Le oui et le non des femmes/12

Calman Lévy (p. 121-132).
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XII


Quelques instants après, la comtesse, bouleversée et tout en larmes, attendait anxieusement des nouvelles de Lucien. Le domestique qu’elle avait envoyé revint promptement et lui apprit que le jeune Pichel avait une fièvre violente qui augmentait d’instant en instant.

— Retournez au pavillon, s’écria Caroline ; je veux voir madame Pichel tout de suite.

Le domestique sortit.

— Hélas ! il s’est battu pour moi, disait en sanglotant la pauvre jeune femme. Ma coquetterie lui coûte cher ! je voulais qu’il m’aimât ; eh bien, j’ai tout lieu d’être satisfaite, il m’adore ! et je me suis jouée de cette passion jeune et ardente qui ne connaît ni les obstacles ni le rang ! Ma légèreté et mon insouciance causeront peut-être la mort du plus charmant et du plus aimable des hommes.

Elle songeait au baiser, cause de la querelle, et elle regrettait amèrement qu’il n’eût pas été donné par Lucien ; le baiser de Gaston lui faisait hausser les épaules ; celui de Lucien la brûlait et la faisait tressaillir de la tête aux pieds.

— Hélas ! répétait-elle, c’est ce malheureux baiser qui est cause de tout ; ah ! quel dommage que ce fût ce Gaston !…

Puis elle retombait dans ses angoisses et dans ses poignantes inquiétudes ; elle voyait toujours ce sang qui s’échappait de la blessure de Lucien ; elle en sentait encore le contact tiède sur ses mains ; pourtant, chose étrange, au milieu de sa souffrance, elle était heureuse ; elle éprouvait des moments de bonheur qu’elle se reprochait comme un manque de cœur. Lucien était jaloux, Lucien souffrait pour elle, Lucien l’adorait, elle n’en pouvait douter.

Sur ces entrefaites, le domestique revint. Madame Pichel ne pouvait quitter son neveu, elle priait la comtesse de l’excuser ; dans la soirée seulement, elle viendrait au château donner des nouvelles du malade.

Caroline attendit encore quelque temps ; elle n’osait plus envoyer personne au pavillon. Enfin, ne pouvant résister davantage à son inquiétude, elle résolut de savoir la vérité par elle-même. Après une courte hésitation, elle sortit résolûment du château et se dirigea par le parc vers le pavillon qu’elle entrevit bientôt à travers les arbres. Une fenêtre seulement était faiblement éclairée ; elle comprit que c’était là que souffrait Lucien ; son cœur battait violemment ; émue et craintive, elle s’arrêta. Qu’allait-elle faire et comment s’y prendre pour dire aux Pichel qu’elle venait voir leur neveu ? Au premier abord, cela lui avait paru tout naturel ; mais, maintenant, elle songeait qu’elle allait faire une chose absurde et folle, une chose que ces braves gens allaient probablement trouver fort bizarre ; pourtant elle voulait voir Lucien, elle ne pouvait plus attendre ; et timidement, elle frappa à la porte du pavillon. Personne ne répondit ; Caroline poussa cette porte, qui n’était pas fermée et se trouva dans l’obscurité la plus complète. Son pied heurta une marche d’escalier ; elle monta légèrement, puis arriva à la chambre éclairée, où régnait le plus profond silence.

Elle colla son œil à la serrure et vit le médecin du village qui préparait une potion ; il était seul. Caroline entra résolûment. L’esculape tourna la tête, ne parut nullement surpris de voir la jeune femme et lui dit avec empressement :

— Ah ! madame, que vous arrivez à temps ! les Pichel ont couru à la ville chercher les remèdes que j’ai ordonnés, il faut que je me rende à l’instant chez un paysan qui se meurt ; j’étais fort embarrassé de laisser là ce pauvre jeune homme, soyez assez bonne pour le veiller quelques instants, un quart d’heure, et je reviens.

Il sortit précipitamment sans attendre la réponse de la comtesse, et elle resta seule avec celui qu’elle aimait.

Le lit était dans un angle sombre où ne pénétrait pas les rayons de la veilleuse ; la jeune femme émue ouvrit les rideaux ; Lucien dormait, mais d’un sommeil pénible et fiévreux… Sa charmante tête pâle reposait sur les oreillers ; sa respiration était sifflante et oppressée ; la main qui pendait hors du lit était sèche et brûlante ; l’autre, qu’il avait ramenée sur sa poitrine, était enveloppée de linges tachés de sang.

Caroline regarda longtemps, bien longtemps, cette pauvre main blessée ; ses yeux s’emplissaient de larmes en songeant que cet homme s’était battu pour venger une coquette qui se faisait un jeu de ses souffrances et de son amour.

Lucien ne bougeait pas, et la jeune femme, penchée sur lui, contemplait avidement les boucles de ces beaux cheveux châtains, humides et défrisés par la moiteur de la fièvre ; ces yeux fermés, dont elle connaissait si bien l’expression à la fois mélancolique et fière ; ces lèvres minces et spirituelles ; cette peau fine et blanche, ce cou qui ressemblait à celui d’une femme ; et, devant toute cette distinction, toute cette grâce élégante, ce charme étrange que la fièvre et la souffrance rendaient plus touchants encore, Caroline se demandait comment il eût été possible de ne pas l’aimer, fût-il d’un rang mille fois inférieur à celui des Pichel.

Elle avait pris la main qui pendait hors du lit, elle la garda dans les siennes ; peu à peu elle la pressa plus fort. Lucien tressaillit faiblement, ouvrit les yeux et regarda fixement Caroline. Elle rougit et elle allait lui parler, lorsqu’elle s’aperçut qu’il avait le délire et qu’il ne la voyait pas. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange, et le sang affluait à ses joues, si pâles un instant auparavant. Il regarda longtemps la jeune femme ; puis il lui dit doucement :

« C’est toi, Marthe ! te voilà, ma sœur chérie ! tu viens me sauver, n’est-ce pas ? Oui, nous allons partir ; emmène-moi, je ne veux plus la voir… Ne plus la voir, ajouta-t-il avec violence, elle… Caroline ? Non, c’est impossible, j’aime mieux mourir… Va-t’en, Marthe, laisse-moi près d’elle, je t’ai dit que je la haïssais ; eh bien, je l’adore ! Ô ma Caroline, que tu es belle ! que je t’aime !… Pourquoi toujours cette expression cruelle et moqueuse ?… Tu es donc de glace ?… Tu ne peux donc pas aimer ?… Oh malheureux, elle n’a pas d’âme !

Il sanglotait, il retombait sur l’oreiller, il appelait Marthe ; puis, un instant après, il appelait Caroline, il se rappelait sa lettre, elle lui avait dit : « Je vous aime ; » et il lui donnait les noms les plus doux, les plus passionnés ; il étendait les bras, il voulait la saisir et la presser sur son cœur.

Elle, en écoutant pour la première fois l’aveu de cet immense amour, éprouva une joie ineffable ; elle vit enfin s’accomplir le rêve de toute sa vie ; l’amour qu’elle avait appelé de toute son âme se montrait à elle avec tous ses enivrements et toutes ses délices ; elle tenait toujours la main de Lucien, qui parlait encore à Marthe et qui lui disait la passion brûlante dont son cœur était plein pour Caroline.

Palpitante, troublée, éperdue, jalouse de cette Marthe dont le nom revenait toujours sur les lèvres de son amant, elle écoutait les souffrances de cet adorable cœur qui l’appelait et la repoussait tout à la fois.

— Ô Marthe ! sauve-moi ! disait-il en couvrant les mains de Caroline de baisers furieux.

Puis il criait :

— Caroline, Caroline, je t’aime !…

Il avait appuyé sa tête sur le sein de la jeune femme, et il répétait toujours :

— Je t’aime ! je t’aime !

Alors Caroline perdit la tête, et, prise à son tour de fièvre et de délire, elle s’abandonna aux baisers de Lucien, qui l’attirait sur son cœur, et elle posa ses lèvres sur les lèvres brûlantes du jeune homme…

Au même instant, elle entendit des pas dans l’escalier ; elle n’eut que le temps de se reculer derrière les rideaux ; le médecin rentra.

Il lui parla longtemps ; que lui dit-il ? Caroline n’en sut rien ; elle ne comprit pas davantage comment, quelque temps après, elle se retrouva chez elle dans son salon ; elle ignora ce qui s’était passé après le transport insensé qui lui avait un instant ôté la perception d’elle-même.

Elle ne se coucha pas, elle passa la nuit à penser à Lucien, à se dire qu’elle l’aimait, qu’elle en était ardemment aimée, et, sans réfléchir aux conséquences de sa passion, elle comprit que Mareuil allait devenir pour elle le paradis sur la terre.

Vers le matin seulement, elle songea à cette Marthe que Lucien appelait sa sœur et son ange gardien ; Caroline savait que le jeune homme était seul au monde ; Marthe ne pouvait être que sa maîtresse. À cette idée, son bonheur s’envolait, et ses rêves d’amour et d’espérance s’éteignaient au milieu des larmes que faisait couler la jalousie ardente qui lui brûlait le cœur.

C’est égal, elle aimait maintenant, elle vivait, elle respirait, elle préférait ses larmes, sa jalousie, sa honte, ses souffrances d’aujourd’hui à la pâle et terne existence de la veille.

— Oui, disait-elle avec enthousiasme, je sens mon cœur qui se trouble, qui palpite ; mes joues se colorent, mon sang circule plus librement, le bonheur est à moi ! à plus tard les regrets, les convenances, la raison ; aujourd’hui, j’aime, et l’idée seule de le revoir, lui, me cause plus d’émotions enivrantes que je n’en ai eu dans tout le cours de ma vie ! Demain, je comprendrai peut-être ma folie et l’abîme vers lequel je cours ; mais, aujourd’hui, je suis grande et je triomphe, car aujourd’hui j’aime !