Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 133-143).


CHAPITRE XLV.

un forfait sans nom.

I.

Caroline de St. Castin, debout, une main sur le dossier de sa chaise, regardait la Corriveau. Elle aurait voulu dire quelque chose et les paroles ne lui venaient point. Elle semblait abasourdie.

Elle tenait la lettre que lui avait apportée mère Malheur.

— Est-ce vous qui avez écrit ceci ? demanda-t-elle enfin.

La Corriveau fit un signe affirmatif.

— Oh ! dites-moi franchement, est-ce la vérité ?

— C’est la pure vérité.

Il était surprenant qu’une simple paysanne put écrire aussi correctement et connaître si bien le baron de St. Castin.

— Au nom du ciel, s’écria Caroline, qui êtes-vous ? je ne vous ai jamais vue !

— Vous m’avez vue déjà, répliqua la Corriveau.

Caroline la regarda fixement, cherchant à se souvenir, mais ne put la reconnaître.

La Corriveau ! continua :

— Votre père est le baron de St. Castin, et vous, madame, vous aimeriez mieux mourir que d’être trouvée ici. Ne me demandez pas comment je sais cela, ce serait inutile. Quant à moi, je ne suis que ce que je parais être.

— Vous êtes vêtue en paysanne, mais vous parlez en dame. Vous êtes sous un déguisement… Pourquoi venez-vous me visiter de cette étrange façon ?

— Je vous le répète, je suis ce que je parais, et je viens vous trouver ainsi, parce que je ne puis venir autrement.

— Vous dites que je vous ai vue déjà ; je ne m’en souviens pas.

— Dans les bois de St. Valier. Vous rappelez-vous d’avoir rencontré là, une paysanne qui cueillait de la mandragore ? Vous aviez soif et elle vous donna du lait. Vous étiez avec des indiens.

II.

Ce fut un éclair dans l’esprit de la jeune fille, et une douce confiance lui revint aussitôt.

— Je m’en souviens ! s’écria-t-elle… Et vous étiez habillée comme maintenant, absolument !… Je vous remercie de la bonté que vous m’avez témoignée alors, oui, je vous en remercie

Elle lui tendit la main.

La Corriveau la prit dans la sienne, mais ne la pressa point. Elle demeurait froide, insensible. Elle répliqua, adoucissant autant que possible sa voix rauque et montrant une fausse compassion :

— J’ai été bonne pour vous alors, et je veux l’être encore aujourd’hui. Je viens pour vous secourir.

Elle sourit encore de son diabolique sourire, mais le réprimant aussitôt :

— Je ne suis qu’une pauvre femme, dit-elle ; cependant, je vous apporte un petit présent pour vous prouver que je ne vous ai pas oubliée.

Elle mit la main sur le coffret.

— Oh ! je ne doute pas de votre amitié, bonne dame, répondit Caroline, mais vous savez comme je suis inquiète. Parlez-moi donc de mon père, d’abord ; dites-moi tout ce que vous savez… Je suis dans une angoisse mortelle !…

— Il est en route pour la colonie, affirma la Corriveau, et il sait que vous êtes ici…

— Ici ? à Beaumanoir ? mais c’est impossible ! Personne ne le sait ! exclama Caroline en levant ses mains jointes dans un élan de désespoir.

— Si personne ne le savait, mademoiselle, comment en serais-je instruite, moi, fit la sorcière ?… Votre père a des lettres du roi pour vous faire chercher partout.

Elle alla, de nouveau, pour offrir le coffret, mais elle pensa qu’il valait mieux attendre encore.

— Que Dieu ait pitié de moi ! cria mademoiselle de St. Castin.

III.

Après un sanglot elle reprit :

— Mais l’Intendant ? que savez-vous de lui ?

— L’Intendant ! le roi lui a ordonné de vous rendre à votre père, et il le fera, à moins que le gouverneur ne le prévienne… Le gouverneur vous cherche.

Caroline fut sur le point de défaillir.

— Le gouverneur va faire fouiller le château de fond en comble, reprit la Corriveau, et dès demain, peut-être.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! exclama la jeune victime, en se cachant le visage dans ses mains, que ne suis-je dans une tombe profonde où seul vous me verrez ! Faites-moi miséricorde, car je n’ai plus rien à attendre de la clémence des hommes !… Je mérite mon malheur ! La mort n’est rien ; ce qui est terrible, c’est de savoir que ma honte ne mourra pas avec moi !

La Corriveau souriait encore, et ses doigts crochus caressaient la petite boîte mortelle.

— Le moment approche ! le moment approche ! murmura-t-elle entre ses dents venimeuses.

Caroline fit un pas vers elle.

— Est-ce bien la vérité que vous me dites-là ? répéta-t-elle encore d’une voix suppliante… Comment, vous une étrangère, pouvez-vous donc être informée de cela ?

— C’est la vérité, et je viens pour vous sauver ; mais je ne puis vous en dire davantage… C’est peut-être de la part de l’Intendant lui-même que je suis Ici… Il veut vous cacher pour que l’on ne vous trouve point.

IV.

Un rayon d’espérance traversa l’âme assombrie de la condamnée. Bigot, en effet, devait songer à la sauver. Il était intéressé à le faire, puisque c’est lui qui l’avait perdue !

Elle se cramponna à cette pensée comme le noyé à une planche.

— C’est Bigot qui vous envoie ! exclama-t-elle en souriant, rougissant et pleurant à la fois. Il veut me faire conduire ailleurs ! Oh ! soyez bénie, messagère du bonheur ! soyez bénie !…

— Il désire que je vous conduise à St. Valier, répondit la vieille mégère, et quand le danger sera passé, vous reviendrez ici.

— Oh ! je le reconnais bien !… Comme il est bon lorsqu’il est laissé à ses propres volontés !… C’est comme cela que je l’ai connu autrefois !… L’avez-vous vu ? vous l’avez vu ! Il vous a parlé ? que vous a-t-il dit ?

— L’heure arrive ! l’heure arrive ! pensait joyeusement la vieille empoisonneuse. Ça va aller !

Et elle répondit :

— Je l’ai vu et il m’a parlé ; mais pas longtemps. Il est sévère, l’Intendant, et ne s’amuse guère à causer avec des personnes de ma condition. Cependant, il m’a chargé de vous remettre un gage de son amour. Il m’a dit que vous sauriez bien ce que cela signifie. Le voici ce gage, madame, dans ce coffret. Puis-je vous le remettre à présent ?

— Un gage de son amour ! un souvenir de lui ! Vous n’êtes donc pas une femme, vous ? Pourquoi tant tarder à me le remettre ? pourquoi ne pas me l’avoir donné tout de suite ?… Je n’aurais pas tant hésité à vous croire ! Donnez ! donnez ! Ah ! qu’il soit béni !

La Corriveau pâlit légèrement malgré sa dureté de cœur, et un frémissement imperceptible passa sur sa main pendant qu’elle ouvrit la petite boîte. Elle prit le bouquet, le dépouilla, en se détournant à demi, de son enveloppe d’argent et le présenta à l’impatiente jeune fille.

— Qu’il est beau ! exclama Caroline en le saisissant de ses deux mains. C’est un bouquet céleste ! un radieux gage d’amour !

Et le portant à ses lèvres, souriante, ravie, transfigurée par le plaisir, elle l’embrassa avec passion, et en aspira ardemment les senteurs exquises et les poisons mortels.

Aussitôt, sa tête radieuse se pencha en arrière, ses yeux noirs regardèrent dans le vague, et tenant toujours le bouquet fatal sous ses baisers, elle tomba morte aux pieds de la Corriveau.

Un rire sauvage, terrible, épouvantable, fit tressaillir les murs de la chambre secrète.

Le sang de plusieurs générations d’empoisonneurs et d’assassins se prit à courir brûlant dans les veines de la sorcière, et elle parut comme une tigresse devant sa proie.

Le cadavre était là, souriant encore, encore radieux de sa dernière pensée de joie. Elle se pencha dessus pour voir s’il vivait toujours. Le cœur ne battait plus ; nul souffle ne passait sur les lèvres entr’ouvertes.

Il ne devait plus se réveiller qu’à la voix de Dieu, au jour de la résurrection.

— N’importe ! grommela l’empoisonneuse, la Corriveau ne fait pas son ouvrage à moitié ; s’il y a un reste de vie là-dedans, il partira.

Et deux fois, d’une main ferme, elle plongea dans le sein de sa victime déjà morte, son poignard aigu.

Un mince filet de sang courut sur la robe blanche et ce fut tout.

V.

Caroline de St. Castin était devant Dieu. Elle avait franchi ce redoutable passage que nul ne connaît. Heureux celui qui a la foi pour appui, à ce moment où les amitiés de la terre ne peuvent plus le soutenir ! Heureux celui qui meurt dans la charité, car la charité est une lampe divine qui éclaire l’âme dans son vol vers les cieux.

VI.

La Corriveau demeura penchée sur le cadavre de sa victime pour examiner les effets de l’aqua tofana.

C’était la première fois qu’elle osait administrer le subtil poison de la Borgia.

L’aqua tofana agit comme un charme, murmura-t-elle. C’est Béatrice Spara qui l’a composée… Je l’aime mieux que son stylet… J’ai été folle de me servir de cet instrument… Je me suis souillé les mains de sang.

Elle s’essuya, et ses doigts firent une empreinte rouge sur la robe blanche.

VII.

La cloche du château sonna un coup. Il était une heure.

Sa voix solitaire semblait, dans la maison endormie, une voix accusatrice. Mais personne ne s’éveilla pour chercher l’auteur du forfait qui venait de s’accomplir.

La Corriveau l’entendit et se leva. Sa tâche était finie.

Elle fit avec une jalouse curiosité le tour de la chambre secrète, et remarqua la richesse des meubles et des décorations. Elle aperçut sa lettre sur une chaise, la saisit fiévreusement, la déchira et en jeta les morceaux sur le parquet. Elle s’en repentit aussitôt, les ramassa, et les mit dans son coffret, avec le bouquet de roses qu’elle arracha des mains du cadavre.

Elle voulait le jeter dans le bois.

Elle ouvrit un écritoire dans l’espoir d’y trouver de l’argent ; mais il n’y en avait point. Elle n’eut pas le temps de chercher ailleurs.

Elle fut tentée d’emporter le diamant que la morte avait au doigt. Elle le fit glisser, l’examina d’un œil ardent de convoitise, mais finalement n’osa pas le voler, de peur de se compromettre. Elle le rendit au cadavre.

— Cela me ferait découvrir, murmura-t-elle… Il vaut mieux ne rien emporter que ce qui vient de moi, et vite, sauvons-nous !

Elle mit le coffret sous son bras et jeta un dernier regard, un regard de satisfaction sur la victime qui gisait là, comme un ange tombé dans les combats du Seigneur. La lampe se reflétait dans ces beaux grands yeux qui ne voyaient plus, et cependant semblaient se fixer avec douleur et miséricorde sur l’empoisonneuse.

Ce regard fit peur à la Corriveau. Elle se détourna vivement, puis, rallumant sa bougie, elle sortit, oubliant de fermer sur elle la lourde porte de fer de la chambre secrète.

VIII.

Arrivée à la tour, elle monta le grand escalier. Sur le palier, elle éteignit sa lumière, puis s’approcha de la porte béante où la lune plongeait un pâle rayon. Elle franchit le seuil désolé, et debout, immobile, perçant l’obscurité de son œil inquiet, elle écouta longtemps.

Tout dormait au loin, dans la forêt et le château ; seul le filet d’eau murmurait en courant sur les cailloux.

Alors elle s’enfonça, comme un spectre noir, dans les bois où elle avait passé une heure auparavant.

Elle allait apprendre à Angélique Des Meloises qu’elle n’avait plus de rivale,… mais qu’elle avait à payer le prix du sang.

Elle entra dans la ville aux premières lueurs de l’aube. Un brouillard épais noyait tous les objets : les arbres, les maisons, le fleuve et les rochers, et elle put se rendre sans être vue à la cabane de la mère Malheur.

IX.

Elle se reposa quelques instants, défendit à sa vieille camarade de la questionner, puis sortit de nouveau pour se rendre chez mademoiselle Des Meloises.

On ne voyait point à dix pas dans les rues, et personne ne la remarqua.

Angélique était debout. Elle ne s’était pas mise au lit cette nuit-là. Une fièvre brûlante l’avait agitée sans cesse, la fièvre du mal, de la peur, de l’inconnu menaçant. De sa fenêtre, les yeux souvent fixés sur la chaîne sombre des montagnes qui dominaient le château, elle avait suivi les péripéties du drame sanglant.

Maintenant l’empoisonneuse devait arriver !… Maintenant la confiante victime devait s’être livrée !… La messagère de la mort réussirait-elle ?… Et quel serait le résultat de ce crime ?… Ne s’en repentirait-elle point ?… Resterait-il ignoré ?… Bigot oublierait-il la morte ?… Le sang innocent ne crierait-il pas vengeance ?…

Une foule de pensées terribles ne cessèrent de la torturer…

Elle ouït le bruit d’un pas.

— C’est elle ! s’écria-t-elle, et une flamme lui monta au visage, puis aussitôt elle pâlit affreusement. Elle courut ouvrir.

La Corriveau entra sans dire une parole. Les yeux des deux femmes s’étaient parlé, s’étaient compris.

Angélique attira l’empoisonneuse dans sa chambre, la poussa vers une chaise, lui saisit les épaules de ses mains frémissantes, et la regardant avec anxiété ;

— Est-ce fait ? dit-elle, est-ce fini ?…

La Corriveau eut un sourire méchant…

— Avez-vous réussi ? Est-elle morte ? répéta-t-elle.

— Oui, répondit la Corriveau, c’est fait, et bien fait !… Mais qu’est-ce que cela signifie ? ajouta-t-elle, en se dressant en face de la belle jeune fille, on dirait, par la manne de St. Nicholas, que vous éprouvez déjà des regrets !

X.

Les rêves brillants d’Angélique venaient de s’effacer ; la lumière faisait place aux ténèbres tout à coup… Sa rivale n’existait plus et rien ne devait plus, pourtant, entraver son ambition et faire obstacle à ses succès… Ô moqueries du sort !… ce qu’elle désirait tout à l’heure, elle le regrettait maintenant ! Les voix du plaisir et de l’amour qui chantaient au fond de son âme, se sont changées en des sanglots ! Les cris d’allégresse en cris de vengeance !… Meurtrière ! meurtrière !… Et la justice des hommes et la justice de Dieu !…

— Oui, j’ai des regrets ! répondit-elle… Non, pourtant, pas encore ! Mais nous avons fait une chose folle, inutile, dangereuse !… C’est fait, maintenant… c’est fait ! Mais est-elle morte ? bien morte ?

— La Corriveau ne fait pas les choses à moitié, mademoiselle. Vous non plus ! Seulement, vous vous repentez et moi je me félicite. C’est la différence ! je l’ai tuée deux fois et il me faut double récompense.

— Une double récompense ? Vous l’aurez, répondit Angélique.

Quel secret nous avons à garder l’une et l’autre maintenant ! ajouta-t-elle, comme si cette pensée fut venue alors pour la première fois…

Je suis au pouvoir de cette femme, pensa-t-elle, et elle regarda sa complice d’un œil épouvanté.

Elle prit une petite boîte pleine d’or.

Pour ce soir, voici, fit-elle. Je n’ai pas compté. Emportez-la.

Cet or lui brûlait les mains…

XI.

La Corriveau cacha l’or dans sa poitrine, près de son cœur âpre et desséché.

— Soyez prudente, continua Angélique. Ne vous montrez pas riche tout de suite, cachez cet or. Les gens auraient des soupçons… Je voulais vous recommander autre chose, mais cela m’échappe dans le moment.

— Je vous remercie de votre or, riposta la Gorriveau. Mais je ne vous remercie point du froid accueil que vous me faites. J’avais droit de m’attendre à quelque chose de mieux, après l’œuvre superbe que j’ai accomplie. J’ai agi en artiste, quoi ! Un succès merveilleux ! La Brinvilliers, la Borgia elles-mêmes, me porteraient envie, à moi, une pauvre paysanne de St. Valier !…

— Je vous donnerai bien toutes les louanges que vous voudrez, répondit Angélique machinalement, mais je ne sais pas comment vous avez opéré. Vous ne me l’avez pas dit. Asseyez-vous encore et contez-moi tout.

— Bah ! ces détails ne vous seront point agréables. Réjouissez-vous d’être débarrassée d’une rivale aussi belle que dangereuse ; je ne vous dis que cela.

— N’importe, je veux tout savoir ; contez-moi cela.

— Vous ne pourrez pas dormir ensuite ?

— N’importe ! je vous le dis, parlez !… Je suis calme du reste maintenant.

Elle faisait un effort suprême pour reprendre pleine possession d’elle même.

XII.

La Corriveau s’assit, mit une de ses mains sur le genou d’Angélique et commença le récit détaillé du forfait qu’elle venait de consommer…

Elle parla de la beauté de la jeune victime, de la candeur de son âme, du charme de ses regards. Elle raconta, en riant, l’histoire qu’elle avait brodée pour lui faire accepter le bouquet. La joie de la naïve enfant en recevant ce gage de l’amour et de la fidélité de Bigot…

Angélique écoutait, immobile, haletante. Les nuages du crime assombrissaient sa figure. Elle devenait laide. Elle éprouva un frémissement de terreur quand la sorcière peignit l’effet foudroyant de l’aqua tofana, quand elle dit, comme la belle victime s’était affaissée dans sa robe blanche, en aspirant l’arôme empoisonné. Mais quand la sorcière, l’œil en feu, la bouche déchirée par un horrible rictus, se vanta, en faisant décrire un geste de menace, à son bras décharné, d’avoir deux fois plongé un fin stylet d’acier dans le cadavre presque froid déjà, Angélique se dressa, joignit les mains, poussa une clameur et tomba évanouie sur le parquet.

XIII.

La Corriveau se leva et, la reculant du bout de son pied, elle grommela :

— Bonne à rien !…

Puis, un instant après :

Une femme comme les autres, qui veut régner sur tous les hommes, et devient l’esclave du premier venu ! La Corriveau est d’une autre trempe que cela !…

Alors, laissant Angélique seule, revenir comme elle pourrait, elle s’en retourna chez la mère Malheur, bien décidée de se mettre en route le plus tôt possible pour St. Valier, avec l’infâme salaire qu’elle venait de gagner !