Le oui et le non des femmes/17

Calman Lévy (p. 162-177).
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XVII


Le lendemain, Lucien demanda à Caroline la permission de lui amener un de ses amis d’enfance qu’il venait de rencontrer sur le bord de la mer ; c’était un artiste célèbre, un sculpteur, Georges Lemiet, enfin. La comtesse le connaissait de réputation, et, sans beaucoup aimer son talent, qu’elle trouvait un peu froid, elle admirait très-franchement le fini et la pureté de ses œuvres, et souvent elle avait passé de longues heures, à regarder ces belles statues si simples, si correctes et d’une irréprochable pureté de lignes. Elle fut donc enchantée de voir de près le grand artiste. Puis, sans se l’avouer à elle-même, elle n’était pas fâchée de donner un nouvel aliment à son imagination, occupée de Gaston plus qu’il n’était nécessaire ; son cœur était bien toujours tout entier à Lucien ; mais Gaston, jeune, ardent, plein de gaieté, de bonne humeur, l’amusait et l’intéressait. Quand il parlait avec indignation des rêveries et de ce qu’il appelait les nébulosités de Lucien, Caroline ne pouvait s’empêcher de sourire et de s’avouer que tout cela pouvait bien en effet être un peu ridicule ; elle n’arrêtait plus les plaisanteries de Gaston ; peut-être trouvait-elle qu’il avait le droit de rire franchement de la position équivoque où l’avait placée l’amour de Lucien.

La comtesse attendait donc Georges Lemiet avec impatience. Redevenue Parisienne jusqu’au bout des ongles, elle fit une toilette charmante, pleine d’élégance et de goût, tenant à honneur de paraître jolie à un compatriote. Pourtant le sculpteur avait la réputation d’être peu aimable ; on ne parlait pas de ses histoires galantes ; on disait qu’il ne recherchait ni ne fuyait les femmes, qu’il les prenait simplement pour ce qu’elles valent, ne leur demandant rien et leur étant par cela même très-reconnaissant du peu qu’elles lui donnaient.

Caroline reçut gracieusement le grand artiste ; ils causèrent beaux-arts, peinture, littérature, théâtre ; ils parlèrent de l’Italie et surtout de Paris, qu’ils regrettaient tous les deux. La conversation engagée, Lucien, qui avait un rendez-vous, sortit et laissa les deux jeunes gens seuls.

Georges causait spirituellement et d’une façon charmante ; il regardait cette adorable femme qui parlait bien, riant d’un rire doux qui éclairait son jeune visage ; il était flatté de s’entendre louer par elle ; il la regardait, l’analysait, et se laissait gagner par le charme de son esprit et de son fin sourire.

Il avait de trente à trente-cinq ans ; au premier abord, on lui en eût donné moins ; mais, à bien l’examiner, il paraissait en avoir davantage. Quelques cheveux gris couraient çà et là dans les mille boucles de sa chevelure brune. Ses yeux, noirs, tristes et un peu mornes, s’allumaient rarement et ne paraissaient refléter que des pensées sérieuses. Le front était carré, intelligent ; le visage allongé ; une moustache plus pâle que les cheveux cachait des lèvres rouges, fines et serrées ; le sourire était charmant, un peu grave, mais plein de bonté ; les gestes étaient non-chalants, doux, gracieux, féminins même, les mains étaient superbes, de vraies mains d’artiste, tout un poëme de travail, de persévérance et de lutte. Il était de taille moyenne, délicat et maigre.

Caroline vit tout cela d’un seul regard jeté sur lui. Il lui fut sympathique tout de suite ; mais ce qu’elle aima tout d’abord, ce furent ces yeux intelligents et clairs, qui se fixaient tout droit sans biaiser, sans chercher, reflétant une âme honnête, un esprit calme et un jugement sain.

Il ne resta pas bien longtemps ; la jeune femme ne le laissa partir que sur la promesse qu’il lui fit de venir dîner chez elle à quelques jours de là.

— Je sais combien le comte de Mareuil vous aime, ajouta-t-elle, et je me fais une fête de la reconnaissance qu’il va m’avoir.

Elle lui tendit la main en rougissant un peu ; il porta respectueusement à ses lèvres cette petite main qui lui arrivait sincère et amicale.

Georges avait un très-grand talent ; il se dégageait de sa sculpture un de ces parfums qu’exhalent les cœurs sincères. Quoiqu’il eût une érudition profonde, il donnait pourtant à ses sujets une grande simplicité et une tournure très-neuve ; de tout cela il résultait une impression qui n’était pas celle de la vérité vulgaire, mais celle d’une vraisemblance idéale, d’une réalité facile et vraie. C’était un artiste sérieux qui chérissait son art et qui, bien plus encore, le respectait.

Le jour où il vint dîner chez Caroline, il y avait une dizaine de convives seulement : Lucien, Gaston, quelques jeunes filles italiennes et la marquise Bertinati, une amie de la comtesse de Sohant.

Le dîner fut gai et animé ; en Italie, l’amour est un sujet de conversation auquel on revient toujours. Faire l’amour ou en parler, c’est l’unique occupation des Italiennes. On parla donc de l’amour ; Lucien et Gaston firent assaut de phrases.

Pour Lucien, la femme n’était pas une femme ; c’était la fille des vapeurs, des torrents, des froides haleines, une willi, marchant sur les nuages, glissant sur les abîmes, montant dans un rayon lumineux au milieu des atomes légers.

Pour Gaston, au contraire, la femme n’était pas un esprit ; à peine avait-elle une âme. Elle était vivante en chair et en os, avec des yeux trop vifs, avec des sourcils trop noirs, éclatante de tous les feux du jour, amoureuse, terrestre, ardente et passionnée pour les fêtes positives de la jeunesse.

— Vive l’Italie ! dit-il avec enthousiasme ; vive cette terre privilégiée, où les femmes sont des fleurs humaines, comme il en croit dans les pays du soleil, des roses et des rossignols ; une sorte de mystère sauvage représenté par un corps lumineux et des regards profonds ; des oiseaux de contes de fées dont le ramage répond au plumage ; quelque chose enfin d’adorable et de piquant ! Encore une fois, vivent les femmes ! Et vive l’Italie, où chacun ne relève que de Dieu, et d’où sont bannis les mensonges sociaux et les convenances hypocrites !

Tous se mirent à rire ; George seul regardait Gaston avec attention et haussait légèrement les épaules.

Caroline s’en aperçut.

— Et vous, monsieur Lemiet, lui demanda-t-elle, quelle est la femme que vous aimez le mieux ?

— Oh ! madame la comtesse, je n’ose pas dire ma pensée ; ces messieurs riraient trop de moi, et je vous ferais pitié.

— Parlez, parlez, je vous en prie ! s’écria Caroline très-intriguée. Ces messieurs vous promettent de garder leur sérieux.

— Allons, artiste, tu dois être de mon avis ? dit Lucien.

— Non, non, répondit Gaston ; c’est justement parce que monsieur est artiste qu’il doit penser comme moi.

— Je vous demande pardon à tous deux, messieurs, dit doucement George ; mais je ne vois point la femme comme vous la voyez l’un et l’autre. Celle que je rêve, — et ceci va vous paraître bien étrange, justement parce que je suis artiste, — celle que je rêve doit être une femme du monde intelligente ; mais, avant tout, elle doit avoir une qualité que notre langue française exprime si bien : elle doit être femme de ménage.

Tous se récrièrent ; les femmes, à l’exception de Caroline, qui écoutait attentivement et sans sourire, se voilèrent les yeux avec des gestes d’horreur. Gaston rit aux éclats ; Lucien sourit de pitié.

— Oui, mesdames ; oui, messieurs, reprit l’artiste avec sang-froid, elle doit être femme de ménage. Je suis très-poétique, moi ; j’ai la poésie du foyer, le lyrisme du pot-au-feu. J’ai la faiblesse de croire que l’existence domestique peut occuper les instants d’une femme sans absorber ses idées ; que la culture des sentiments moraux ne force pas à sacrifier la culture de l’intelligence. Je crois que la femme de ménage n’apprend pas à étouffer ses impulsions et ses affections naturelles ; qu’elle conserve, au contraire, plus d’individualité ; qu’elle mêle spontanément la poésie de l’âme aux réalités de la vie commune ; qu’elle a une simplicité attractive, une fraîcheur de sentiments qui charme. Certains détails d’une trivialité adorable vont bien avec cet élément nouveau de la poésie du dix-neuvième siècle, cette rêverie touchante, cette agitation mélancolique et fiévreuse que l’on trouve dans Chateaubriand, dans Gœthe, dans George Sand, dans Lamartine. La Lolotte de Werther coupant des tartines de beurre, dont la vue fait fondre en larmes son amant, ce n’est là ni une parodie ni une plaisanterie, et rien n’est plus poétique que cette alliance de la sensibilité et d’un détail de la vie réelle. Pour moi, je n’aime pas plus une femme poétique qu’une femme philosophe. La femme doit inspirer toute poésie et ne pas en faire ; elle est créée pour mettre les philosophes au désespoir et non pour philosopher. Vous, monsieur de Charly, vous voulez faire de celle que vous aimez votre maîtresse ; vous, mon cher Lucien, vous en faites une idole à qui vous ne parlez qu’à genoux. Moi, de celle que j’aimerai, qui sera la mère de mes enfants, je veux faire mon amante, ma maîtresse, ma femme, mon égale, ma compagne, mon amie. Voilà ma manière de voir ; vous pouvez en rire, vous ne m’y ferez rien changer.

— Moi, je ne ris pas, monsieur, dit Caroline vivement émue, et je pense que vous venez de parler en honnête homme et en homme de cœur.

— C’est égal, dit Gaston, voilà, pour un artiste, une singulière façon de comprendre la femme.

— C’est là la grande erreur, monsieur, répondit George ; c’est justement parce que je suis artiste que je me plais à chercher le beau côté, c’est-à-dire le côté vrai des choses de ce monde. J’aime la raison, la raison saine, sensée, et je suis, avant tout, pour la vérité. La vérité est le soleil qui dissipe à midi les humides brouillards du matin. On ne s’aperçoit de rien tant que le poétique dure ; mais, un beau jour, la désillusion arrive tout d’un coup et nous envahit par tous les côtés à la fois. Moi aussi, dans ma première jeunesse, j’ai été égaré un instant par les charmes d’un lyrisme que je ne comprendrais plus aujourd’hui ; mais enfin, après des luttes très-pénibles, je l’avoue, j’en suis venu à voir vrai. Tout arrive et finit bien pour celui qui sait se guider et se vaincre. Nous vivons, du reste, dans un temps où les hommes vous tiennent compte des efforts et des luttes, et où ils comprennent que l’art élevé n’est pas mort en France parce qu’il y a des chemins de fer.

— Oui, cela t’est facile, à toi, de voir les choses ainsi, dit Lucien, avec ton esprit très- fort, ton grand bon sens et ta volonté qui domine tout ; mais nous, pauvres fous, nous nous jetons à corps perdu dans toutes les illusions et les rêves de la vie, et, chaque jour, nous nous heurtons douloureusement contre de froides réalités que nous n’avions pas prévues.

— Je te répondrai que c’est ta faute, et je te le prouverai, dit Georges ; mais pas aujourd’hui, ajouta-t-il en souriant, je craindrais d’ennuyer ces dames, et il me semble que j’ai déjà assez étrangement abusé de l’indulgence avec laquelle on écoute un nouveau venu.

Les dames se récrièrent ; on se leva de table ; Georges offrit son bras à la comtesse, qui paraissait toute rêveuse ; elle tressaillit vivement.

— Vous paraissez bien préoccupée, madame ? dit l’artiste.

— Moi, monsieur ? fit Caroline en rougissant, nullement…

Ils firent quelques pas vers le salon, où déjà étaient entrés les autres convives.

— Eh bien, oui, dit-elle tout à coup en s’arrêtant, je suis préoccupée et triste sans savoir pourquoi ; ce sont vos paroles à propos des femmes qui m’ont si vivement frappée. Oui, je le crois aussi, monsieur, vous êtes dans le vrai ; celle que vous aimerez, vous la conduirez dans le chemin de la vérité ; elle trouvera en vous son amant et son maître… Hélas ! moi aussi, il m’aurait fallu…

Elle n’acheva pas, et entra dans le salon en proie à une agitation extraordinaire. Georges, de son côté, vivement ému, la suivit tout pensif.

— Ah ! se dit-il en regardant alternativement Lucien et Gaston, je comprends maintenant, et j’ai eu tort de parler… Pauvre et charmante femme ! continua-t-il en regardant tristement Caroline, devenue tout à coup d’une gaieté folle, il lui faudra donc choisir entre ce rêveur ou ce fat matériel !

Tout le reste de la soirée, il ne détacha plus les yeux de dessus la jeune comtesse, et, lorsqu’il prit congé d’elle après lui avoir dit : « À demain ! » il sentit un certain frisson qui lui passait de la tête aux pieds.

— Allons donc ! se dit-il, est-ce que moi aussi je vais roucouler comme ces deux damoiseaux ? Si je le croyais, je partirais tout de suite !

Puis il ajouta froidement :

— Je ne crains rien, parce que je suis de ceux qui peuvent ce qu’ils veulent.

Et il rentra chez lui en songeant involontairement à ces grands yeux bleus humides qui avaient eu une expression si singulière lorsqu’elle avait dit : « Celle que vous aimerez trouvera en vous son amant et son maître. »