Le oui et le non des femmes/19

Calman Lévy (p. 198-212).
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XIX


À quelques jours de là, la comtesse Caroline était restée dans sa chambre ; Lucien était allé au spectacle, où elle l’avait envoyé pour être seule… Elle avait prétexté une migraine ; elle l’avait peut-être ; elle souffrait. Il n’y a pas de félicité qui ne soit exposée à ces instants de vide et de douloureuses réflexions. Alors le bonheur le plus réel est mis en question, le doute s’empare de l’esprit le mieux éclairé, on éprouve des luttes intérieures et passagères dont la conviction est ordinairement triomphante, lorsque cette conviction, au lieu d’être nourrie par la lecture des romans modernes, est formée par la raison. L’enthousiasme le plus ardent finit toujours par se calmer lorsqu’il laisse le cœur vide.

Caroline était donc triste et songeuse, et elle éprouvait un douloureux plaisir à rester seule, étendue dans un fauteuil, abîmée dans ses rêveries, lorsqu’elle entendit marcher dans l’antichambre. Elle crut reconnaître le pas de Lucien ; la porte s’ouvrit : c’était Gaston.

Elle ne put retenir un mouvement de mauvaise humeur.

— Encore vous ! lui dit-elle… Mais c’est une persécution ! je n’ai plus la liberté de rester seule chez moi. Allons, Gaston, ajouta-t-elle d’un ton plus radouci, vous savez que vous m’offensez en venant si tard.

Le jeune homme s’inclina respectueusement.

— Vous vous trompez, madame, dit-il froidement, je ne suis pas aussi coupable que vous le croyez ; je ne viens pas pour vous voir. Je ne suis en ce moment qu’un ambassadeur. La princesse Amalfi m’envoie auprès de vous pour vous prier de venir la rejoindre à son palais ; Lucien vous supplie d’accepter l’invitation. Il s’agit d’une fête improvisée après le spectacle, et d’un concert dans lequel on entendra la célèbre Lavinia Corelli. J’ai amené une voiture qui vous conduira au palais de la princesse.

— Et vous ?

— Moi ?… je n’aurai pas le bonheur de vous accompagner ; je n’aurais pas osé vous le proposer. D’ailleurs, la princesse m’a chargé d’aller chercher sa sœur.

— C’est bien, Gaston, je vous remercie, dit Caroline en tendant la main au jeune homme ; je vais aller chez la princesse.

Il la salua cérémonieusement et sortit.

La comtesse mit une robe de mousseline blanche ; elle attacha une branche d’aubépine dans ses cheveux et elle descendit. À la porte de l’hôtel elle aperçut une voiture. Un domestique à la livrée de la princesse s’approcha d’elle le chapeau à la main et lui ouvrit la portière.

Le temps était admirable, mais la nuit était sombre. Caroline connaissait peu Gênes, elle ne songea pas à regarder quelle route elle suivait. Ses tristes réflexions, un instant écartées par cet incident, lui étaient revenues peu à peu ; elle songeait à Lucien, elle tâchait de se cramponner à cet amour qui semblait fuir de son cœur troublé. Elle éloignait l’image de George, qui passait par-dessus ses craintes et ses terreurs, faisant tout resplendir, étouffant tout ce qui n’était pas lui.

Tout à coup elle se réveilla comme d’un songe, en s’apercevant que la voiture n’était plus dans la ville. Elle s’étonna de la longueur de la route ; il y avait bientôt une heure que les chevaux couraient au galop, et il ne fallait pas plus de dix minutes pour aller de chez elle au palais de la princesse.

Elle regarda à travers les glaces de la voiture, et quelle ne fut pas son épouvante en s’apercevant qu’elle était au milieu de la campagne et dans un endroit isolé… Elle cria…

En ce moment une grille tourna sur ses gonds rouillés et fit entendre un grincement aigu. La voiture entra dans une allée de parc ; la grille se referma derrière elle avec un bruit sourd. Caroline, éperdue, folle de terreur, appela au secours. La voiture s’arrêta devant un perron ; un domestique ouvrit la portière et dit :

— Madame est arrivée.

— Au nom du ciel, où suis-je donc ?

— À la villa Amalfi, répondit le valet.

Il n’y avait ni fuite possible ni secours à espérer ; deux domestiques étaient prêts à entraîner de force la comtesse vers la maison. Elle préféra y entrer de bonne volonté.

Pleine de courage et de résolution, elle gravit d’un pas ferme les marches du perron.

— Quand je connaîtrai le danger, se dit-elle, j’aviserai.

Elle entra dans un salon très-brillamment éclairé et rempli d’une société nombreuse. Un homme vint à elle et lui présenta la main pour l’introduire… C’était George Lemiet.

Derrière George, Caroline aperçut la princesse Amalfi, Lucien et un grand nombre de personnes qu’elle connaissait.

— Quelle plaisanterie ! s’écria-t-elle encore pâle et émue. Vous m’avez beaucoup effrayée ; j’ai cru que j’étais enlevée par des brigands.

— Vous étiez enlevée, en effet, madame, dit George.

— Par des brigands ?

— Non, comtesse ; par un audacieux que je trouve plus coupable que les bandits mêmes.

— Que voulez-vous dire ?

— Oui, Caroline, reprit Lucien en s’approchant, sans George vous étiez la victime d’une odieuse machination. Par le plus grand des hasards, il a soupçonné les projets de Gaston.

— Ciel ! Gaston ? s’écria Caroline.

— Oui, Gaston est le coupable, continua Lucien ; George a soupçonné ses projets ; il l’a fait surveiller par un domestique adroit. Ce domestique s’est lié avec celui de M. de Charly, et M. de Charly ayant besoin d’agents dévoués pour sa coupable entreprise, l’homme de George a été naturellement choisi. Par lui nous avons été prévenus ; nous avons appris que Gaston avait loué cette villa, dans laquelle il voulait vous retenir prisonnière. Nous avons souffert qu’un commencement d’enlèvement eût lieu, parce que nous savions que le brave Antonio était là derrière votre voiture pour vous protéger au besoin, et nous sommes venus ici vous attendre, afin de donner une leçon publique au coupable et vous mettre désormais à l’abri de ses audacieuses tentatives.

— Écoutez ! dit le sculpteur, j’entends le galop d’un cheval.

Antonio entr’ouvrit la porte du salon et dit tout haut :

— Le voilà !

Tout le monde s’assit en gardant le plus profond silence.

Puis la voix de Gaston s’éleva, donnant des ordres à ses gens.

La porte s’ouvrit.

Gaston fit un pas et resta comme pétrifié sur le seuil.

Rien ne saurait peindre l’étonnement, la colère, la rage qui parurent sur son visage en voyant plein de monde ce salon où il ne s’attendait à trouver qu’une seule personne.

— Vous êtes en retard, monsieur, lui dit ironiquement George en s’approchant de lui. Vos invités vous attendent ; ils sont ici depuis une heure.

— Mes invités ! balbutia Gaston.

— Oui, monsieur, reprit Lucien à voix basse. Vous aviez préparé un enlèvement, c’est un bal que vous donnez… Heureusement, nous avons tout appris et tout prévenu ; remerciez-nous donc de vous avoir épargné une infamie que vous auriez payée de votre sang.

L’artiste, voulant éviter que les explications se prolongeassent, fit un signe à l’orchestre ; on entendit aussitôt la ritournelle d’une valse.

Gaston se remit promptement, et, avec une impudence dont personne ne l’eût cru capable, il s’approcha de Caroline et l’invita à valser.

— Je ne danserai plus jamais avec vous, Gaston, dit fièrement la jeune femme, parce que vous êtes un malhonnête homme.

Le jeune homme rougit, puis pâlit… Il hésita, fit un pas vers Caroline, un pas vers George ; puis, prenant une résolution subite, il fit un geste violent et s’élança vers la porte.

Deux minutes après, on entendit un cheval s’éloigner au galop.

Alors Caroline tomba sur un canapé à côté de la princesse, et, cédant enfin aux émotions qui l’avaient assaillie, elle fondit en larmes.

Ces larmes, l’offense de Gaston ne les lui arrachait pas seules ; elle avait du mépris pour celui qui, si lâchement, avait voulu la séduire, mais elle se sentait aussi le cœur plein d’une colère dédaigneuse pour Lucien.

Sans son fol entêtement eût-elle jamais été exposée à de pareils attentats ?

Tout le monde se retira, comprenant qu’il fallait respecter l’agitation de la jeune comtesse. La princesse lui offrit un appartement dans son palais ; Caroline accepta. Par un sentiment dont elle ne se rendait pas compte, elle ne voulait plus se retrouver sous le même toit que Lucien ; elle se sentait heureuse d’être délivrée de ce rêveur qui lui avait jeté un mauvais sort. La voiture était prête, la princesse entraînait la jeune femme ; au moment de partir, elle se retourna et ses yeux rencontrèrent ceux de George. Le regard de l’artiste était si plein de joie contenue, de passion vraie et de respectueuse tendresse, que Caroline s’arrêta ; alors elle songea qu’il venait de lui sauver plus que la vie, et elle voulut trouver des mots pour exprimer ce qu’elle sentait. Mais les paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres devant ce regard de George, et, le regardant fixement à son tour, elle poussa un grand cri et s’évanouit.

Quelques heures après l’artiste était chez lui ; accoudé à la fenêtre ouverte, il respirait la brise qui venait de la mer ; il songeait… Peu à peu il tomba dans une rêverie profonde ; le présent avait disparu à ses yeux, l’Italie était loin de son souvenir.

Il était chez son père, à la campagne ; il respirait l’odeur des bois, il voyait passer les belles paysannes qu’il aimait à dessiner ; là-bas dans le lointain, il entendait le chant des faneuses ; le soleil inondait les prés et allait dorer la petite rivière où barbotaient les canards ; des paysans, sur des chevaux blancs, s’enfonçaient dans le sentier encaissé ; là, c’était le moulin ; plus loin, la maison du garde ; et, au milieu de ces naïfs tableaux, passait et repassait le doux fantôme de Caroline ! George entendait son rire frais dans la campagne, il entrevoyait sa robe blanche à travers les arbres ; puis elle allait vers le moulin, donnant le bras à son vieux père et soutenant sa marche ; le vieillard lui parlait doucement, la tête un peu penchée. Elle écoutait, avec son doux sourire, les yeux levés sur lui ; ces beaux yeux pleins d’affection semblaient dire : « Je vous respecte et je vous aime, parce que vous êtes le père de mon George. »

Alors, ému, éperdu, il se pencha sur la balustrade en criant :

— Caroline ! Caroline !

Sa propre voix le tira de l’extase dans laquelle il était plongé ; il tressaillit et ferma violemment la fenêtre.

— Ah ! pauvre fou ! dit-il en se laissant tomber sur une chaise avec accablement, pauvre fou ! tu l’aimes et elle sera à un autre ; moi, je suis condamné à vivre seul.

Et il se sentait gagné par une grande tristesse qui lui envahissait tout le cœur.

Il était venu à Paris en quittant son village ; il était venu chercher le travail, les soucis, la fatigue ; il songeait à ses nuits sans sommeil, à ses jours sans repos, à ce public si capricieux, si ingrat, si injuste ; souvent la gloire était payée bien cher, et la gloire était-elle le bonheur !

Il fit quelques pas par la chambre.

— Elle serait ma consolation, ma force, ma jeunesse ; mon talent serait rafraîchi par cette intelligence fine et vivace… Mais elle m’aime ! s’écria-t-il en s’arrêtant tout à coup ; ne l’ai-je pas vu ce soir ? Ce regard, cet évanouissement ! mais elle m’aime… Demain je la verrai ; demain je saurai peut-être… Ô Caroline ! ajouta-t-il avec passion, tu sais bien que seul il faut m’aimer, parce que seul je puis te comprendre.