand la chaloupe toucha le rivage. À une portée de mousquet, les hommes qui la montaient firent feu, et les sauvages reculèrent, ce qui permit à la petite bande, réduite à sept hommes blessés grièvement, de rallier la chaloupe.

L’embarcation, trop chargée, s’éloignait lentement, et les sauvages, revenus de leur première surprise, sautèrent dans leurs pirogues et la rejoignirent, tout en faisant pleuvoir sur elle une grêle de flèches. Pas un marin n’eût échappé, si le capitaine Morrell n’eût ordonné de tourner contre les pirogues la bordée du schooner, et au moment où les sauvages se trouvèrent à portée, l’Antartic fit feu de toute sa batterie. Les canots des Papouas, criblés de mitraille, reculèrent en désordre et avec des pertes sensibles.

Les cadavres des malheureux marins massacrés gisaient sur le rivage, où les sauvages les dépeçaient avec leurs propres coutelas : tel fut l’atroce spectacle que les survivants eurent sous les yeux. La nuit vint ; des feux s’allumèrent partout, et l’on put distinguer à leurs lueurs les lugubres apprêts du festin des cannibales.

Toute la nuit, l’Antartic croisa mèche allumée entre les récifs et les bas-fonds. Au point du jour, le schooner put appareiller. Un vent favorable le conduisit à Manille où son commandant tripla son équipage et renforça son artillerie.

Le 13 septembre de la même année, le capitaine Morrell, avec une ténacité tout américaine, revint en vue des îles du massacre. Il s’établit dans l’une d’elles et s’y fortifia de manière à pouvoir repousser toute attaque ; après quoi il prit ses dispositions pour une campagne de pêche du trépan, plus fructueuse que la précédente.

Un jour, il vit apparaître un de ses anciens matelots, nommé Shaw, qu’il avait cru mort. Le malheureux fit le récit de ses souffrances. Capturé le lendemain du massacre, au fond des bois où il avait réussi à se dérober, il allait être mis à mort, quand un chef le réclama pour en faire son esclave. Le matelot américain fut occupé à faire des couteaux pour son maître, avec le fer volé à la pêcherie ; maltraité, mourant de faim, huit jours avant la seconde apparition de l’Antartic, il aurait été rôti et mangé, si le roi de ces îles eût été exact au rendez-vous du sacrifice.

Le capitaine Morrell quitta ces redoutables parages le 3 novembre suivant, non sans avoir été attaqué par les naturels ; mais cette fois ils furent traités selon leurs mérites. L’établissement de pêche, transformé en blockaus et défendu par quatre pierriers, était à l’abri d’une surprise et, la mousqueterie aidant, tint les assaillants à distance. L’Antartic foudroya de son artillerie les pirogues, noires de Papouas, qui cherchaient à l’envelopper ; et la victoire demeura aux Américains sans leur coûter, cette fois, un seul homme.

Mais il n’y a peut-être jamais eu de drame maritime aussi sanglant que celui dont fut témoin une île d’un de ces archipels de la Mélanésie habités par les cannibales Papouas. En voici la lamentable narration.

Le trois-mâts français le Saint-Paul était parti de Hong-Kong dans le courant de juillet 1858, avec vingt hommes d’équipage et trois cent dix-sept Chinois, engagés pour l’exploitation des mines d’or de l’Australie.

Avec tant de monde à son bord, menacé de la disette, le capitaine Pinard tenta, pour raccourcir la traversée, de passer entre les îles de la Louisiade. Les gros temps et des brouillards épais s’opposant à tout calcul exact sur la position du navire, on navigua d’après « l’estime », et avec tant d’incertitude, que trois jours après le Saint-Paul faisait côte. On descendit sur un îlot. Les vivres disputés aux flots consistaient en quelques barils de farine, deux ou trois quarts de viande salée et un petit nombre de boîtes de conserves. On manquait complètement d’eau douce. Mais la grande terre était en vue : c’était l’île Rossel.

Le capitaine, accompagné d’une partie de l’équipage et des passagers, y débarqua et y fit choix d’un campement sur le bord d’un ruisseau, à quelques pas du rivage et en vue de l’îlot, où le gros des passagers restait réfugié.

Le capitaine avait armé ses hommes de fusils : on avait de la poudre et des balles, mais pas une capsule ! C’est ainsi qu’on affronta une population aux féroces instincts. Pour donner le change, les sauvages accueillirent d’abord assez bien les naufragés ; ils leur offrirent des cocos et d’autres fruits. Voyant cela, le capitaine Pinard reprit courage, et rapporta de l’eau douce aux Chinois de l’îlot, laissant douze hommes dans l’île Rossel.

Mais dès qu’il se fut éloigné, les naturels, se démasquant, attaquèrent à coups de pierre les hommes demeurés au milieu d’eux. Ils les assommèrent. Un mousse nommé Narcisse Pelletier, — dont nous avons raconté les aventures extraordinaires, — et un novice échappèrent au carnage en entrant dans la mer pour gagner l’îlot.

Les Papouas les poursuivirent, et Pelletier, blessé à la tête par une pierre, fut sauvé par son capitaine, revenu vers l’île, et qui le recueillit dans son embarcation, ainsi que le novice.

Les naturels tentèrent de passer dans l’îlot pour y continuer leur œuvre de mort. Ils s’avançaient par grandes masses dans leurs pirogues ou à la nage. Il fallut pour les tenir à distance leur tirer des coups de fusil, ce qui ne fut possible qu’en démontant les cheminées des fusils et en produisant l’explosion avec un tison enflammé : un homme mettait l’arme en joue, un autre y portait le feu.

Le lendemain, le capitaine Pinard se décida à prendre la mer avec les onze marins qui lui restaient, pour tâcher d’atteindre l’établissement anglais le plus proche, promettant d’envoyer aussitôt un navire qui ramènerait à Sydney les Chinois qu’il allait abandonner. Il leur laissa presque tous les vivres, — ce qui était à peine suffisant pour une semaine ; il n’emporta qu’une douzaine de boîtes de conserves et ce que pouvaient contenir d’eau trois paires de bottes de mer. Les fusils et les munitions restaient aussi entre les mains des Chinois.

Le capitaine Pinard et ses compagnons entreprenaient un voyage de trois cents lieues dans une embarcation de médiocre grandeur. Après douze jours d’épreuves, ils prirent terre en vue du cap Flattery, sur la côte australienne.

Ils y trouvèrent des fruits, des coquillages et de l’eau. Les jours suivants, l’embarcation longea le littoral en descendant vers le sud. Chaque soir, on cherchait un refuge dans un des îlots dont ces parages sont semés ; l’eau faisait défaut. Cependant le capitaine Pinard et ses hommes n’osaient pas aborder le continent ; mais la soif l’emporta sur la crainte des sauvages. On alla à la recherche de l’eau ; on en trouva un peu.

Au retour, le petit mousse Narcisse manqua à l’appel : il avait été laissé par quelques matelots, — on peut dire abandonné, — près de la source tarie. On l’appela, on le chercha — mal sans doute ; ce fut en vain.

Le jour suivant, un matelot mourut d’épuisement.

Mais il fallut renoncer à se diriger vers le sud ; la persistance des vents contraires engagea les naufragés à remonter vers le détroit de Torrès, pour passer ce détroit et se rendre à Timor.

Le 5 octobre, les naufragés halaient leur chaloupe sur la grève d’un îlot où ils s’étaient réfugiés, près du cap Grenville. Au réveil, plus de chaloupe ! Des naturels surviennent, les font prisonniers, les dépouillent de leurs vêtements. On les garda à vue, mais on leur donna quelque nourriture. Un des marins qui tenta de s’évader, mourut des coups qu’il reçut. Cette captivité ne fut pas, fort heureusement, de longue durée.

Il y avait six jours qu’ils étaient prisonniers d’une tribu australienne, lorsque se montra une goélette anglaise. Nos malheureux compatriotes firent des signaux qui furent aperçus. Le capitaine Mac Ferlane traita de leur rachat avec les sauvages. La goélette Prince of Danemark ramena le capitaine Pinard et ses matelots à la Nouvelle-Calédonie. Mais le voyage ne se fit pas directement. On employa bien des jours à recueillir de l’écaille de tortue, dans les îlots voisins du cap Grenville, et le navire anglais n’arriva à Port-de-France que le 25 décembre.

Qu’étaient devenus depuis cent jours les malheureux Chinois abandonnés sur le rocher de corail de l’île Rossel ?

Un aviso à vapeur fut expédié le surlendemain au secours des survivants — s’il en existait encore. Le capitaine Pinard était à bord de ce navire. Quand on atteignit l’île Rossel, le 5 janvier, le Saint-Paul laissait apercevoir sa poupe et son beaupré sur le récif où il s’était échoué.…

Dans l’îlot, pas un être vivant…

Un officier y descendit et trouva une tente en lambeaux, encore fixée sur deux arbres, des troncs d’arbres sciés à un mètre du sol et creusés comme pour servir de réservoir, deux cadavres ensevelis sous une couche de cailloux, des morceaux de toile épars sur le sol, avec une grande quantité de débris de coquillages ayant servi comme nourriture.

Il fallut remettre au lendemain de nouvelles recherches. On aperçut enfin deux pirogues conduites par quelques naturels. Ceux-ci, au lieu de répondre aux signaux amicaux qui leur furent adressés, prirent la fuite, abandonnant même leurs pirogues pour se dérober plus vite. « Nous continuâmes notre route, dit M. V. de Rochas à qui nous devons le récit de cette aventure de mer, et bientôt nous aperçûmes un petit homme nu, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et qui nous faisait des signes de ralliement, sans proférer une parole, sans pousser un cri. Cette conduite si réservée nous donna tout d’abord à penser que c’était un fuyard qui n’osait pas crier, et par conséquent un des naufragés.

« C’en était un, en effet, mais non un compatriote.

« Le pauvre petit Chinois se jeta dans les bras du capitaine Pinard, et ses premiers mots furent : All dead : Tous morts ! Qu’on juge de notre consternation ! Nous ne pouvions pas nous figurer que trois cent dix-sept hommes avaient pu devenir la proie de sauvages mal armés et malingres comme ceux que nous avions vus tout à l’heure. Les assertions du Chinois, qui se traduisaient autant par des signes que par quelques mots de mauvais anglais, ne nous laissaient cependant que peu de doute sur une aussi épouvantable catastrophe. Il parvint à nous faire comprendre qu’il restait seulement quatre de ses compagnons à terre, dont un appartenait à l’équipage du Saint-Paul et était probablement le maître charpentier.

« Suivant le Chinois, ce malheureux était gardé à vue dans les environs, garrotté, réduit au dernier degré de marasme. On lui avait passé dans la cloison du nez la tige d’os que les insulaires de Rossel et de toutes les terres environnantes considèrent comme le plus bel ornement. Sans doute le charpentier avait été adopté par quelque chef comme le petit Chinois lui-même, qui portait un collier, et des bracelets. L’un des premiers mouvements de ce pauvre garçon, quand il fut en sûreté dans notre embarcation, fut d’arracher et de jeter avec indignation ces colifichets de la vanité des sauvages. »

Les marins de l’expédition poussèrent leurs recherches jusqu’à l’embouchure de ce ruisseau où le capitaine du Saint-Paul avait établi son campement au moment du naufrage. Là un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux. « Des monceaux de vêtements et de queues de Chinois — on sait qu’ils étaient plus de trois cents — marquaient la place où les malheureux avaient été massacrés. Un tronc d’arbre renversé avait servi de billot où l’on appuyait le cou des victimes. Les meurtriers avaient arraché la queue de chaque Chinois encore vivant, puis l’avaient égorgé à coups de lance, et enfin s’en étaient partagé les lambeaux palpitants. »

On connut exactement les détails de ces massacres suivis d’orgies de cannibales. Les Chinois, ayant épuisé toutes leurs ressources, répondirent enfin aux offres des sauvages et consentirent à s’embarquer dans leurs pirogues. Ceux-ci les emmenèrent trois par trois à l’ancien campement. « Là, une troupe nombreuse fondait sur ces malheureux exténués et les sacrifiait de la façon la plus barbare, puisqu’elle poussait la rage de la férocité et d’une sensualité horrible jusqu’à les rompre de coups pour amollir la chair vivante dont elle se préparait à se repaître. »

Plusieurs tentatives faites pour entrer en négociation avec les indigènes de Rossel, en vue d’obtenir la mise en liberté ou le rachat des malheureux demeurés en leur pouvoir, n’aboutirent point. Alors on songea à user de représailles. Quelques coups de fusil, la décharge d’un obusier, mirent en fuite les sauvages qui, sur le rivage, défiaient leurs ennemis. On débarqua et on brûla les cases d’un village. Mais ces sortes de leçons ne servent à rien : il est si facile à ces naturels de réédifier leurs cases ! Ils peuvent d’un œil sec assister — de loin — à leur ruine.

Ce n’est pas une histoire bien ancienne que nous venons de raconter : on voit qu’à la date de 1858 régnaient encore dans les archipels de la Mélanésie les plus horribles pratiques du cannibalisme ; et même, depuis lors, des massacres de marins ont été signalés dans l’archipel de la Louisiade.