Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 144-164).


CHAPITRE XLVI.

parlons des épitaphes, des tombeaux et des vers.

I.

À l’heure où la Corriveau sortait de la forêt de Beaumanoir, après le meurtre de Caroline de St. Castin, deux cavaliers couraient à toute bride sur la route de Charlesbourg.

Leurs visages paraissaient noirs dans la nuit et la lune faible, blafarde, ne les éclairait pas assez pour qu’elle pût les reconnaître.

Ils ne parlaient point, et semblaient absorbés dans quelque pensée grave.

C’étaient Bigot et Cadet.

Vers minuit, après avoir échangé quelques paroles, ils avaient laissé les dés et le vin, s’étaient séparés de la joyeuse compagnie et puis étaient sortis de la cour du palais.

Ils se dirigeaient vers Beaumanoir.

Bigot, sous son apparente indifférence, éprouvait une vive inquiétude. Les ordres du roi, la lettre de la Pompadour l’avaient jeté dans une grande perplexité.

La prochaine arrivée du baron de St. Castin n’avait rien de rassurant. Le baron ne plaisantait point, et pour venger son honneur, il aurait aussi vite fait d’étouffer un prince qu’un manant.

Ce n’était pas ce qui effrayait Bigot. Il n’était pas un poltron et pouvait payer d’effronterie. Cependant il y avait une chose, un danger, qu’il ne pouvait méconnaître ni mépriser. Et la pensée de ce danger le faisait trembler.

Il avait peur que son audacieux mensonge ne fût découvert.

Il avait effrontément menti au conseil du gouverneur, pendant qu’il siégeait comme conseiller du roi, au milieu d’une foule de gentilshommes, en affirmant qu’il ne savait pas où s’était réfugiée Caroline de St. Castin.

Si le mensonge était connu, il serait, lui l’Intendant de la Nouvelle-France, couvert d’ignominie, la marquise lui retirerait ses faveurs et le mépriserait sans doute. Il tomberait dans sa disgrâce.

Et plus il songeait à cela, plus il éprouvait de terreurs. Il maudissait tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait à cette affaire d’enlèvement, tout excepté Caroline elle-même, car il l’aimait plus que jamais à cette heure.

II.

Il ne doutait nullement que le château serait soumis à la plus minutieuse investigation. Il connaissait de la Corne St. Luc. La chambre secrète ne serait plus un asile inviolable… Et puis, plusieurs personnes la connaissaient cette chambre. D’anciens serviteurs qui se trouvaient maintenant au service de ses ennemis peut être… Il ne savait pas, après tout.

Dans tous les cas, dame Tremblay était en possession du secret, et la charmante Joséphine qui survivait en elle pouvait encore se laisser tenter…

Il fallait donc, à tout prix, éloigner Caroline et la cacher mieux, jusqu’à ce que la tempête fût passée.

III.

Dès le jour qui suivit la séance du conseil, Bigot partit pour les Trois Rivières. Il prétextait une affaire de la plus haute importance. Cette affaire, nul ne put la deviner et chacun se perdit en conjectures.

Il s’aboucha avec une bande de Montagnais et leur demanda d’emmener avec eux, déguisée en indienne, une jeune fille blanche qu’il voulait soustraire à la vengeance de ses ennemis.

Le marché fut vite conclu, et le vieux chef jura de prendre le plus grand soin de la jeune fille, et de faire garder par sa tribu un secret inviolable sur cette affaire.

En retour, il eut la promesse que sa tribu serait amplement pourvue de poudre, de couvertes et de toutes sortes de provisions.

IV.

Bigot avait besoin de quelqu’un pour l’aider à mettre ce projet à exécution. Il faudrait conduire mademoiselle de St. Castin aux Trois-Rivières, et veiller à la fidèle exécution de l’engagement.

Il était entouré d’amis : Les amis que les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs liaient ensemble. Ils se seraient hâtés de se rendre à ses désirs ; mais ces voluptueux, ces débauchés auraient, de leur souffle impur, souillé la candeur de la jeune victime. Il ne voulait pas l’exposer à leurs regards incontinents.

— Qu’ils s’amusent aux dépens des autres femmes, pensa-t-il, je m’en moque pas mal ! Mais ils ne profaneront jamais le nom de celle-ci !…

Il évoquait tour à tour ses dignes associés, comme pour en chercher un à qui confier le précieux dépôt, et tour à tour, il les flagellait et les marquait au front du fer rouge de la réprobation.

— Varin ! un rusé coquin qui flagorne l’Église et cajole sa tante, la supérieure des Ursulines, pour en obtenir des faveurs ! un fripon qui vendrait tout le monde pour un denier !

Pénisault ! un maudit chien qui volerait avec plaisir les pauvres Montagnais ! un lâche qui n’a pas du tout l’esprit aventureux, ni l’âme courageuse !…

Le Mercier, un parasite, un ambitieux fripon qui essaie de pêcher les faveurs de la Pompadour… Il me trahirait peut-être, il me trahirait bien sûr !

Descheneaux ! un ivrogne qui jette à tous les vents quand il est saoul, les secrets qu’on lui confie ! un avare qui pillerait l’autel ! un méchant qui battrait les Montagnais encore plus qu’il ne les volerait…

De Péan ! un imbécile qui me baiserait les pieds aujourd’hui, et me vendrait demain !… Au reste, lui, il a sa besogne. Il surveille Le Gardeur et le conduit doucement à sa perte…

Le Gardeur ! Celui ci, il n’en faut rien dire, il est encore trop gentilhomme ! il est encore trop soldat ! Une action comme celle-là lui répugnerait… Il serait capable de me faire rougir…

V.

Parmi tous ses associés, Bigot n’en voyait qu’un dont le caractère franc, quoique brutal, lui inspirait une parfaite confiance. C’était Cadet. Il était hardi et aventureux. Il enviait le bien des autres, mais il prodiguait le sien. Il reposait en Bigot la foi la plus profonde, le regardait comme le roi des bons lurons, jurait par lui, et le servait avec plaisir.

Bigot lui dit un mot à l’oreille. C’était au palais, au milieu des amusements les plus entraînants ; Cadet laissa le jeu immédiatement. Il ne s’occupa nullement de finir la partie.

En trois minutes, il eut chaussé ses bottes à éperons et fut prêt à monter à cheval.

Pendant qu’il attendait, le fouet à la main, dans un coin de la pièce, que le groom amenât les chevaux, Bigot lui dit ce qu’il espérait de son dévouement.

Il lui révéla le nom de la dame de Beaumanoir, lui raconta les incidents du conseil, les ordres du roi, la lettre de la Pompadour.

— Il faut, affirma-t-il en terminant, qu’elle soit éloignée du château, et je vous charge de la conduire secrètement aux Montagnais des Trois-Rivières.

VI.

Les yeux de Cadet eurent un éclair. Il mit la main sur l’épaule de l’Intendant.

— Par saint Picot ! jura-t-il, j’aimerais mieux jeûner un mois durant, que de manquer une si belle occasion de vous aider !

Qu’est ce que cela fait, que vous ayez menti à ce gobe-mouches du château St. Louis ? Il valait mieux le tromper lui, qu’avouer la vérité à la Pompadour.

Madame Poisson, vous traiterait comme les Iroquois ont traité, à Chouaguen, mon commis, un gros garçon : Elle vous ferait rôtir… Les maudites femmes ! je vous l’ai bien toujours dit, Bigot : on est toujours dans l’eau bouillante, tant que l’on dépend d’elles.

Cadet n’était pas fâché de saisir cette nouvelle occasion de calomnier les femmes.

Il prit la main de Bigot dans la sienne et jura qu’il était prêt à marcher avec lui et à le suivre partout, à travers l’eau et le feu, par le soleil ou la pluie. Il irait à Beaumanoir, prendrait la jeune fille et avant deux jours, sans que personne ne pût le voir, ni le soupçonner, par des moyens à lui connus, il la remettrait entre les mains des Montagnais, ordonnerait aux Montagnais de partir immédiatement et de se rendre à la Tuque, sur le Saint-Maurice. Là, à la Tuque, la jeune dame ou la jeune fille, pourrait demeurer sept ans, s’il le fallait, et personne jamais n’entendrait parler d’elle…

VII.

Bigot et Cadet galopaient donc sur la route de Beaumanoir. Ils arrivèrent en peu de temps à la forêt qui se dessinait comme une ligne noire dans la pénombre et Cadet prit le devant. Il était né à Charlesbourg, et connaissait parfaitement tous les sentiers, toutes les trouées, tous les coins de la forêt.

Les chevaux, en écrasant de leurs sabots les branches sèches et les feuilles mortes, réveillaient les échos des bois endormis.

Le château se montra tout à coup dans une vaste clairière, avec ses hautes cheminées et ses toits aigus, plus sombres que la nuit. Un silence redoutable l’enveloppait, et seule, dans la loge du portier, une petite lumière veillait.

VIII.

Le vieux gardien se leva au bruit que firent les chevaux, et se hâta de sortir pour voir quels étaient ces hôtes inattendus.

Bigot et Cadet attachèrent leur monture en dehors de la barrière et s’avancèrent à pied. Ils ne voulaient éveiller personne.

Ils rencontrèrent Marcel, le portier.

— Rentre, Marcel, lui dit Bigot, et ne fais point de bruit. Va dire à dame Tremblay qu’elle se lève tout de suite et que je désire lui parler. J’attends des amis.

— Il me répugne de mentir, reprit Bigot avec aigreur, même à un valet… Qui sait les recherches qui vont avoir lieu ? Pas une mauvaise herbe ne se multiplie autant qu’un mensonge. Une mauvaise plante peut couvrir la terre, mais un mensonge peut remplir l’univers.

— C’est vrai, Bigot, répondit Cadet, et je n’aime pas à mentir souvent ; mais c’est parce que je suis d’opinion que la vérité est une meilleure arme que le mensonge. Si le mensonge devait frapper mieux, je ne vois pas trop pourquoi je ne l’utiliserais pas.

IX.

Le portier revint dire que dame Tremblay était debout et prête à recevoir son maître.

— Prends soin des chevaux, Marcel, ordonna Bigot.

Et, suivi de Cadet, il se rendit à l’appartement de la ménagère.

— Bonjour, dame Tremblay, fit-il, conduisez-nous à la grande galerie.

La charmante Joséphine des jours anciens exécuta sa plus gracieuse révérence. Elle tremblait un peu, comme si sa conscience n’avait pas été blanche comme la neige. Cette brusque arrivée de l’Intendant ne lui présageait rien de bon.

— Excellence, répliqua-t-elle, je suis votre humble servante en tous lieux et toujours : vous n’avez qu’à ordonner et j’obéis.

— C’est bien ! c’est bien ! riposta Bigot. Allons et ne faisons pas de bruit.

X.

Il était impatienté. Dame Tremblay prit une bougie dans chaque main et précéda les deux gentilshommes jusqu’à la grande galerie qui communiquait avec la chambre de Caroline. Là, elle déposa ses bougies sur une petite table, et les mains croisées sur son tablier, elle attendait de nouveaux ordres.

— Madame, dit Bigot, j’ai mis en vous toute ma confiance, et je crois que vous avez toujours été une servante fidèle. Aujourd’hui, je vais vous donner une nouvelle marque de mon estime.

— Oh ! Votre Excellence ! s’écria la vieille ménagère toute ravie, je voudrais mourir pour vous prouver mon dévouement.

— Il n’y a pas beaucoup de serviteurs qui partagent ce sentiment, et je n’y crois guère moi-même, reprit Bigot. N’importe ! je crois que vous avez veillé avec la vigilance promise sur la dame confiée à vos soins. N’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pensa la ménagère en pâlissant, il aura entendu parler de la visite de cette misérable mère Malheur et il est venu m’égorger ici…

Elle balbutia :

— Oh oui ! Excellence ! J’en ai pris un soin tout particulier de cette belle dame !… Un ange ! comment aurais-je pu l’oublier, la négliger ?

— Je vous remercie, dit Bigot presqu’attendri. Vous avez fait votre devoir. Maintenant dame Tremblay, j’ai un nouveau secret à vous confier ; le garderez-vous bien ?

— Si je le garderai ! Seigneur Dieu !

Le courage et l’audace lui revenaient.

— Tenez ! Excellence, continua-t-elle, la statue de marbre de la grotte parlera avant moi ! je meurs avec mes secrets ! Quand j’étais la charmante Joséphine du lac Beauport, je n’ai jamais révélé, même à confesse, les noms de ceux qui…

— Tut ! tut ! fit Bigot, que certains souvenirs déridaient, j’ai plus de confiance à dame Tremblay qu’à la charmante Joséphine. Si tout ce que l’on dit est vrai, vous étiez une joyeuse et jolie fille, en ce temps-là.

Ce colloque entre le maître et la ménagère faillirent arracher à Cadet un de ces rudes éclats de rire qui pouvaient ébranler le château.

XI.

— Je me mettrais dans le feu pour vous servir, affirma dame Tremblay, en se pavanant d’aise.

— Eh bien ! lui apprit l’Intendant, nous sommes venus chercher cette chère enfant pour la mettre en un endroit plus convenable ; et si jamais l’on vous questionne à son sujet, vous direz qu’elle n’est jamais venue ici et que vous n’avez jamais entendu parler d’elle.

— Non seulement je le dirai, mais j’en ferai le serment, si vous l’exigez !… Pauvre jeune dame ! Puis-je vous demander où elle va ?

— Non, pas maintenant, mais soyez certaine qu’elle sera bien traitée. Vous comprenez cela ? quand vous étiez la charmante Joséphine, vous deviez parfois, vous entourer de mystères, et il vous fallait agir avec prudence… Cette pauvre jeune fille n’a pas l’habileté de la charmante Joséphine et il faut lui venir en aide.

Dame Tremblay souriait avec complaisance.

— Bien ! ajouta l’Intendant, vous comprenez, n’est-ce pas ? Allez la trouver, maintenant. Présentez-lui nos compliments. Dites-lui que nous sommes fâchés de la déranger à pareille heure, mais qu’il est indispensable que nous la voyions immédiatement.

XII.

Dame Tremblay, toujours souriante depuis que Bigot avait évoqué sa jeunesse, se hâta de se rendre auprès de mademoiselle de St. Castin.

Bigot, un peu soucieux, se demandait si la captive se soumettrait de bon gré à cette pénible nécessité. Cadet aurait voulu transporter à la Tuque, toutes les femmes de la Nouvelle-France, afin d’éviter de nouveaux ennuis.

Ils demeurèrent silencieux, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient.

Un chien se mit à aboyer au loin dans le calme de la forêt.

Après quelques minutes la ménagère remonta.

— Mademoiselle n’est pas dans sa chambre, dit-elle, elle est descendue à l’oratoire, pour prier dans le silence, suivant sa coutume, et elle désire n’être jamais dérangée en ces moments-là.

— Fort bien ! dame Tremblay, répondit Bigot ; en ce cas, vous pouvez vous retirer. Je descendrai la rejoindre dans la chambre secrète… Pauvre enfant ! ces veilles la fatiguent, la tuent !…

Si elle n’est plus ici demain matin, souvenez-vous, dame Tremblay, des recommandations que je viens de vous faire. Un silence absolu, une discrétion à toute épreuve ! Tenez votre langue entre vos dents blanches… Elles sont encore comme l’ivoire, vos dents…

Bigot la flattait pour la rendre plus fidèle, car elle aimait mieux un compliment qu’une bourse d’or.

— Fiez vous à moi, Excellence ! assura la vieille vaniteuse et elle rit pour montrer l’ivoire de ses dents. Fiez-vous à moi ! je n’ai jamais trompé un gentilhomme ! Le sieur Tremblay, on n’en parle point ; il ne l’était pas. Quand j’étais la charmante Joséphine du lac Beauport… Je sais bien que tout est vanité ; mais tout de même, en ce temps-là, mes yeux et mes dents avaient de la renommée !…

— Le lac Beauport n’a rien eu de pareil depuis lors, reprit l’Intendant… Mais, chut ! pas un mot de plus, si vous voulez me faire plaisir, et bonne nuit !

— Bonne nuit, Excellence !

Cadet, pensa-t-elle, ne s’occupe pas des femmes ; il ne mérite pas qu’on s’occupe de lui.

XIII.

Elle entra dans sa chambre, se plaça devant son miroir pour se regarder les dents, et se mit à prendre des poses comme une jeune fille coquette.

Bigot demanda à Cadet de l’attendre dans l’antichambre, et il se dirigea vers la chambre secrète.

Il descendit l’escalier et frappa à la porte, en appelant d’une voix basse et douce :

Caroline ! Caroline !

Nul ne répondit. Il s’étonna, car elle avait coutume d’accourir à sa voix.

Il frappa plus fort ; il appela.

Hélas ! il aurait pu frapper et appeler éternellement ! La voix qu’il aimait tant était à jamais muette.

Il soupçonna un malheur, poussa la porte et entra. La chambre était pleine de lumière, et sur le parquet gisait une forme blanche.

Il ne vit que cela. Les yeux de la morte regardaient comme regardent les morts. Une de ses mains pressait sa poitrine, l’autre, étendue sur le tapis, tenait encore quelques feuilles du fatal bouquet.

XIV.

Bigot demeura stupéfait, épouvanté. Un instant après, il se laissa choir sur ses genoux, auprès du cadavre, en poussant un cri d’angoisse. Il crut d’abord qu’elle n’était qu’évanouie. Il lui toucha le front, les lèvres, les mains ; il voulut écouter battre son cœur et son cœur ne battait plus. Il lui souleva la tête et sa tête retomba comme un lis dont la tige s’est rompue… Il vit qu’elle était morte.

Il jeta une clameur comme fait un homme livré à la torture. Alors s’éveillèrent les habitants du château, et chacun, pour écouter, leva avec inquiétude la tête de dessus son oreiller. Nul autre cri ne retentit ; Bigot avait tout à coup repris possession de lui-même. Il ne fallait pas répandre l’alarme dans la maison et courir au-devant du danger qu’il cherchait à fuir.

Avec une volonté de fer, il dompta sa douleur et réprima les sanglots qui le suffoquaient.

XV.

Cependant Cadet avait entendu. Il devina une horreur et se précipita vers la chambre secrète. En entrant, il aperçut Bigot à genoux qui soutenait dans ses bras et couvrait de baisers et de pleurs la tête pâle d’une jeune femme.

Ce tableau saisissant toucha son âme dure. Il comprit que la jeune fille qu’il venait chercher était morte. Comment ? il l’ignorait.

Le cri de Bigot avait pu réveiller les gens, et le danger était grand maintenant, plus grand que jamais. C’est à cette heure critique qu’il fallait se montrer de bon conseil et dévoué.

Il s’approcha de l’Intendant, lui dénoua doucement les bras, et fit descendre avec précaution la tête de la morte sur le plancher.

— Bigot, murmura-t-il, soyez calme ! soyez calme ! De la prudence mon ami ! Ne donnez point l’alarme ! Quelle terrible affaire ! Allons dans une autre chambre ; délibérons froidement et voyons ce qu’il nous reste à faire.

— Ô Cadet ! Cadet ! gémit l’Intendant toujours à genoux, elle est morte ! elle est morte !… Morte au moment où je tenais le plus à la rendre heureuse !… Morte, elle que j’aimais tant !… Oh ! qui donc a pu commettre ce sanglant forfait ?

— Qui ? on ne le sait pas ; mais vous n’êtes pas mort, vous, et vous vivrez pour la venger ! répondit Cadet dans sa rude sympathie.

— Je donnerais ma vie pour la rappeler de la tombe, Cadet… Oh ! si vous saviez comme je voulais dignement réparer le mal que je lui ai fait !

— Je devine tout, mais venez, mon ami, montons : allons délibérer… Damnées femmes ! vivantes ou mortes, elles font le tourment de l’homme !

XVI.

Bigot était trop abimé dans son désespoir pour faire attention aux remarques de Cadet. Il se laissa entraîner dans une autre pièce, loin des restes chéris de sa bien-aimée.

Cadet essaya de l’irriter. Sa nature grossière aimait mieux la colère et le ressentiment que les pleurs et la pitié.

Voyons ! dit-il, vous êtes un homme, Bigot ! du courage ! Je ne voudrais pas, moi, pour toutes les femmes de la terre et du Paradis, me décourager ainsi… Vous m’avez amené ici et vous devez me faire sortir sain et sauf de ce repaire de meurtrier.

— Oui, Cadet, répliqua l’Intendant, piqué du ton acerbe de son ami, je suis tenu de veiller à votre sûreté, et j’y veillerai… Quant à moi, je suis indifférent à tout ! Pensez et agissez pour moi…

— C’est ce que je vais faire. Écoutez bien. Si le gouverneur apprend cet assassinat, s’il apprend que nous sommes venus ici, pendant la nuit, pardieu ! il nous accusera et le monde l’approuvera.

Je ne tiens pas à être accusé du meurtre d’une femme, et je tiens encore moins à être pendu sans l’avoir mérité. Je ne risquerais pas mon petit doigt pour toutes les femmes du monde, à plus forte raison, mon cou pour une seule !

— Vous avez raison, Cadet, fit l’Intendant en se dressant debout. Une pareille accusation me rendrait fou… Qu’allons-nous faire ?

— Parbleu ! vous voilà raisonnable… Ce que nous allons faire ? L’emmener. Nous sommes venus pour cela, si je me rappelle bien.

— Oui, mais comment l’emmener ? comment la sortir d’ici sans être aperçus !

XVII.

Cadet se mit à arpenter la pièce en se passant la main sur le front, en se tordant la moustache.

— Pardieu ! Bigot, exprima-t-il, je crois qu’il vaut mieux l’enterrer ici, dans le caveau qui se trouve sous la chambre secrète.

— Comment ! l’enterrer ?

Bigot tombait dans l’étonnement.

— Oui, l’enterrer ! Pour détourner les soupçons de notre tête il nous faut achever l’œuvre infernale des autres… Une jolie tâche, par Dieu ! et si je ne craignais pas d’être entendu, je rirais à gorge déployée.

— Mais qui creusera la fosse ? Ce ne sera ni vous, ni moi !

— Pardon ! vous et moi !… J’ai appris à creuser et à bêcher, dans ma jeunesse, à Charlesbourg, et plus tard, à Louisbourg, quand nous avons fait des tranchées. Je m’en souviens encore… Où trouverons-nous des instruments ? Vous êtes le maître de céans et vous devez le savoir.

— Moi ? et comment le saurais-je ?… Mais c’est affreux, Cadet, cela… l’enterrer comme si nous étions ses assassins !… N’y a-t-il pas d’autre moyen ?

— Je n’en vois pas ! Nous sommes dans une terrible impasse, tirons-nous-en le mieux possible… Si le crime est découvert, nous serons accusés… Puis, si jamais la Pompadour apprend que vous avez gardé cette fille dans votre château, elle vous poursuivra certainement de sa jalouse rancune et vous ruinera.

Venez ! c’est assez de paroles, agissons ! Où sont les outils ?

XVIII.

Bigot comprit qu’il fallait faire taire sa répugnance et agir immédiatement. Il se souvint que les jardiniers déposaient leurs instruments aratoires dans la vieille tour.

— Allons ! dit-il à son compagnon, suivons le passage souterrain.

Cadet lui prit le bras et ils descendirent de nouveau à la chambre secrète.

Bigot paraissait faiblir en approchant du lieu du crime.

— Soyez ferme ! murmura Cadet, soyez ferme !

La lampe répandait toujours dans la pièce funèbre sa brillante lumière.

— Cherchons donc, proposa Bigot, nous trouverons peut-être quelque trace des coupables.

Ils regardèrent attentivement, mais rien ne paraissait dérangé dans la chambre. Seul l’écritoire restait ouvert et ce qu’il y avait dedans était bouleversé.

Ils eurent la pensée que des voleurs étaient venus.

— Gardait-elle beaucoup d’argent ? demanda Cadet.

— Pas que je sache, répondit Bigot. Elle n’en demandait jamais la pauvre enfant ! et je ne lui en offrais point… Pourtant, je lui aurais donné de grand cœur tout le trésor du roi…

— Elle en avait peut-être quand elle est venue ici ?

— Peut-être mais je n’en connais rien…

Pourtant, affirma Cadet, en montrant le tiroir en désordre, ceci indique un voleur…

— Mais pourquoi l’avoir tuée, l’infortunée ? pourquoi ? Elle aurait bien donné sans regrets tous ses joyaux, toute sa fortune !…

— Il y a là un mystère qui surpasse mon intelligence. Le vol paraît manifeste, mais il n’explique pas tout… il n’explique rien…

XIX

Bigot s’agenouilla près de Caroline, lui prit la main et l’embrassa.

C’était la main qui tenait les restes du bouquet. Il fit remarquer à Cadet la vigueur avec laquelle elle serrait ces tiges brisées, et ni l’un ni l’autre ne songèrent qu’il était bien étrange que le bouquet fut disparu ; qu’il avait dû être arraché de la main du cadavre et emporté…

Sous une chaise, il y avait un morceau de papier ; c’était un fragment de la lettre que la Corriveau avait déchirée. Cadet le ramassa et le mit dans sa poche.

Le sang qui rougissait la robe blanche de la victime attira tout à coup leur attention. Ils examinèrent la blessure faite par le poignard et ne doutèrent plus que c’était cette blessure qui avait causé la mort. Mais le drame restait toujours enveloppé de mystères.

— Ils ont bien pris leurs mesures, observa Cadet. Oh ! oh ! que veut dire ceci ?

Bigot se tourna vers lui à cette exclamation.

La porte du passage secret était grande ouverte.

La Corriveau ne l’avait pas fermée.

— C’est par là que les meurtriers sont entrés et sortis, reprit Cadet. Il y a plus de gens qui connaissent les secrets de votre château que vous ne le pensiez, Bigot !

XX.

Ils prirent chacun une lampe et s’aventurèrent dans l’étroit passage. Rien d’insolite nulle part. Un silence profond, une obscurité épaisse comme dans les catacombes.

Ils arrivèrent à l’autre extrémité. Là aussi la porte était ouverte. Ils montèrent l’escalier de la tour, cherchèrent partout, mais ne virent aucune trace des assassins.

— Inutile de chercher plus longtemps, maintenant, remarqua Cadet, ce serait peut-être dangereux même, de chercher en tout autre temps ; mais, n’importe ! je donnerais bien mon meilleur cheval pour tenir le coupable.

Plusieurs instruments de jardinier s’entassaient dans un coin.

— Voici ce qu’il nous faut pour le moment, reprit Cadet en les montrant du doigt. Il n’y a pas de temps à perdre.

Il saisit une couple de bêches et une barre de fer, puis il descendit l’escalier. Bigot, une lampe dans chaque main, marchait devant en l’éclairant.

Ils revinrent à la chambre de la morte.

— À l’œuvre maintenant ! commanda Cadet ; il faut faire vite et bien ce lugubre travail.

XXI.

Il ôta son gilet, releva, d’un côté, le tapis de la chambre, puis attaqua les dalles de pierres qui formaient le plancher. La première fut vite levée ; une autre suivit, puis une autre encore.

Déjà, sous le parquet tout à l’heure couvert d’un soyeux tapis, se dessinait dans la terre brune la forme d’une tombe.

Bigot regardait comme s’il eut rêvé.

— Non, Cadet ! fit-il tout-à-coup, non, je ne puis creuser sa fosse.

Et il laissa tomber la bêche qu’il venait de prendre.

— C’est bien, Bigot, répondit Cadet, laissez-moi faire. Asseyez-vous, mon vieil ami, je vais la creuser tout seul. Par Dieu ! il est assez curieux de voir le Commissaire Général de la Nouvelle-France accomplir un pareil labeur, et l’Intendant Royal, le surveiller.

Bigot s’assit, et d’un œil morne, il regardait Cadet qui creusait, creusait, sans plus rien dire, le dos courbé, avec une ardeur fiévreuse.

La fosse apparut enfin béante, profonde.

— Cela va faire, dit Cadet.

Et il sauta sur le bord du trou qu’il venait de creuser.

— Le bedeau de Charlesbourg ne lui aurait point préparé un meilleur lit, continua-t-il. Aidez-moi maintenant, Bigot, et couchons-la tout de suite. Elle nous pardonnera si les cérémonies ne sont pas longues et si nous sommes un peu brusques. L’heure nous presse.

XXII.

Il prit un drap de toile fine, l’étendit à terre puis, aidé de Bigot, il souleva la morte et vint la placer dessus.

Il lui ôta le diamant qu’elle portait au doigt, le collier d’or et le médaillon qu’elle avait au cou, le rosaire qui pendait à sa ceinture, et remit tout cela à Bigot, comme un gage infiniment précieux dont il ne devait plus jamais se séparer.

Il y avait un fil de soie dans le tissu grossier de la nature de Cadet.

Tous deux, Bigot et Cadet, regardèrent une minute, avec des yeux pleins de larmes et en silence la blanche figure de la jeune victime. Bigot mit un dernier baiser sur le marbre de ses lèvres, sur ses immobiles paupières, puis lentement, avec délicatesse, avec émotion, ils l’enveloppèrent dans le linceul blanc et la déposèrent dans la fosse.

Au milieu du calme solennel, on entendait les sanglots étouffés de Bigot.

Il se pencha sur cette dépouille chérie qui allait pour jamais disparaître à ses yeux :

— L’infortunée ! l’infortunée ! gémit-il, je l’ai trahie ! c’est à cause de moi qu’elle est morte : meâ culpâ ! meâ maximâ culpâ !… Ô ! Cadet ! Cadet ! nous l’enterrons comme un chien !… Nous ne pouvons pas faire cela !

Cadet, courbé sous la tâche, jetait sinistrement des pelletées de terre sur le corps gracieux de la morte, serré dans son linceul.

Bigot se sauva précipitamment pour ne pas voir.

Bientôt la fosse fut comblée. Alors les dalles de pierres reprirent leur place et le tapis moelleux s’étendit sur le parquet.

Il ne restait plus trace du drame sanglant.

Ainsi la mer s’étend limpide et calme sur le cadavre du malheureux qu’elle vient d’engloutir. Un frémissement des ondes, un sanglot de la victime, puis le silence !

Quand dame Tremblay descendra à la chambre secrète, elle la trouvera vide mais non changée. Elle pensera que la jeune âme s’en est allée mystérieusement comme elle était venue, et elle ne s’en inquiètera pas davantage.

Et là maintenant, dans les fondations du château de Beaumanoir, Caroline de St. Castin reposait à jamais. Seuls, Dieu, Cadet et Bigot le savaient. Dieu au ciel, et sur la terre Cadet et Bigot.

Elle reposait là, et nul n’avait prié pour elle à sa dernière heure ! La cloche n’avait pas gémi, l’eau sainte ne l’avait pas arrosée, le prêtre du Seigneur n’était pas venu avec le sacrement des mourants ! Elle reposait là dans la poussière impure, sans tombe et sans croix bénite…

XXIII.

La cloche du château sonna trois heures, et sa voix nette et vive semblait apporter la fraîcheur du matin.

— Partons, fit Cadet, et sans retard ! Notre œuvre est faite. Attention maintenant, que jamais créature vivante ne mette les pieds dans cette chambre maudite…

Ils regagnèrent la tour par le passage souterrain, remirent à leur place les outils du jardinier, et franchirent le seuil de pierre de la porte béante.

L’air pur du dehors les rafraîchit. Ils montèrent à cheval et se mirent en route. Mais presqu’aussitôt Bigot se sentit défaillir et il descendit au pied d’un arbre.

Cadet retourna au château pour demander au vieux Marcel un peu d’eau-de-vie, à cause du froid, disait-il, et par mesure de prudence.

Il affectait une gaieté qu’il n’avait point.

Le portier alla chercher une bouteille et un gobelet. Cadet porta la bouteille à ses lèvres.

— Il est bon, dit-il.

— Bon comme de l’or ! affirma Marcel.

— J’emporte tout, reprit Cadet, en voyage c’est quelquefois utile.

Et il jeta un louis d’or au portier ébahi.

— Vous savez, Marcel, appuya Cadet d’un ton sérieux, pas un mot de cela, pas un mot ! ou…

Il prit sa cravache et, souhaitant le bonsoir au père Marcel, il sortit.

XXIV.

Cadet aimait mieux un excès de précaution qu’un manque de prudence. Le portier et dame Tremblay pouvaient se voir, causer, faire des suppositions qui seraient devenues des réalités pour d’autres. Le plus sage était donc d’exiger un silence complet.

Il retourna précipitamment vers son compagnon et lui versa une pleine coupe de cognac. Bigot la vida d’un trait. Cadet en vida une à son tour, puis il recommença :

— Il faut, dit-il, que je me débarrasse de ce goût de fossoyeur qui m’est resté.

Bigot se sentit mieux, mais il était sombre et ne voulait pas parler. Cadet respecta son caprice ou son chagrin.

Ils remontèrent à cheval et se rendirent, sans être vus de personne, au palais de l’Intendant.

Au palais, nul ne fut surpris de les voir arriver à pareille heure. Le contraire aurait été plutôt remarqué.

XXV.

Quand dame Tremblay descendit à la chambre secrète, elle branla la tête en disant :

— C’est un vert galant que mon maître ! je n’en rencontrais pas de plus gentil quand j’étais la charmante Joséphine, et pourtant !…

Il va voir que je sais garder un secret… et je veux le garder ! le garder comme mes dents…

Et elle le garda jusqu’après la conquête du Canada, alors que Bigot fut jeté à la Bastille à cause de sa malversation et de sa coupable administration. Mais à cette époque, la charmante Joséphine, qui se survivait encore, racontait plaisamment ce qu’elle savait d’une jeune dame qui avait été enlevée mystérieusement du château, ou enterrée vive dans ses voûtes sombres.

Les soupçons de la vieille ménagère prenaient de la consistance. Ils se changèrent en certitude, un jour qu’elle rencontra l’ancien portier Marcel, et apprit de lui que Bigot et Cadet s’en étaient retournés seuls dans cette nuit fatale.

Alors, d’une voix chevrotante et navrée, elle raconta qu’une belle jeune personne, la maîtresse de l’Intendant Bigot, avait été assassinée et enterrée dans le château de Beaumanoir, et son récit se répandit au loin parmi le peuple, et il se transmit comme une tradition.

XXVI.

Immédiatement après la tragédie qui venait de se dérouler, l’Intendant fit enlever tous les meubles de la chambre secrète et la ferma. Dame Tremblay n’osa plus y descendre, et elle crut qu’elle était hantée.

Seul, de temps en temps, laissant ses compagnons de plaisirs et de débauches, Bigot y venait rêver et pleurer. Il se prosternait sur la pierre qui recouvrait les dépouilles de sa bien aimée, et là, dans la solitude redoutable, il évoquait les souvenirs d’un temps plus heureux.

Il avait gravé un C dans la dalle de pierre qui se fermait, comme un couvercle de tombeau, sur la poussière adorée. Il embrassait cette lettre unique, tout ce qui restait de la femme qui s’était sacrifiée pour lui.

Qui sait ? si le poison l’eût épargnée, cette douce, créature, elle aurait peut-être, à force de tendresse et de dévouement changé tout à fait le cœur de son maître. Bigot serait peut-être devenu un honnête homme et la Nouvelle-France aurait été sauvée !

Il ne devait pas en être ainsi !

XXVII.

Cent vingt hivers ont passé avec leurs souffles de glace et leurs tempêtes sur les ruines de Beaumanoir, et les ruines de Beaumanoir — du château Bigot, comme dit le peuple — sont devenues un lieu de terreur et de malédiction.

Tout s’est écroulé. Seuls, les épaisses fondations qui résistent encore à l’action du temps, quelques poutres vermoulues qui traversent les sombres caveaux, et un pan démantibulé, avec ses fenêtres agrandies par la désagrégation des pierres, attestent de la splendeur de l’édifice primitif, ou restent comme un souvenir maudit des crapuleuses orgies d’autrefois.

La chambre secrète est ouverte à tous les vents. Les herbes et les fleurs sauvages croissent dans les fentes de la pierre, et les oiseaux construisent leurs nids et chantent leurs amours au-dessus de la tombe muette de la belle Caroline de St. Castin.