Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 223-226).


CHAPITRE LIII.

LA PLACE DU MARCHÉ LE JOUR DE LA SAINT MARTIN.

I.

Le matin du jour de la St. Martin, un épais brouillard s’étendait sur la ville. Toutefois, les rayons du soleil le traversèrent peu à peu comme des flèches d’or, et il s’évanouit tout à fait, à l’heure où les cloches de la cathédrale sonnèrent à toute volée pour appeler les fidèles à l’office pieux qui allait commencer.

La brise attiédie balayait la place du marché et poussait dans les coins et le long des trottoirs, avec le frissonnement de la soie, les feuilles mortes des grands arbres.

Les premières gelées avaient touché le feuillage et le feuillage s’était empourpré comme sous un baiser d’amour. Seuls les pins résineux gardaient leur verdure sombre.

II.

La place du marché occupait le carré qui se trouve entre la cathédrale de Notre-Dame et le collège des jésuites.

Ce dernier, un immense quadrilatère, formé de murs épais et de voûtes solides, laissait apercevoir, par la porte cochère qui donnait sur la place, et que surmontait un écusson sacré, quelques avenues bordées de grands chênes où les religieux se promenaient seuls en silence, ou deux à deux, en songeant aux obligations de leur ordre ou en discutant les grandes questions de l’époque.

Un mince filet d’eau traversait la place en murmurant. Il serpentait sous les ormes, et hommes et bêtes venaient s’y désaltérer. De chaque côté de cette source limpide, les voitures se rangeaient de bonne heure, les jours de marché.

III.

Le jour de la St. Martin, donc, il y avait foule sur le carré : habitants, gens de la ville, ménagères, servantes ; tous ceux qui avaient quelques denrées à vendre ou quelques provisions à faire.

Une belle occasion, au reste, de rencontrer les amis et les connaissances et de parler de la paix.

Tout le monde semblait à l’aise ; la gaieté animait toutes les figures.

Le marché était abondamment fourni. Ici des pommes de la côte Beaupré, tout imprégnées des senteurs du miel, des poires de l’Ange Gardien, du raisin de l’Île d’Orléans, l’Île de Bacchus, aux riants coteaux ; là, le gibier de toutes sortes : les oies, les outardes, les canards tués sur les battures de la canardière ou de l’Île aux grues, à leur arrivée de la baie d’Hudson.

C’était sur ces malheureux oiseaux de passage que les chasseurs dirigeaient les coups, maintenant qu’ils ne pouvaient plus tirer sur le Bostonnais ou sur l’Anglais.

Il y avait des amas de truites prises dans les petits lacs et les rivières de Montmorency ; de saumons magnifiques et d’anguilles grosses comme le bras du pécheur qui les avait tirées de l’eau. Il y avait des sacs de grain, moulu au moulin banal, des tinettes de beurre jaune comme de l’or, l’orgueil des ménagères de Beauport et de Lauzon, qui ne cessaient de crier à leurs marmots quand ils demandaient des beurrées : mes enfants, ménagez le beurre !

IV.

Depuis longtemps on n’avait vu pareil étalage de produits. Pendant la guerre, les limitants n’osaient venir sur le marché, car les commissaires de l’armée, ou si l’on veut les agents de la grande compagnie ne manquaient pas de reconnaître celui qui offrait en vente quelques articles remarquables, et ils faisaient aussitôt une descente sur sa ferme.

À l’une des extrémités de la place, s’élevait une croix de bois dont les larges bras semblaient protéger les boutiques et les échoppes d’alentour, et au pied de cette croix, une estrade de planches, haute de quelques pieds, d’où le regard pouvait embrasser tout le marché.

Un jésuite venait de monter sur l’estrade, et le crucifix à la main, il tonnait contre les vices et les lâchetés de l’époque.

La foule avide, curieuse, se pressait autour de lui.

V.

Le jansénisme avait bouleversé la France de fond en comble, et maintenant le gallicanisme, né de la première erreur, revendiquait pour la France ces privilèges religieux qui semblent rapetisser aux limites d’un état, la religion de toute la terre.

Les ardentes disputes de la France eurent leur écho dans la colonie, nonobstant les efforts déployés par l’évêque et le clergé de Québec pour se garer de ces regrettables querelles.

Les jésuites se prononcèrent hautement pour Rome et le saint Père, qu’ils proclamèrent seul juge infaillible dans les questions de morale et de foi, de gouvernement ecclésiastique et d’éducation.

Cependant, la position de ces religieux devint de plus en plus critique en France. On enviait leurs richesses, on jalousait leurs talents et leur habileté. Le clergé séculier se tourna contre eux généralement. Le parlement de Paris déclara qu’ils n’avaient pas une existence légale, et le nouveau ministre, le duc de Choiseul, les supprima à cause de leur opposition à la nouvelle philosophie.

D’un côté, Voltaire et sa troupe les harcelaient ; de l’autre, le saint Siège, mal informé peut-être, les foudroya.[1]

Leurs biens furent confisqués et ils furent proscrits comme ennemis de l’état.

VI.

La dissolution de la société de Jésus en France, fut suivie naturellement de la dissolution de la société en Canada, et le grand collège de Québec, qui avait envoyé des missionnaires pour enseigner le peuple et convertir les païens, qui comptait dans toute l’Amérique française tant de martyrs de la foi, devint une caserne de soldats anglais !

Il demeura une caserne jusqu’à nos jours !

La croix sculptée au-dessus de la porte cochère, avec les trois lettres I H S et la couronne d’épines qui surmontait la girouette du plus haut pignon, restent seules pour nous raconter la destinée première de cet imposant édifice.

  1. C’est une erreur. Le St-Siége ne condamna pas les Jésuites. Il crut devoir, à cause des haines implacables déchaînées contre la Compagnie de Jésus, prononcer la dissolution de l’ordre, comme un général d’armée licencie quelquefois ses meilleures troupes.