Le oui et le non des femmes/18

Calman Lévy (p. 178-197).
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XVIII


Le lendemain, Caroline fit prier Lucien de passer chez elle avant que de sortir.

Le jeune homme la trouva assise, un livre sur les genoux ; elle était pâle, et ses yeux, rouges encore, trahissaient des larmes récentes.

— Qu’as-tu, ma Caroline ? s’écria Lucien, inquiet et troublé. Au nom du ciel, qu’arrive-t-il ?

— Je vais te le dire, Lucien, répondit la jeune comtesse en feignant une assurance que démentait le tremblement de sa voix ; je vais te le dire franchement, et tu sauras d’où vient mon agitation, d’où vient ce je ne sais quoi qui me bouleverse et me rend si différente de moi-même. Tu m’adores, je le sais ; loin de moi donc l’idée de t’accuser, de te blâmer, mon adoré rêveur ; non, la faute en est aux événements, à notre pauvre nature… Tu as compris où je veux en venir, n’est-ce pas, Lucien ? Toi aussi, tu te dis que cette situation ne peut se prolonger plus longtemps.

— Chère Caroline, tu veux…

— Attends, dit-elle, ne m’interromps pas ; je n’ai pas tout dit encore. C’est moi, Lucien, qui viens te tendre cette main que tu ne veux que dans quelques mois, et qu’il faut que tu prennes sans prolonger les dures épreuves que nous nous sommes si follement imposées. Le monde a raison, et nous sommes des insensés d’avoir repoussé le bonheur qui s’offrait à nous avec toutes les joies, tous les enivrements de l’amour heureux et légitime, de cet amour qui vit fièrement au grand jour, et que le monde consacre et applaudit. Notre position, dont nous étions si fiers, m’apparaît aujourd’hui dépouillée de tout son prestige, de tout son romanesque enthousiasme. Descends en toi-même, interroge ton cœur, et dis-moi s’il ne te crie pas comme à moi que nous offensons la morale et la nature… Non, non, continua-t-elle d’une voix forte et assurée, plus de rêves énervants, plus de vague poésie. Je veux un amour sain, profond, légitime, sans restriction et sans mesure ; je veux un amour qui me régénère et me purifie des misères de cette passion fausse et débile, de ce platonisme dans lequel mon âme flotte et défaille. Marions-nous, Lucien ; enferme ta femme dans ton âme, et que notre retour aux idées vraies et sérieuses nous console de nos souffrances et nous relève à nos propres yeux.

— Caroline, s’écria Lucien en se jetant aux pieds de la jeune femme, je suis ton esclave. Tu ne veux pas continuer l’épreuve commencée ; finissons donc. Je suis prêt aussi ; en tout et toujours, je veux t’obéir.

— Arrêtez, Lucien, dit Caroline en pâlissant. Obéir, dites-vous, obéir ? Nos cœurs ne battent donc plus ensemble ? Nous avons donc deux âmes à nous deux, peut-être davantage ?… Car je m’en sens deux quelquefois : celle qui ne vit que pour vous, et celle qui se révolte contre vous… Obéir !… Je vous offre ma main ; je vous dis que je souffre, et je vous trouve prêt à obéir… Oui, vous avez raison, l’épreuve n’est pas complète ; attendons encore.

Lucien allait répliquer et se justifier, lorsque la porte s’ouvrit. Gaston et George venaient chercher les deux amants pour une promenade à cheval qu’ils avaient arrangée la veille.

Caroline, émue et agitée, se dit souffrante et refusa d’accompagner les jeunes gens, qu’elle engagea vivement à sortir sans elle.

— Non, non, madame, dit George qui voyait bien qu’il s’était passé quelque chose d’étrange ; nous ne voulons point de plaisir sans vous et nous remettrons, s’il vous plaît, la partie à demain. Nous allons vous laisser reposer, et demain, si vous le permettez, nous viendrons savoir de vos nouvelles.

— Non, non, restez, messieurs, dit vivement Caroline ; je suis plutôt nerveuse que souffrante : votre conversation me distraira ; surtout la vôtre, monsieur Lemiet, dit-elle en regardant l’artiste, qui tressaillit.

Gaston surprit ce regard.

— Tiens, tiens ! se dit-il, je n’avais pas encore songé à celui-là… Oh ! ce pauvre Lucien ! En venant chez vous, comtesse, continua-t-il indifféremment, M. Lemiet et moi, nous nous disputions très-sérieusement.

— Vous vous disputiez ? dit en riant Caroline.

— Oui, comtesse. Monsieur prétendait que le matérialisme n’existait pas dans l’art.

— Je n’ai pas dit cela, monsieur de Charly, dit vivement George. Vous m’avez mal compris, ou plutôt je me serai mal expliqué. M’est-il permis, madame, ajouta-t-il en se retournant avec grâce vers Caroline attentive, de défendre ma thèse ?

— Parlez, parlez, monsieur ! dit la jeune femme de plus en plus frappée de la physionomie fine et expressive du jeune sculpteur.

— Je ne suis point, monsieur de Charly, un ennemi systématique de la matière, dit George en souriant ; je sais la part que Dieu lui a faite dans le monde ; si je relève les défauts de l’école qui substitue partout le culte de l’image sensible à celui de la pensée et une sorte de fétichisme métaphorique à un sentiment plus délicat du monde extérieur, ce n’est pas du tout que je condamne l’art à un régime exclusivement platonique : « Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie, » ce n’est pas plus sérieux en sculpture ou en peinture que dans le monde ; les Philaminthes du spiritualisme ne sont pas plus vraies que celles de la comédie, mais elles sont plus ennuyeuses. Généralement, on confond la matière avec le matérialisme, ce qui est une chose tout à fait distincte.

Avant le christianisme, qui a mis l’idéal sur le trône, il y avait en Grèce des artistes ; d’où vient donc que ces hommes de génie, nés sous un climat voluptueux et corrupteur, enchaînés à une religion toute sensuelle et qui n’enseignait que le plaisir, séduits par une admirable nature qui étalait sans cesse à leurs yeux les irrésistibles amorces de la beauté ; d’où vient que ces peintres, que ces sculpteurs, il y a vingt ou trente siècles, étaient moins matérialistes que ne le sont aujourd’hui la plupart des artistes qui brillent sur le Parnasse chrétien ?

— Tu avoueras pourtant, dit Lucien, que les anciens étaient des disciples d’Épicure, et qu’en fait de matérialisme…

— Non, non, interrompit vivement George, ils n’étaient point matérialistes ; ils cherchaient toujours l’esprit sous l’enveloppe, la pensée sous la forme ; ils cherchaient l’étincelle cachée dans les cailloux des sentiers profanes, la clarté vivifiante sous l’épais brouillard. Les anciens savaient, sentaient, prouvaient que l’essence même de l’art est une adoration sur le monde matériel. On peut en dire autant du grand art de la Renaissance ; tous les grands artistes de ces temps glorieux sont des penseurs. Il faut descendre jusqu’aux époques de décadence pour y trouver les précurseurs des écoles prétentieusement stériles, qui ont mis, de nos jours, tout l’art dans les procédés d’exécution, qui ont sacrifié l’idée à l’image et fait de l’intelligence humaine un appareil de photographe. Ceux de nos artistes qui se sont voués au culte de l’art en faisant concourir la beauté de la forme au culte épuré de l’esprit sont peu nombreux aujourd’hui ; mais au moins ils ont de glorieux ancêtres. L’art, que l’intelligence spiritualiste vivifie, n’est pas d’hier, il n’est pas le privilége d’une croyance, le domaine d’une école, il est né avec l’âme humaine.

— Cependant, monsieur, dit Caroline, dont la charmante tête intelligente s’animait aux paroles de l’artiste, cependant la France, si souvent saturée de peintures indigestes, abreuvée de mauvais tableaux d’histoire, repue de mélodrames sur toile, enivrée de toute sorte d’arts fermentés, la France, il me semble, a besoin de simplicité, aspire au naturel, au vrai, aux choses humanitaires.

— Oui, madame, vous avez mille fois raison : la France aspire au beau, au vrai, comme vous dites, mais non point au réalisme. Eh quoi ! nous avons la gloire des arts ; nous avons les longues études qui demandent de longues années ; nous vivons dans une ville brillante de grâce, de beauté ; nous vivons au milieu d’une civilisation à la fois moderne et antique, moderne par les passions, antique par cette tradition merveilleuse qui est la métempsycose des hommes et des nations, par laquelle l’âme de Ninive a amené Memphis, l’âme de Memphis Athènes, l’âme d’Athènes Rome, l’âme de Rome Paris, la plus glorieuse de toutes ces villes parce qu’elle tient à la fois de toutes les autres et d’elle-même, et c’est au milieu de cette ville de Paris, centre de la civilisation, que les réalistes osent élever la voix pour nous dire, ces nouveaux barbares, qu’il n’y a pas d’enseignement du passé au présent, que l’âme des nations ne se perpétue pas dans les nations, qu’il n’y a pas de tradition et, par conséquent, pas de progrès, puisque le progrès, c’est la vie aidée de la tradition, la force vivante ajoutée à la force des devanciers ; que les cités ne se transmettent pas leurs conquêtes intellectuelles comme de glorieux héritages ; qu’il n’y a pas d’art enfin, puisque la négation de l’art peut remplacer l’art, puisque l’on trouve des admirateurs pour le néant mis à la place de l’invention, à la place de l’ordre, à la place de la couleur.

— Bravo ! bravo ! fit Gaston en riant ; cela s’appelle parler ! Vous me ralliez à vous, monsieur. Diable ! je ne me permettrai plus d’avoir une opinion autre que la vôtre.

George s’inclina en souriant.

— Pour moi, dit Caroline, je ne puis assez remercier M. Lemiet des belles et grandes idées qu’il me fait entrevoir ; je l’écoute avec un intérêt que je ne puis exprimer ; tout ce qu’il dit est vraiment sincère, vraiment élevé, et il parle comme il fait de l’art, en grand artiste.

— C’est un vrai succès, mon cher, dit Lucien, qui était resté rêveur depuis sa conversation avec la comtesse. Mais personne ne pense à me remercier, moi qui ai eu le bonheur de te présenter à madame.

— Oh ! si, dit Gaston avec une légère teinte d’ironie ; nous vous en sommes bien reconnaissants, n’est-ce pas, madame ?

— Oui, monsieur, dit sèchement Caroline.

Puis elle ajouta avec grâce en se tournant vers George :

— Les belles paroles de M. Lemiet m’ont fait tant de bien, que mon malaise en a tout à fait disparu ; si la promenade à cheval vous sourit, messieurs, je suis prête.

Les jeunes gens poussèrent de joyeuses acclamations, et Caroline sortit pour revêtir son habit d’amazone.

Ils allèrent à deux lieues de Gênes, à une villa qu’habitait un ami de Lucien. Caroline était ravissante avec sa taille souple, son petit chapeau posé droit sur ses cheveux blonds, qui voltigeaient doucement ; la course colorait son teint d’une nuance rosée, et ses grands yeux bleus avaient par instant des flammes sombres qui les faisaient paraître presque noirs.

Les jeunes gens avaient mis leurs chevaux au pas ; ils se taisaient ; peut-être tous les trois avaient-ils une même pensée ; peut-être, pour la première fois, étaient-ils frappés du changement qui s’était fait dans la beauté de la jeune comtesse. Après un temps de galop, les cheveux de Caroline, attachés à la hâte, se dénouèrent et bientôt elle fut inondée de boucles blondes qu’elle s’efforçait, moitié contrariée, moitié riant, de rentrer sous son chapeau.

— Oh ! je vous en supplie, comtesse, ne relevez pas vos cheveux ! s’écria George presque involontairement ; c’est splendide, ce soleil qui brûle cette belle chevelure soyeuse.

Caroline rougit en souriant.

Lucien réfléchit un peu ; puis il lui dit :

Pourquoi nouer tes blonds cheveux
Autour de toi comme les vœux
Dont l’amour t’apporte l’offrande ?
Laisse, que leur splendeur s’épande ;
Qu’ils soient libres comme le vent
Qui, joyeux, accourt du Levant !
Et vient, de ses lèvres charmées,

Baiser leurs ondes parfumées.
Secoue ta tête à ton réveil ;
Laisse tous tes rayons paraître,
Ô mon charmant et doux soleil !
Et je croirai voir le jour naître…

— Bravo ! ravissant, charmant ! s’écrièrent les jeunes gens.

— Merci, mon poëte, dit Caroline en tendant sa petite main à Lucien.

Et, comme il y posait passionnément les lèvres, elle la retira avec un mouvement d’effroi dont elle ne fut pas maîtresse.

Lucien baissa tristement la tête, et ils n’échangèrent plus un mot. Comme ils s’en revenaient, à quelque distance de la ville ils aperçurent, assise sur le bord de la route, une jeune paysanne qui effeuillait une marguerite.

C’était une de ces charmantes figures italiennes, brune, avec de grands yeux noirs, et un beau profil aux lignes pures.

La jeune fille était tellement préoccupée qu’elle n’entendit même pas le bruit que faisaient les chevaux.

Séduits moitié par la poétique occupation de la charmante enfant, moitié par sa beauté et sa gentillesse, les jeunes gens s’arrêtèrent pour la considérer. Tous exprimaient la douce sensation que leur faisait éprouver ce frais tableau.

George seul ne disait rien, et, comme Caroline lui demandait ce qu’il pensait :

— C’est une superstition, dit-il, qui, pour être poétiquement manifestée, n’en est pas moins une superstition.

— Oh ! George !… fit Lucien.

— Et encore qui nous dit qu’elle n’interroge pas la fleur pour lui demander le mot de quelque immorale énigme ?

Tous se récrièrent ; l’artiste s’approcha de la paysanne.

— Eh bien, mon enfant, dit-il d’une voix douce, que vous a répondu la fleur ?

La jeune fille rougit comme une cerise ; puis elle répondit en levant sur lui ses grands yeux pleins de larmes :

— Hélas ! j’ai voulu savoir si Angelo serait jamais mon mari.

— Qu’est-ce qu’Angelo ?

— C’est mon amoureux, qui est tombé au sort, et qui va partir bientôt ! Toutes les marguerites s’obstinent à répondre non ! Il ne pourra pas m’épouser.

— Il ne peut donc pas avoir un remplaçant ? demanda Gaston.

— Hélas ! les remplaçants sont chers, et nous sommes pauvres, monsieur.

— Tenez, dit George, voici mon nom et mon adresse à Gênes ; venez me voir demain matin ; je vous prouverai que les marguerites sont des menteuses, et qu’il n’est pas besoin de les consulter.

— Comment cela, mon cher seigneur ?

— Vous le saurez, continua l’artiste. Prenez courage, et laissez là vos marguerites.

La jeune fille s’éloigna joyeuse et presque consolée.

En revenant, Lucien et Gaston plaisantèrent George sur ce qu’ils appelaient sa nouvelle conquête. Caroline ne disait rien ; quelquefois seulement elle levait sur l’artiste un regard empreint d’une indéfinissable inquiétude.

— Tu en feras une belle statue, de cette charmante fille ? dit Lucien en riant. Pauvre Angelo !

— Bah ! le signor Angelo se consolera sous le mousquet, dit insoucieusement Gaston ; puis il ne peut être que flatté quand il saura que sa fiancée passera à la postérité.

Caroline regardait le sculpteur ; il ne répondait pas ; sa noble et charmante figure semblait refléter des pensées douces et sereines ; ses yeux noirs s’étaient éclairés tout à coup, et il souriait de ce sourire triste et plein de grâce qui avait déjà frappé la comtesse.

Elle se sentit rassurée.

— Non, non, se dit-elle, ce n’est point là un séducteur vulgaire ; les pensées que recouvre ce front intelligent doivent être grandes et nobles.

Et, malgré elle, sans le savoir et sans se comprendre, elle le mettait si haut, elle le voyait si grand, qu’il lui paraissait tout entouré d’une auréole de sagesse et de vérité.

Quelques jours après, la comtesse Caroline rencontra la jeune paysanne au bras de son fiancé. Ils portaient de gros bouquets de marguerites qu’ils allaient offrir à George. Le sculpteur avait acheté un remplaçant à Angelo, et, sans vouloir écouter les remercîments du jeune couple, il avait engagé la petite paysanne à ne plus consulter les fleurs.

Les amoureux se mariaient le lendemain, et, avant de faire bénir leur union, ils venaient encore remercier leur cher bienfaiteur ; ils parlaient les larmes aux yeux, et avec un enthousiasme tout méridional, de la belle action du seigneur artiste.

Caroline, émue de cette générosité modeste et de cette bonté qui se cachait avec tant de soin, ne put s’empêcher de songer à toutes les phrases poétiques que s’était contenté de débiter Lucien.