Le oui et le non des femmes/21

Calman Lévy (p. 219-234).
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XXI


En achevant la lecture de cette lettre, Caroline joignit les mains avec force.

— Ô mon Dieu, dit-elle avec exaltation, soyez béni, vous qui me conduisez au port !

Elle se leva, posa ses lèvres sur l’écriture de George, puis sonna violemment.

Un domestique parut.

— Allez dire au comte de Mareuil que je désire lui parler sur-le-champ.

Quelques instants après, Lucien entra. Il était très-ému ; mais l’espérance de son bonheur donnait une expression charmante à sa tête aristocratique.

Il vint se mettre aux pieds de Caroline, et, sans parler, il attendit.

— Lucien, dit doucement la jeune femme, dont les yeux se remplirent de larmes, je vais vous faire beaucoup de peine ; ne m’en voulez pas, car, tous les deux, nous sommes coupables ; la réflexion nous a manqué. Lorsque je vous ai offert ma main, je vous ai trouvé prêt à obéir ; aujourd’hui, moi, je comprends que je ne vous rendrais pas heureux. Égarée un instant par la poésie charmante de votre amour, je me suis méconnue moi-même ; mais j’ai repris maintenant toute ma raison ; je me connais, vous ne me connaissez pas ; vous m’avez vue telle que vous me faisiez, jamais vous ne me verrez telle que je suis : vous ne m’avez pas aimée.

— Que dites-vous, Caroline ! s’écria Lucien éperdu ; moi qui ne vis que pour vous et par vous !

— Non, Lucien, vous êtes de bonne foi, mais vous ne m’aimez pas. Vous n’aimez qu’une sorte d’idéal que vous vous êtes créé ; je ne suis pour vous qu’un instrument, une harpe vivante sur laquelle vous chantez des hymnes amoureux à votre mystique amour.

Lucien pâlit horriblement ; il se leva et resta debout devant la comtesse, qui poursuivit impitoyablement :

— Vous êtes un enfant ; il vous faut une femme qui vous domine et vous dirige ; moi, je ne saurais vous conduire, et vous me perdriez avec vous.

— Mais c’est une trahison ! s’écria Lucien hors de lui.

— C’est votre salut et le mien, reprit la jeune femme avec force ; mon parti est pris : jamais je ne porterai votre nom.

— C’est votre dernier mot, Caroline ? dit le pauvre Lucien d’une voix étouffée.

— Oui, Lucien, c’est ma résolution irrévocable ; mais, ajouta-t-elle affectueusement en lui prenant les mains, si cette main n’est pas pour vous celle d’une épouse, ce sera celle d’une amie tendre et dévouée.

Le comte serra faiblement la main de la jeune femme, et, chancelant comme un homme ivre, il sortit du salon.

— Pauvre Lucien ! dit-elle en le suivant des yeux, comme il va souffrir !

Elle se trouvait cruelle et injuste ; elle s’accusait, elle s’en voulait de ce tardif aveu ; elle sentait qu’elle avait manqué à la loyauté de son caractère ; quelque chose lui criait que Lucien ne se consolerait pas de l’avoir perdue.

Puis le souvenir de George lui traversa le cœur ; il allait venir, elle allait le voir, elle allait lui dire…

Tout à coup elle entendit sa voix ; il arrivait, il demandait si elle était visible, et, palpitante, émue, incapable de faire un pas, elle le vit entrer et s’avancer vers elle.

Alors elle voulut parler ; mais, suffoquée par tous les sentiments qui l’assiégeaient à la fois, elle ne put que lui montrer sa lettre, qu’elle tenait encore à la main.

George, éclairé par la pénétration de son cœur, comprit tout, et, s’élançant aux genoux de la comtesse, il couvrit ses mains de baisers ardents.

— Dites-le ! dites que vous n’aimez ! s’écria-t-il enfin. Il me semble que je rêve ; je n’ose pas y croire ; dites-le-moi, Caroline !

— Oui ! répondit-elle avec passion, oubliant et Lucien et l’univers entier.

Et, pressant avec force la tête de George contre son cœur :

— Je vous aime parce que vous êtes celui que j’attendais, parce que vous êtes celui qui doit être mon maître, ma force et mon appui ; je vous aime parce que, en me prouvant que vous m’estimiez, vous m’avez rendu ma propre estime ; je vous aime parce que vous êtes intelligent et fort, parce que, pour moi, vous êtes l’art dans ce qu’il a de vrai, dans ce qu’il a de grand. J’ai longtemps lutté contre cet amour qui m’envahissait tout entière ; je me disais que j’appartenais à Lucien, que j’avais juré d’être sa femme. Je me mentais à moi-même, car je sentais bien que je vous appartenais, à vous que j’aimais ! En vous voyant, j’ai compris que l’amour était une chose sublime et sainte, et il s’est répandu dans mon cœur une grande sérénité, un grand calme qui détruisaient sans retour mes faiblesses, mes irrésolutions, mes défaillances ; j’ai vu l’avenir sans crainte, avec la tranquillité d’une âme fière, parce que je savais que j’étais réhabilitée et sauvée.

— Et moi aussi, je t’aime ! dit George, exalté et comme transfiguré par sa tendresse. Jusqu’à ce jour je n’ai été qu’un égoïste et un fou ; je manquais de génie dans non art, et je ne comprenais pas qu’il ne pouvait me venir que de l’amour et de la foi. Un mot de toi m’a montré les horizons nouveaux. Tu es la fée de ma jeunesse, la fée poétique et charmante qui éclaire tout sur la route ; toi aussi, tu m’as sauvé, car la froideur et l’orgueil me perdaient, et, comme saint Paul, qui, converti tout à coup, tombait à genoux devant l’éblouissante vision, moi aussi, je me prosterne et j’adore !

Ils se regardaient avec extase, rayonnants tous deux d’une joie pure et sans mélange ; il leur semblait qu’ils s’étaient déjà rencontrés et qu’ils s’étaient cherchés toujours.

Caroline voyait enfin l’amour dans toute sa splendeur et sa vérité, dans son ivresse, elle avait une reconnaissance infinie pour la grande intelligence et l’âme supérieure qui l’initiait à cette religion intime et sacrée.

La voix de Gaston les arracha de l’extase où ils étaient plongés.

— Ah ! dit Caroline en riant, et moi qui l’avais oublié ! Il vient savoir si j’accepte l’honneur qu’il veut bien me faire.

— Comment ! dit Georges, ce fat aurait osé… ?

— Ne craignez rien, et laissez-moi faire, reprit gaiement la jeune femme ; à moins, monsieur, que vous ne soyez jaloux du vicomte de Charly.

Et elle enveloppa son amant d’un regard si doux et si coquet, que George ne put que lui baiser passionnément la main sans répondre.

Elle le fit passer par un escalier dérobé, et, avec un beau sourire de triomphe et d’orgueil, elle attendit Gaston.

Celui-ci entra timidement cette fois, et, sans prendre la main que lui tendait la jeune femme, il fléchit le genou.

Il ne l’avait plus revue depuis sa malencontreuse histoire de l’enlèvement ; il n’osait lever les yeux sur elle.

— Me pardonnez-vous, madame ? dit-il enfin d’une voix émue.

— Oui, Gaston, de tout mon cœur, mais à une condition.

— Une condition ! Quelle qu’elle soit, fit-il vivement, je l’accepte.

— Eh bien, dit sérieusement la comtesse, c’est que vous ne vous fâcherez pas de mon refus.

— Vous ne voulez pas de moi, Caroline ? dit Gaston en pâlissant. Hélas ! je devais m’y attendre.

— Écoutez-moi, Gaston, reprit-elle affectueusement. Si je vous épousais, vous seriez las de moi au bout de six semaines. Ce qu’il vous faut, à vous, c’est la femme et non point une femme. La Floriani est à Gênes en ce moment, je crois ; allez la voir ce soir, et demain vous m’aurez oubliée.

— Caroline, vous êtes cruelle ! fit-il avec dépit.

— Non, mon ami, je suis juste. D’abord, vous avez voulu m’enlever, maintenant vous voulez me prendre pour votre femme ; donc, je dois croire que vous m’aimez beaucoup. Aussi, en retour de ce grand amour, qui vous est venu bien soudainement, avouez-le, je vous offre une amitié franche et vraie. À votre tour, voulez-vous l’accepter ?

Elle parlait moitié riant moitié attendrie ; Gaston fut remué malgré lui par cet accent sincère et jeune. Deux larmes jaillirent de ses yeux.

— Vous êtes adorable ! dit-il en s’efforçant de sourire ; aussi, vous le voyez, je pleure ce que je perds.

Ils se serrèrent les mains avec affection.

— Quelles folies vous allez me faire faire ! dit-il.

— Comment cela ?

— Eh bien, ne va-t-il pas falloir vous oublier ?

— C’est vrai, dit Caroline en riant. Dieu ! que je plains ces dames !

— Et George, comtesse, qu’en faites-vous ?

— La question est presque impertinente pour un nouveau converti, mon cher vicomte ; mais aujourd’hui je suis tout à fait bonne, et je veux bien vous répondre. J’en fais simplement… mon mari.

— Eh bien, tant mieux ! dit franchement Gaston ; cela me fait plaisir de vous voir renoncer à ce platonique rêveur de Lucien. Il ne vaut pas mieux que moi, allez. En épousant George, ma chère Caroline, vous faites preuve d’un grand esprit et d’un grand cœur.

— Pourquoi d’un grand cœur, Gaston ?

— Mais il n’est pas noble, comtesse, et, pour s’appeler madame Lemiet, il faut, avouez-le, un certain courage.

— Tiens ! dit Caroline en riant, je n’y avais pas encore songé, ni lui non plus… Je lui ferai part de votre découverte, vicomte.

— Vous vous moquez de moi ? Je me sauve.

— Oui ; mais revenez ce soir me rapporter des nouvelles de Lucien, je suis inquiète.

Quelques heures après, la comtesse Caroline reçut un billet du comte de Mareuil ; il lui disait qu’il partait le lendemain pour la France et qu’il ne se sentait pas la force de venir lui dire adieu. Il la suppliait de songer à lui sans tristesse et sans colère ; il s’accusait, il se maudissait et il bénissait mille fois sa chère Caroline pour tous les jours d’ivresse et de bonheur qu’il avait passés près d’elle.

Malgré tout, on voyait que Lucien n’avait pas tout à fait perdu l’espérance ; peut-être comptait-il sur les doux souvenirs pour faire regretter l’absent.

Caroline pleura beaucoup ; elle aimait tendrement cet enfant charmant, ce doux poëte, son cœur se brisait à l’idée qu’elle ne le reverrait plus.

Elle montra à George la lettre du jeune comte ; l’artiste aussi vit percer une certaine espérance au milieu de ce grand désespoir.

— Il fallait lui tout avouer, dit-il.

— Hélas ! non, répondit Caroline pensive, la vérité eût brisé ce pauvre cœur si frêle ; il la saura quand il sera loin d’ici, et peut-être le souvenir se sera-t-il usé dans l’absence.

L’amour est si fort, si beau, si puissant, que la mélancolie de la jeune femme ne tint pas contre la passion de George et contre les promesses de l’avenir ; elle laissa rouler tout au fond de son cœur l’image de son pauvre enfant, comme elle l’appelait, et elle n’eut plus qu’un sourire triste quand on parla devant elle du comte de Mareuil. Une quinzaine de jours se passèrent ; la comtesse était sans nouvelles de Lucien. Un de ses amis, qui l’avait vu monter en voiture le jour de son départ, affirmait qu’il était plus pâle que de coutume, mais qu’il paraissait assez calme ; il avait même dit au postillon qui faisait claquer son fouet avec bruit : « Oui, oui, va grand train ! car j’ai hâte de me retrouver dans ma chère France. »

Caroline fut heureuse et soulagée d’un poids énorme en apprenant ces détails.

— C’est un ingrat que M. Lucien, dit-elle à George en souriant doucement, il m’aura vite oublié.

— Il pourra peut-être un jour ne plus vous aimer, ma Caroline, dit l’artiste avec tendresse, mais vous oublier !…

Il hocha la tête avec un mouvement plein de cette grâce féminine qui faisait si bien contraste avec sa nature sévère et un peu froide.

— Vous ne m’oublieriez donc pas, vous, George ? dit la jeune femme d’une voix émue.

Il la regarda avec angoisse et surprise ; il sembla à Caroline qu’il avait pâli.

— Je suis folle ! ne répondez pas, dit-elle en venant cacher ses larmes dans le sein du jeune homme.

— Qu’avez-vous, Caroline ? Quoi ! vous pleurez ?

— Non… je ne sais… mais il me semble qu’un malheur nous menace ; j’ai de sombres pressentiments sur notre amour, sur notre bonheur. Tout cela est insensé, je le sais, je le sens ; mais voyez-vous, George, moi aussi, je voudrais retourner en France.

— Est-ce pour revoir Lucien ? dit-il en souriant de son bon sourire grave.

— Non, non, dit Caroline avec épouvante. Fasse le ciel qu’il ne se retrouve plus jamais sur ma route !