Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 115-123).


CHAPITRE XLIII.

versez le venin, serpents du nil !

I.

— Cela sent la mort, grommela la vieille en sortant. La Corriveau doit venir ici à son tour, mais elle viendra en messagère elle aussi !… Cette jeune fille est trop belle, et sa mort devra faire la fortune de quelqu’un.

Il faut que j’aie ma part aussi moi : je l’ai bien gagnée.

Dans la galerie, elle rencontra dame Tremblay qui brûlait de savoir le résultat de l’entrevue.

Elles montèrent toutes deux à la chambre de cette dernière, s’assirent à la petite table, burent du thé avec du cognac, et recommencèrent à causer sérieusement, les yeux dans les yeux.

Mère Malheur raconta, avec une verve étonnante et toujours en recommandant le secret, une foule de choses complètement fausses. Elle mentait hardiment et finement la vieille !

— Mais qui est-elle, mère Malheur ? Ne vous a-t-elle pas révélé son nom ? N’avez-vous pas lu dans ses mains ? demanda dame Tremblay.

— Si, dame Tremblay, dans les deux mains ! dans les deux… C’est une jeune fille de Ville-Marie, qui s’est échappée de sa famille pour suivre l’Intendant. Ses parents voulaient l’enfermer dans un couvent pour la guérir de son amour… Vous savez, le couvent guérit si bien l’amour qu’aucun philtre ne peut le réveiller.

Et la vieille se prit à rire comme pour se moquer de ce qu’elle affirmait.

Dame Tremblay soutenait le contraire.

— Bah ! dit-elle, quand j’étais la charmante Joséphine du lac Beauport, mes parents ont voulu, une fois, essayer de ce moyen-là… Le couvent ne m’aurait pas guérie. Tous les jeunes gens de la ville seraient venus me voir au parloir… Mais vous ne m’avez pas tout dit encore, mère Malheur ? Espère-t-elle que l’Intendant l’épousera ? Va-t-elle devenir la maîtresse du château ?…

— Elle l’est déjà la maîtresse, dame Tremblay. L’Intendant ne lui refuse rien, et l’épousera probablement avant longtemps. Vous verrez ! C’est tout.

II.

— Non ! non ! vous en connaissez plus long que cela… Ne vous a-t-elle pas avoué qu’elle est jalouse de cette belle effrontée d’Angélique Des Meloises, qui veut de gré ou de force, avoir Bigot pour mari ?

— Non, elle n’a pas prononcé ce nom-là. Mais elle aime l’Intendant et voit des rivales dans toutes les jeunes femmes !… Et elle a raison, ricana la vieille.

— Elle craint Angélique Des Meloises comme le poison, affirma dame Tremblay. Comme de raison elle n’a pas osé vous avouer cela à vous, comme à moi… Mais, voyons ! est-ce que réellement elle ne vous a pas dit son nom ?

— Non, je vous l’assure. Ces filles-là, voyez-vous, perdent leur nom et n’en trouvent pas d’autres, répliqua la sorcière avec un ricanement moqueur.

— Je vous avoue, mère Malheur, que je n’ai pas le courage de me moquer d’elle, reprit dame Tremblay d’une voix légèrement émue. Si elle a perdu son nom, c’est par amour et non par haine. Il n’y a que vos dames sans cœur qui rient de nous parce que nous en avons trop. Quand même tout le monde la mépriserait, moi je la plaindrais ; c’est un ange et je l’aime… quand j’étais la charmante…

— Oh ! nous avons toutes, comme cela, été des anges, dans un temps ou dans l’autre, et le monde a vu bien des chûtes, interrompit la vieille, d’un ton mélancolique, comme si quelques lointaines réminiscences fussent revenues tout-à-coup à sa pensée.

Dame Tremblay reprit :

— Vous m’interrompez toujours, mère Malheur, mais n’importe ! je disais que personne, quand j’étais la charmante Joséphine du lac Beauport, ne pouvait soutenir sans mentir effrontément, que…

Vous ne m’écoutez plus ? eh bien ! c’est dommage ! Prenons une autre tasse de thé avec encore une goutte de cognac, et vous allez descendre à la cuisine, dire la bonne aventure à ces paresseuses de servantes qui passent leur temps à parler des garçons, et dépensent tout ce qu’elles gagnent en rubans, en dentelles, en colifichets de toutes sortes. Avez-vous jamais vu des filles comme celles de ce temps-ci ?

Sont-elles ridicules, un peu, avec leurs talons hauts, leur fard, leurs garnitures ! on ne peut plus les distinguer d’avec leurs maîtresses. Quand j’étais la…

III.

Mère Malheur l’interrompit encore une fois.

— J’y vais à la cuisine, dit-elle, j’y vais. Ces pauvres servantes, il faut les amuser un brin, ne pas démolir si vite l’édifice de leurs espérances, et les rendre heureuses d’une félicité qui n’arrivera peut-être jamais.

Elle sortit. Dame Tremblay la suivit.

— Je ne pourrai pas m’attarder longtemps, fit-elle, j’ai une longue route à parcourir avant la nuit.

Le temps de satisfaire la curiosité des plus hardies, de promettre des maris fidèles aux plus jalouses et de la richesse à toutes, puis elle fit ses adieux à dame Tremblay et elle reprit en hâte, marchant dru, avec son bâton, le chemin de la ville.

IV.

La Corriveau l’attendait avec impatience, et dès qu’elle mit les pieds sur le seuil de sa cabane, au pied du rocher, elle lui demanda d’une voix anxieuse, en courant au-devant d’elle :

— L’avez-vous vue, mère Malheur ? Lui avez-vous remis ma lettre ?… Vous ôterez votre chapeau après. Parlez vite !

Elle ne venait pas à bout de dénouer les attaches de son chapeau, mère Malheur. La Corriveau vint à son secours.

— Eh bien ! parlez donc, dit-elle encore.

— Oui ! oui ! elle l’a, votre lettre. Elle a avalé mes histoires comme de l’eau. Elle vous attend au coup de minuit, demain. Elle vous fera entrer, dame Dodier… Mais est-ce elle qui vous fera sortir ?

Mère Malheur, son chapeau à la main, regardait la Corriveau d’un œil méchant.

— Si elle me fait entrer, répondit la Corriveau, je sortirai bien toute seule ! Pourquoi cette question ?

— Parce que je lis dans vos yeux un dessein diabolique et vous ne m’en faites point part. C’est mal cela, dame Dodier.

— Pouah ! nous sommes de société. Vous verrez bien !… Mais quelle apparence a-t-elle cette mystérieuse dame de Beaumanoir ?

V.

La Corriveau s’assit et appuya sa main décharnée sur le bras de sa complice.

— L’apparence d’une condamnée à mort, répondit celle-ci ; elle est trop bonne pour vivre. Le chagrin n’est pas fait pour une aussi divine créature.

— Il y a quelque chose de pire que le chagrin, pour cette sorte de créature, répliqua froidement la Corriveau.

— Comme on fait son lit on se couche, riposta mère Malheur.

Et elle ajouta :

C’est ce que je dis toujours aux petites curieuses qui viennent me questionner. Et ma foi ! Le proverbe leur plaît assez.

— Les folles ! exclama la Corriveau… j’irai demain soir au château, pour la voir, cette merveilleuse beauté. L’Intendant revient dans deux jours, et il pourrait bien l’éloigner. Vous a-t-elle parlé de lui ?

— Non, Bigot est un diable plus puissant que celui que nous servons ; je le crains.

— Bah ! je ne crains ni le diable ni les hommes. À minuit, mère Malheur ? C’est à minuit qu’elle m’attend !

— Oui, passez par le couloir, dans les voûtes, et allez frapper à la porte de la chambre secrète. Elle vous fera entrer. Mais dites donc, est-elle condamnée ? Ne pouvez-vous pas lui montrer un peu de pitié ?

Mère Malheur éprouvait de la crainte et de la commisération. Le regard angélique de la jeune victime l’avait agitée comme le vent fait d’une feuille sèche.

VI.

— Tiens ! mère Malheur ! riposta la Corriveau, en se moquant, elle a fondu votre vieux cœur de roche ! Qui aurait jamais pensé cela ?

Pourtant, reprit-elle aussitôt, son regard m’a bien amollie pendant une minute, dans le bois de St. Valier.

— Elle n’est pas du tout comme les autres filles que j’ai vues, affirma mère Malheur, pour s’excuser, je gagerais qu’il n’y a pas plus de mauvais esprits dans son âme que dans une église.

— Vous radotez, mère Malheur ! fit la Corriveau en éclatant de rire. Je vais à l’église, moi, et je prie. Mais c’est le diable que j’invoque : et je le vois, derrière l’autel, qui me fait des signes d’encouragement.

— Vous êtes plus chanceuse que moi ! je vais quelquefois le prier aussi à l’église, et je ne le vois jamais.

Et les deux vieilles maudites se prirent à ricaner, en répétant les litanies du diable qu’elles récitaient dans l’église de Dieu.

VII.

Il s’agit maintenant, observa la Corriveau, de décider comment je me rendrai à Beaumanoir. Il me faudra aller à pied, comme vous avez fait, mère Malheur. Je prendrai le sentier qui traverse la forêt. Il faut que je ne sois pas vue. Il y va de ma vie.

— La lune se lève vers neuf heures, répondit mère Malheur, ce sera le moment d’entrer dans les bois. Êtes-vous sûre du chemin ?

— Le chemin ? J’y entre comme dans ma robe ! Je connais un canotier sauvage qui me débarquera sur la batture de Beauport et ne soufflera mot. Je n’irai pas m’exposer à l’espionnage de maître Jean Le Nocher ou de sa Babet.

— Ma parole d’honneur ! dame Dodier, vous êtes malaisée, à prendre et vous seriez capable de jouer à cache-cache avec Satan.

Pourtant, ajouta-t-elle cyniquement, je crois qu’il finira par nous trouver… quand nous serons dans notre dernière cachette.

— Bah ! vogue la galère ! exclama la Corriveau en se levant. Ça ira comme ça pourra !

Je me rendrai à Beaumanoir sur mes jambes, et pour trouver le chemin plus court et moins fatiguant ; je m’imaginerai que je porte des jarretières d’or et des pantoufles d’argent.

Mais vous devez avoir faim, mère Malheur, après une aussi longue marche. Je vous ai préparé un bon souper. Venez manger au nom du diable, ou bien je vais dire le bénédicité pour vous faire étouffer.

VIII.

La table était bien servie, et les mets plus succulents que ne l’aurait fait supposer l’aspect misérable du taudis. Le pot de confitures, apporté par l’infidèle servante de Varin, n’avait pas été oublié.

Les deux vieilles compagnes s’assirent en face l’une de l’autre.

La Corriveau eut une pensée infernale qui fit tressaillir les mânes de Béatrice Spara, d’Exili et de la La Voisin. Elle sourit en elle-même et se dit que la prudence était une chose d’un prix infini.

Il y avait entre les deux vieilles femmes, au milieu de la table, une bouteille d’eau de vie. Et les deux misérables buvaient, riaient, se moquaient de leurs dupes et de leurs victimes, et chantaient des refrains obscènes.

IX.

Le lendemain, la Corriveau fit connaître à mademoiselle Des Meloises son intention de visiter Beaumanoir le soir même.

Angélique éprouva de la joie à cette nouvelle, mais en même temps, elle pâlit et frissonna. C’était la peur que la tentative ne réussit pas ou que le crime fut découvert.

Elle envoya porter, à la chaumière de la mère Malheur, par un inconnu, un bouquet de roses magnifiques enfermées dans un coffret. Elle avait tremblé en cueillant ces fleurs dignes de parer l’autel de l’Agneau.

La Corriveau plaça le coffret dans une petite chambre noire, où le soleil n’entrait jamais, et dont la sale fenêtre s’ouvrait sur le rocher, à deux pas.

Elle l’ouvrit et ses petits yeux méchants lançaient des flammes à la vue des roses parfumées attachées avec un ruban bleu, et d’une bourse de soie pleine de pièces d’or.

Elle colla la bourse sur sa joue, l’embrassa avec passion et la cacha dans sa poitrine.

Puis regardant le bouquet :

— Les belles fleurs ! les douces fleurs ! dit-elle… Les hommes croient que ces choses-là ne font point de mal… Elles sont comme celle qui les donne, belles en dehors encore…, et belles en dedans, aussi, comme celle qui va les recevoir.

Elle réfléchit pendant une minute en les regardant.

— Angélique Des Meloises, reprit-elle, vous m’envoyez ces roses avec votre or, parceque vous me supposez plus méchante que vous ! Allons donc ! Vous êtes digne d’être couronnée reine de l’enfer, cette nuit, avec ces roses suaves !…

X.

Elle regarda par la fenêtre et vit un rayon de soleil couchant illuminer un angle du rocher, à la cime.

Il est temps que je me prépare pour mon voyage, pensa-t-elle.

Elle dénoua ses longs cheveux grisonnants et les laissa tomber sur ses épaules. Elle prit le coffret d’ébène qu’elle tenait toujours caché dans son sein, et le déposa avec un soin particulier sur une tablette. L’ayant ouvert, elle en tira une petite fiole dorée, le faune antique, remplie d’un liquide brillant. Elle l’agita et des milliers d’étincelles s’allumèrent aussitôt.

Elle prit un mouchoir, le plia et le mit sur sa bouche et ses narines, pour se préserver de la volatile essence, puis, tenant le bouquet au bout de son bras, elle versa dessus quelques gouttes du liquide étrange en prononçant les paroles cabalistiques que la terrible Béatrice Spara avait apprises à Antonio Exili, et que sa mère lui avait enseignées à elle, sans en trop savoir la signification.

Hecaten Voco !
Voco Tisiphonem !
Spargens avernales aquas,
Te morti devoveo, te Diris ago !

Les formidables gouttes tombèrent comme une douce rosée sur les fleurs. Les roses étincelèrent d’un éclat nouveau. Chacune de leurs feuilles, chacune de leurs pétales furent imprégnées de l’impitoyable poison. La mort s’exhalerait maintenant avec chaque atome de leurs parfums.

La Corriveau enveloppa le bouquet dans un papier d’argent, le remit dans la petite boîte et se prépara à sortir.