Le oui et le non des femmes/11

Calman Lévy (p. 111-120).
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XI


Quand on aime et qu’on est jaloux, chaque perfection de l’objet aimé, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous enfonce une épée dans le cœur. « Cette beauté, cette grâce, cette vertu, ce talent, vous crie une voix intérieure, c’est un autre qui en jouira. » Cette voix intérieure, c’est la jalousie.

Si vous aimez une femme légère, vaniteuse, dépourvue de cœur, tout en reconnaissant ces défauts dans votre maîtresse, vous ne voulez pas qu’un autre s’en aperçoive ; son manque de cœur est votre bien ; les souffrances qu’elle vous inflige, vous ne prétendez pas qu’elle les inflige à un autre ; si elle donnait un coup de poignard à votre rival, vous en auriez une jalousie effroyable et vous seriez capable de la tuer.

Il y a peu d’hommes qui comprennent véritablement la jalousie ; en général, l’homme devient jaloux lorsqu’il possède. L’insensé ! il ne sait pas qu’en amour, posséder est peu de chose ; jouir de la femme aimée, tout est là.

Il le comprenait, lui, Lucien, qui ne savait même plus s’il désirait madame de Sohant ; mais ce qu’il savait bien, c’est qu’il jouissait d’elle ; sa vue le brûlait et l’enivrait ; sa coquetterie lui faisait souffrir une horrible volupté, une caresse cuisante comme celle du velours des orties ; il ne voulait pas qu’un rival se piquât aux épines de ses orties ; il trouvait sa souffrance insolente… Il voulait pour lui seul cette torture, empoisonnée encore d’un reste d’espérance. Voilà pourquoi il avait provoqué Gaston, qu’il haïssait avec fureur, comme il aimait madame de Sohant avec emportement ; voilà pourquoi il voulait le tuer ou mourir lui-même.

Le lendemain matin, à sept heures, il était à la fenêtre de son pavillon, attendant les témoins de M. de Charly. Un domestique arriva, lui apportant une lettre de madame de Sohant.

— Vous a-t-on dit qu’il y eût une réponse ? demanda Lucien.

— Non, monsieur, répondit le domestique, madame m’envoie à la ville pour chercher le bonnet de son petit filleul ; elle m’a dit aussi de rappeler à monsieur que le baptême était pour ce matin, à midi précis.

— Oui, se dit Lucien après le départ du domestique, ce matin même… Ah ! mon pauvre filleul, qui sera ton parrain ?

Il regarda longtemps la lettre de Caroline sans l’ouvrir ; cette lettre lui semblait avoir une physionomie perfide… C’était une petite écriture anglaise, élégante, comme gravée, de ces cursives banales, mécaniques, qui font que toutes les écritures se ressemblent, et qui trahissent l’indifférence du cœur par l’assurance de la main.

— Allons, se dit-il avec douleur, elle ne m’aime pas, et je ne veux pas lire ses phrases banales ; je ne veux pas lire avant d’avoir tué Gaston.

Il se promena longtemps dans sa chambre ; il avait mis la lettre sur son cœur : il lui semblait qu’elle le mordait…

— Ne plus la revoir peut-être, et ne pas pouvoir lui dire que je l’adore ! Saura-t-elle seulement, si je succombe, que je meurs pour venger l’insulte que lui a faite ce fat ?

Il pleura longtemps ; son cœur se brisait à l’idée qu’il ne verrait plus Caroline ; que n’eût-il pas donné pour pouvoir tomber à ses pieds, et lui crier : « Je t’aime ! » Avec quel bonheur, avec quelle ivresse alors il eût été se faire tuer !

— Allons, dit-il en rougissant de sa faiblesse, Gaston avait raison, je ne suis qu’un enfant.

Il essuya ses larmes, passa sa main dans les boucles de ses cheveux, et se leva précipitamment.

La lettre de Caroline tomba sur le plancher.

Il la ramassa, hésita un instant, puis enfin il brisa le cachet d’une main un peu tremblante.

La lettre contenait ces mots :

« Ne vous battez pas, Lucien ; je vous aime ! »

Il jeta un cri, baisa passionnément la fine écriture de sa maîtresse, et, fou de bonheur, éperdu devant ces quelques mots qui flamboyaient à ses yeux et qui lui apparaissaient entourés d’une auréole :

— Ah ! je le veux maintenant, s’écria-t-il, Gaston est mort.

En ce moment entrèrent les témoins du vicomte de Chaly.

C’étaient deux officiers amis du général de Blaisard, l’oncle de Gaston.

Ces messieurs voulurent arranger l’affaire ; mais Lucien fut intraitable ; ils comprirent que ce qu’ils prenaient pour le motif de la querelle n’en était que le prétexte, ils n’insistèrent plus.

Le combat fut décidé, Lucien exigea qu’il eût lieu dans la matinée même. Il fut convenu que l’on se battrait à l’épée ; un des officiers, avec beaucoup de courtoisie, promit d’amener deux de ses amis pour servir de témoins à Lucien.

Le parc du général de Blaisard fut le théâtre du combat.

Une heure après, Gaston et Lucien se trouvaient en présence.

Gaston passait pour une fine lame, mais Lucien, à peine en garde, s’aperçut qu’il lui était de beaucoup supérieur.

Alors il sentit dans son âme une grande pitié pour ce jeune homme qu’il voulait sacrifier à sa jalousie, et, songeant au bonheur que venait de lui causer l’aveu de Caroline, il ne voulut pas gâter sa pure ivresse par la souffrance d’un remords.

Il se promit d’épargner celui que quelques jours auparavant, il nommait son ami.

Gaston attaquait avec une adresse extrême ; mais l’épée de Lucien parait sans effort, gardant toujours la pointe en face des yeux de son adversaire ; la force de Lucien troubla Gaston, qui fit des fautes ; deux fois il eut la poitrine menacée sans que Lucien se fendit pour le frapper ; enfin, après une passe hardie, Lucien, d’un revers de son arme, fit voler à dix pas celle de son adversaire. Le vicomte de Charly courut la ramasser aveuglé par la colère. Il essaya de frapper Lucien par-dessous en se jetant sur lui tête baissée ; mais il ne fit que lui traverser le poignet ; l’amant de Caroline sentit à peine cette blessure, et voulant enfin terminer ce duel, il frappa Gaston à l’épaule d’un coup qui, sans danger, devait l’empêcher de continuer.

Alors il s’approcha de lui.

— Monsieur de Charly, dit-il courtoisement, je crois avoir donné la preuve à ces messieurs que je suis au moins de votre force. J’ai donc le droit de vous faire des excuses sur ma vivacité d’hier au soir, je confesse que j’avais tort.

— Du tout, s’écria affectueusement Gaston, les torts sont de mon côté ; je vous avais deviné, j’ai voulu me mettre en travers de votre chemin. Vous m’avez épargné aujourd’hui et vous me faites des excuses. Votre générosité ne sortira jamais de mon souvenir.

— Mon ami, s’écria Lucien en lui ouvrant les bras.

Gaston s’y précipita et les deux jeunes gens s’embrassèrent avec effusion.

Une demi-heure après, Lucien était dans la petite église du village ; Caroline et lui tenaient l’enfant sur les fonts baptismaux.

Le prêtre avait versé l’eau sacrée sur la tête du petit garçon ; la cérémonie du baptême s’achevait, lorsque le bandeau attaché au bras de Lucien se dérangea ; un jet de sang jaillit de sa blessure et coula brûlant sur la main de Caroline. Elle la retira effrayée, et, dans ce mouvement, elle fit tomber une goutte de sang sur le front de son petit filleul.

Le prêtre regardait sans comprendre. Caroline, pâle et près de s’évanouir, s’appuya sur Lucien ; il voulut la retenir et toute sa robe fut tachée de sang.

Le jeune homme la prit dans ses bras et la porta dans la sacristie. Il arriva avant ceux qui les suivaient. Il la posa sur une chaise, et presque malgré lui son visage se plongea dans les ondes des beaux cheveux de sa maîtresse.

L’émotion violente qu’il éprouva, jointe à sa blessure qui venait de se rouvrir, le fit tout à coup chanceler ; il voulut se retenir au mur ; mais il ne put y atteindre et il se laissa rouler évanoui aux pieds de Caroline.