Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 246-255).


CHAPITRE LV.

LES MAUVAISES NOUVELLES VONT VITE.

I.

Le matin de la St. Martin, le soleil inonda de joyeux rayons les fenêtres de la chambre d’Amélie de Repentigny. Il y avait une gaieté nouvelle dans cette lumière dorée de l’automne qui se précipitait d’un ciel pur et donnait à tous les objets un éclat inaccoutumé.

Amélie était entourée de ses plus intimes amies. Elle tenait conseil. Un grave, un important conseil ! Aussi grave que le permettait la pétulance et l’enjouement de la jeunesse heureuse ; aussi important que l’est le choix d’une toilette de noce.

Oui, les gentilles conseillères discutaient bouillons de dentelles et falbalas, nuances des étoffes et formes des habits. Elles discutaient aussi les noms des filles et des garçons d’honneur.

Amélie était toute à ses rêves de bonheur.

Elle gardait encore, sur ses joues fraîches, les teintes roses que la promenade de la veille y avait fait naître. Elle entendait encore les murmures de la petite rivière Lairet, et, plus doux que ces murmures, les soupirs de Pierre, son fiancé ! Les paroles de tendresse qu’il lui avait dites, résonnaient toujours comme une musique divine, au fond de son âme.

Et puis, elle rappelait les doux aveux qu’elle avait laissé tomber de ses lèvres. Elle s’était peut-être montrée un peu trop expansive… pas assez, peut-être ! Plutôt pas assez. Devant l’homme qui est son fiancé, qui sera son maître et son roi pour la vie, la jeune fille, comme Sara devant Abraham, peut bien s’enorgueillir de sa joie, et verser comme un parfum, l’amour de son cœur !

II.

Amélie avait rêvé qu’elle s’était mariée dans un paradis terrestre, et ce paradis, pourtant, ressemblait aux bords du petit lac de Tilly et de la jolie rivière Lairet. Et les anges du ciel avaient chanté l’hymne d’un hymen éternel.

Dans sa chambrette ensoleillée, ce matin-là, il y avait Hortense de Beauharnois qui venait d’être fiancée à Jumonville de Villiers, Héloïse de Lotbinière, sa plus tendre amie, Agathe, la spirituelle enfant de La Corne St. Luc et Marguerite de Repentigny, sa cousine.

Des dentelles et des broderies, des étoffes des Indes et de Cashmere, couvraient toutes les chaises et les tables. Un éclatant fouillis !

Sur une tablette, il y avait un coffret d’or, incrusté de diamants, un artiste Vénitien avait ciselé les noces de Cana. Rien de plus beau ! C’était le cadeau de noce du bourgeois Philibert.

III.

Amélie était vêtue d’une robe blanche et ses cheveux noirs, dénoués, retombaient négligemment sur ses épaules. Elle se montrait vive, enjouée, expansive et comme un reflet de l’ardeur chaste de son âme, une flamme inaccoutumée rayonnait dans ses grands yeux souvent pensifs.

Elle portait sur sa poitrine la croix d’or que Philibert lui avait donnée autrefois, une épingle, souvenir de Le Gardeur, et à son doigt, l’anneau de ses fiançailles.

Hortense de Beauharnois vint s’asseoir devant elle sur un tabouret, et s’appuyant avec grâce sur ses genoux :

— Nous étions loin de songer à cela, dit-elle, au couvent !

Et elle montrait l’anneau qu’elle portait elle aussi depuis quelques jours.

Elle mit sa main à côté de celle d’Amélie comme pour comparer les deux joyaux.

— Elle est belle ta bague, fit Amélie, et tu peux en être fière.

— Et je suis fière de mon fiancé ! À part Philibert, je ne vois pas un pareil gentilhomme dans toute la Nouvelle-France.

— Et tu trouves qu’il ressemble à Pierre ?

— Pas au physique, mais au moral : mêmes qualités, même noblesse, mêmes vertus !

Il n’a pas la haute stature de Pierre, ni son œil bleu acier ; mais il est aussi beau d’une autre façon.

— Et tu l’aimes bien, ton Jumonville ?

— Et je veux être digne de lui !… N’est-ce pas que nous sommes heureuses, Amélie ?…

— Trop, peut-être… J’ai toujours peur des grandes félicités. Pierre revient ce soir ; il ne repartira plus sans moi, je te l’assure. Tu comprends ?… Tiens ! Le Gardeur m’a écrit une charmante lettre. Il a réfléchi, le pauvre enfant ! il reprend quelqu’empire sur lui-même, et ses nobles sentiments se réveillent tout à fait… Comme je suis heureuse !

— Pauvre Le Gardeur ! te l’avouerai-je, Amélie ? si Jumonville n’était pas revenu, j’aurais été la rivale d’Héloïse, et comme elle, sans doute, j’aurais été supplantée par Angélique…

— La bonne Héloïse ! murmura Amélie, elle se serait consolée en songeant que tu es digne de celui qu’elle aime.

— Je n’aurais pas une aussi parfaite résignation, Amélie, et je ne voudrais pas maintenant faire le bonheur d’un autre que Jumonville ! C’est de l’égoïsme, mais c’est bien naturel pourtant, je mourrais s’il m’était infidèle !

IV.

Marguerite de Repentigny, se leva tout à coup du milieu des flots de mousseline et de soie, de dentelles et de fleurs qui l’entouraient :

V.

— C’est assez d’égoïsme comme cela, vous autres ! les deux jeunes amoureuses ; je proteste ! s’écria-t-elle en regardant avec un sourire charmant, Hortense et Amélie, qui s’oubliaient dans leurs confidences.

— Moi aussi je proteste ! fit Agathe de la Corne St. Luc. Mariez-vous le plus tôt possible, mais ne venez pas nous narguer cruellement, nous, pauvres déshérités, et nous faire…

— Sécher de langueur ! acheva Hortense en voulant l’embrasser. Et elle continua :

— Je serai ta demoiselle d’honneur, Agathe, quand tu auras fait ton choix.

— Le prince qui doit m’enlever n’est pas encore arrivé, riposta Agathe. Mon mari sera roi… à mes yeux, quand même il serait mendiant aux yeux des autres. S’il n’est pas roi, il sera officier. Je ne sors pas de l’armée !… Tu te souviens de notre chanson au couvent :

Je voudrais bien me marier,
Mais j’ai grand peur de me tromper.
Je voudrais bien d’un officier,
Je marcherais à pas carrés
Dans ma jolie chambrette !

Et, tout en chantant ce gai couplet, Agathe, couronnée de fleurs d’oranger, la tête haute, les bras raides, marchait à pas mesurés dans la chambre, et contrefaisait tour à tour Hortense et Amélie, au grand plaisir de ses compagnes qui riaient de bon cœur.

VI.

Le soleil enveloppait d’un nimbe éclatant ce groupe charmant de jeunes filles. Quelques reflets tombaient dans le petit oratoire, et l’on eut dit l’échelle céleste de Jacob avec les anges qui montaient et descendaient.

Amélie aperçut ces filandres d’or qui semblaient sortir de la croix comme un rayonnement et son cœur s’éleva vers Dieu. Hortense vit au même instant le jeu divin de la lumière, et posant sa main sur l’épaule de son amie, elle aussi fut comme absorbée dans un ravissement céleste.

Alors le galop d’un cheval rapide retentit sur le pavé et une clameur monta de la rue.

Hortense et Amélie se regardèrent inquiètes et les autres jeunes filles se précipitèrent au balcon.

— Le cavalier disparaissait à l’angle du cap.

Mais le cri devenait plus formidable, comme si de nouvelles voix se fussent mêlées aux premières.

Des gens à cheval, d’autres à pied, se précipitaient vers le château St. Louis. Quelques-uns montaient la place d’armes et se dirigeaient, en faisant des menaces, vers la maison de madame de Tilly.

VII.

Le jeune La Force galopait à toute bride. À la vue des demoiselles qui étaient au balcon, il s’arrêta court.

— Mon Dieu ! monsieur La Force, qu’y a-t-il donc ? demanda l’une d’elles.

— Qu’y a-t-il ? fit une autre.

La Force se découvrit. Il avait l’air triste, désespéré.

— Madame de Tilly est-elle chez elle ? demanda-t-il.

— Elle est sortie, monsieur La Force… mais qu’avez-vous donc ? que se passe-t-il ? interrogea vivement Hortense qui venait d’accourir.

— Mademoiselle Amélie est-elle ici ? reprit La Force d’une voix qui trahissait son émotion.

— Oui, elle y est… répondit Hortense. Ô ciel ! continua-t-elle, toute tremblante, lui apportez-vous quelque mauvaise nouvelle ?…

— Mauvaise nouvelle pour elle… pour madame de Tilly… pour nous tous ! dit La Force dans un gémissement. Mais d’autres vont venir qui diront tout… Préparez mademoiselle Amélie à la plus amère des épreuves… Je me sauve !…

Et il partit au galop.

VIII.

Les jeunes filles, pâles de terreur, se regardèrent anxieusement, en se demandant ce que signifiaient ces paroles étranges.

Amélie et Héloïse avaient saisi quelques mots. Elles s’élancèrent vers le balcon.

Au même instant, deux servantes montaient, la bouche béante, les yeux hagards, et terriblement excitées. Elles n’attendirent pas les questions, mais sans précautions, brusquement, comme c’est la coutume de ces personnes-là, elles jetèrent la terrible nouvelle au milieu du groupe inquiet

— Le Gardeur vient de tuer le bourgeois Philibert, sur la place du marché !… Il est mort, lui aussi, ou prisonnier. Il paraît qu’ils vont brûler la Friponne, pendre l’Intendant sous l’enseigne du chien d’or et détruire toute la ville !…

Heureuses de n’avoir pas été devancées, les deux servantes se précipitèrent dans les escaliers et coururent semer l’épouvante dans toute la maison.

IX.

Hortense et Agathe avaient vainement essayé d’empêcher Amélie d’arriver au balcon ; elles n’avaient pu l’empêcher d’entendre les indiscrètes servantes.

Amélie aperçut l’épouvantable vérité comme à la lueur d’un éclair sinistre ; elle fut foudroyée comme par un éclat de tonnerre.

En une seconde, elle contempla sa ruine profonde ! En une seconde, elle vit son frère devenu un assassin ! le cadavre du bourgeois gisant sur la place publique ! Pierre ! son amour et son orgueil, perdu à jamais !

Il y avait du sang entre elle et lui, maintenant ! du sang et la malédiction d’un mourant !…

Un instant, elle regarda ses compagnes émues, et ses yeux grands ouverts semblaient voir des choses invisibles. Une atroce souffrance se peignait sur sa figure ; elle semblait implorer un secours que nul sur la terre ne pouvait plus apporter.

Elle ne dit pas une parole, poussa tout à coup un sanglot amer et tomba dans les bras d’Héloïse de Lotbinière.

Elle s’était évanouie.

Ses jeunes compagnes l’inondaient de pleurs en la déposant sur sa couche, car son sommeil était comme la mort, et sa félicité venait d’entrer dans un éternel tombeau.

X.

En l’absence de madame de Tilly, Marguerite de Repentigny donna les ordres nécessaires aux serviteurs, et défendit de recevoir.

Madame Couillard et madame de Grand’maison ne furent pas longtemps avant de se présenter à la porte.

La curiosité les poussait, les pressait. Elles durent s’en retourner aussitôt, scandalisées de ce qu’il n’y avait pas d’exception en leur faveur.

XI.

Après un long évanouissement, Amélie ouvrit les yeux et fixa, toute étonnée, ses fidèles compagnes.

Elle cherchait à se souvenir.

Agathe n’avait pas pensé à ôter la couronne de fleurs d’oranger qu’elle avait mise sur sa tête tout à l’heure, dans un moment de folle gaieté, pour faire rire ses amies. Amélie aperçut cette couronne de mariée et le voile nuptial, et la conscience de ce qui se passait lui revint soudain.

Elle revit les mains sanglantes de son frère, et le cadavre du bourgeois ;… et elle porta vivement la main à ses paupières comme pour effacer l’horrible vision.

Ses compagnes se mirent à lui parler doucement, pour tâcher de la distraire un peu de l’effrayante pensée, ou de la consoler à force d’amitié. Mais elle ne voulait plus, elle ne pouvait plus être consolée.

Elles pleurèrent toutes ensemble

Amélie sortait d’une race forte. Elle était capable de souffrir et les résolutions les plus héroïques ne l’effrayaient point.

Elle comprit que son existence de calme et de félicité venait de finir. Le crime de son frère avait secoué jusque dans ses fondements l’édifice glorieux de son bonheur. C’était le tremblement de terre qui abîme et détruit les prés verdoyants et les palais somptueux !

Elle ne serait jamais la femme de Philibert ! Plus d’espérance ! plus d’espérance ! Rien ne pouvait ôter de dessus sa tête cet arrêt fatal du destin qui l’écrasait comme la pierre du tombeau ! Ah ! que les larmes sont amères après les délices de l’amour et de l’espoir !…

Elle mourrait, elle était morte ! Morte à la joie, aux plaisirs, aux espérances ! Dieu l’avait frappée…

Un crime affreux venait d’être commis, et elle, l’innocence et la douceur, elle en portait tout le poids et en subissait le châtiment !…

XII.

Elle se leva. Elle était belle, dans sa pâleur de marbre, comme la belle Niobé. Elle paraissait comme elle, immobilisée dans sa douleur.

— Mes chères compagnes, dit-elle, c’en est fait de la pauvre Amélie de Repentigny. Dites à Pierre — elle eut un sanglot — Dites à Pierre qu’il ne me haïsse pas à cause du sang qui souille notre maison… Dites-lui comme je voulais l’aimer, le rendre heureux !… toujours ! toujours ! Dites-lui que mon seul bonheur sera de savoir qu’il a pitié de moi… qu’il ne m’oublie pas, qu’il m’aime toujours !… Je n’ose pas le supplier de pardonner à Le Gardeur… Je ne puis pardonner moi-même… Mais qu’il soit miséricordieux…

Et maintenant, ajouta-t-elle, d’un accent énergique et fiévreux, maintenant, emportez cette menteuse toilette nuptiale… Je suis la fiancée de la mort !… Ce sont des vêtements de deuil qu’il me faut… qu’il me faut, à moi, la sœur…

Ô mon Dieu ! j’allais dire : la sœur d’un meurtrier.

Elle ramassa les guirlandes de fleurs, les étoffes soyeuses, les dentelles superbes et les jeta dans un coin de la chambre.

— Ma gloire s’est évanouie, reprit-elle, et je suis châtiée dans ma vanité !… Mais c’est pour lui que je voulais être belle !…

Vous donnerez tout cela à quelque douce fiancée qui aura plus d’amour que de richesses, et elle s’en parera, le jour de ses noces, en songeant à l’infortunée Amélie de Repentigny !…

Toutes les jeunes filles la regardaient en pleurant.

Elle ouvrit sa garde-robes.

— Il y a ici depuis longtemps, continua-t-elle encore, un autre voile nuptial… je ne me doutais pas qu’il me servirait !

Elle tira un long voile noir.

— C’est le voile de ma grand’tante, Madeleine de Repentigny, une religieuse. C’est un bien de famille. Je le porterai jusqu’à ma mort… Embrassez-moi, ô mes sœurs ! mes filles d’honneur, mes compagnes ! je m’en vais aux Ursulines, faire pénitence pour Le Gardeur et prier pour mon bien-aimé Pierre !

XIII.

— Ô Amélie, s’écria Hortense, songes-y, réfléchis avant de prendre cette extrême résolution ; Pierre en mourra.

— Pierre ! ah ! je l’ai tué, déjà !… Il est mort pour moi… Comment pourrais-je supporter son regard !… Je mourrais de honte, comme si j’étais vraiment coupable !… Je me donne à Dieu pour mon frère et pour mon fiancé ! qu’il me prenne en expiation ! Soyez heureuses et priez pour moi !…

Ses compagnes l’enveloppèrent dans leurs bras et la couvrirent de pleurs et de baisers.

XIV.

— Adieu ! fit-elle, adieu ! je me sauve avant le retour de ma tante… j’ai peur de sa douleur !…

Héloïse de Lotbinière se jeta de nouveau dans ses bras.

— Tu ne partiras pas seule, s’écria-t-elle ! je m’en vais avec toi !… Moi aussi je veux prier pour Le Gardeur… Moi aussi !

Sa voix s’éteignit dans les pleurs.

— Ô ma cousine chérie ! fit Amélie, viens, viens ! la lampe de Repentigny brûle toujours dans la sainte chapelle et nous serons bien là pour pleurer et prier !

Et les deux jeunes amies, la tête couverte d’un long voile noir s’arrachèrent aux embrassements de leurs compagnes et sortirent de la brillante maison qui avait été leur demeure heureuse, pour se rendre au sombre monastère des Ursulines.