Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 256-263).


CHAPITRE LVI.

LES URSULINES.

I.

Héloïse et Amélie, cachées par leurs voiles épais, aux bras l’une de l’autre, sans voir personne, sans être reconnues, traversèrent les rues qui conduisaient aux Ursulines.

Elles se hâtaient d’entrer dans la solitude.

Des groupes de femmes se formaient aux portes des maisons, et la triste nouvelle du meurtre volait de bouche en bouche. Tout le monde parlait de cela, questionnait les passants, regardait si quelqu’un ne surviendrait pas encore avec quelques détails inédits.

Les hommes avaient couru au Chien d’Or. Ils étaient indignés et regardaient, en proférant des menaces contre les auteurs de l’attentat, cette honnête et hospitalière maison, tout à l’heure d’une apparence si gaie, maintenant remplie de deuil, avec des tentures noires dans les fenêtres, et un long crêpe noir à la porte.

II.

Quand Amélie et sa cousine passèrent sur la rue Desjardins, madame Bissot qui causait avec sa voisine madame Hamel, vit bien que c’étaient deux grandes dames, et elle en fit la remarque.

— Je ne serais pas surprise, dit-elle, qu’elles seraient des amies du bourgeois, ou peut-être, des désolées qui vont cacher leurs chagrins au couvent… Vous ne les connaissez pas, madame Hamel ?

— Pas du tout ; c’est étonnant ! Mais il est facile de voir qu’elles rentrent au couvent. Tenez ! madame Bissot, j’ai vécu trente ans, fille et femme, dans la rue Desjardins, et je m’y connais. Rien qu’à les voir passer, je puis vous assurer que ce sont des cœurs brisés qui vont se réfugier sur le tombeau de la mère de l’Incarnation.

Madame Bissot avait toujours une explication à donner.

— Notre sexe est doué d’une telle sensibilité, madame Hamel ! fit-elle en hochant la tête. Quand j’étais fille, je ressemblais à une sensitive. Il paraît que la tombe de la mère Marie de l’Incarnation possède le rare privilège de calmer les troubles du cœur. Mais n’est-il pas singulier de voir se réfugier au cloître les jeunes filles qui perdent leurs amoureux ?

Vous vous souvenez de la belle Madeleine Des Meloises, qui se leva dans la nuit, à la nouvelle de la mort du jeune officier son promis, et se rendit pieds nus aux Ursulines, pour n’en plus revenir jamais ?

Elle a trouvé des consolations dans le cloître, car depuis lors, elle chante toujours. Et, mon Dieu ! qu’elle chante bien ! Je vais aux vêpres exprès pour l’entendre.

— Oui, madame Bissot, c’est singulier ! Mon vieux dit toujours : Sensibilité de la femme, inconstance de l’homme et folies de l’amour, rendent la vie joyeuse, et je crois qu’il a raison… Mais voyez donc ! je vous le disais bien que je m’y connaissais ! Elles vont au couvent.

III.

Amélie et Héloïse venaient de monter le grand perron de pierre du cloître, qui formait comme une barrière implacable entre le monde et la solitude.

Le soleil baignait d’un flot de lumière le haut pignon du cloître et le beffroi léger. Au-dessus de la porte, dans une petite niche, une statue de St. Joseph, les bras tendus, semblait les accueillir avec bonté, et leur sourire. La lumière du ciel pénétrait dans le vestibule dénudé et lui donnait un aspect radieux. Un rayon qui traversait le guichet garni de barreaux, tombait de l’autre côté en formant une croix lumineuse sur le plancher nu.

Les deux jeunes filles s’arrêtèrent un instant sur le seuil de pierre. Amélie attira Héloïse sur son cœur.

— Il en est temps encore, dit-elle, n’entre pas pour l’amour de moi.

— Frappe à la porte, frappe, Amélie… Que ferais-je dans le monde… sans toi… sans lui ?… je suivrais bien Le Gardeur jusqu’aux extrémités de la terre ; mais je ne le peux plus, je ne le dois plus !… Entrons ! entrons !… Au reste, c’est ici que je voulais venir mourir. La lampe de Repentigny brille pour éclairer nos pas. Entrons !

— Le soleil est beau, Héloïse, le soleil est beau ! fit Amélie en se retournant comme pour dire un dernier adieu à la suave lumière qui tombait du ciel.

Héloïse regarda le guichet où passait un éclatant rayon que les barreaux divisaient en forme de croix.

— Vois cette croix de feu que nous avons tant de fois admirée, en venant à la classe, elle sera désormais tout mon soleil ! dit-elle.

— Cette croix et la lampe de Repentigny ! ajouta Amélie, en embrassant sa cousine.

IV.

Elle frappa à la porte. Sa main tremblante souleva à peine le lourd marteau. Elle frappa de nouveau et des pas se firent entendre dans les corridors solitaires.

Une religieuse voilée s’approcha du guichet :

— Que désirez-vous, mesdames ? demanda-t-elle.

Amélie répondit :

— Bonne mère des Séraphins, nous désirons… Nous désirons laisser le monde et entrer dans la communauté, pour servir et adorer le Seigneur, pour prier pour les autres et pour nous-mêmes.

— C’est un saint désir. Il faut ouvrir à ceux qui frappent, le Seigneur l’a dit. Attendez, je vais voir la mère Supérieure.

Elle s’éloigna pour revenir un instant après.

— La mère Supérieure a délégué ses pouvoirs à mère Esther, pour le moment, dit-elle.

Et elle fit lentement rouler sur ses gonds la porte lourde.

Les jeunes filles entrèrent dans une espèce d’antichambre au plancher fort luisant et meublée d’une table et de deux ou trois chaises.

Une religieuse, grande, digne, l’air doux, reçut avec bonté les deux postulantes qu’elle connaissait bien. Elle les reçut avec bonté, mais pas avec cette affectueuse bienveillance, cette expansive sensibilité des natures françaises.

La vénérable mère Esther était une fille d’Albion. Elle avait les qualités de sa race, savait parfaitement le français et aimait beaucoup la France. Elle était entrée dans le cloître à quinze ans. Elle y vécut trente-quatre ans, dans la prière et la paix.

V.

Mère Esther portait une longue robe noire retenue à la taille par une ceinture de cuir. Un bandeau blanc lui ceignait le front, et un voile noir tombait de chaque côté, sur ses épaules, cachant à demi la guimpe de neige qui lui couvrait la poitrine.

On ne voyait point ses cheveux coupés ras, suivant l’antique façon des couvents, car le Seigneur aime le sacrifice des beautés qu’il a créées.

Les religieuses ne laissent plus croître jamais les tresses soyeuses de leur chevelure tombée sous les ciseaux, le jour de leur consécration. Pourquoi ? Par mortification, sans doute, et pour se dépouiller de ce qui faisait leur puissance et leur grâce aux yeux des hommes.

Esther Wheelwright avait eu une destinée étrange, pas très rare, pourtant, à cette époque de guerre de frontières.

Une bande d’Abénaquis l’avait emmenée prisonnière, après avoir saccagé la maison de son père, et elle vécut plusieurs années de la vie sauvage.

Un jour, un missionnaire jésuite la rencontra. Il obtint sa liberté et la conduisit à Québec. Le gouverneur qui était alors le premier marquis de Vaudreuil, touché de ses malheurs, de son esprit, de sa beauté, l’adopta comme son enfant et la fit instruire avec sa fille, au couvent des Ursulines.

Elle n’oublia jamais le souvenir de sa captivité. Quand ses parents et ses amis connurent sa délivrance et le lieu de son refuge, ils la pressèrent de revenir au toit paternel. Mais après une lutte pénible entre les affections naturelles et le devoir, elle resta dans la Nouvelle-France et se consacra à Dieu.

Pour l’engager à retourner avec les siens, on lui avait envoyé le portrait de sa mère, une femme très belle. Cette figure presque divine était toujourslà, devant ses yeux, et semblait l’appeler sans cesse. Alors la mère Des Anges, une artiste, peignit une auréole autour de la tête superbe et la transforma en une sainte Madone. Le calme rentra dans le cœur de la jeune religieuse, car la Madone semblait lui sourire maintenant et l’encourager dans sa généreuse résolution.

VII.

— Bonne mère, s’écria Amélie de Repentigny, en jetant ses bras autour du cou de la religieuse, nous sommes enfin venues, Héloïse et moi, pour solliciter le bonheur de vivre et de mourir dans votre monastère. Voulez-vous nous recevoir ?

— Vous êtes les bienvenues, mes enfants, répondit mère Esther en leur mettant un baiser sur le front. La lampe de Repentigny ne s’éteint pas dans la chapelle des saints, et la porte du monastère s’ouvre avec joie pour recevoir les membres de votre famille.

— Merci, bonne mère ! Mais nous emportons un lourd fardeau de tristesse et de peines ! reprit Amélie d’une voix pleine de larmes.

— Je le sais, Amélie, je le sais ! Mais Notre-Seigneur a dit : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et succombez sous le fardeau, et je vous soulagerai et vous donnerai le repos. »

— Je ne cherche pas le repos, bonne mère ; je veux prier pour que le sang que mon frère a versé aujourd’hui, ne crie pas sans cesse contre lui… Ô mère Esther ! vous connaissez Le Gardeur ? Vous savez comme il était doux et généreux ?… Vous avez appris son crime ?…

— Je sais tout, ma bonne enfant… Les mauvaises nouvelles se répandent vite… Je ne comprends pas qu’un si parfait gentilhomme en arrive à commettre un pareil forfait… Mais nous prierons ensemble pour lui : nous prierons !…

— Il ne savait pas ce qu’il faisait, reprit vivement Amélie… Il n’aurait pas voulu tuer le bourgeois !… il n’aurait pas voulu me tuer !… Je ferai pénitence pour lui !… Je ferai pénitence sous la cendre et le cilice pour obtenir que Dieu lui fasse miséricorde !…

VIII.

Mère Esther resta un moment comme plongée dans une amère réflexion, puis s’adressant à Héloïse :

— Il y a longtemps, dit-elle, que je vous attends… Vous avez lutté contre l’ange du Seigneur, petite mondaine, mais l’ange vous a vaincue.

Et elle sourit avec douceur.

— Il m’a vaincue, répéta Héloïse souriante aussi à travers ses larmes, et je veux être une esclave fidèle de ses saints tabernacles…

Mais vous savez que mère Supérieure nous appelle, nous les filles de la maison de Lotbinière, des fiancées sans dot…

— Vous aurez une dot, Héloïse, repartit vivement Amélie, et une des plus magnifiques !

— Merci, répliqua Héloïse, si l’on ne veut pas me recevoir pour l’amour de moi, je ferai comme ma tante, l’admirable quêteuse, qui alla de porte en porte, dans la ville, solliciter une aumône pour payer son admission.

— Ne craignez rien, Héloïse, assura mère Esther, vous êtes attendue et vous serez reçue avec plaisir, même sans dot aucune.

— Vous êtes bien bonne, mère Esther… Mais comment saviez-vous que je devais venir ici ?

— Hélas ! chère enfant ! les bruits du monde n’ont que trop d’échos dans notre retraite !… Nous savions que vous aviez perdu une douce espérance et que vous tourneriez vos regards et votre cœur vers l’Unique Consolateur des affligés.

Mais venez, ajouta-t-elle, je vais vous conduire à la mère Supérieure, qui doit être dans le jardin avec grand’mère St. Pierre et mère Sainte Hélène, votre ancienne amie et maîtresse de classe.

IX.

Le bonhomme Michel courait la ville pour le compte de quelque jeune pensionnaire, au moment de la bagarre. Il s’était hâté de revenir au couvent pour raconter tout ce qu’il avait vu et entendu.

La nouvelle avait fait le tour de la communauté en un clin d’œil et causé une surprise et un trouble extraordinaires. Les classes furent interrompues et cent têtes curieuses se montrèrent dans les fenêtres ouvertes.

Mère Migeon de la Nativité, était assise sous un frêne gigantesque, bien cher à la communauté à cause des souvenirs lointains qu’il rappelait. La mère Marie de l’Incarnation, la sainte Thérèse du Canada, venait, dans les premiers jours de la Colonie, s’asseoir sous ses larges rameaux, pour enseigner la prière et la religion aux enfants des colons et des sauvages.

Mère Esther passa avec Héloïse et Amélie dans un large corridor garni d’images saintes, et noyé dans la pénombre. Elle arriva à une salle carrée pavée de pierre, ouvrit une porte, descendit quelques degrés et se trouva dans le jardin.

Le jardin, vaste et entouré de murs, gardait encore des fleurs dans son gazon ; des pommiers, des pruniers, des poiriers, dépouillés de leurs feuilles et de leurs fruits, élevaient ça et là leurs branches grises.

Dans les allées solitaires, des religieuses se promenaient en méditant sur la vanité des plaisirs du monde, et le bruit du siècle n’arrivait pas jusqu’à elles d’ordinaire.

Mais ce jour-là, au pied du grand frêne, il y avait des murmures inaccoutumés. La mère Supérieure, entourée de ses saintes compagnes, écoutait les rumeurs qui venaient du dehors et s’efforçait de calmer l’agitation qui voulait se produire dans l’oasis bénie.

De place en place, des petits groupes se formaient pour causer de la triste nouvelle.

De place en place aussi, une religieuse, à genoux sur le tuf de l’allée, ou devant la statue de St. Joseph, priait tout bas avec une foi touchante.

X.

Plusieurs se détournèrent curieusement à l’arrivée de mère Esther et des jeunes postulantes. Mais nulle n’osa parler.

La mère Supérieure fit signe à celles qui l’entouraient de se retirer un peu.

Deux seulement demeurèrent près d’elle, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, pour lui tenir compagnie.

Alors mère Esther s’approcha et lui présenta mademoiselle Amélie de Repentigny et mademoiselle Héloïse de Lotbinière.