Société française d’imprimerie et de librairie (p. 308-314).

CHAPITRE XXV

LA MISSION GREELEY AU CAP SABINE ; LE Proteus NE PARVIENT PAS À LE RAVITAILLER ; MANQUE ABSOLU DE VIVRES ; ON MANGE LES MORTS ; UN JEUNE SOLDAT FUSILLÉ POUR AVOIR DÉROBÉ UN MORCEAU DE CADAVRE ; RETOUR EN AMÉRIQUE DU LIEUTENANT GREELEY ET DES CINQ AUTRES SURVIVANTS ; FAITS ANCIENS DU MÊME ORDRE : LE Mignon ET LA Trinité ; TRISTES SUITES DU NAUFRAGE DE LA Mignonnette ; LE MOUSSE PACKER ÉGORGÉ PAR LE CAPITAINE DUDLEY ET DEUX MATELOTS ; CONDAMNATION À MORT ; AMNISTIE ROYALE.

En l’absence de toute nouvelle de la Jeannette, l’amirauté américaine avait envoyé plusieurs expéditions pour retrouver les traces du cutter commandé par le lieutenant de Long. Le lieutenant Greeley, mis à la tête de ces missions, reçut l’ordre d’explorer le détroit de Robeson, à l’ouest du Groënland. Mais Greeley comptait sur une assistance qui lui fit défaut : le Proteus, conformément à des instructions minutieuses laissées par lui, devait échelonner sur divers points de la côte cinquante mille rations envoyées par le gouvernement ; au départ, l’itinéraire du Proteus fut modifié par des administrateurs incompétents ; le Proteus se perdit au milieu des glaces de la baie de Melville, et son équipage, nous l’avons dit, ne regagna qu’à grand’peine les établissements danois. On expédia de nouveaux navires, avec plus de succès cette fois, mais ils arrivaient bien tard !

Lorsque, le 20 juin 1884, on apprit aux États-Unis que les navires Thétis ; Alert, Bear, et le transport à charbon le Loch-Garry, réunissant leurs efforts, avaient retrouvé la mission, — les restes de la mission Greeley, — sur les vingt-trois braves compagnons du lieutenant, un, disait-on, s’était noyé en perdant pied au moment où il allait saisir sur un banc de glace un phoque qu’il venait de tuer, et les dix-sept autres — parmi eux le docteur Octave Pavy, bien connu au Havre, où il a fait toutes ses études — étaient lentement et misérablement morts de faim et de froid. Cinq d’entre ceux-ci, annonçaient les premières nouvelles, avaient été enfouis sous des blocs de glace ; mais une violente tempête avait entraîné au large leurs corps. Les douze autres morts reposaient sur la colline qui s’élève derrière le camp Clay, où s’étaient réfigiés, sous une tente, les débris de l’expédition, après l’abandon définitif du fort Conger, lieu de l’hivernage de 1883. Des croix à moitié cachées par les neiges indiquaient les sépultures…

C’était déjà bien assez lamentable ; mais bientôt on apprit toute la vérité. Il n’en fallait plus douter : les tristes survivants de l’expédition Greeley n’avaient réussi à prolonger leur vie qu’en se nourrissant de la chair de ceux que, chaque jour, la mort délivrait de leurs tortures.

À l’ouverture des tombes, les matelots de la Thétis et du Bear n’avaient trouvé dans chacune qu’une couverture portant le nom du défunt et des ossements humains. Ce sont ces lamentables restes qu’on avait rapportés et déposés, à l’arrivée des navires à Terre-Neuve, dans des cercueils de plomb scellés que le commandant Schley, de la Thétis, avait formellement refusé de laisser ouvrir, en dépit des supplications des parents ou des amis des défunts accourus pour les reconnaître.

Nous extrayons les lignes suivantes d’une correspondance datée de New-York, 12 août 1884 :

« Il a dû, évidemment, se passer des scènes atroces, dans les mois de mai et de juin derniers, à la colonie du camp Clay, et il n’est guère probable que l’on connaisse jamais la vérité tout entière. Ce que l’on sait cependant, c’est que le simple soldat Henry, jeune Allemand qui s’était engagé il y a quatre ans dans le 5e régiment de cavalerie des États-Unis et l’avait quitté pour partir avec Greeley comme volontaire, se permit le 8 juin — douze jours avant l’arrivée des sauveurs — de prendre en cachette un petit supplément de l’horrible nourriture alors en usage au camp. Il fut dénoncé, jugé sommairement et fusillé. On lui logea plusieurs balles dans le corps, puis il fut mangé à son tour.

« Aussi, un autre Allemand, le premier qui s’offrit aux regards des sauveurs quand ils arrivèrent à la tente et l’entr’ouvrirent, se sentant doucement soulevé par les matelots, s’écria, fou de terreur :

« — Oh ! par pitié ! ne me tuez pas et ne me mangez pas, comme vous avez tué et mangé Henry ! »

La lettre de New-York ajoutait que les survivants de la mission rapatriés allaient de mieux en mieux. Ces malheureux, qui fussent morts dans les quarante-huit heures, sans l’arrivée du commandant Schley et de son escadre, « peuvent se vanter de revenir doublement de loin. Greeley surtout est méconnaissable. Parti grand et bel homme et jeune encore, il est rentré dans sa patrie courbé comme un vieillard, la barbe inculte et broussailleuse, la face bouffie et crevassée par le froid, le front sillonné de rides profondes, et à moitié aveugle. Son corps n’était plus qu’un squelette. Sa rencontre avec sa jeune et belle femme, dans l’après-midi du 1er août, à bord de la Thétis, a tiré des larmes de tous les yeux. Presque chancelante, Mme Greeley — qui depuis six mois était en grand deuil — parvint à la porte de la cabine, tremblant comme une enfant. Au moment où elle y pénétrait, le commandant Schley, qui se trouvait avec Greeley, sortit précipitamment. Le lieutenant, alors assis le dos tourné à la porte d’entrée, se retourna pour le suivre du regard, et dans ce mouvement vit sa femme qui entrait. Il poussa un cri qui s’éteignit dans un sanglot, et il bondit de sa chaise autant que sa faiblesse pouvait lui permettre de bondir, malgré un mois et demi de repos et de bons soins. Mme Greeley, éperdue, s’élança au-devant de son mari et le saisit dans ses bras, en s’écriant au milieu d’un flot de larmes :

« — Arthur ! Arthur ! retrouvé !… At home again… Au foyer de nouveau ! »

« Puis, ce fut la vieille mère de Greeley qui entra après qu’on eut préparé le lieutenant à cette nouvelle émotion ; et la pauvre femme ne put que s’exclamer, en le serrant sur son cœur :

« — My son ! my poor boy ! Mon fils ! mon pauvre garçon ! » Ce fut ensuite le tour des frères de Greeley, des frères de sa femme, du secrétaire de la marine, l’honorable Chandler, qui l’embrassa affectueusement à plusieurs reprises, — comme il fit, du reste, plus tard pour les cinq autres survivants, un sergent et de simples matelots ; — et enfin, il fut permis à Greeley brisé de joie, d’embrasser ses deux filles, l’une âgée de cinq ans, l’autre âgée de trois ans, et qui n’avait que deux, semaines quand le vaillant explorateur quitta tout joyeux San-Francisco en 1881, pour se rendre au cap Sabine, dans le détroit de Smith. »

Cette fin désastreuse de la mission Greeley a été mal connue chez nous, où l’on a cru que c’était l’équipage du Proteus qui avait été réduit aux extrémités douloureuses dont nous venons de retracer le tableau.

Des faits de même genre ont dû se produire dans plus d’une de ces nombreuses expéditions au pôle nord, celles dont on n’a jamais eu de nouvelles et celles dont on a connu les dramatiques péripéties. Nous ne rappellerons que les circonstances relatives aux navires le Mignon et la

Rue de la Californie à San-Francisco.

Trinité, partis à la découverte de passages au nord, en 1536. Henri VIII d’Angleterre avait contribué à leur armement, et plusieurs personnes de distinction avaient pris place à bord. Les navires touchèrent d’abord au cap Breton, puis à l’île des Pingouins, où l’on fut obligé de manger de la chair d’ours. Il paraît que la plus grande imprévoyance avait présidé aux préparatifs de cette expédition ; car à peine eut-on abordé à Terre-Neuve, qu’on s’aperçut que les provisions étaient épuisées, et les équipages se trouvèrent dans la position la plus cruelle.

Un des personnages embarqués sur le Mignon a raconté des scènes navrantes sur ce séjour à Terre-Neuve où, faute de vivres, ces malheureux, naufragés véritables, demeuraient comme emprisonnés.

La famine augmentait chaque jour parmi eux ; ils étaient réduits à chercher de rares herbes et des racines dans ce désert pour apaiser la faim qui les torturait et qui bientôt se changea en un délire voisin de la folie. Alors, dit le narrateur, l’un tuait l’autre par surprise, et coupait les morceaux de sa chair, les faisait cuire sur des charbons et les dévorait avidement.

On s’aperçut que le nombre des hommes diminuait ; mais les officiers ne savaient à quoi attribuer leur absence. Un jour l’un d’eux, forcé aussi de chercher quelque aliment pour assouvir sa faim, sentit une odeur de viande grillée ; il découvrit un matelot anglais qui préparait son repas. L’officier crut d’abord que cet homme avait tué une pièce de gibier ; il lui reprocha, en termes fort durs, de laisser périr les autres de besoin, tandis qu’il semblait être dans l’abondance.

— Eh bien ! apprenez donc, dit le matelot, que cette chair est un morceau de la cuisse d’un de nos malheureux compagnons.

Le rapport en ayant été fait au capitaine, il comprit ce que les hommes qui lui manquaient étaient devenus ; il les croyait dévorés par les animaux féroces, ou tués par les indigènes. Enfin la famine augmentant toujours, on chercha à enlever à ces pratiques de cannibalisme quelque chose de leur odieux en leur donnant un semblant de légalité. Il fut décidé que le sort désignerait successivement ceux qui devaient être sacrifiés pour la conservation de tous. Heureusement ce même jour arriva un bâtiment français bien pourvu de vivres ; les Anglais, usant de ruse, s’en rendirent maîtres ; ils changèrent de navire avec les nouveaux arrivés, et, par un reste de pudeur, leur laissant quelques vivres, ils mirent à la voile, pour l’Angleterre.

Depuis la mission Greeley, un autre fait de cannibalisme a eu un immense retentissement. C’était à la suite du naufrage du navire anglais la Mignonnette. Les naufragés tuèrent et dévorèrent un de leurs compagnons, le mousse Packer. Voici la scène du meurtre de cet infortuné, telle que le capitaine Dudley la raconta à son arrivée à Londres :

« Le onzième jour après le naufrage nous avions fini la tortue ; il ne nous restait que les deux boîtes de navets, et nous n’eûmes que le peu d’eau que nous pûmes à grand’peine recueillir pendant quelques orages. Du quinzième au vingtième jour, nous demeurâmes sans nourriture et sans boisson. C’est alors que nous commençâmes à nous regarder les uns les autres avec défiance. Le mousse qui avait bu de l’eau de mer pendant la nuit, s’écria :

« — Nous allons tous mourir ! »

« Sur quoi je fis la proposition de tirer au sort ; mais cette proposition fut repoussée. Mieux vaut mourir ensemble. — Soit ! mais il est dur de laisser périr quatre personnes, quand une seule peut sauver les trois autres.

« Les choses empiraient : le vingtième jour, le mousse gisait au fond du bateau, respirant difficilement, à moitié mort. Vers trois heures du matin je dis au maître :

« — Qu’allons-nous faire ? Je crois que le mousse va mourir. Vous avez une femme et cinq enfants, j’ai une femme et trois enfants, et on a mangé de la chair humaine avant nous. »

« Stephens me répondit :

« — Voyons d’abord ce que le jour amènera. »

« Vers six heures du matin, nous tînmes conseil. Brooks et Stephens déclarèrent qu’ils ne pouvaient se résoudre au meurtre. J’envoyai Brooks à l’avant, et m’étant levé, j’examinai l’horizon ; je n’aperçus rien. Dans une prière fervente je priai Dieu de me pardonner ; je m’agenouillai près du mousse et je lui plongeai le canif dans la gorge. La mort fut instantanée. »

Pour expliquer sa résolution, le capitaine Dudley affirme que Packer était déjà agonisant et ne pouvait plus vivre lorsqu’il le tua. Or, la soif était le supplice le plus épouvantable dont souffrait l’équipage. Packer mourant naturellement, cette soif des trois survivants n’aurait pu être apaisée, le sang n’aurait pas coulé ; Packer ayant été égorgé, ces trois hommes purent s’abreuver en buvant tour à tour à la plaie saignante du pauvre mousse, dont le corps servit de nourriture pendant quatre jours.

Lorsque la chaloupe dans laquelle se trouvaient les naufragés fut rencontrée par le Montézuma, la moitié du cadavre avait été dévorée ; cependant les trois hommes étaient si faibles qu’ils ne purent monter à bord du navire ; on hissa sur le pont le canot et son contenu, dont faisait partie le corps à moitié dépecé du pauvre mousse.

Le capitaine Tom Dudley, le maître Edwin Stephens et le matelot Edward Brooks eurent à rendre compte devant la justice de leur pays du meurtre du jeune Packer. Ils comparurent devant les assises du Devonshire en novembre 1884. Le verdict, ou plutôt l’absence de verdict, révéla au public une ressource de procédure pénale qu’il était loin de soupçonner. Le jury ne reconnut pas de circonstances atténuantes, pour la simple raison que c’est chose inconnue à la jurisprudence anglaise. Sur l’indication du juge, il déclara l’accusation prouvée, quant aux faits, mais en se reconnaissant incapable de spécifier quelle était véritablement la nature du crime commis. Il demanda en conséquence que la spécification en fût déférée au tribunal supérieur. La cour du Banc de la Reine eut donc à juger ce point intéressant et tout nouveau. En attendant, les accusés furent mis en liberté.

À force de chercher dans la jurisprudence maritime anglo-américaine, les légistes érudits découvrirent un cas ne manquant pas d’analogie avec l’affaire de la Mignonnette, jugé aux États-Unis au commencement du siècle. Il s’agissait des matelots d’un navire naufragé, qui avaient jeté à la mer des passagers dont leur chaloupe était surchargée au point de sombrer. Ils furent condamnés à six mois de prison pour homicide justifiable.

La cour du Banc de la Reine, siégeant au complet de cinq juges, déclara que la loi était formelle et qu’en tuant le mousse mourant pour boire son sang et manger son corps, les deux accusés avaient commis un meurtre. Aussitôt la condamnation inévitable prononcée par la cour du Banc de la Reine, le secrétaire d’État pour l’intérieur annonça un sursis d’exécution de la peine capitale, formalité destinée à calmer les angoisses des condamnés, pendant les délais de rigueur pour l’action solennelle de l’amnistie royale qui suivit de près le jugement. Une souscription éleva en l’honneur du pauvre petit mousse une pierre tumulaire à côté du tombeau de ses parents. Il y est dit qu’il a péri dans l’Atlantique après vingt jours de souffrances, à la suite du naufrage de la Mignonnette. Détail touchant : son frère demanda et obtint qu’on inscrivît au bas ce passage des Actes des Apôtres : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché !… »