Le oui et le non des femmes/16

Calman Lévy (p. 152-161).
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XVI

GASTON DE CHARLY AU GÉNÉRAL DE BLAISARD


Ma foi, mon cher oncle, vous allez rire ; j’ai trouvé une occasion de prendre ma revanche.

J’ai rencontré nos amoureux à Gênes, un soir, en bateau. Je les ai fait suivre et j’ai appris que, depuis huit jours, nous habitions le même hôtel sans nous en douter.

Je me suis présenté chez madame de Sohant qui, un peu embarrassée d’abord, s’est vite remise et m’a fait un accueil fort aimable, trop aimable même pour une femme qui voyage avec celui qu’elle aime ; Lucien l’ennuierait-il déjà ?

Toujours est-il que je suis au mieux avec mes tourtereaux ; nous causons poésie, amour pur ; je montre le blanc de mes yeux, je soupire, je suis des leurs.

Une chose à laquelle vous croirez difficilement, mon cher oncle, et qui pourtant est exacte, c’est que Caroline n’est pas à Lucien. Je l’ai vu tout de suite, moi, et j’en ai parlé habilement à la belle comtesse.

— Comment avez-vous deviné cela ? me dit-elle.

— Bon ! lui répondis-je, est-ce que je ne connais pas Lucien ; c’est un rêveur, il n’a jamais aimé, il a un amour à la Werther, à la Saint-Preux ; cet amour qui se repaît d’impressions douces, romantiques, qui ouvre l’âme à la poésie, au clair de lune, à la beauté des bois. Il n’aime pas la femme pour elle-même, il l’aime pour son cadre, pour son théâtre. Il parle trop, son amour… Lorsqu’on aime une femme, comtesse, on reste interdit auprès d’elle, on ne sait que lui dire ; et l’on n’est nullement honteux de cet embarras, car il est la source du bonheur.

Je lui tenais la main, je la portai à mes lèvres ; elle frissonna, et la retira vivement.

Ce jour-là, Lucien rentra mal à propos.

Je ramènerai cette petite Caroline à des idées plus saines ; elle a des dispositions. Elle peut rêver avec Lucien ; qu’il garde son âme : moi, je ne saurais qu’en faire ; mais elle est femme et elle peut vivre avec moi.

Hier, nous avons été, par le plein soleil, nous promener en bateau. C’était magnifique ! il n’y avait rien que le ciel et l’eau. La ville s’estompait au loin derrière une gerbe d’or sans accuser aucun de ses détails. On ne voyait que cette atmosphère de la Méditerranée, atmosphère bleuâtre et dorée, lumineuse et tiède, faite de l’azur de l’eau, de l’azur du ciel, des rayons du soleil et de la réverbération de la mer sans aucun mélange des lourdes teintes du sol. Nous étions au milieu d’un air visible, fluide, transparent, argentin, opalin, qui semblait pénétrer dans nos veines et les faire battre plus vivement. Lucien chanta une romance mélancolique et pleine de rêverie.

— Oh ! lui dis-je, ce que vous chantez là serait bon à chanter la nuit, au clair de lune, dans quelque forêt d’Allemagne ; mais ici, au soleil, en Italie, avec du feu sur la tête et du feu dans les veines… allons donc !

Et je me mis à chanter une ardente chanson d’amour vénitienne, une chanson pleine de passion, d’ivresse sensuelle, de brûlants désirs. J’avais l’air de ne pas regarder Caroline ; mais, du coin de l’œil, je suivais tous ses mouvements ; je voyais qu’elle était émue, que sa poitrine se soulevait d’un mouvement plus précipité… Elle rougissait, puis elle pâlissait… Et, voyez-vous, mon oncle, je sais mes femmes sur le bout du doigt, une femme qui rougit va se défendre, une femme qui pâlit est à vous.

Mais nous n’en sommes pas là ; Lucien était avec nous ; il avait l’air dépité, il sentait bien qu’il avait manqué son effet.

Nous abordâmes du côté de Saint-Pierre-d’Arona, suivant deux grandes barques à voiles vermeilles qui laissaient traîner dans la mer des filets émaillés de lumière, et nous revînmes à pied jusqu’à Gênes.

Sur la route, inondée d’une lumière torride, impitoyable, aveuglante, cheminait, soulevant la poussière, un grand troupeau de moutons et de chèvres ; le bouc marchait en tête, fier comme Jupiter Ammon sous son diadème de cornes recourbées ; les bergers, juchés sur leurs mulets aux têtes historiées de pompons et de fanfreluches, dominaient cette foule trotte-menu qu’activait de grands chiens empressés, inquiets, d’une turbulence intelligente.

Je donnais le bras à Caroline et, de plus en plus, je serrais sa main contre mon cœur. Elle ne disait rien ; mais elle était troublée, émue. Moi, je lui parlais par mes tressaillements, par les battements de mon cœur, par le fluide ardent qui courait de moi vers elle.

En passant devant le troupeau, je lui montrai le bouc triomphant, et je risquai une grosse et triviale plaisanterie de vaudeville.

En tout autre temps, cette sottise, que je n’eusse peut-être point osé dire eût fait rougir Caroline ; cette fois, elle ne pensa pas à rougir, mais elle se mit à rire aux larmes, d’un rire nerveux et comme involontaire. Lucien, qui était resté en arrière, se rapprocha et lui demanda ce qui la faisait rire.

— Oh ! rien, dit-elle ; c’est Gaston qui me raconte des cancans de Paris.

Ce mensonge me plut.

— Il y a déjà un mystère entre nous, pensai-je ; je suis en bon chemin.

Le soir, nous devions nous retrouver au bal chez la princesse Amalfi. Caroline me promit de valser avec moi.

Le bal de la princesse était fort beau. Le palais Amalfi ruisselait de lumières. Les jardins étaient éclairés par une illumination de lanternes chinoises qui répandaient partout une clarté douce et discrète. La princesse s’était emparée de Lucien, pour qui elle semblait éprise d’un caprice impatient. Caroline venait de danser un quadrille ; je m’approchai d’elle et je lui offris de faire un tour dans les jardins ; elle accepta.

Je sentais combien il fallait de précautions pour ne pas effaroucher cette nature délicate ; Caroline est la vertu même : jamais je ne la séduirai en m’adressant à son esprit ou à son âme ; ses sens seuls peuvent me la livrer.

Nous arrivâmes sur la terrasse, d’où l’on découvre la ville et la mer. Je me mis à lui parler des beautés de nature et de la grandeur de Dieu.

Ne riez pas, mon oncle, la dévotion est une très-bonne alliée de la galanterie. Toute femme a besoin qu’on l’entretienne d’un amour.

J’aurais effarouché Caroline en lui parlant du mien ; je n’aurais pas fait mon affaire en lui parlant de celui de Lucien. Je lui parlai de l’amour de Dieu, dont elle ne devait pas se méfier. L’amour divin est celui qui convient le mieux à ces natures ; au lieu de refroidir leur tendresse, elle l’échauffe. Caroline prenait un plaisir infini à cet entretien ; elle répondait avec une grâce expansive aux mots ardents que je lui soufflais à l’oreille en parlant du ciel… Peu à peu mes bras avaient fini par entourer sa taille ; nous parlions comme si nous n’avions pas été seuls.

Tout à coup elle tressaillit, se réveilla comme d’un rêve, et, s’éloignant de moi précipitamment, elle courut à la rencontre de Lucien, qui nous cherchait.

Elle lui prit le bras, lui dit qu’elle était un peu souffrante et qu’elle désirait quitter le bal tout de suite.

Mais, j’en suis sûr cette fois, en s’en retournant, ils n’auront pas parlé d’amour.

Laissez faire, mon cher oncle ; votre coquin de neveu soufflera cette charmante femme à ce nigaud. Je ne perds pas mon temps à soupirer, moi ; je vais droit au but, droit à l’amour ! Je l’ai rencontré dans les yeux de Caroline ; elle m’appartiendra. La belle enfant est plus sensible aux désirs qu’elle a éveillés dans mon âme qu’aux sentiments qu’elle a inspirés à l’autre. Où Lucien, le maître cependant, échoue avec ses soupirs et ses façons allemandes, je réussirai, moi, avec ma jeunesse et mes manières françaises.

Gaston.