Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 96-114).


CHAPITRE XLII.

mère malheur.

I.

La Corriveau avait hâte de commencer son œuvre maudite. Elle se cachait toujours chez son ancienne amie, la mère Malheur, un bouge où elle s’était réfugiée, on s’en souvient, après sa première entrevue avec Angélique Des Meloises.

Ce bouge malpropre semblait faire partie du rocher auquel il s’adossait. C’était une petite construction en pierre brute, surmontée d’un toit aigu, avec des auvents qui descendaient bas comme pour la cacher.

Le seul être vivant qui l’habitait d’ordinaire était la mère Malheur, une vieille méchante, une vieille sans cœur, qui vendait du bon vent aux matelots et de la chance aux chasseurs. On la soupçonnait encore d’exercer d’autres industries non moins condamnables.

À force de pratiquer les superstitions, elle en était venue à croire un peu à ses propres impostures. Elle admirait la Corriveau, et la Corriveau, pour la récompenser de son amitié, lui avait révélé quelques-uns de ses diaboliques secrets, les moins importants, comme de raison.

Mère Malheur la recevait toujours avec un plaisir sincère, la fêtait, la choyait, la servait de son mieux ; jamais cependant elle ne se montrait trop curieuse. Elle ne l’interrogeait pas sur les motifs qui l’amenaient à la ville. Elle en devinait toujours assez long probablement. Au reste, ces deux femmes se connaissaient assez pour se comprendre sans de longs discours.

II.

Ce jour-là, la Corriveau se montrait plus réservée que jamais, et mère Malheur plus curieuse que de coutume. Elle avait parlé, mère Malheur, de toutes les drogues qu’elle avait vendues, de tous les horoscopes qu’elle avait tirés, des bonnes chances promises aux voyageurs, et des vents favorables garantis aux marins, et la Corriveau ne s’était vantée de rien ; pas la moindre confidence en retour. Évidemment elle était sombre, la Corriveau ; elle était songeuse, inquiète. Elle méditait quelque chose.

— Si vous avez besoin de mes services, dame Dodier, lui dit-elle, enfin, ne vous gênez pas. Je crois que vous avez quelque tâche à accomplir. Quelque fois, petite aide fait grand bien. Je me mettrais dans le feu pour vous, dame Dodier ! et pour n’importe quelle autre personne au monde je ne voudrais pas me brûler un doigt.

— Je sais cela, mère Malheur, je sais cela ! Vous avez raison, je médite quelque chose, et je vais avoir besoin de vous. Cependant, je ne puis vous dire pourquoi ni comment.

— Est-ce d’un homme qu’il s’agit, ou d’une femme ? Rien que cela, dame Dodier ; je ne vous demande rien de plus.

Elle regardait la Corriveau avec des yeux brillants de convoitise et de curiosité.

— C’est d’une femme, répondit la Corriveau ; ainsi vous allez m’aider. Vive notre sexe toujours ! mère Malheur, pour un forfait bien conditionné ! Je ne vois pas trop à quoi serviraient les femmes si ce n’était à se tuer les unes les autres pour l’amour de ces vauriens d’hommes !

III.

Mère Malheur se prit à rire d’un rire hideux, en mettant ses longs doigts crochus sur les épaules maigres de sa maîtresse :

— À quoi elles serviraient, les femmes, dites-vous ! à tenter l’homme, et à jeter la semence de tous les maux !

— Nous deux, par exemple, mère Malheur, nous sommes terriblement tentantes ! repartit la Corriveau en riant à son tour d’un air cynique.

— Eh ! nous avons eu notre jeunesse ! Vous vous en souvenez ; nous n’étions pas les moins séduisantes, ni les plus insensibles.

— Bah ! s’écria la Corriveau, j’aurais voulu être homme, moi ! le destin s’est fièrement trompé en me faisant femme !

— Je suis contente d’être femme, moi, dame Dodier, oui, ma foi ! Les hommes ne sont pas capables d’être la moitié aussi méchants que les femmes, surtout quand elles sont jeunes et jolies…

Et elle rit tant que ses yeux rouges et chassieux se remplirent de larmes.

— C’est vrai ce que vous dites-là, mère Malheur ! les plus belles femmes sont toujours les plus méchantes. Belle et cruelle ! belle et cruelle ! c’est un vieux dicton. Mais bah ! nous sommes toutes pareilles ; nous portons toutes la marque de Satan…

La Corriveau avait l’air d’Hécate en prononçant ce blasphème contre la femme.

— La marque de Satan ! reprit mère Malheur, je l’ai sur un bras, voyez ! J’ai été, un jour, citée devant la haute cour d’Arras, à cause de ce signe de sorcellerie. Mais le juge, un imbécile ! a déclaré que c’était un grain de beauté et que je n’étais pas du tout sorcière pour cela. Tout de même, je l’ai ensorcelé comme il faut. Le pauvre garçon ! il mourut dans le cours de l’année et le diable vint, sous la forme d’un chat, se coucher sur son tombeau, jusqu’à ce que ses amis eussent planté une croix. Je vous le répète, je suis contente d’être femme, parce qu’il est toujours aisé de se faire belle et d’être méchante. C’est ce que je dis aux jeunes filles qui viennent me consulter, et elles me donnent double salaire pour cela.

— Eh bien ! pas moi ! Les femmes, mère Malheur, elles nous méprisent, nous appellent des vauriennes, des sorcières, et elles font pis que nous : elles mentent, frappent, tuent pour l’amour d’un homme qu’elles trahiront demain. Salomon, le plus sage des hommes, n’a trouvé dans son temps, qu’une femme vertueuse sur mille, aujourd’hui, il n’en trouverait pas une dans tout le monde.

Apportez-moi un verre de vin, mère Malheur, je suis fatiguée de voyager dans l’obscurité d’ici à la maison de cette joyeuse dame dont il est question.

IV.

Mère Malheur avait une cruche d’excellent vin qu’un matelot lui avait apportée après l’avoir volée à bord de son vaisseau ; elle en remplit deux grands gobelets :

— Vous ne m’avez toujours pas dit le nom de cette dame.

— Non, et je ne vous le dirai pas encore. Seulement, sachez qu’elle est capable de nous en remontrer à toutes deux. Mais j’ai fini d’aller chez elle.

La Corriveau ne se rendit plus en effet chez mademoiselle Des Meloises. Mais, elle fut tenue au courant des agissements de l’Intendant. Il était allé aux Trois-Rivières, pour affaires urgentes, et pouvait y demeurer une semaine.

Angélique avait questionné Varin, pour savoir ce qui s’était passé au conseil. Varin lui fit un compte-rendu fantaisiste et raconta tout autre chose que la vérité. S’il eut dit que le gouverneur avait ordre de chercher mademoiselle de St. Castin, et qu’il fallait à tout prix la trouver, elle se serait empressée de le voir pour le conseiller de faire visiter Beaumanoir. Elle aurait pu ainsi éloigner sa rivale, sans avoir besoin de recourir au crime.

Il ne devait pas en être ainsi.

V.

Mère Malheur était mieux informée. Une servante de Varin, qui venait la consulter assez souvent et qui ne se faisait pas un scrupule de bavarder, lui avait tout dit. Elle savait cela, elle, d’un petit domestique, son amoureux, qui avait espionné son maître et l’Intendant, pendant qu’ils causaient ensemble des lettres du baron et de la Pompadour. Elle se hâta d’accourir chez la vieille sorcière avec sa nouvelle intéressante et un pot de confitures volé à la cuisine. Mère Malheur montra autant d’empressement à tout révéler à la Corriveau.

La Corriveau comprit aussitôt qu’il fallait empêcher mademoiselle Des Meloises de connaître cela. Elle changerait d’avis, ne voudrait plus faire périr sa rivale, et la récompense promise pour le forfait serait perdue. Elle ne l’entendait pas ainsi, la Corriveau ! Elle avait mis la main dans le plat ; elle ne la retirerait pas vide. La chance était trop belle, le crime trop noir, pour y renoncer.

VI.

La malheureuse Angélique, victime de ses passions d’abord, allait devenir victime de la Corriveau. Sans en faire tout à fait sa confidente, la Corriveau résolut de se servir sans retard cependant de sa vieille amie, et d’utiliser ses infâmes services. Il n’y avait plus de temps à perdre.

Mère Malheur avait été servante à Beaumanoir autrefois. Elle connaissait parfaitement la maison. Dans les jours d’ardeur et de folie de la jeunesse, elle était souvent entrée ou sortie clandestinement, par le passage souterrain, qui reliait la tour aux voûtes du château. Elle était familière avec dame Tremblay. La charmante Joséphine de jadis, l’avait souvent consultée, dans les instants critiques où son cœur large était également divisé entre ses nombreux adorateurs.

Maintenant, le plus grand plaisir de ces deux vieilles friponnes était de s’asseoir à une petite table, en face l’une de l’autre, avec une tasse de thé ou un verre de rhum, et de rappeler ce temps éloigné de leur jeunesse scabreuse. Cela avait la senteur du vice aimé, et ragaillardissait leurs esprits, comme la senteur du foin nouvellement fauché nous rappelle que l’été est revenu, et que c’est le temps des ébats joyeux dans les vertes prairies.

VII.

La Corriveau ne doutait point que la captive de Beaumanoir ne fût mademoiselle de St. Castin. Le souvenir de la rencontre d’une jeune blanche et des Abénaquis, dans le bois de St. Valier, et des questions qu’elle lui adressa au sujet de l’Intendant, la confirma dans son opinion. Elle résolut d’envoyer sa complice nouvelle au château, sous prétexte de faire une visite à dame Tremblay, mais en réalité pour qu’elle pût lui préparer les voies à elle-même, et la mettre en communication avec la captive.

Si Caroline se décidait à admettre la Corriveau dans sa chambre privée, et à lui accorder un peu de confiance, le reste irait bien. Elle dit cela avec une satisfaction singulière, la Corriveau, que le reste irait bien. Puis, ce ne serait pas mademoiselle Des Meloises qui pèserait l’or… le prix du sang ! Une fois le crime consommé, elle verrait !

Elle allait devenir toute puissante et terriblement redoutable, la sorcière de St. Valier. Elle serait riche enfin, très riche ! Mademoiselle Des Meloises partagerait bien sa fortune avec elle, plutôt que de s’exposer aux conséquences d’une trahison. Si la mort de cette recluse doit être pour elle un élixir de vie, pour la Corriveau, elle sera la pierre de touche de la fortune.

VIII.

Le lendemain, mère Malheur se rendait à Beaumanoir. Elle portait, pour mademoiselle de St. Castin, une lettre d’une écriture italienne. Marie Exili avait enseigné l’écriture à sa fille.

Les personnes qui savaient écrire étaient assez rares à cette époque, surtout parmi le peuple. Aussi les gens s’étonnaient assez de trouver cet art chez la Corriveau, et ils supposaient charitablement qu’elle l’avait appris du diable, tout comme elle avait appris de lui à les ensorceler.

Mère Malheur pressentait une cordiale réception. Il y aurait sans doute, tasse de thé agrémenté d’eau-de-vie, et puis évocation des souvenances courts vêtues. En conséquence, elle fit sa grande toilette : Une coiffe avec large dentelle, un chapeau pointu, des boucles d’oreilles, des souliers avec boucles de cuivre, un jupon court et des bas rouges.

Elle partit appuyée sur sa canne. Elle trottait dru. Arrivée sur la grève de la rivière St. Charles, elle appela le passeur qui se hâta de venir.

Le passeur, c’était toujours Jean Le Nocher.

Il fit le signe de la croix, quand elle mit le pied dans son bac, et prenant son aviron, il se hâta de ramer, comme pour avoir fini le plus tôt possible.

Il ne voulut pas accepter de péage, ce n’était pas par galanterie assurément. Babet s’aperçut de cela et elle accourut :

— Payez à moi, mère Malheur, fit-elle, c’est la même chose.

Et elle mit la monnaie dans sa poche en disant à son mari :

— Vous êtes fou, Jean, l’argent ne sent pas mauvais. Au reste, nous le donnerons à l’église et ça le purifiera.

IX.

Mère Malheur était accoutumée au mépris et aux railleries du monde ; cependant, la remarque de Babet la blessa. Elle frappa du bout de sa canne le sol avec fureur, et faisant signe de son doigt osseux elle s’écria :

— Que le diable vous emporte, Babet ! Comment se fait-il que vous soyez devenue la femme d’un honnête homme ? il n’y avait donc pas de sorcière alors ? Ah ! vos belles joues roses deviendront blanches comme un morceau de craie, avant que vous en attrapiez un autre, quand celui-ci sera mort ! Regardez !…

Elle fit, avec le bout de sa canne, un pentagone sur le sable.

Quand ce signe sera effacé, continua-t-elle, attention ! les malheurs commenceront. Ce n’est pas moi qui les cause, ces malheurs, je ne fais que les prédire ! Adieu, dame Babet, bon voyage à moi ! mauvaise chance à vous !

X.

La vieille sorcière s’éloigna, marchant vite, à l’aide de sa canne, sur le bord du chemin qui conduisait à Charlesbourg.

Jean était terrifié : Babet, rouge de colère, se frappa dans les mains en criant :

— Va-t-en, vieille méchante ! je voudrais te voir monter à la lune dans un baril de goudron enflammé !… Mauvais voyage ! mauvais voyage !… D’abord, tu ne sors jamais que pour le mal !…

Jean, dit à Babet, d’un air triste et d’un ton lamentable :

Elle a laissé la marque de Satan sur le sable ; allons-nous l’effacer, ou demander au curé qu’il vienne avec de l’eau bénite ? Mais pour sûr qu’il arrivera malheur à quelqu’un ensuite.

— Mais si le malheur ne tombe pas sur nous, Jean, qu’est-ce que cela fait ? Pas besoin de pleurer ! Laissons ce signe, et le curé l’effacera. Il détournera bien la malédiction.

— C’est bon ! laissons-la aussi longtemps que possible, puisque le malheur ne doit arriver que lorsqu’elle sera effacée.

Il courut à la maison chercher une cuve, et la mit comme un couvercle sur le signe fatal, pour le cacher.

XI.

Mère Malheur, tour à tour, riant et maudissant, monta la route de Charlesbourg, et vint s’arrêter un instant, sous le vieil arbre qui ombrageait la couronne de France.

Deux ou trois habitants vidaient, en causant, leur gobelet de cidre. Ils s’empressèrent de lui faire place.

Elle s’assit, les fixa de ses petits yeux rouges et leur causa tant d’effroi, ou de répugnance qu’ils s’éloignèrent l’un après l’autre et la laissèrent seule.

Dame Bédard et sa fille Zoé vinrent la trouver. La conversation s’engagea aussitôt. Zoé voulait savoir le bonheur qui l’attendait dans son ménage. Elle pria la sorcière de soulever un coin du voile qui lui dérobait l’avenir.

Mère Malheur se rendit à ses désirs et lui dit une foule de choses agréables, sans doute, car après son départ, la jeune fille affirma que jamais diseuse de bonne aventure ne pouvait deviner la vérité et lire dans l’avenir comme cette bonne vieille. Elle la trouvait une bonne vieille ; et les gens qui parlaient mal d’elle, étaient tous des mauvaises langues.

Quand elle raconta à sa mère les prédictions qui venaient d’être faites à son sujet, sa mère se mit à rire et fut toute joyeuse comme une aïeule près du berceau de son premier petit fils.

XII.

Mère Malheur ne savait pas au juste pourquoi elle se rendait à Beaumanoir, mais elle flairait du sang et cela lui donnait du courage.

Elle se remit en route, et vite, vite ! la main crispée sur sa canne noueuse, laide comme un gnome, un rayon, du feu de l’enfer dans les yeux, elle entra dans la forêt.

Ses pieds maudits fouillaient dru et reculaient, avec un bruit sec, les feuilles de pourpre et de safran, tombées des rameaux, pour faire un tapis au sol flétri. Le ciel était d’azur, l’air frais et embaumé, mais pour elle tout paraissait ténèbres. Elle haïssait les beautés de Dieu.

C’était l’été de la St. Martin, l’été des sauvages, comme disent les habitants, et la nature, à la veille de s’endormir dans le tombeau de l’hiver, sous son épais linceul de neige, prodiguait, comme pour se faire regretter davantage, dans une heure de douce ivresse, ses charmes ravissants et ses glorieuses beautés.

Mère Malheur maudissait les rayons de lumière qui jouaient dans les feuillages éclatants, les oiseaux qui chantaient de bonheur, les souffles parfumés qui murmuraient partout, parceque c’était la bonté de Dieu qui faisait descendre ces rayons du ciel, chanter ces oiseaux sur les arbres, courir ces souffles odorants dans l’espace.

Elle arriva enfin, tout essoufflée, à la porte du château, et un cruel sourire parut sur ses lèvres. Ceux qui l’aperçurent d’abord, récitèrent un Ave Maria pour détourner les mauvais sorts de leur tête, et la saluèrent poliment ensuite. Ils n’étaient pas fâchés, car, pour une pièce d’argent, ils sauraient enfin si l’amant est fidèle, si l’insensible se laissera toucher, si la richesse viendra un jour, et mille choses qu’il n’est pas indifférent de connaître.

Dame Tremblay sortait par la porte de derrière du château, comme elle arrivait.

— Sur ma vie ! s’écria-t-elle, c’est la mère Malheur ! Bonjour ! ma vieille âme damnée ! Vous avez deviné que je voulais vous voir, c’est sûr ! Entrez, venez vous reposer. Vous devez être fatiguée, la mère, hormis que vous soyez venue à cheval sur un manche à balai… Entrez, ne vous occupez point de ces jeunesses.

Elle faisait allusion aux domestiques qui, la tête dans les portes, chuchotaient entre eux.

XIII.

Les deux vieilles femmes entrèrent.

Dame Tremblay conduisit mère Malheur à sa chambre et lui versa un verre d’eau-de-vie.

— Prenez ceci, dit-elle, cela va vous réconforter. Il est excellent ce cognac… J’en prends, moi, de temps en temps, un plein dé, comme cela, et je m’en trouve bien…

Quand j’étais la charmante Joséphine, j’avais coutume de mettre mes lèvres sur le bord des gobelets que je présentais aux galants, et je ne buvais pas plus qu’une mouche. Les coquins ! ils ne voulaient boire que dans ces gobelets ! Hélas ! mère Malheur ! ajouta-t-elle, d’un air dolent et en branlant la tête, nous ne pouvons pas rester toujours jeunes et belles !

— Non, c’est vrai ; mais nous pouvons demeurer joyeuse et grasse… c’est ce que nous avons fait ! Vous ne buvez pas la vie goutte à goutte, et je parie que si quelqu’un vous proposait de vous conduire à l’église, vous seriez capable d’y courir encore, mieux que n’importe quelle jeune fille de la Nouvelle-France.

La répartie de mère Malheur, fit rire aux éclats dame Tremblay. Elle approcha sa chaise de sa vieille camarade et la regardant en face :

— Quelles nouvelles ? demanda-t-elle.

XIV.

Elle était douée d’une vive curiosité, la mère Tremblay, se tenait au courant de tout ce qui se passait à la ville et à la campagne, éprouvait autant de plaisir à répandre les rumeurs qu’à les recueillir, et ne lâchait jamais une personne qu’elle n’en eût tiré tous ses secrets.

Le mystère qui enveloppait mademoiselle de St. Castin l’intriguait assez, conséquemment. Elle s’irritait de ne pouvoir le pénétrer, et taxait presque d’impertinence la réserve de cette fille qui ne voulait pas même dire son nom.

Le plus extraordinaire, c’est que l’Intendant lui avait défendu de chercher à pénétrer le secret de sa captive.

En fallait-il plus pour irriter même la plus indolente curiosité ! Mère Malheur arrivait fort à propos.

XV.

— Vous sentez-vous bien, maintenant, mère Malheur ! demanda-t-elle, à sa visiteuse. Ce petit verre vous a rendue colorée comme une pivoine.

— Je me sens très bien, oui : Il est vraiment bon, ce cognac, il réchauffe sans brûler… Ce verre, c’est ce qui m’est arrivé de plus heureux aujourd’hui…

— Il doit y avoir du nouveau à la ville : des naissances, des mariages, des décès. Il doit y avoir des relations tendres, des heureux, des malheureux en amour ; des noms proclamés, des réputations naufragées. Voyons ! mère Malheur, parlez, dites tout… J’aurai quelque chose d’intéressant à vous conter… Encore une petite goutte de ce bon cognac.

— Décidément, dame Tremblay, la tentation est trop forte, répondit mère Malheur.

Elle se versa un bon coup, et le verre à la main, elle commença à rapporter les rumeurs qui couvraient les rues de la ville, et elle leur donnait des couleurs agréables et des tournures piquantes.

Dame Tremblay était ravie.

— Maintenant, dit-elle, j’ai un secret à vous confier, mère Malheur.

Elle parlait bas et d’une façon mystérieuse.

XVI.

— C’est un secret formidable, reprit-elle, attention ! il vaudrait mieux être brûlée vive que de le révéler.

« Ici, dans le château, il y a une dame, une vraie dame s’il en fut jamais, qui vit dans la retraite la plus profonde. L’Intendant seul peut la voir… et moi ! Elle est aussi belle et aussi triste que Notre-Dame des douleurs. Ce qu’elle est, je puis le deviner ; mais son nom, impossible ! Je donnerais mon petit doigt pour le savoir, cependant.

— Je ne comprends pas, dame Tremblay, qu’on ait des secrets avec vous. Tout de même, vous m’apprenez là, une chose vraiment extraordinaire. Une femme qui est cachée ici ! Et vous ne pouvez pas la connaître ? C’est drôle !

— C’est pourtant la vérité. Si je vous disais que j’ai essayé toutes les ruses ; mais elle a été plus fine que moi. Si c’était un homme, j’en viendrais bien à bout. Quand j’étais la charmante Joséphine du lac Beauport, je pouvais rouler les hommes comme un fil autour de mon doigt, mais cette femme, c’est un nœud inextricable.

— Que savez-vous d’elle ? quels sont vos soupçons, dame Tremblay ?

— Ma foi, je vous dirai bien que je la crois un peu comme nous toutes, les femmes, pas meilleure que de raison. L’Intendant le sait bien, lui, mademoiselle Des Meloises aussi. Elle aussi, la pauvre captive, connaît un peu ses misères, car elle prie et pleure beaucoup. C’est pour cela qu’elle se montre si discrète.

XVII.

— Savez-vous bien, dame Tremblay, que c’est une grande nouvelle que vous m’apprenez là, reprit mère Malheur, dissimulant du mieux qu’elle pouvait la joie extrême qu’elle ressentait, et bien décidée à ne pas laisser échapper une si belle occasion de servir la Corriveau.

Mais qu’attendez-vous-de moi en cette circonstance, continua-t-elle.

— Ce que j’attends de vous ? le voici. Vous allez voir cette dame, mère Malheur, sous le plus grand secret, bien entendu ! et vous lirez dans ses mains tous les secrets qu’elle nous cache. Vous comprenez ?

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dame Tremblay, tout ce que vous voudrez ! Seulement il faudra que je la voie seule.

— Quant à moi, je le veux bien, mais je ne sais pas si elle consentira. Elle a une tête ! je n’oserais pas la solliciter trop vivement… Tenez ! ce mystère de femme me trouble étrangement. J’en maigris. Voyez donc mes coudes, mes genoux !… Je n’ai pas été dans un pire état depuis le temps du bonhomme Tremblay. Ce pauvre homme !…

Je vais aller lui demander si elle veut faire dire sa bonne fortune. Elle est délaissée de tout le monde, désespérée. Une femme désespérée s’accroche à tout. C’est ce que j’ai fait quand j’ai épousé, d’après votre conseil, le sieur Tremblay.

Dame Tremblay s’essuya la bouche et les joues avec le coin de son tablier et descendit à l’appartement de Caroline.

XVIII.

Mademoiselle de St. Castin, assise à sa fenêtre, travaillait à une dentelle, en songeant à ses joies d’autrefois et à ses douleurs d’aujourd’hui. Et souvent elle relevait son front pâle comme pour regarder le ciel qui se déroulait sur les bois jaunissants, et alors son ouvrage reposait sur ses genoux, entre ses mains immobiles.

Elle rappelait une à une, comme des perles précieuses, les paroles que l’Intendant lui avait adressées en partant pour les Trois-Rivières. Sa voix avait eu une douceur inaccoutumée, sa main semblait plus chaude et plus loyale, son regard, plus tendre, et plus franc ! Comme il avait paru ému quand, sur la galerie, en se séparant d’elle, il lui recommanda de prendre bien soin de sa santé et de retrouver les roses d’Acadie !

— Oh ! les pauvres roses d’Acadie, pensait-elle douloureusement, elles ne refleuriront plus jamais !… je les ai trop longtemps arrosées de mes larmes… trop longtemps en vain !… Il est trop tard, Bigot, trop tard !

Elle fut arrachée à ses réflexions amères par trois petits coups frappés dans sa porte…

Dame Tremblay entra, sous prétexte de tout mettre en ordre dans la chambre, et commença à raconter les petites nouvelles du dehors, sans paraître y attacher d’importance, tout en époussetant, ou essuyant les meubles.

Mademoiselle de St. Castin l’écoutait d’une oreille assez indifférente.

— Il vient d’entrer une singulière vieille, au château, dit-elle à la fin, en regardant la jeune fille. C’est une femme de la ville. Elle est si savante qu’elle connaît tout. Elle sait interpréter les songes ; elle peut voir dans une glace, ou dans votre main, le passé, le présent et l’avenir.

Caroline releva la tête et laissa tomber sa broderie. La vieille ménagère continua :

— C’est réellement une femme étonnante, dangereuse même. Il n’est peut-être pas bon d’avoir des rapports avec elle. Cependant, je sais qu’elle est souvent consultée. Elle m’avait prédit mon mariage avec le bonhomme Tremblay… Mais elle m’annonça sa mort aussi, ensuite. Il est mort comme elle l’avait dit, et dans le mois qu’elle avait désigné… Quant à moi, j’ai raison de croire en elle et… de lui garder de la reconnaissance.

XIX.

La curiosité de mademoiselle de St. Castin s’éveillait. Le sang indien qui coulait dans les veines de cette fille, lui avait donné quelque chose du caractère superstitieux et naïf de ses pères.

Elle venait de faire un rêve singulier.

« Un homme, la figure couverte d’un voile épais, la menait en croupe sur un cheval noir comme la nuit. Le cheval noir courait comme le vent. Il se rendit ainsi aux confins du monde et là, l’homme masqué, qu’elle n’avait pu reconnaître la renferma dans une montagne pour jusqu’à la fin des temps. Mais un ange éblouissant entr’ouvrit le rocher, la prit dans ses bras et l’emporta à travers l’espace radieux, au pied du Rédempteur, parmi les élus du ciel.

Ce rêve l’inquiétait, elle n’avait pas pu voir la face de son ravisseur, mais elle savait que c’était un homme qu’elle aimait, un homme qui faisait aussi, mais d’un amour inavouable.

L’arrivée au château d’une personne capable d’expliquer les songes, lui parut une bonne fortune, une permission de la Providence, peut-être.

— Je serais curieuse de consulter cette vieille femme, dit-elle à dame Tremblay.

La ménagère se hâta de l’aller quérir. Elle revint au bout de cinq minutes. Le bâton de la sorcière faisait, à chaque pas, retentir lugubrement le plancher du corridor.

XX.

Mère Malheur entra. Son aspect repoussant produisit une impression pénible sur l’esprit délicat de Caroline. Elle s’assit après y avoir été invitée, et attendit les questions qu’il plairait à la jeune curieuse de lui adresser.

Elle préparait d’avance ses explications de manière à passer pour habile en flattant les espérances de sa nouvelle dupe.

Caroline raconta le songe étrange qu’elle avait eu, et la diseuse de bonne aventure lui prédit l’heure de la délivrance et du triomphe, par les soins d’un ami ignoré.

Cette promesse fit sourire l’infortunée et la prédisposa en faveur de la vieille femme.

Mère Malheur, regardant tout autour de la pièce, pour s’assurer que les portes étaient bien fermées, reprit :

— Madame, je puis vous dire autre chose que la signification de votre songe, si vous le voulez ; je suis capable de découvrir qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici.

Caroline se dressa stupéfaite en face de la sorcière.

— Vous savez qui je suis, balbutia-t-elle, et pourquoi je suis ici ?… c’est impossible ! je ne vous ai jamais vue…

— C’est vrai, vous ne m’avez jamais vue ; mais je vais vous dire quand même qui vous êtes : Vous êtes la fille du baron de St. Castin. N’est-ce pas vrai ?

La sorcière avait un aspect effrayant en parlant ainsi.

— Ô mère des miséricordes ! s’écria mademoiselle de St. Castin, tout effrayée, ayez pitié de moi !… qui êtes-vous donc, ajouta-t-elle, vous qui me connaissez si bien ?…

— Je ne suis qu’une messagère, madame. Je suis venue ici pour vous apporter une lettre de la part d’une amie qui vous connaît mieux que moi, et qui désire beaucoup vous voir, et vous communiquer des choses de la plus haute importance.

Elle lui remit le billet plié de la Corriveau.

— Une lettre ? fit Caroline, quel est ce mystère ?… Est-ce de l’Intendant ?

— Non, madame, c’est d’une femme.

Caroline rougit et trembla en prenant la lettre.

— C’est d’une femme, pensait-elle, il doit y avoir des motifs sérieux.

XXI.

La Corriveau affirmait qu’elle était une amie inconnue, désireuse de la protéger dans un moment critique… Le baron de St. Castin savait sa fille en la Nouvelle-France, et il était autorisé par le roi, à la chercher partout. S’il la retrouvait, elle serait envoyée en France…

Elle connaissait bien d’autres choses qu’elle ne pouvait pas écrire, mais qu’elle lui confierait dans une entrevue.

Elle connaissait le passage souterrain qui allait de la tour aux voûtés du château. Elle s’y rendrait la nuit suivante, à minuit juste, et elle irait frapper à la porte de la chambre secrète.

L’Intendant serait probablement une huitaine de jours aux Trois-Rivières, et en son absence, Beaumanoir serait probablement visité.

Caroline frissonnait en parcourant cette lettre. Après la rougeur de la honte, la pâleur de la crainte se peignit sur sa belle figure.

— Que faire ? Ô mon Dieu ! que faire ? exclama-t-elle en se tordant les bras, dans une amère angoisse.

Mère Malheur la regardait avec indifférence, avec curiosité, et ne se sentait nullement émue.

— Mon père, mon père bien-aimé ! continua-t-elle, mon père que j’ai tant offensé, va venir ici, la colère dans l’âme, m’arracher à ma cachette !… Oh ! je mourrai de honte à ses genoux ! Oh ! que les montagnes tombent sur moi et m’ensevelissent avec ma honte ! que faire ? où fuir ? Bigot ! Bigot ! pourquoi m’avez-vous trahie ?…

Mère Malheur, froide, dure, impassible, la regardait toujours.

— Mademoiselle, dit-elle, il n’y a qu’un moyen de vous sauver, c’est de suivre les conseils de l’amie qui vous écrit. Elle vous trouvera, j’en suis sûre, une bonne cachette. Voulez-vous la voir ?

— La voir ? Mais qu’est-elle ? Ne me trompe-t-on pas ? La connaissez-vous ?

Et elle regardait mère Malheur finement, pour voir si elle surprendrait une fausseté dans son air.

— Je crois que tout est vrai, madame, répondit la vieille scélérate. Mais, vous comprenez, je ne suis qu’une pauvre messagère, moi, et je n’affirme point ce que j’ignore. Mais celle qui m’envoie pourra vous dire tout.

— L’Intendant la connaît-il, cette femme ?

— Il me semble qu’il lui a dit de veiller sur vous en son absence. Elle est vieille et c’est une amie. Voulez-vous la voir ?

— Oui ! oui ! c’est bon. Dites-lui de venir… Ah ! j’ai besoin de la voir !… Mais vous aussi vous êtes âgée, et vous avez de l’expérience ; pensez-vous qu’elle va véritablement me sauver ? Le pensez-vous ?

Elle joignait les mains avec un douloureux désespoir en disant cela.

— Si elle ne vous sauve point, personne au monde ne vous sauvera.

— Hâtez-vous, alors, hâtez-vous ! Qu’elle vienne demain dans la nuit ! Je l’attendrai dans la chambre secrète… Je l’attendrai comme, dans la vallée de la mort, le condamné attend l’ange de la délivrance.

XXII.

Mère Malheur n’avait plus rien à dire, plus rien à apprendre.

Elle avait admirablement réussi dans sa mission diabolique et la Corriveau, sa digne camarade, allait chaleureusement la féliciter.

Elle fit un salut respectueux à mademoiselle de St Castin et se retira, clopin, clopant, en l’espionnant de l’œil.

Caroline s’assit, après avoir rendu le salut, et se mit à relire la lettre mystérieuse.

Elle ne remarqua point le regard faux et le sourire fourbe de la vieille femme qui s’arrêta, dans la porte entrebâillée, pour jouir encore du succès de sa criminelle mission.