Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 124-132).


CHAPITRE XLIV.

le corbeau l’annonce : plus d’espoir !

I.

C’était la veille de la St Michel. La nuit s’étendait calme sur les bois de Beaumanoir, et la lune à son déclin, versait une lueur pâle à travers les nuages qui montaient de l’orient.

À sa lumière légère et tremblante, on pouvait distinguer, comme un serpent luisant, un petit sentier qui s’enfonçait dans les ombres de la forêt, et dans le petit sentier marchait, vite et avec précaution, la forme noire d’une femme.

Cette femme se rendait au château.

Elle était vêtue comme une paysanne et portait une petite boîte sous son bras. Dans cette petite boîte, il y avait une chandelle et un bouquet de roses enveloppé dans un tissu d’argent ; rien de plus.

Une femme honnête y aurait mis un rosaire. Mais la femme qui s’en allait ainsi, sous les bois, n’était pas honnête.

Pas un bruit autour d’elle, excepté le crépitement des feuilles mortes sous ses pieds, le glapissement des renards ou les cris rauques des hiboux.

Depuis longtemps elle n’était passée là, cette femme, mais elle se souvenait encore des cailloux noirs et des troncs dénudés qui jalonnaient la route. Pas loin, elle devrait trouver, sur la droite, une grosse pierre et, tout près de cette pierre, un autre sentier qui conduisait à la tour.

Cette pierre, elle pouvait bien s’en souvenir et la reconnaître, car elle l’avait fait servir au crime, un jour…

Maintenant Dieu seul et elle s’en souvenaient… Cela l’inquiétait peu, mais Dieu n’oublie rien !

II.

Tout à coup, dans la clarté douteuse de la lune sous le feuillage, elle crut voir apparaître devant ses yeux une forme humaine. En même temps, un frémissement de feuilles la fit tressaillir de peur. Elle crut qu’elle était découverte.

C’était la pierre grise du crime qui prenait la forme d’une femme, dans le jeu des rayons et des ombres.

Les habitants disaient que cet endroit était hanté par un fantôme : une femme habillée de gris. Cette infortunée avait été empoisonnée par un amant jaloux.

La Corriveau lui fit manger de la manne de St. Nicolas et elle tomba morte à ses pieds, sous les yeux de son bien-aimé.

Alors, lui, il s’enfuit dans la forêt, en proie aux plus cruels remords, tomba malade et fut dévoré par les loups.

Seule au monde, la Corriveau connaissait ce drame sanglant.

III.

S’apercevant que c’était la pierre grise d’autrefois qui l’avait épouvantée, elle se mit à rire.

— Bah ! les morts ne reviennent pas, murmura-t-elle. Et puis, si elle revenait, elle, cela me ferait une compagne de route.

La misérable n’aurait peut-être pas eu peur, si l’image de sa pâle victime lui était apparue pour lui reprocher sa cruauté.

IV.

La cloche du château sonna douze coups. Dans la forêt et les montagnes voisines, le son argentin se répercuta mélancoliquement.

La Corriveau sortit du bois, longea la haie du côté de l’ombre et entra dans la tour.

Elle se trouva dans une chambre carrée, obscure comme une caverne. Un rayon de lune, descendant par la fenêtre grillée, la traversait d’un bout à l’autre.

Elle s’assit sur une pierre pour se reposer un peu et se recueillir. Elle avait besoin de toute sa prudence et de toute sa force pour l’œuvre qui allait se consommer.

Les chiens hurlaient d’une façon lugubre, comme s’ils avaient deviné l’infernale machination. Elle n’en avait point peur, car ils étaient enfermés dans la cour du château.

V.

— Me voici rendue saine et sauve, pensa-t-elle. Personne ne m’a vue !…

On dit qu’il y a un œil qui voit tout, une oreille qui entend tout. Si Dieu me voit et m’entend, il ne m’empêche toujours pas d’accomplir mes desseins. Cette nuit encore, je veux agir, et toutes les prières de la victime désignée ne serviront de rien… Si Dieu existe, il me laisse vivre et il laisse périr la dame de Beaumanoir !…

Il y avait, dans un coin de la tour, un escalier de pierre tournant, qui montait jusqu’au toit et descendait jusqu’aux voûtes.

Ces voûtes épaisses avaient servi de magasins autrefois, quand les habitants du château, à l’approche des Iroquois, venaient s’enfermer dans la tour.

Après un moment de repos, la Corriveau, comme impatientée d’en avoir fini, passa sous une porte cintrée qu’elle avait observée dans l’ombre et se trouva sur un palier du grand escalier.

— C’est par là, murmura-t-elle. De la lumière maintenant !

Elle ferma la porte sur elle par mesure de prudence et alluma sa bougie.

Comme on disait la tour hantée par des esprits, les servantes du château se donnaient garde d’y entrer. Les hommes même qui s’y aventuraient passaient pour des braves.

La Corriveau, sa lumière à la main, descendit à pas lents au fond des voûtes ténébreuses. C’était une large caverne en pierre, véritable demeure de la nuit noire, dont l’obscurité humide semblait absorber la faible et vacillante lumière qu’elle portait. De rudes colonnes de pierres brutes séparaient en trois parties cette espèce de caverne.

Un mince filet d’eau tombant dans une auge de pierre entrait d’un côté, traversait les voûtes et se perdait de l’autre côté. Son murmure incessant et monotone, semblait celui d’une clepsydre marquant les heures de l’éternité.

VI.

La Corriveau s’avança résolument, comme une personne qui sait où elle va et connaît son chemin. Elle se trouva bientôt en face d’un panneau en bois, comme ceux du château. Elle l’examina attentivement avec sa lumière, pourvoir comment il s’ouvrait.

Mère Malheur lui avait parlé de ce panneau, de sorte qu’elle n’eut pas de peine à le faire tourner. Il suffisait de savoir où le toucher.

Elle ne le referma point sur elle. Le couloir où elle entrait conduisait à la chambre secrète. Il n’y avait plus d’obstacles ; le chemin était libre.

Elle n’avait point frayeur, car elle ne pouvait rien rencontrer de pire qu’elle-même. Devant elle, point de crainte ni d’hésitation, derrière elle, point de remords !

Elle trouvait le chemin long, et les voûtes plus basses semblaient peser sur sa tête maudite.

Elle arriva à une porte de fer grillée, sous une arche lourde.

Cette porte ! elle séparait la lumière des ténèbres, le bien du mal, l’innocence de la culpabilité.

D’un côté de cette porte, dans une chambre éblouissante de lumière, une jeune fille, confiante, généreuse, victime de sa douce naïveté ; de l’autre côté, s’avançant d’un pas furtif, dans une route déserte, la méchanceté, la menace, la cruauté !…

La main du crime se lève pour frapper à la porte, mais la porte ne peut être ouverte que par la main de l’innocence !

VII.

Ô Caroline de St. Castin ! pauvre martyre de l’amour ! pauvre victime de la jalousie ! parmi toutes ces pensées qui obsèdent votre esprit, dans la solitude et le silence de cette nuit lamentable, n’est-il pas une pensée de crainte et de terreur ? Comment pouvez-vous, tranquillement et sans soupçon, attendre cette femme inconnue qui vient d’une façon si mystérieuse, frapper à la porte de votre dernier refuge ?

Hélas ! Caroline comptait les minutes une par une, à mesure que l’aiguille les marquait sur le cadran de l’horloge !

Elle tremblait, mais elle ne savait pas pourquoi. Elle avait hâte d’entendre dans sa porte les coups fatals !

Elle ne soupçonnait nullement une intention criminelle. Son ange gardien s’était détourné pour pleurer. La providence semblait l’avoir abandonnée…

Peu à peu, les bruits du château s’éteignirent. Comme minuit approchait, elle descendit à la chambre secrète pour recevoir l’étrange visiteuse qui avait tant de choses à lui révéler.

Elle était mise avec soin, mais fort uniment. Ses longs cheveux noirs flottaient sur son cou et ses épaules. Elle portait une longue robe blanche retenue à la taille par un ceinturon noir : Un refrain de deuil dans un hymne joyeux ! Elle ne portait aucun ornement, sauf une bague que lui avait donnée Bigot, un gage d’amour dont elle ne voulait point se séparer et qui soutenait son espérance. Hélas ! la pauvre enfant, elle si constante, elle ne se doutait pas combien était vain le talisman ! Un souffle de l’enfer allait bientôt emporter sa jeune existence, et avec elle ses peines terrestres !

Elle prit sa guitare et, machinalement, ses doigts voltigèrent sur les cordes harmonieuses. Une romance qu’elle aimait beaucoup, et redisait souvent, autrefois, dans ses heures d’ivresse, quand sa vie était tout ensoleillée, lui revint à la mémoire. Elle soupira et d’une voix basse et douce, pendant que la guitare pleurait suavement comme une harpe éolienne, elle se mit à chanter ces paroles mélancoliques.

La linotte, sur l’aubépine,
À l’heure où la cloche sonnait,
Chantait, et sa voix argentine
Comme un chant des deux résonnait !

Comme un chant des deux quand la rose
Fleurit sur le bord du chemin,
Et que les pleurs d’un ange arrose
Ses douces feuilles de Carmin !

Ô linotte joyeuse, cesse
Sur l’arbre vert, tes chants joyeux !
Ma patrie est dans la tristesse,
Mon pauvre cœur est soucieux !

Mon pauvre cœur plein de souffrances
N’espère plus au lendemain !
J’ai pris la coupe d’espérance
Mais elle tombe de ma main !

VIII.

La lampe jetait un vif éclat, et quand la captive suspendit son chant, le silence parut profond comme dans un sépulcre.

Elle écouta pour voir si le bruit de quelques pas ne se ferait point entendre, et son cœur battait affreusement.

La pensée que son père la cherchait et qu’il allait arriver dans la colonie, lui causait une grande terreur. Elle, aurait bien voulu le revoir, ce père bien aimé ! elle serait prête à se jeter à ses genoux, à mourir pour expier sa faute ; mais lui pardonnerait-il même à ce prix là ?… Pardonnerait-il à Bigot ?… Non ! et l’un des deux mourrait !…

Ah ! si Dieu voulait prendre sa vie dès maintenant, avant que sa honte soit connue, dans la tombe où elle est déjà enfermée, loin du regard des hommes ! dans l’oubli !… Elle se leva, se jeta à genoux, dans un élan de douleur incommensurable, conjura le Christ de lui pardonner, supplia la mère de miséricorde d’intercéder pour elle, la misérable pécheresse ! pour elle qui allait entendre sonner l’heure de la honte et de l’expiation !

IX.

Un bruit de pas, sourd et lent, résonna dans le passage souterrain. Elle se dressa frémissante, en joignant les mains comme pour une prière nouvelle.

— Pourquoi craindrais-je ? pensait-elle, je n’ai jamais fait de mal à personne…

Les pas lourds et lugubres résonnaient de plus en plus fort sous les voûtes sombres.

Caroline s’approcha de la porte de fer. L’ange allait au devant du démon.

Deux petits coups se firent entendre. Elle trembla violemment et souleva la tapisserie. Quelque chose lui dit alors de ne pas ouvrir. Elle hésita. Mais la pensée que le château serait fouillé jusque dans ses plus intimes cachettes, lui rendit sa première résolution.

— Que Dieu me protège ! soupira-t-elle. Et elle tira le verrou.

X.

La lampe de la chambre secrète éclaira tout à coup la figure de l’étrange visiteuse, et Caroline, qui s’attendait à voir apparaître une forme repoussante, fut toute surprise de se trouver en présence d’une femme comme une autre, vêtue en paysanne et ne portant rien qu’une petite boîte sous le bras.

La Corriveau fixa un œil curieux sur cette jeune fille qui ressemblait à un ange. Elle l’examina de la tête aux pieds, remarqua les plis gracieux de sa robe blanche, ses longues tresses noires, ses formes ravissantes, son air doux et résigné, sa suave beauté et elle sentit comme une jalouse colère se réveiller dans sa vieille âme corrompue. Elle pensa et un sourire méchant glissa sur ses lèvres minces, elle pensa :

— Cela va faire un beau cadavre !… jamais la Brinvilliers, jamais la La Voisin n’ont versé le poison à une plus belle victime !

Caroline surprit le regard perçant de la méchante vieille, et son sourire satanique, et elle recula effrayée.

La Corriveau s’aperçut de la mauvaise impression qu’elle faisait sur la jeune fille, et elle se composa aussitôt un maintien plus avenant. Elle affecta de la sympathie, de la compassion. Il fallait inspirer la confiance ou se résigner à perdre, peut-être, le fruit de bien des peines et la perspective d’une grande fortune.

Caroline vite rassurée, s’imagina qu’elle avait mal vu, se persuada qu’il ne fallait point écouter sa première impression. Le costume de la paysanne, le panier inoffensif, l’attitude prise par la Corriveau, se donnant l’air respectueux d’une personne qui attend qu’on lui parle, bannirent toute crainte de l’âme de Caroline et la laissèrent toute à sa curiosité.

XI.

La Corriveau ne voulait point user de violence dans l’accomplissement de son forfait. Cependant, elle s’était armée d’un stylet de fin acier, le même que Béatrice Spara avait laissé dans le cœur de Beppa Farinata, quand elle la surprit dans la chambre d’Antonio Exili.

Elle ne s’en servirait qu’à la dernière extrémité et pour se protéger.

Ce seraient les roses, les roses éclatantes et parfumées qui tueraient la confiante jeune fille ! Elle les savourerait comme un bouquet nuptial et le poison se mêlerait à l’enivrant arôme. La douce mort !

Personne ne devinerait la cause d’une si prompte et si regrettable fin. On dirait de Catherine de St. Castin : Morte par la visite de Dieu !