Le oui et le non des femmes/22

Calman Lévy (p. 235-254).
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XXII


Leur départ fut donc décidé. Arrivés à Paris, ils devaient se marier dans le plus bref délai possible ; Caroline avait peur que son bonheur ne lui échappât, et elle avait fini par faire partager ses craintes à son ami, qui, malgré la fermeté de sa grande âme, se sentait troublé par les appréhensions de la jeune femme.

Ils partirent le soir en chaise de poste ; toute la nuit ils coururent au galop des chevaux.

Depuis qu’ils avaient quitté Gênes, la comtesse Caroline était redevenue souriante et gaie ; enivrée d’amour, elle faisait des projets d’avenir, de bonheur ; sa passion n’avait plus le calme des premiers jours ; on eût dit qu’elle obéissait à une agitation intérieure plus forte que sa volonté ; elle redevenait la Caroline d’autrefois, elle voulait des serments, elle voulait qu’à chaque instant il lui répétât qu’il l’aimait. Elle l’aimait tant, elle ! elle l’avait si longtemps attendu ! Elle lui racontait toute sa vie passée, ses chagrins, ses luttes ; elle parlait de l’impression qu’elle avait ressentie lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois, lui, George ; et quelles angoisses, et quelles espérances, et quelles félicités, quand elle s’était crue aimée de cet artiste qu’elle avait mis si haut, pour lequel elle avait de l’admiration et du culte. Comme ils allaient être heureux maintenant ! comme ils allaient se plonger dans les délices d’un amour légitime et partagé !

George aussi ressentait une tendresse immense et véhémente pour cette charmante femme, si belle et si adorablement aimante ; toutes les passions contenues pendant sa froide jeunesse avaient brisé leur digue et venaient l’assaillir ; il se sentait plongé dans une exaltation dont il était effrayé pour lui-même.

— Et ma pauvre sculpture, disait-il en riant à Caroline, est-elle assez oubliée, assez délaissée !

— Elle attendra ! répondait gaiement la jeune femme. Il faut s’aimer d’abord ; on songera à l’art après.

La berline courait sur la route, soulevant des tourbillons de poussière. Vers le matin, au petit jour, Caroline s’endormit doucement ; George la contemplait en amant et en artiste.

Elle portait une robe de barége noir, qui laissait deviner son cou blanc et ses rondes épaules ; une mantille de dentelle de même couleur, posée sur sa tête à la mode italienne, retombait à plis légers sur sa chevelure aux tons d’or bruni ; son teint, un peu animé, avait cette nuance de camellia rose qui se perd avec la première fraîcheur de jeunesse ; ses grands cils noirs faisaient ombre sur ses joues délicates, et le sourire d’amour qui entr’ouvrait ses lèvres montrait que, même pendant son sommeil, elle ne perdait pas le souvenir de son bonheur.

Tout à coup un juron énergique du postillon l’éveilla brusquement ; les chevaux firent un écart, puis ils s’arrêtèrent.

— Qu’y a-t-il donc ? dit George en baissant rapidement la glace de la voiture.

— Un homme couché par terre et que j’ai vu trop tard ! Les chevaux ont dû lui passer sur le corps.

— Et la voiture ? dit vivement Caroline en sautant sur la route ainsi que George.

— Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas, reprit le postillon. La Madone l’a protégé ; les chevaux se sont arrêtés à temps.

On dégagea de dessous la voiture l’homme, qui ne donnait plus signe de vie ; pourtant les roues l’avaient à peine effleuré. Avertis par leur instinct, les nobles animaux s’étaient arrêtés d’eux-mêmes.

Le jour arrivait ; mais on ne distinguait rien encore. Le postillon prit une des lanternes de la voiture et s’approcha de George, qui soulevait dans ses bras ce corps inanimé.

— Grand Dieu ! s’écria Caroline, c’est Lucien !…

Elle l’avait plutôt pressenti que reconnu, car son manteau lui cachait une partie du visage.

À son tour l’artiste poussa une exclamation de douleur et d’épouvante en reconnaissant la tête livide de son malheureux ami.

— Il faut le sauver ! il faut le sauver ! répétait Caroline éperdue.

Ils découvrirent sur la route une pauvre masure abandonnée ; ils y transportèrent le malheureux enfant, qui respirait encore.

Puis le postillon reprit la route de Gênes, afin d’amener promptement un médecin.

George ne disait pas un mot ; en proie à un remords terrible, il se demandait s’il n’était pas l’assassin du jeune comte ; et, sombre, muet, avec une anxiété poignante dans les yeux, il regardait toujours le pauvre Lucien, que l’on avait couché à la hâte sur un tas de feuilles sèches et de fougères.

Caroline sanglotait et tenait dans ses bras cette tête inanimée.

— Ô mon enfant ! disait-elle, mon pauvre enfant, réponds-moi, parle-moi ! C’est ta Caroline que tu aimes !

Dans cet instant, elle comprenait l’amour maternel dans toute sa sublimité, avec ses angoisses et ses poignantes douleurs ; il lui semblait qu’elle était mère et que c’était son fils qui était étendu là sans vie.

Pourtant Lucien n’était qu’évanoui : les chevaux, en lui marchant sur le corps, l’avait froissé et meurtri ; l’un d’eux lui avait donné un coup de pied dans le côté et lui avait fait une blessure par laquelle le sang commençait à s’échapper.

George déchira vivement son mouchoir et celui de la comtesse, et, avec beaucoup d’adresse et de dextérité, il appliqua le premier pansement.

Au bout de quelques instants Lucien ouvrit les yeux. En voyant Caroline à ses côtés, son premier mouvement fut de lui jeter ses bras au cou en fondant en larmes ; mais, apercevant l’artiste, il repoussa la jeune femme, qui se cacha la tête dans ses mains.

— Ô Caroline ! murmura Lucien, pourquoi ne suis-je pas mort !

— Mourir ! s’écria la comtesse. Vous voulez donc mourir ?

Lucien se souleva avec effort.

— Hélas ! dit-il d’une voix faible, pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas permis ? J’ai essayé de fuir et d’aller expirer loin de vous ; je comprenais que je n’étais qu’un enfant aimant dont la tendresse était inutile et importune ; mais je savais bien, Caroline, que, proscrit par votre cœur, je succomberais sous ce bannissement cruel ! Pourtant je voulais cacher à quel point le désespoir m’avait brisé ; je ne voulais pas que ce pauvre Lucien vous arrachât encore des larmes, et je me suis mis bravement en route ; mais bientôt, pris par une fièvre violente, j’ai été contraint de m’arrêter au petit village de Riazzo. À peine convalescent, j’ai repris le bâton de l’exilé, et j’ai voulu continuer mon triste voyage, lorsque, hier, j’appris que, vous aussi, vous retourniez en France, mais que vous n’y retourniez pas seule. George…

Ici le sculpteur fit un mouvement, comme pour démentir ce qu’allait dire le blessé.

— Je le sais, fit Lucien avec calme.

Puis il continua :

— Partout on me disait que vous alliez épouser George. Alors ma tête se perdit, mes souffrances devinrent intolérables ; ce fut une colère insensée, une horrible jalousie ; mon cœur, déchiré, torturé, saignant, criait grâce devant la perfidie des deux êtres que j’aimais le mieux au monde… Je résolus d’en finir avec la vie. Pourtant c’était bien affreux, ce suicide dans la solitude ! « Personne jamais ne lui dira que c’est elle qui me tue, me disais-je ; elle m’oubliera, sans se douter que je suis mort parce qu’elle m’a chassé. » Je m’assis sur le bord de la route, et je pleurai amèrement. Tout à coup j’entendis un bruit de grelots, je vis se soulever des tourbillons de poussière ; je compris que vous arriviez vers moi… Alors, pris de vertige, devinant ce que mon sacrifice renfermait de vengeance, je résolus de me jeter sous les pieds des chevaux et d’expirer sous vos yeux, Caroline !

— Malheureux ! s’écria-t-elle en pâlissant.

— Oh ! non, pas malheureux ; car j’éprouvais une joie étrange, une ivresse immense, un âcre bonheur… J’allais être tué par vous !… J’attendis deux secondes, qui me parurent deux siècles, et, à mesure que les pas précipités de l’attelage s’avançaient vers moi, toutes les phases de notre tendresse apparaissaient à mes yeux. Je revoyais Mareuil, le parc où vous passiez avec votre robe blanche ; vous étiez près de moi, dans le pavillon de Pichel ; j’entendais à mon oreille l’aveu de votre amour ; puis nous partions pour l’Italie, et, dans le lointain, il me semblait encore saisir le refrain de la chanson de Gaston… Et les chevaux s’approchaient toujours. « Meurs ! m’écriai-je, pauvre enfant abandonné ! meurs tué par elle, et que ton dernier soupir aille troubler leurs baisers d’amour !

— Taisez-vous, Lucien ! taisez-vous ! s’écria Caroline en fondant en larmes.

— Pardonnez-moi, mon amie, j’ai été faible et lâche ; pardonnez-moi, car je vais mourir !

— Non, mon Lucien, nous vous sauverons ; il faut que vous viviez !

— Hélas ! Caroline, il est trop tard ; j’ai trop souffert.

Puis, d’une voix plus faible, et faisant de la main un appel à cette femme qu’il avait tant aimée, il ajouta :

— Approchez-vous de moi, ma bien-aimée… Plus près, plus près encore… Oui, c’est bien toi, mon âme et ma vie ! Ce n’est point un rêve… C’est bien ta main qui fermera mes yeux… Ce sont tes prières qui m’ouvriront le ciel.

Il pétrissait fébrilement la main de la comtesse et son extase contemplative l’enveloppait tout entière.

— Ô ma Caroline !…

Elle restait épouvantée, interdite, devant cet amour si exalté et si pur ; il lui semblait que tout s’écroulait autour d’elle, et elle regardait George avec stupéfaction, comme pour le supplier de la sauver.

L’artiste, de son côté, paraissait anéanti ; il restait les yeux fixés à terre, sans mouvement et sans voix.

— George, s’écria tout à coup Lucien d’une voix déchirante, pourquoi m’avez-vous trompé ?

Le sculpteur releva vivement la tête ; une pâleur mortelle se répandit sur son visage ; il resta quelques instants sans répondre ; puis il s’approcha de Lucien, et lui dit d’une voix ferme :

— Mon ami, la nouvelle que vous avez apprise est fausse : il n’a jamais été question d’un mariage entre la comtesse de Sohant et moi ; c’est vous seul qu’aime la comtesse, c’est vous seul qu’elle épousera.

— Serait-il vrai, Caroline ? cria le comte, qui voulut se retourner vers elle.

Mais, succombant à une émotion trop forte, il laissa retomber sa tête et s’évanouit de nouveau.

D’un bond la jeune femme avait couru à George.

— Qu’avez-vous dit ? s’écria-t-elle avec égarement.

— La vérité, Caroline, dit George avec l’impassibilité de la résignation. Voyez et décidez si nous devons mettre entre notre amour le cadavre de cet enfant.

— Mais que faut-il faire ? dit-elle en se tordant les mains.

— Il faut vous sacrifier comme je me sacrifie, dit simplement l’artiste.

Le médecin que le postillon avait été chercher arriva sur ces entrefaites ; il examina Lucien, et déclara que la blessure n’était pas bien grave.

— Le seigneur Français, dit-il, pourra, dans quelques jours, continuer sa route ; mais point d’émotions : elles seraient dangereuses ; un repos absolu, sinon je ne réponds de rien.

Il fit prendre à Lucien une potion calmante ; puis il sortit en engageant George à faire transporter le plus tôt possible le blessé à la ville.

— Dormez, cher enfant ! dit doucement l’artiste à Lucien, qui essayait de se souvenir ; dormez, c’est le bonheur qui vous attend au réveil.

— Mais pourquoi est-elle avec vous ? dit naïvement Lucien inquiet encore.

La comtesse m’avait prié de la reconduire jusqu’à Florence.

Puis il ajouta gravement :

— Elle savait, Lucien, que vous n’avez pas de meilleur ami que moi, et que l’on peut me confier la femme de mon ami.

— C’est bien, dit le jeune comte en regardant cette figure triste et loyale ; je crois ce que vous me dites, George. Puis il s’endormit doucement, une main dans celle du sculpteur, l’autre dans celle de Caroline.

Alors tous deux se regardèrent avec une tendresse déchirante, une douleur résignée. Sans larmes, sans cris, sans explosions, le sacrifice fut résolu.

— Il le faut, dit George ; il faut que cet enfant soit sauvé par vous, Caroline, et, croyez-le, un devoir accompli avec un grand courage donne par la suite le calme et la paix.

— Je le sauverai, dit Caroline, et par moi il sera heureux.

Alors George ôta de son doigt un anneau qu’il portait habituellement, et le passa au doigt de la jeune femme.

Elle y posa passionnément ses lèvres.

— Quoi qu’il arrive, il ne me quittera jamais ! dit-elle.

Il y eut un assez long moment de silence.

Tout à coup Caroline courut à George, et, l’étreignant avec force :

— Non, je ne veux pas, je ne veux pas renoncer à toi ! c’est horrible ! Mais tu ne sais donc pas que je t’aime ?

George ferma les yeux.

— Caroline !… s’écria-t-il.

— Non, non, tout cela est impossible ! nous sommes insensés ; rien ne doit nous séparer. Emmène-moi !… partons !… Vois-tu, te quitter, j’en mourrais… Toi-même… George, reste ! Lucien guérira, nous le consolerons ; je ne sais pas, moi, je ne sais pas ce qu’il faut faire ; mais il comprendra… Mais il faut que tu restes, enfin !

Et elle l’enlaçait, elle l’étreignait sur sa poitrine ; il lui semblait qu’on lui arrachait le cœur ; elle poussait des cris étouffés dans son mouchoir, qu’elle tenait convulsivement contre ses lèvres.

George se sentait gagné par une douleur immense, intolérable. Que fallait-il faire ? Il restait les yeux plongés dans ceux de Caroline, et irrésistiblement, longuement, ardemment attirés l’un vers l’autre, ils s’embrassèrent à plein cœur.

— Caroline ! s’écria Lucien qui se réveillait avec un fièvre violente, Caroline, tu veux donc que je meure ?

Tous deux étouffèrent un cri. George courut à Lucien ; Caroline tomba sur ses genoux.

Le jeune comte, avec une sueur glacée qui lui découlait des tempes, criait après Caroline ; il la maudissait et l’appelait tour à tour. Il se voyait encore sur la route, il entendait le galop des chevaux, et, saisi d’épouvante et de terreur, il conjurait sa bien-aimée de l’arracher à cette effroyable mort.

Cette crise, que le médecin n’avait point prévue, fut longue et douloureuse. George tenait la tête de Lucien, il lui parlait doucement ; il semblait que sa voix ferme et sonore calmât l’esprit en délire du pauvre blessé ; celui-ci se rendormit avec assez de calme.

Caroline comprenait que tout était fini, elle se sentait atrocement malheureuse, sans trop pouvoir se rendre compte de ce qui venait de se passer.

George s’approcha d’elle.

— Adieu, Caroline ! dit-il d’une voix qu’il s’efforça de rendre ferme.

— Adieu, George ! dit sourdement la jeune femme.

Et, comme il partait :

— George, dit-elle, promettez-moi que vous serez le dernier que je verrai sur cette terre d’Italie, où je vous ai tant aimé.

— Je vous le promets, dit-il.

Il fit un geste comme pour la prendre dans ses bras ; mais, se sentant gagné par une douleur au-dessus de ses forces, il sortit brusquement.

Alors Caroline s’approcha de Lucien, et, posant ses lèvres sur son front pâle :

— Pauvre et cher enfant ! dit-elle, tu ne sauras jamais à quel prix je consens à ton bonheur !