Le oui et le non des femmes/15

Calman Lévy (p. 143-151).
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XV


Les deux amants partirent en effet le lendemain, et arrivèrent à Gênes dans tout le bonheur de l’amour et de l’exaltation ; ils s’aimaient, ils étaient libres, et ils n’étaient pas l’un à l’autre. Lucien transporté passait sa vie aux pieds de Caroline ; il lui faisait des vers, il en faisait à la lune, aux étoiles, à l’Italie. Il disait à la jeune comtesse que le supplice auquel ils s’étaient volontairement soumis était un bonheur étrange et divin, une source de jouissances mystiques que seuls pouvaient comprendre les martyrs embrasés qui offraient à Dieu leur cœur couronné par le saint amour. Il comparait son amie à sainte Thérèse, répandue aux pieds du Sauveur, dans ses longs ravissements, lorsqu’elle offrait son âme saignante à son divin amant.

Caroline s’exaltait aux tirades harmonieuses de Lucien ; son âme tendre s’abandonnait avec délices à ses malsaines théories. Trop éprise pour s’apercevoir que tous les deux faisaient fausse route, elle remerciait naïvement son amant de lui faire comprendre ce sublime et charmant amour.

— Je souffre, lui disait-elle quelquefois, mais ma souffrance m’est si chère, que je la préfère à toutes les joies, à tous les bonheurs du monde ; la souffrance qui vient de toi, Lucien, est une jouissance dont mon cœur est avide, et qu’il aspire avec délices.

Le jeune comte ne lui répondait que par des baisers et des caresses, et lui faisait entrevoir le bonheur qui les attendait dans un an.

Un soir, ils prirent une barque et allèrent faire une promenade en mer. On respirait cet air enivrant de la terre d’Italie qui est toute une révélation, tout un poëme d’amour. Il faisait presque nuit, pourtant on distinguait encore quelques voiles blanches qui rentraient lentement au port. Tout était calme et silencieux ; on n’entendait d’autre bruit que le chant guttural et doux sortant des barques de pêcheurs qui frôlaient celle des deux jeunes gens. Lucien avait entouré Caroline de ses deux bras ; elle sentait son souffle embrasé passer sur ses épaules nues ; par moments, il la prenait sur son cœur avec passion, puis il s’éloignait brusquement et essayait de causer avec une indifférence que démentait le tremblement de sa voix et de tout son être. C’était une de ces soirées qui font rêver à l’amour, à la jeunesse, au bonheur d’être deux ; seuls dans cette petite barque qui glissait mollement sur ces belles eaux bleues, ils étaient seuls sur la terre. Lucien, assis à côté d’elle, couvrait ses mains et ses bras de baisers ; elle avait la tête appuyée sur l’épaule de celui qu’elle aimait ; elle sentait les magnétiques effluves qui jaillissaient de ses cheveux.

Ils restèrent ainsi longtemps sans plus se rien dire ; ce qu’ils éprouvaient, ils ne pouvaient l’exprimer par de simples paroles.

Le ciel, la terre et la mer semblaient se mêler à leur tendresse et l’accompagner comme le chœur accompagne un duo d’amour. Un tableau plein de calme, de grandeur et de poésie, se déroulait sous leurs yeux. Les eaux endormies prenaient des teintes d’indigo lamées d’argent ; les collines, chargées de palais de marbre, se perdaient dans les brumes du crépuscule, les arbres aux longues ombres frissonnaient sous le souffle du soir ; toute cette nature, noyée dans les clartés d’une nuit d’Italie ; la lune qui se levait, éclairant le couvent de Santo Thomaso, sur la blancheur duquel se découpait l’ombre bleuâtre d’un caroubier ; les hautes murailles de marbre dont la mer basse et transparente léchait le pied ; le ciel si profond, si bleu, si pur ; les belles lignes des montagnes ; les villas perchées sur leurs sommets onduleux ; la ville des palais s’élevant en amphithéâtre ; les parcs peuplés de statues ; les coupoles au-dessus des terrasses ; tout cela formait un spectacle enchanteur et nouveau pour la comtesse enthousiasmée. Le ciel avait l’air de sourire ; la mer caressait amoureusement la barque, avec un petit clapotement argentin, comme le mystérieux appel d’une langue discrète ; la terre semblait gémir doucement, et les collines s’arrondissaient comme des seins gonflés de soupirs.

En ce moment, une barque qui nageait rapidement sous les efforts de quatre rameurs, passa tout près de celle où se trouvaient Lucien et Caroline. Un jeune homme qui était assis à l’arrière de cette barque, se leva en apercevant les deux amants. Caroline, appuyée sur Lucien, se rejeta vivement en arrière ; puis, honteuse et troublée, elle leva les yeux sur l’étranger, qui la regardait avec une expression singulière.

Il la salua ; il l’avait reconnue ; elle le reconnut aussi : c’était Gaston de Charly.

La barque allait avec une telle rapidité, que bientôt ils la virent s’enfoncer dans l’ombre… Tout à coup, une voix pure, jeune, ardente s’éleva de la mer ; c’était celle de Gaston.

Il chantait cette mélodie populaire qui, un soir, causa tant d’émotion à la jeune femme de Marino Faliero.

Ah ! senza amare
Andare sul mare
Col sposo del mare
Non più eonsolare

Ce cri pénétrant de jeunesse et d’amour, s’élevant au milieu du silence et des douceurs de la nuit, envahit à la fois le cœur et les sens de la jeune comtesse. Sans trop se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, elle se jeta dans les bras de Lucien en s’écriant :

— Écoute, écoute, c’est l’amour qu’il chante ! ô douces émotions ! saintes ardeurs ! nobles enthousiasmes ! après vous avoir goûtés, nous pouvons mourir, nous avons vécu, nous avons aimé !

Lucien ne répondit pas ; il lui sembla qu’un fer aigu venait de lui traverser le cœur, il était jaloux ! jaloux de cet élan auquel s’était laissé emporter Caroline à la voix de Gaston. Alors il ressentit contre elle un mouvement de colère et de haine, et, se cachant la tête dans ses mains, le pauvre enfant fondit en larmes.

La comtesse, étonnée, inquiète, le suppliait de s’expliquer. Honteux de sa faiblesse et d’un mouvement de jalousie que rien ne justifiait, Lucien mit sur le compte de son amour, de ses nerfs et de cette belle nuit l’émotion qu’il éprouvait.

La jeune femme n’insista plus, et peu à peu elle tomba dans une profonde rêverie.

Lucien la contemplait avec abattement.

— Il y a quelques jours, se disait-il, elle m’eût deviné. Oh ! les femmes ! les femmes ! toutes les délicatesses de l’âme, toutes les extases poétiques d’un cœur dévoué, toutes les ivresses de la passion la plus pure, tout cela produit moins d’effet sur leur cœur que ce qui parle à leur imagination ! Une note de musique vibrant dans l’air va vous livrer la femme qui aura résisté à la plus ardente passion chastement exprimée. Hélas ! pauvres dupes que nous sommes, nous cherchons à faire aimer l’amant… un rien, un accident imprévu va leur faire aimer l’amour.