Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 227-245).


CHAPITRE LIV.

bienheureux, Ô ! seigneur ! sont ceux qui meurent en faisant ta volonté !

I.

C’était la coutume du bourgeois Philibert de parcourir la place du marché, non pas pour s’enorgueillir des témoignages d’estime qu’il recevait de toutes parts ; non pas pour acheter ou vendre dans un but de spéculation, même honnête, mais pour y chercher les pauvres, les déshérités et les secourir dans leurs besoins.

Ils étaient nombreux les indigents, car la guerre impitoyable laisse toujours après elle la ruine et la désolation.

Le bourgeois connaissait mieux les pauvres que les riches. Il aimait à les appeler par leurs noms, et à remplir leurs paniers ; il aimait à les renvoyer contents dans leurs tristes réduits. Il se plaisait à leur dire qu’il n’était que le dispensateur des biens de Dieu, et que le Christ a recommandé aux hommes de s’aimer et de se secourir mutuellement.

Tous les jours, au Chien d’Or, une table de douze couverts était servie. Douze pauvres, les nécessiteux dont parle l’écriture sainte, venaient s’y asseoir, et les meilleurs mets étaient pour eux. Le bourgeois se sentait glorieux comme s’il eut dîné avec des rois.

II.

Le jour de la St. Martin était l’anniversaire de la mort de sa femme, et pour honorer la mémoire de cette regrettée compagne, il redoublait ses bonnes œuvres. Il disait en riant qu’il fallait, à part ses douze apôtres — ses douze pauvres — recevoir aussi les soixante et dix disciples.

Le matin où nous sommes, il fit sa toilette pour sortir, prit sa canne à pommeau d’or et descendit l’escalier.

Dame Rochelle vint au devant de lui, dans le grand passage. Elle paraissait tout anxieuse.

— Maître ! dit-elle, n’allez donc pas au marché, aujourd’hui ! j’en arrive moi-même et j’ai tout prévu pour la journée.

— Je vous suis bien reconnaissante, dame Rochelle. Mais vous savez que je suis attendu ; c’est un de mes meilleurs jours. Qui remplira les paniers de tous ces malheureux qui n’osent pas mendier de porte en porte ?… Il faut que je fasse ma tournée, dame Rochelle !

— Pour une fois, je vous en supplie, écoutez-moi, ne sortez pas ; je redoute un malheur !

III.

Le bourgeois connaissait assez la bonne dame pour être sûr qu’elle n’insistait pas ainsi sans motifs.

— Pourquoi donc, demanda-t-il, voulez-vous m’empêcher de sortir ?

— Pour une excellente raison, maître ! mais une raison dont vous allez vous moquer. Il y a quelque chose de menaçant dans l’air… ! Les amis de l’Intendant veulent chasser les honnêtes gens de la place du marché. Je les ai entendus ! Il va y avoir du tumulte. C’est une première raison. Une autre, c’est que je pressens un malheur sur votre maison.

— Merci ! excellente dame ; merci de votre sollicitude ! Mais je trouve, dans vos craintes, une raison de plus pour sortir. Ne faut-il pas que j’essaie d’empêcher toute querelle entre mes concitoyens ?

— Ah ! vous n’avez pas entendu ce que j’ai entendu, moi ! Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu !… Je vous en supplie, restez ici aujourd’hui !

Et elle joignit les mains en le suppliant ainsi.

— S’il y a danger quelque part je serai là, car je suis gentilhomme, affirma le bourgeois fièrement.

— Ah ! si Pierre était ici pour vous accompagner ! Emmenez quelques serviteurs avec vous dans tous les cas !

— Quand j’ai un devoir à remplir, dame Rochelle, je ne me laisse par arrêter par la peur. J’ai des ennemis, c’est vrai ; mais il faudrait être bien hardi pour attaquer le bourgeois Philibert, en plein jour, sur une place publique.

— Il s’en trouve, maître, de ces gens hardis ! il s’en trouve !

— N’importe !… Ne serais-je pas digne de mépris, si la crainte de l’Intendant ou de ses amis me détournait de mes devoirs ?

— Je sais que je supplie en vain ; pardonnez-moi mon anxiété, maître, que Dieu vous accompagne ! que Dieu vous protège !

Les yeux de la bonne dame Rochelle se remplirent de larmes.

IV.

Eh bien ! fit le bourgeois, pour vous montrer combien je fais cas de vos alarmes, et suis sensible à votre amitié, je vais prendre mon épée. L’épée, c’est après une conscience pure, la meilleure amie d’un gentilhomme, au moment du péril.

Apportez-moi mon épée.

— Oh ! très volontiers, maître ! Comme le glaive du Chérubin, qu’elle vous garde et vous défende aujourd’hui !

Elle alla aussitôt chercher la rapière suspendue comme un ornement dans la salle. Le bourgeois ne la portait que dans les grandes cérémonies.

Il mit en écharpe le riche baudrier, et la pointe du fourreau d’argent traîna sur le parquet avec un léger cliquetis.

Il sortit en souriant.

Dame Rochelle le suivit du regard jusqu’à la cathédrale. Il descendit devant l’église et elle le perdit de vue. Alors, elle vint se rejeter dans sa chaise.

— Hélas ! murmura-t-elle, c’est dommage que Pierre soit allé à Ste Anne !

Elle ouvrit sa bible et chercha dans les paroles du Seigneur quelques consolations à ses amertumes.

V.

Il y avait beaucoup de mouvement, beaucoup de bruit sur le marché quand le bourgeois y arriva. Il se mit à visiter, comme de coutume, les divers échoppes des marchands de fleurs et de fruits, en s’arrêtant pour dire un mot aux amis qu’il rencontrait et surtout pour causer avec les pauvres et les infirmes qui l’attendaient toujours aux mêmes endroits. Il aimait mieux aller à eux que de les faire venir à lui. Il savait qu’ils comptaient sur son aumône et il eût évité le gouverneur lui-même plutôt que ces infortunés.

Un groupe de jeunes filles élégamment vêtues achetaient, en se promenant, les dernières fleurs de l’automne, et regardaient d’un œil agaçant les beaux garçons qui venaient en ce lieu faire leur promenade du matin et dépenser, suivant l’occasion, des sourires, de l’esprit et quelquefois aussi de l’argent.

Les demoiselles Hébert et de Grand’Maison faisaient provision d’immortelles et de fleurs desséchées. Maintenant encore, quand vient l’hiver, on garde dans des vases brillants des fleurs desséchées, ces doux souvenirs des jours de soleil !

Elles étaient fort attentives à leurs achats et aux discours de leurs cavaliers, quand une dame à cheval, accompagnée du chevalier de Péan, s’arrêta près d’elles en poussant une vive exclamation, se pencha, et leur tendit la main. C’était Angélique Des Meloises, plus gaie, plus charmeuse que jamais. Elle était voilée, mais son accent joyeux et son timbre argentin la faisaient toujours reconnaître.

Angélique aperçut alors deux jeunes gens avec ses amies :

— Oh ! je vous demande pardon ! messieurs, dit-elle, je ne vous avais pas vus !

C’étaient messieurs Le Mercier et D’Estèbe.

— Mon voile me nuit, ajouta-t-elle.

Et elle le rejeta de côté fort coquettement, puis offrit le bout de ses doigts aux gentilshommes qui y mirent un baiser.

— Bonjour ! Angélique ! exclama joyeusement mademoiselle Hébert. Quelle belle matinée ! Oh ! comme vous êtes rayonnante de fraîcheur, ma chère amie !

— N’est-ce pas ! répondit Angélique en scandant sa réponse de son rire argentin. C’est vois-tu l’air, du matin et une bonne conscience qui me ravivent.

— Vous achetez des fleurs ? demanda-t-elle aux jeunes filles. J’ai été en chercher à Sillery, moi !…

Et du bout de sa légère badine, elle caressait sa joue rose.

Elle n’eut pas le temps de continuer, car de Péan lui fit remarquer alors qu’il y avait du tumulte de l’autre côté du marché.

— Venez-vous, dit-il, nous allons voir ce que c’est ?

VI.

Mesdemoiselles Hébert et de Grand’Maison ne furent pas fâchées de la voir s’éloigner. Elles se sentaient écrasées par ses airs de souveraine, et craignaient qu’elle ne leur enlevât leurs cavaliers. L’enchanteresse n’avait qu’à dire un mot et tous la suivaient.

Guidée par de Péan, elle arriva bientôt à l’endroit où l’on se querellait. On voyait les gestes de menace, on entendait les cris de fureur qui précèdent d’ordinaire les coups d’épée et les combats en règle.

À sa grande surprise, elle reconnut Le Gardeur de Repentigny, ivre et furieux, qui s’efforçait, en jurant, de pousser son cheval dans la foule.

Il venait de laisser la table de jeu. Il avait perdu toute la nuit, et, dans son désespoir, il avait bu et accusé le sort d’injustice. Il prétendait que le colonel St. Rémi l’avait friponné au piquet et lui refusait sa revanche.

— Il a quitté le palais comme un serpent ! criait-il, je veux le rejoindre et lui cingler la figure avec mon fouet, s’il ne consent à se battre comme un gentilhomme !

Le Gardeur était accompagné du sieur de Lantaguac, un fameux dissipé qui avait gagné sa confiance, et qu’il trouvait tour à tour sans égal ou souverainement méprisable, selon qu’il était ivre ou à jeun, lui Le Gardeur.

VII.

Ce jour-là, sur un mot de De Péan, le sieur de Lantagnac s’était attaché à Le Gardeur comme son ombre. Il avait bu avec lui, et avait excité sa colère contre St. Rémi, tout en ayant soin cependant de se tenir assez sobre lui-même pour parer à tout événement.

Ils se dirigèrent ensemble vers la place du marché, ayant appris que St. Rémi était à l’église. Ils voulaient l’insulter par un coup de cravache et le forcer à se battre en duel — Le Gardeur du moins. — Le misérable de Lantagnac mentait quand il se vantait d’être prêt à tout.

Ils allaient à toute vitesse, au risque d’écraser les gens qui se trouvaient sur leur chemin.

— Ce sont des gentilshommes de la Friponne ! cria-t-on, et ils furent poursuivis par des malédictions.

Juste à ce moment-là, le bourgeois Philibert se trouvait avec un de ses pauvres. Il s’informait de sa santé, de ses peines, de ses besoins, et le pauvre, appuyé sur ses béquilles, écoutait la tête inclinée et le sourire sur les lèvres, les bonnes paroles de son protecteur.

De Lantagnac reconnut le bourgeois.

— Le maudit ! grinça-t-il, si je l’écrasais comme par accident !

Et il fouetta son cheval.

Le bourgeois le vit venir et lui cria d’arrêter, mais en vain.

Le cheval de Lantagnac fit un écart et, sans modérer de vitesse, passa sur le malheureux infirme qui roula dans la poussière, la figure tout ensanglantée. Le fer du sabot l’avait frappé au front.

Le Gardeur arrivait, éperonnant sa monture et criant comme un diable de livrer passage.

Le bourgeois comprit le danger. — Pas pour lui, il ne craignait rien ; mais pour le pauvre qui était par terre baignant dans son sang. — Il se précipita pour détourner le cheval.

VIII.

Il ne reconnut pas tout de suite l’imprudent cavalier. Au reste, Le Gardeur était presque méconnaissable, dans l’état d’ivresse et de colère où il se trouvait ; et, lui-même, Le Gardeur ne reconnut pas, non plus, le bourgeois. Il se serait certainement arrêté dans sa course téméraire.

Il devait en être ainsi. La vie du bourgeois Philibert se jouait, ce jour-là, sur l’échiquier du monde où les bons et les mauvais génies se disputent continuellement la vie des mortels. L’esprit du bien perdit ; l’esprit du mal gagna.

On était à l’un de ces points d’intersection où les fils de plusieurs existences se divisent, se croisent, se séparent, pour s’en aller, sans retour, les uns vers la vie, les autres vers la mort ; ceux-ci au bonheur, ceux-là au désespoir.

Le Gardeur fouettait son cheval. Le blessé gisait devant lui, et allait être écrasé. Mais il ne l’avait pas entendu ; il ne l’avait pas vu. Disons-le franchement, si cela peut-être une excuse : il ne l’avait pas vu !

Le bourgeois saisit la bride avec tant d’énergie, que le cheval fit une soudaine volte-face, et se cabra violemment. Le Gardeur faillit tomber.

Bouillant de rage, il sauta à terre. Il ne savait pas encore à qui il avait affaire, et se souciait peu de le savoir. Il ne voyait qu’un insolent qui avait osé l’arrêter et il voulait le châtier sur le champ.

IX.

De Péan arrivait sur la place avec Angélique ; il reconnut le bourgeois. Superbe, impassible, il semblait provoquer Le Gardeur.

— Voilà l’heure du triomphe pour notre compagnie, pensa-t-il. Et, se servant de sa main comme d’un porte-voix, il cria tout joyeux cette horreur qui domina le tapage de la foule :

— Le Gardeur, achevez-le !

Angélique, toujours les rênes à la main, était pâle comme un marbre, immobile comme une statue. Elle avait peur pour son bien-aimé que la foule menaçante entourait. Le bourgeois, elle s’en souciait bien ! Au reste, il avait tout le monde pour lui.

Mais la tempête allait laisser des ruines ! Il allait tomber, ce brave citoyen, dans la gloire de ses bonnes œuvres, comme un roi frappé de la foudre dans les splendeurs de son palais !

X.

Le Gardeur s’avança sur lui en le maudissant, et lui donna un coup de cravache.

Le vieux marchand sentit, à cette insulte, son sang bouillonner ; il leva vivement sa canne pour parer un second coup et frappa son agresseur au poignet. Le fouet tomba. Alors Le Gardeur voulut se précipiter sur le vieillard, mais les habitants le repoussèrent. Il eut une horrible tentation… La vie de plusieurs allait finir, la vie de bien des innocents !

Une main se posa tout à coup sur son épaule, et il entendit une voix de femme lui parler avec chaleur.

XI.

Angélique avait percé la foule. Elle n’était plus pâle, ni calme dans sa frayeur, mais tout enflammée. Elle fixait sur son amant ses yeux redoutables qui rendaient fous. Elle avait vu ce qui venait de se passer et se sentait aussi indignée que lui du coup de canne qu’il avait reçu.

De Péan avait jugé le moment venu.

— Angélique, avait-il dit, le bourgeois frappe Le Gardeur ; quelle insulte ! Allez-vous endurer cela ?

— Jamais ! s’était-elle écrié, et Le Gardeur non plus !

C’est alors qu’elle avait poussé son cheval, s’était ouvert un chemin jusqu’à Le Gardeur, et que, lui mettant la main sur l’épaule, elle lui avait parlé d’une voix passionnée.

— Comment, Le Gardeur ! avait-elle dit, vous souffrez qu’un mal va comme ça vous abîme de coups, et vous portez l’épée ?

C’en fut assez. Enivré, fasciné par ce regard et cette parole, Le Gardeur, aurait tué son père.

Il jura qu’il allait se venger sans retard, et, poussant un cri sauvage, agile et fort comme une panthère, il se débarrassa des habitants qui le gênaient, tira son épée et la passa à travers le corps du bourgeois.

Le bon vieillard n’avait pas eu le temps de se mettre en défense. Il tomba mourant, à côté de l’infortuné à qui il venait de faire l’aumône et dont il voulait protéger les jours.

XII.

— Bravo ! Le Gardeur ! exclama de Péan ; c’est le meilleur coup d’épée qui ait jamais été donné dans la Nouvelle-France ! Le Chien d’Or est vaincu et le bourgeois a payé sa dette à la grande compagnie !

Le Gardeur le regarda d’un air étrange :

— Quel est cet homme, de Péan ? Qui ai-je tué ?… demanda-t-il.

— Le bourgeois Philibert, que diable ! répondit de Péan d’un air tout fier.

Le Gardeur poussa un cri rauque :

— Le bourgeois Philibert !! J’ai tué le bourgeois Philibert !!… De Péan en a menti, Angélique ! dit-il, en se tournant vers la jeune fille ; je ne voudrais pas tuer un moineau qui appartiendrait au bourgeois. Oh ! dites-moi que de Péan me trompe !…

— De Péan dit vrai, confirma Angélique, épouvantée du regard terrible de Le Gardeur…

Mais c’est le bourgeois qui vous a frappé d’abord. Je l’ai vu ! Il vous a frappé avec sa canne. Vous êtes un gentilhomme, et un gentilhomme tuerait le roi lui-même, si le roi osait le frapper de son bâton comme on fait d’un chien !… Regardez ; on le relève, c’est bien lui.

XIII.

Le Gardeur, tournant ses yeux égarés vers sa victime, reconnut en effet le bourgeois qu’il estimait si profondément.

Il jeta son épée à terre.

— Malheureux que je suis ! s’écria-t-il, je suis un parricide ! un parricide ! J’ai tué le père de mon frère !… Ô ! Angélique Des Meloises ! c’est vous qui m’avez fait tirer l’épée ! Et je ne savais pas contre qui ! Je ne savais pas pourquoi !

— Je viens de vous le dire, Le Gardeur ! et vous m’en voulez ? Mais, voyez le tumulte ! sauvons-nous, ou nous allons nous faire tuer comme le bourgeois ! Vite ! vite ! Le Gardeur ! Au palais ! au palais !

— Â l’enfer ! plutôt ! vociféra Le Gardeur ; le palais ne me reverra jamais ! Sauvez-vous, Angélique ! peu m’importe la mort à moi !… De Péan, emmenez-la ! ou bien il y aura encore du sang de versé !… C’est votre ouvrage, de Péan ! rugit-il, en jetant au traite chevalier un regard de menace.

— Voudriez-vous donc vous venger sur elle ou sur moi, Le Gardeur ? questionna de Péan, pâle de crainte.

— Sur elle ? êtes-vous fou ? Sur vous, par exemple ! si vous ne l’emmenez pas tout de suite loin de cette bagarre !… Je veux voir le bourgeois ! Ô Dieu ! est-il mort ?

XIV.

Une immense clameur retentit aussitôt sur la place du marché.

Le bourgeois vient d’être tué ! La grande compagnie ! c’est la grande compagnie qui l’a assassiné !

Des hommes accouraient de toutes parts en vociférant et en gesticulant.

La nouvelle se répandit comme une fusée dans la ville, et un cri de vengeance monta du milieu de la foule.

Le premier qui courut au secours du bourgeois fut le frère Daniel, un récollet. Il s’agenouilla près de lui et sa robe grise se teignit de larges taches de sang.

Hélas ! le mourant ne pouvait plus prier ni entendre les prières des autres !

Cependant, quand le frère gris lui fit le signe de la croix sur le front, il ouvrit les yeux et le regarda fixement une minute ; puis ses lèvres pâles frémirent et il murmura deux noms : Pierre ! Amélie ! Ce fut tout.

Il était mort !

— Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! prononça le récollet, car ils se reposent de leurs peines !

XV.

De Péan avait remarqué la surexcitation de la foule, et il se tenait prêt à fuir. Mais il voulait emmener Angélique, et Angélique s’obstinait à attendre Le Gardeur.

Or, Le Gardeur s’était jeté à genoux auprès du cadavre du bourgeois et essayait de le relever.

Il pleurait et poussait des gémissements amers.

Un habitant qui le voyait faire, se mit à crier :

— Voici l’assassin, le voici !… C’est cet homme ! c’est cette femme-là aussi !… tous les deux !… C’est elle qui lui a dit de tirer l’épée !…

Il montrait Le Gardeur et Angélique.

La foule crut qu’il désignait de Péan.

— Non ! pas celui-là ! hurlait-il ; l’autre ! celui qui est démonté !… celui qui est ivre !… Qui est-il ? Où est-il ?

Et tout en criant, il s’ouvrit un chemin jusqu’au malheureux Le Gardeur.

— C’est lui ! clama-t-il, je le tiens !

— Par Dieu ! il a bien l’air d’un meurtrier, en effet ! tonnèrent une douzaine de voix.

XVI.

Le Gardeur se tenait toujours agenouillé près de sa victime avec le bon frère récollet. Plusieurs hommes se jetèrent sur lui.

Il tendit ses bras.

— Faites-moi prisonnier ! gémit-il, tuez-moi si vous le voulez ; c’est moi, le coupable !… J’ai assassiné le bourgeois !

Aussitôt une dizaines d’épées flamboyèrent.

— Ne le tuez pas ! retentit une voix stridente, c’est Le Gardeur de Repentigny ! Aidez-nous à le sauver, vous Hébert ! vous Martin ! vous Dupuis !

Tout le monde regarda d’où venait cette clameur, et quelle était cette femme qui connaissait ainsi les gens par leurs noms.

On aperçut Angélique Des Meloises.

Le Gardeur se releva et fut reconnu. Nul ne voulait croire à son crime, car il passait pour le meilleur ami des Philibert.

XVII.

De Péan voulut profiter de ce moment de répit pour s’esquiver, et il saisit le cheval d’Angélique par la bride.

— Venez ! dit-il à la jeune fille, sauvons-nous avant que la rage de cette foule ne se tourne contre vous ou contre moi.

— Je ne bougerai pas d’ici, de Péan ! sauvez-vous, poltron que vous êtes !… Comment ! Le Gardeur est menacé et je l’abandonnerais ?… Ils me tueront la première !

— Mais comprenez donc, Angélique, qu’il faut fuir ! Ces gens ne feront aucun mal à Le Gardeur, maintenant… Ils vont me soupçonner ! C’est sur moi que va se décharger leur colère… J’ai un corps et une âme à sauver, comme lui !

— Au diable votre âme et votre corps ! C’est votre faute, cela ! C’est vous qui m’avez soufflé ces infernales paroles !… Je ne partirai pas !

Elle tenta de se frayer un chemin jusqu’à Le Gardeur, mais elle n’y réussit point. Elle vit qu’il était enfermé dans un cercle étroit, un cercle de citoyens émus, agités, surexcités. Mais ces hommes paraissaient le prendre en pitié plutôt que le menacer.

Il était prisonnier. Elle ne s’en doutait pas, car elle eut certainement cherché à le délivrer.

De Péan s’aperçut alors qu’une partie des gens se tournaient vers lui avec des regards et des gestes menaçants, il donna de l’éperon et de la cravache à son cheval qui partit au galop.

Il tenait toujours la bride du cheval d’Angélique, de sorte que celui-ci dût suivre.

Ils galopèrent vers les casernes du régiment de Béarn, où ils cherchèrent un refuge contre les malédictions de la populace.

XVIII.

Le Gardeur, tout à coup dégrisé, comprit l’énormité du crime qu’il venait d’accomplir, et se mit à supplier la foule de le tuer sur le champ.

— Voici mes mains, criait-il, enchaînez-les ! ce sont les mains d’un meurtrier !

Mais personne n’osait le toucher, tant l’étonnement était grand. Sa douleur immense, son excessif regret, attendrissaient les plus durs ; et plusieurs disaient qu’il avait eu un accès de folie, et qu’il fallait le plaindre plutôt que le châtier.

À sa propre demande, il fut remis à un piquet de soldats et conduit prisonnier au château St. Louis.

Un nombre considérable de curieux le suivirent jusque sous la grande porte cochère.

XIX.

Pendant ce temps-là, des hommes prenaient sur leurs épaules le cadavre du bourgeois et le portaient au Chien d’Or.

Eux aussi étaient suivis d’une multitude nombreuse. Et du milieu de cette multitude qui marchait à pas lents, derrière le mort, s’élevaient des plaintes et des gémissements.

Les premiers, dans cette procession funèbre, s’avançaient, la tête basse et en murmurant des paroles sacrées, les deux frères récollets Daniel et Ambroise, les amis fidèles du défunt.

Ils disaient ces paroles de l’hymne de St. François d’Assise, le fondateur de leur ordre :

Loué soit le Seigneur dans la mort et la vie !
Notre soif de vieillir n’est jamais assouvie,
Et chacun à son tour dans la tombe est couché !
Malheur à l’insensé qui meurt dans son péché !
Mais heureux celui-là qui te remet son âme
Pure comme à l’instant où ton Verbe de flamme,
Dieu puissant ! la créa pour l’immortalité.
La mort est son triomphe et sa félicité.

XX.

Dame Rochelle entendit du bruit et regarda à sa fenêtre. Elle vit la masse du peuple qui s’agitait comme des vagues sur un rocher, et des gens qui débouchaient de diverses rues en courant tous vers la place.

Les employés du bourgeois sortirent aussi et rejoignirent les autres.

Elle devina qu’il était arrivé quelque malheur à son maître et elle se mit en prière.

Le bruit augmentait toujours. Elle se pencha à la fenêtre et demanda ce qu’il y avait.

— Le bourgeois est mort ! fut-il répondu. C’est la Grande Compagnie qui l’a tué ! On l’apporte ici.

Elle tomba à genoux en poussant un cri d’angoisse.

XXI.

La lugubre procession entra. Ceux qui portaient le cadavre vinrent le déposer dans le salon rempli de soleil.

Le ciel semblait sourire à cette mort d’un homme vertueux.

Les habitants qui l’avaient apporté le regardèrent un moment avec des larmes dans les yeux, puis se retirèrent en silence.

Ils étaient tristes comme devant les dépouilles d’un père bien-aimé.

Ainsi finit le bon bourgeois. Il aurait pu gouverner un empire, tant il avait d’énergie et d’habileté, et il eut une immense influence dans la colonie.

Il n’était plus qu’un peu de poussière maintenant, qui allait se confondre avec la poussière du champ des morts !

Le Chien d’or était muet ! Le Chien d’or n’était plus qu’un souvenir ! Mais il allait rester buriné dans la pierre, pour rappeler aux générations futures le lamentable événement que nous venons de raconter.

XXII.

Dame Rochelle s’était précipitée dans la chambre où son maître venait d’être déposé.

— Ah ! vos implacables ennemis vous ont donc tué enfin ! s’écria-t-elle… Je le savais ! Vous étiez trop juste ! trop bon ! Votre vertu leur reprochait trop hautement leurs vices !…

Pierre ! oh ! Pierre ! où est-il en ce moment de désolation ? Comment le revoir ? Comment lui dire cette chose horrible ?…

Les amis du bourgeois arrivaient tour à tour et le tumulte augmentait dans la rue. Le gouverneur et de la Corne St. Luc accoururent des premiers. Ils avaient hâte de connaître les détails du meurtre.

Claude de Beauharnois et Rigaud de Vaudreuil les suivirent de près. Quand ils passèrent sur la rue Buade, ils entendirent des cris de malédiction contre la Friponne et contre l’assassin. Cependant, les gens se découvrirent pour les saluer.

XXIII.

Comme il y avait lieu de penser que les magasins de la Grande Compagnie allaient être attaqués par la populace furieuse, le gouverneur envoya des troupes pour les protéger. Il fit garder, aussi, par divers détachements, le Palais de l’Intendant, les hangars de la Friponne et la maison de madame de Tilly.

Le docteur Gauthier avait examiné la blessure et constaté la mort. La blessure saignait toujours… Le bon frère était toujours à genoux, en prière, aux pieds du mort.

De la Corne St. Luc sentait son cœur se briser de désespoir, dans sa vaillante poitrine, quand il songeait que le meurtrier de son ami était son filleul… l’objet de son orgueil et de ses prédilections…

— Oh ! quelle honte ! quelle honte ! gémissait-il. Ce serait mon propre fils qui aurait ainsi trempé ses mains dans le sang d’un juste, que je n’en éprouverais pas plus de douleur ni plus d’humiliation !

— De la Corne, lui dit le gouverneur, je suis désolé comme vous… Mais il y a un mystère dans ce forfait, un mystère terrible ! II paraît que de Péan a laissé tomber une parole qui indiquerait un complot. Le Gardeur, de lui-même, n’aurait jamais eu l’idée d’une pareille monstruosité.

— Ah ! je le crois ! je le crois ! s’écria de la Corne. Il a dû être lui-même victime de quelque damnée machination. Il respectait, il aimait le bourgeois… le père de son meilleur ami !…

— Le parti des honnêtes gens est décapité, observa le gouverneur avec intention.

— C’est vrai comme l’Évangile ! approuva de la Corne… et Bigot ne rencontrera plus d’obstacles maintenant, ajouta-t-il, comme pour compléter la pensée du gouverneur. Je pense qu’il est au fond de l’affaire. C’est une œuvre digne de lui !

— Je ne dis pas non, de la Corne, mais ces gens de la grande compagnie sont tellement adroits et rusés, qu’il sera bien plus facile de les soupçonner que de les convaincre.

— Ce qui m’étonne, ce n’est pas l’assassinat lui-même, mais c’est le choix de Le Gardeur pour le perpétrer.

— C’est, en effet, quelque chose d’inexplicable. Ils l’ont enivré, paraît-il… et quand un homme n’a plus sa raison, il est souvent plus cruel envers ses amis qu’envers les autres.

— C’est évident ! clama de la Corne, qu’ils l’ont fait boire pour le pousser ensuite à ce crime terrible !

— Je le crois, approuva le gouverneur. Il doit en être ainsi, car il aimait trop Pierre Philibert, son sauveur, pour faire quoi que ce fût qui l’aurait chagriné.

— Ils se chérissaient l’un et l’autre comme des frères, ajouta le vieux soldat. Bigot a pu corrompre les habitudes de Le Gardeur, continua-t-il, mais jamais il n’a pu le dépouiller de son cœur ni de ses sentiments de gentilhomme.

— Il y a dans ce crime, de la Corne, un mystère que je ne puis approfondir, et un autre malheur nous menace peut-être. Nous sommes pourtant assez éprouvés déjà !

— Qu’est-ce donc ? fit de la Corne anxieusement.

— Pierre Philibert arrive ce soir et il y aura duel entre lui et Le Gardeur. Voilà le couronnement de l’infernal complot !

Pierre Philibert est la plus vaillante épée de la Nouvelle-France et il vengera la mort de son père.

XXIV.

De la Corne fit un bond, puis secouant la tête :

— Non ! répliqua il, non, il n’y aura pas de duel ! Le Gardeur offrira sa poitrine au fer de son ami, mais il ne se défendra point… Au reste, il est prisonnier, le malheureux !…

— Nous veillerons sur lui, ajouta le gouverneur, et justice sera faite. Pas de vengeance aveugle, mais pas de lâche faveur !

Un messager entra pour dire au gouverneur que ses ordres avaient été exécutés fidèlement et que la paix se rétablissait.

— Maintenant que nous avons protégé la propriété publique, reprit le gouverneur, il nous faut aller consoler nos amis.

— Hélas ! ajouta de la Corne, les hommes versent des larmes, amères, c’est vrai, mais les femmes ont des larmes de sang ! Quelle doit être la douleur de ma pauvre filleule Amélie de Repentigny et de madame de Tilly !

— Allez les consoler, de la Corne, et que l’ange du Seigneur vous accompagne !

XXV.

De la Corne sortit de la maison en deuil, prit la rue Du Fort et monta vers le cap.

— Quelle triste journée, Ô mon pauvre Rigaud ! quel déshonneur pour notre colonie ! exclama le gouverneur à son ami de Vaudreuil, pendant qu’ils retournaient ensemble au château St. Louis.

— Je donnerais la moitié de ce que je possède pour que ce lugubre drame pût être effacé de nos annales, répliqua Rigaud. C’est heureux que votre ami Kalm soit parti, continua-t-il, car il n’aurait pas manqué d’écrire, et toute l’Europe l’aurait lu, que dans la Nouvelle-France l’Intendant Royal fait assassiner les gens pour se venger et pour remplir les coffres, de la plus grande compagnie de voleurs qui ait jamais existé.

— Faites attention, Rigaud ! ne parlez pas trop haut. On ne sait pas après tout. Mais le sang de l’honnête bourgeois crie vengeance, et notre devoir est de chercher tous les coupables. Nous les trouverons, j’en ai l’espoir.

— Vous avez raison, comte, mais écoutez-moi bien : dès l’instant que vous essaierez de débrouiller la trame damnée et de mettre la main sur les coquins qui l’ont ourdie, vous recevrez vos lettres de rappel.

— C’est possible, Rigaud, répondit le gouverneur en branlant la tête ; il s’accomplit de si étranges choses sous ces étranges femmes qui règnent à la cour. Cependant, tant que je serai ici, je ferai mon devoir.

Le comte fit appeler quelques uns de ses plus habiles et de ses plus dévoués conseillers, pour prendre en considération le lamentable accident qui venait d’avoir lieu, et aviser aux moyens d’atteindre les coupables et de faire triompher la justice.