Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 218-222).


CHAPITRE LII.

FERMEZ AVEC UNE AGRAFE D’OR LE LIVRE DU BONHEUR !

I.

La vie se divise en trois grandes époques : la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse ; elle est marquée de trois grands événements ; la naissance, le mariage, la mort. L’homme, comme l’astre merveilleux qui l’éclaire, a son lever, son midi, son couchant !…

Le père se réjouit dans ses fils, car ils lui survivront ici-bas, et par eux il prolonge son existence dans l’avenir.

L’homme, un jour, se tourne vers la femme qu’il a choisie pour sa compagne, et la nouvelle épouse s’appellera bien heureuse entre les femmes.

L’amour est semblable à un fleuve d’argent qui sort des profondeurs de l’âme, pour couler entre des rives verdoyantes jusqu’à l’océan de l’éternité où il va se perdre.

Heureux ceux qui s’aiment d’un amour grand et pur, et qui, dans l’épanchement suave de leurs deux âmes, se jurent une éternelle fidélité ! Le jour du doux aveu est le plus beau de leur vie.

II.

Ce jour s’était levé pour Pierre Philibert et Amélie de Repentigny. Ce fut sur les bords du petit lac de Tilly qu’ils virent poindre son aurore resplendissante. Il avait grandi et sa splendeur remplissait le ciel.

Amélie avait donné son amour sans réserve, sans restriction. Il était si naturel de s’attacher à Pierre Philibert, si difficile de ne pas l’aimer !

Elle ne se souvenait pas, vraiment, quand elle avait commencé à l’aimer.

Comme Sara, elle bénissait le Seigneur dans son allégresse, et elle mêlait à ses prières le nom de l’homme qui devait être son orgueil et son appui.

III.

Un souffle tiède passait sur les champs jaunis. La petite rivière Lairet courait, avec un murmure métallique, sur les cailloux gris, et sur ses bords, des touffes de plantes vivaces, aux longues feuilles pointues, et des fleurs tardives perdues dans les feuilles mortes, se montraient de place en place.

Pierre et Amélie revenaient de faire une course à cheval par les chemins solitaires de Charlesbourg. Rendus sur le bord de la jolie rivière, ils remirent leurs montures aux mains d’un serviteur qui les accompagnaient et prirent à travers champs.

L’heure qui sonnait était enivrante comme une coupe de vin généreux, et l’avenir souriait comme la terre de la patrie où revient l’exilé !

IV.

— Pierre, commença Amélie, si mon ancienne maîtresse de classe apprend que je me promène ainsi dans les prés déserts avec vous, elle va secouer la tête comme si tout espoir de salut était perdu.

— Mais quel reproche pourrait-elle vous faire, chère Amélie, moi qui vous connais si bien, je ne puis vous en faire qu’un seul…

— Vraiment ? Moi qui me croyais parfaite ! Méchant ! vous me coupez mes ailes d’ange, fit en riant la jeune fille. Et que me reprochez-vous ?

— De tenir trop de l’ange et pas assez de la femme. Je désirerais épouser une femme… de la terre.

— Soyez tranquille, j’aurai assez de défauts pour vous satisfaire.

V.

Le bonheur d’Amélie était parfait ce jour-là. Le Gardeur lui avait écrit un mot pour lui demander pardon et il était vraisemblable qu’il allait s’échapper du palais pour reprendre son rang de gentilhomme et sa liberté.

Il avait entendu parler de son mariage avec Philibert et il la félicitait chaleureusement et envoyait mille bénédictions à son ami.

Elle montra la lettre à Pierre qui fut tout-à-fait touché.

Dans cette heureuse disposition d’âme, tout lui paraissait plus doux et plus beau : les buissons alignés comme une frange grise sur le bord du ruisseau, la brise qui roulait le feuillage sec, le flot où se mirait le ciel bleu. Et comme un écho à leurs voix émues qui parlaient d’amour, un bruit vague, léger, mystérieux, montait de partout.

Quelques oiseaux attardés, perchés sur les branches nues des cenelliers, jetaient, de moment en moment, une note plaintive, comme un soupir triste, comme un regret. On eut dit qu’ils pleuraient les jours chauds de l’été sitôt enfuis.

VI.

Au détour du ruisseau, ils aperçurent, de l’autre bord, quelques fleurs assez brillantes : Amélie s’assit sur un tronc d’arbre, et Pierre traversa l’eau pour en cueillir.

— Lesquelles voulez-vous ? demanda-t-il.

— Les nénuphars blancs, d’autres aussi… toutes ! Je veux les mettre devant Notre-Dame des Victoires. Ma tante et moi nous avons fait un vœu, et il nous faut l’accomplir demain.

— Un vœu ! je tiens à payer ma part, acceptez-vous ?

— Oui, mais à la condition que vous ne me demandiez pas quel est ce vœu. Revenez, maintenant, ajouta-t-elle, vous en avez plus que nous ne pourrons en emporter.

— Oh ! mais je veux aussi moi témoigner à la madone ma reconnaissance pour le bonheur dont je suis rempli !

Pierre, sautant d’un cailloux sur un autre, cueillait les blancs nénuphars pendant qu’Amélie, les mains jointes, remerciait le Seigneur de la félicité dont il inondait son âme.

VII.

Pierre revint avec une charge de fleurs et s’assit sur le tronc d’arbre, auprès de sa jeune bien-aimée.

— Combien de fois, reprit-il, dans ma vie de soldat, couché sur le sol, un cailloux sous la tête, pendant que mes camarades s’amusaient auprès du feu de bivouac, je regardais les étoiles sereines qui flottaient dans l’azur du ciel et je pensais à vous ! et je priais pour devenir digne de vous et gagner votre amour !… Elle ne verra jamais en moi que le rude et grossier soldat, me disais-je, et pourtant, je ne sais pourquoi, je n’aurais pas donné mon espérance pour un royaume.

— Ah ! Pierre ! il n’était pas si difficile, après tout, de gagner ce que vous possédiez déjà, fit Amélie en souriant.

Amélie ! reprit-il encore, on dit que la vie ne se compte pas par les heures, mais par les pensées et les sensations. S’il en est ainsi, j’ai vécu un siècle de bonheur, aujourd’hui ! Je suis un amoureux bien vieux déjà !

— Mère St. Pierre, qui a été religieuse pendant cinquante ans, et qui jouit de la béatitude céleste maintenant, nous disait que ceux qui s’aiment ici-bas selon Dieu, demeurent éternellement jeunes dans le ciel, et que plus ils ont aimé longtemps sur la terre, plus ils sont heureux et jeunes là-bas. N’est-ce pas que c’est une douce philosophie ?

— Vos paroles, Amélie, sont plus douces à mon cœur que les plus douces philosophies !

VIII.

— Oh ! fit Amélie, ramenant la conversation sur un autre sujet, voyez donc la maison de Ste Foye, comme elle paraît vaste sur le bord de la côte, au milieu des arbres sans feuilles.

— Il faut qu’elle soit grande pour recevoir tous ceux que nous aimons.

— Il faudra plusieurs chambres pour votre père, et les meilleures ; et plusieurs aussi pour cette bonne Dame Rochelle… J’arrangerai bien cela…

— Et moi ?

— Vous ? il faudra vous contenter de ce qui sera bon pour moi ; fit-elle en riant.

Je sais tenir une maison, continua-t-elle, vous verrez. J’ai pris mes degrés dans la cuisine des Ursulines, et j’ai eu un accessit de bonne ménagère.

— Alors, fit Pierre, vous vous marierez comme les filles de l’Acadie : avec un dé d’argent au doigt et une paire de ciseaux à la ceinture ; ce sont les emblèmes du travail et de l’économie domestique.

IX.

Le soleil baissait. L’occident resplendissait comme un océan de pourpre et des rayons étincelants se brisaient en paillettes d’or et de feu dans l’onde, aux pieds des deux fiancés.

Un calme enivrant enveloppait les prés. Bientôt les ombres du soir sortirent des montagnes voisines.

Pierre et Amélie se levèrent de leur siège rustique. Débordants d’ivresse, pleins d’espoir et de reconnaissance, ils reprirent à pas lents le chemin de la ville.