Le oui et le non des femmes/10

Calman Lévy (p. 94-110).
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X


On avait retardé la cérémonie du baptême, à cause de l’enfant, qui avait été assez gravement malade. Caroline allait le voir, chaque matin ; et, chaque soir, Lucien venait au château prendre des nouvelles du petit filleul.

La comtesse, jusqu’alors si gaie, depuis quelque temps devenait triste et rêveuse ; il y avait du dépit et de la colère dans sa souffrance ; sans trop se l’avouer à elle-même, elle désirait l’amour de Lucien ; et l’indifférence qu’affectait le jeune homme, la politesse un peu railleuse qui ne l’abandonnait jamais, blessait son instinctive coquetterie et lui faisait ardemment désirer de voir à ses pieds ce paysan qui possédait au suprême degré l’élégance et la distinction d’un gentilhomme.

— Car enfin, disait-elle, je ne puis retourner à Paris sous le coup de cette honteuse défaite, je ne m’en relèverais pas à mes propres yeux, je me défierais de mes forces… Non, encore une fois, il faut qu’il m’aime, il faut qu’il se traîne à mes pieds, qu’il y pleure ! Mais s’il m’aimait en effet, s’il craignait de me le laisser voir, s’il souffrait… quelquefois, il m’a semblé… Ah ! que je le voudrais ! je l’aurais réduit alors ; ce Renaud rustique, et, une fois la passion venue, Armide le chasserait sans pitié.

Lucien s’apercevait avec bonheur de la préoccupation de la jeune femme ; il l’aimait ardemment malgré ses démonstrations, qui se tournaient contre lui ; il l’aimait avec des airs de rage et de fureur, et il n’écrivait plus à Marthe que pour lui parler de Caroline ; il était atterré et troublé. Cette passion rapide qui avait envahi tout son être, et qui avait pris les meilleures tendresses de son cœur, avait fait des ravages terribles dans son âme jusqu’alors tendre et douce ; il rougissait de cet amour qu’il avait tant raillé chez les autres, il rougissait de sa défaite ; mais il était vaincu par cette énervante passion qui avait changé son esprit jeune, honnête, ingénu.

Il adorait ce corps qu’il croyait privé d’âme, et la pensée de Marthe était bien loin. Pauvre Marthe ! si belle, si froide, si austère, si intelligente, si triste et si résignée, il comprenait maintenant que jamais il ne l’avait aimée, et que la tendresse sérieuse dont son cœur avait été rempli pour la désolée n’était que l’ardent besoin d’affection qu’il fallait à son âme de poëte.

Au milieu de ces agitations intérieures, l’enfant du fermier, cause innocente de tout ce trouble, se guérit de la fièvre, et, un matin, Caroline, qui s’était vraiment attachée à ce petit être, envoya un mot à Lucien pour lui dire que le baptême était décidément fixé au lendemain.

Le soir, comme de coutume, Lucien vint au château ; lorsqu’il entra dans le salon, Caroline écrivait. Il marchait sans bruit sur le tapis, et la jeune femme, qui devinait sa présence aux battements de son cœur, ne tourna pas la tête vers lui ; elle sourit doucement en continuant sa correspondance.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, Lucien se pencha vers elle et baisa le bas de sa robe.

Caroline rougit.

— Vous êtes bien timide aujourd’hui ! dit-elle en riant. Est-ce parce qu’il y a de la lumière ?

Il ne comprit pas ; elle vit son étonnement.

— Avez-vous oublié votre audacieuse conduite d’il y a quinze jours ?

— Jamais je n’ai eu d’audace, madame, et, si j’en avais eu, elle m’aurait abandonné devant vous.

— Ainsi, cette offense mystérieuse ?…

— Quelle offense ?

— Mais, dit Caroline embarrassée et croyant que Lucien feignait de ne pas la comprendre, il y a quinze jours, un indiscret m’a donné dans l’ombre un baiser.

Lucien jeta un cri ; il se rappela la confidence de Gaston et une jalousie affreuse le mordit au cœur.

Il allait s’écrier : « Quoi, madame ! vous avez supposé que c’était moi, » lorsque Gaston entra. Il parut à Lucien que le jeune fat avait l’air encore plus impertinent que de coutume, et la façon dont il alla baiser le bout des doigts de la comtesse lui donna une envie folle de souffleter le galant vicomte, quitte à jeter bas le masque qu’il avait gardé jusqu’alors.

Mais un regard presque suppliant de Caroline, qui avait observé avec étonnement la figure pâle et les yeux étincelants du bouillant jeune homme, le forcèrent à se contenir.

Il fut même obligé de serrer la main que Gaston lui tendait tout en l’appelant avec affectation M. Pichel.

On parla d’art ; la comtesse, qui s’y connaissait beaucoup, donnait son opinion avec un tact et un goût qui étonnait et charmait les deux jeunes gens, tous deux fort en état de la comprendre.

— Ne me parlez que de Delacroix, disait-elle ; je n’adore et ne veut que Delacroix, quel coloris ! quel brillant ! Ce talent-là, c’est un merveilleux bouquet de fleurs.

— Oui, répondit Gaston ; mais c’est un bouquet de fleurs tombé dans un marais fétide ; il est resplendissant, mais gardez-vous de le respirer, il donne la fièvre.

Caroline sourit.

— Et Ary Scheffer, monsieur, dit Lucien avec dépit, a-t-il trouvé grâce à vos yeux, Ary Scheffer, le poëte-peintre, le rêveur, le sentimental ? Voilà, je pense, un talent sympathique, qui émeut et qui touche.

— Va pour Ary Scheffer, dit Gaston avec insouciance.

— Moi, dit vivement Caroline, je ne l’aime pas votre Scheffer, et je déteste ces tableaux-rêves, ces tableaux nébuleux qui ont l’air d’une ballade allemande.

— Pourtant, madame, dit Lucien, Scheffer s’est inspiré de bien beaux poëmes, et encore dernièrement ses tableaux tirés de Faust

— Ah ! oui, Faust, toujours Faust ! reprit Caroline avec animation. Quand cessera-t-on de me vanter ce poëme obscur et faux ?

Les deux jeunes gens se récrièrent.

— Je m’explique, messieurs, dit-elle avec son fin sourire. Certainement Faust est un chef-d’œuvre, je ne veux pas le nier ; mais c’est une raillerie amère d’un bout à l’autre, et je trouve que rien n’est moins sentimental, moins humain, moins attendri que la poésie, que les passions, que les idées de ce drame fantastique. Je trouve absurde de voir le diable, cet ange révolté qui a osé tenir tête à Dieu, cet insurgé du ciel, remuer tous les éléments, troubler la nature, appeler à lui les puissances célestes, celles de la terre et celles de l’enfer, convoquer le sabbat, et tout cela pourquoi ? pour faire succomber une jeune fille ignorante et pauvre, et qui a déjà Marthe pour voisine. Il n’y a pas dans Faust une seule parole réellement amoureuse. On voit bien que ce Faust était un vieillard rajeuni par le diable ; on sent bien que Gœthe n’a jamais eu de cœur. Don Juan, à la bonne heure ! voilà un homme jeune, dont chaque parole est comme un couplet de chanson amoureuse. Mais Faust, fi donc ! c’est un cadavre embaumé par le diable ; son haleine sent la myrrhe et le naphte.

— Tout cela est très-bien dit et très-vrai, interrompit Lucien frappé de tout ce que disait la jeune femme ; mais pourtant, madame, quantité de peintres se sont inspirés de la Marguerite, et les plus idéals, les plus rêveurs ont trouvé dans le poëme que vous niez être amoureux…

— Oui, ils ont trouvé Marguerite, dit-elle vivement, et ils ont réussi leur œuvre quand ils ne mettaient en scène ni Faust ni Méphistophélès ; ils attachaient et ils faisaient rêver, parce que l’on n’entendait plus l’insupportable ricanement. Non, vous aurez beau dire et vous avez beau défendre Gœthe, vous ne pourrez faire que Faust ne soit un niais. Nous autres femmes, nous nous connaissons au poëme du cœur, et pas une de nous ne comprendra que ce docteur rajeuni évoque le diable et se livre à lui pour séduire la pauvre innocente. « Donne-moi, lui dit-il, le mouchoir qui a touché son sein, la ceinture qui a serré sa taille. » Le beau mystère ! et que c’est bien la peine d’avoir recours à cette intelligence supérieure de Satan ! Voyez si Chérubin amoureux a besoin de Méphistophélès pour emporter le ruban qui a touché les beaux cheveux de sa chère marraine ; Faust séduit Marguerite en lui donnant des diamants et des perles ; Figaro, cent fois plus spirituel que tous les diables d’enfer, se fût contenté de lui donner des fleurs et de lui jouer un air de guitare.

— Diable, s’écria Gaston, comme vous discutez, madame ! nous voilà battus et complétement de votre avis, n’est-ce pas, monsieur Pichel.

— Non, monsieur, dit séchement Lucien, et, tout en convenant que madame la comtesse a dit vrai touchant le poëme de Gœthe, je garde mon opinion sur Ary Scheffer.

— Gare ! dit Caroline en riant, voilà le sauvage qui revient ; prenez garde, vicomte !

— Il devient dangereux, dit Gaston sur le même ton ; la peinture lui agace les nerfs ; il ne voit dans un tableau…

— Je vois dans un tableau ce que le premier venu ne pourrait y voir, interrompit brutalement Lucien.

— Qu’entendez-vous par le premier venu, monsieur ? fit Gaston avec hauteur.

— J’entends par le premier venu, continua Lucien livide de jalousie et de fureur, ceux qui n’ont pas les yeux de l’esprit ; et les vôtres…

— Et les miens ?… dit Gaston en avançant d’un pas.

— Les vôtres ne sont pas encore ouverts, vicomte.

Gaston fit un mouvement comme pour s’élancer vers le jeune homme ; mais un geste de Caroline le retint, et il s’arrêta, haussa dédaigneusement les épaules, puis tourna le dos à Lucien.

Madame de Sohant, fort étonnée de l’insolente provocation de Lucien Pichel, allait se récrier ; mais elle se tut en voyant la détermination de Gaston ; elle ne voulut pas réveiller une querelle qui semblait s’éteindre d’elle-même.

Lucien avait la fièvre ; il fut spirituel et ironique toute la soirée ; Caroline n’en revenait pas ; quant à Gaston, il mourait d’envie de sauter sur son rival et de le prendre à la gorge.

Il se retira le premier ; la comtesse le reconduisit jusque dans l’antichambre.

Le salon était au rez-de-chaussée ; avant que madame de Sohant fût rentrée, Lucien, résolu à provoquer Gaston, sauta par la fenêtre, et alla l’attendre au pied du perron.

Le vicomte arriva bientôt, et fit un mouvement de surprise en apercevant son rival.

— Vous êtes patient ce soir, Gaston, lui dit Lucien en venant se planter devant lui.

— Mon cher, vous êtes un enfant et un fou, dit le vicomte de Charly avec assez de calme ; vraiment je ne vous trouve pas digne de ma colère.

— Dites plutôt, continua Lucien en serrant les poings avec fureur, que la patience est bonne à certaines heures ; on a bien le courage d’outrager une femme la nuit, dans l’ombre ; mais on a la prudence de ne pas répondre aux insultes d’un homme.

— Tiens, tiens, dit Gaston en ricanant, la belle comtesse vous a donc déjà donné le droit d’être jaloux d’elle ?

La fureur de Lucien augmenta ; Gaston venait de lui prouver quelle étourderie il avait commise ; mais il était ivre de colère, et il continua :

— Vous êtes un lâche ! vicomte de Charlyl vous avez insulté madame de Sohant.

— Ces femmes du monde sont-elles sottes ! dit Gaston en souriant ; elles ne se laissent seulement pas faire la cour ! Un monsieur leur plaît, il le leur faut pour amant, là, tout de suite. Allons, monsieur de Mareuil, ajouta-t-il froidement, puisque tout cela est sérieux, je vous enverrai demain mes témoins ; mais, ici, pas de bruit : nous sommes chez la comtesse de Sohant, et nous sommes tous deux gentilshommes.

Cela dit, il s’éloigna.

Cependant Caroline était rentrée dans le salon, et, ne voyant plus personne, elle était venue à la fenêtre.

Lucien s’approcha d’elle.

— Êtes-vous fou, ce soir, monsieur Pichel ? lui dit la jeune femme.

— Pourquoi, madame ?

— Vous maltraitez mes amis, et vous sautez par les fenêtres au grand dommage de mes tulipes.

— À l’avenir je respecterai vos tulipes, madame ; mais, quant à M. Gaston…

— Eh bien ?

— Savez-vous c’est lui qui vous a embrassée l’autre soir ?

— Quel étourdi ! dit insoucieusement Caroline.

— Comme vous traitez cela légèrement !

— Ne faudrait-il pas que je me désolasse outre mesure !

— Heureusement que je ne lui pardonnerai pas, moi…

— Vous ?… je vous trouve assez plaisant ce soir.

— Oh ! je le tuerai, votre Gaston.

— Mais, malheureux, c’est vous qu’il tuera ; c’est le plus enragé duelliste que je connaisse. Je ne veux diminuer ma cour ni de vous ni de lui, ajouta-t-elle en essayant de plaisanter pour cacher son inquiétude. À Paris, je n’y regarderais pas de si près : il y a plus de concurrence ; mais ici… Allons, Lucien, soyez sage, fit-elle en lui tendant la main.

C’était la première fois qu’elle l’appelait Lucien. Le jeune homme, éperdu, lui saisit la main, et y appliqua des baisers si ardents et si passionnés, qu’elle poussa un cri.

Puis hors de lui, chancelant, enivré, heureux, fou de rage et de jalousie, il prit la fuite.