Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 86-95).


CHAPITRE XLI.

une mauvaise nuit.

I.

Les habitués de l’auberge de Tilly s’étaient mis à causer des affaires de la colonie, et surtout de la dernière razzia des commissaires royaux. Maître Pothier, la tête en arrière, sur le dossier de sa chaise, l’air songeur, écoutait en faisant tourner ses pouces l’un contre l’autre. Tout à coup, il se pencha vers Jean La Marche.

— As-tu dit, Jean La Marche, lui demanda-t-il, que Le Gardeur de Repentigny jouait aux dés et buvait du vin chaud avec le chevalier de Péan et deux bouledogues de la Friponne ?

— Oui, je l’ai dit, répondit Jean qui paraissait attristé. Il a rompu sa chaîne, notre jeune seigneur, et je crois qu’il ne se laissera pas reprendre sitôt.

— Comment ! riposta maître Pothier, le meilleur acte que je pourrais faire, ne le tiendrait pas mieux qu’un fil d’araignée. Ces de Repentigny, ils sont obstinés comme des taureaux, et ne supportent aucun joug. Pauvre garçon ! Sait-on, au manoir, qu’il est ici à boire et à jouer ?

— Non ! Vous comprenez que toute la pluie du ciel n’aurait pu empêcher mademoiselle Amélie et madame de le relancer jusqu’ici. Pierre Philibert, son ami, un grand officier du roi, maintenant, est allé à Batiscan, pour des affaires qui regardent l’armée, m’a dit le groom ; sans cela, Le Gardeur ne serait pas à l’auberge comme nous, pauvres habitants, qui ne savons que faire à la maison quand la femme coule la lessive.

— Pierre Philibert ! fit le notaire en se frottant les mains, je le connais. Un héros comme St. Denis ! C’est lui qui est allé à Beaumanoir chercher Le Gardeur. Il l’a ramené comme un chat fait de son petit.

— Comment ! entre ses dents ?

— Pas de plaisanteries, Jean, sois convenable, remarqua le notaire légèrement froissé. N’étire pas mes comparaisons comme un fil, ou comme ton esprit. C’est dommage qu’il ne soit pas ici, le colonel Philibert, il le sortirait bien lui, son ami Le Gardeur…

II.

Après cette réplique, le notaire alla se mettre à la fenêtre où la pluie se précipitait avec fureur. La nuit approchait et les ombres commençaient à envelopper les bois et les champs. Sur le cap, les grands pins noirs se berçaient au vent en poussant des plaintes lugubres.

Maître Pothier suivit du regard la route vaseuse qui s’enfonçait dans l’obscurité. Il y avait une lieue pour se rendre au manoir. Une lieue, par un temps pareil, c’était long. Il se tourna vers l’âtre où flambaient les sarments, songea au bon cidre, aux joyeux camarades, et revint s’asseoir bien tranquillement dans son fauteuil.

Il tira sa pipe, son sac à tabac et se mit à fumer. Il était décidé d’attendre le beau temps au coin du feu. Cependant il était inquiet, agité. Le bruit des voix, le son de l’argent, le choc des dés d’ivoire, les éclats de rire qui venaient du salon, tout cela le troublait fort. Il vida quelques bons verres pour se calmer. Il devint lourd, somnolent. Il en prit d’autres alors pour se réveiller.

— Bah ! se dit-il en lui-mème, un homme est capable de marcher à la pluie, quand il est capable de venir s’asseoir près du feu. La cause est jugée : j’ai perdu !

— Jean La Marche, veux-tu venir au manoir avec moi, ce soir ? demanda-t-il au violoneux.

Jean avait la langue passablement embarrassée. Ses pensées flottaient dans une mer de vin.

— Au manoir ? fit il, le chemin est long comme un cantique de Noël, maître Pothier, et la pluie va gâter les cordes de mon violon. N’importe, maître Pothier, pour vous être agréable, j’irai. Ces chiens de la Friponne hurlent de plus en plus fort. Ils vont dévorer Le Gardeur avant demain matin… Je vais vous accompagner… Donnez-moi la main, vieux Robin ! Mais, diable ! Mon siège est bien pesant : je ne viens plus à bout de me lever !

III.

Après plusieurs essais infructueux, s’aidant mutuellement avec une touchante fraternité, ils réussirent enfin à se mettre sur leurs jambes, et sortirent, bras dessus bras dessous.

La pluie tombait dru, l’eau coulait dans le chemin, les ombres s’épaississaient.

Ils allaient toujours, glissant, avançant, reculant, riant, chantant, le notaire avec son sac de cuir plein de vieux papiers, le violoneux avec son instrument emmailloté dans une flanelle verte.

Ils arrivèrent ainsi à la porte d’une petite cabane noire, la demeure de Roger Bontemps, un vieux camarade.

— Si nous entrions, une minute, fit le violoneux, pour nous faire sécher un peu.

— Ou pour tremper un peu le dedans, afin que le dehors ne soit pas jaloux, répondit le notaire.

Ils entrèrent. L’humble propriétaire les reçut à bras ouverts et les fit asseoir près d’un bon feu.

Maître Pothier tira sa gourde, Jean La Marche prit son violon. Il fallait bien se dédommager un brin des ennuis de la route.

Les minutes passèrent vite, les heures sonnèrent plusieurs fois, la gourde fut vidée jusqu’au fond, le violon se mit à râler des variations inconnues, le notaire et le musicien roulèrent l’un contre l’autre sur la pierre du foyer, avec leur hôte, et dormirent profondément jusqu’au jour.

IV.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil brillait et l’orage était loin. Ils recueillirent leurs esprits et se souvinrent comment et pourquoi ils se trouvaient ainsi chez l’ami Roger Bontemps. Ils eurent honte, avouons-le, pas énormément, mais un peu, et se demandèrent s’ils allaient se rendre au manoir ou retourner au village.

Pendant qu’ils délibéraient, un petit domestique du manoir passa. Il revenait de l’auberge où madame de Tilly l’avait envoyé dès le point du jour. Il apprit à maître Pothier que Le Gardeur venait de partir en canot, pour la ville, avec le chevalier de Péan et ses associés.

Le départ de maître Pothier et de Jean La Marche avait laissé un grand vide dans l’hôtellerie. Avec eux le rire, la gaieté, la chanson, le mot drôle semblaient s’en être envolés. Les habitués, tous plus ou moins gaillards, se retirèrent tour à tour, sans bruit, et comme un peu soucieux. Il n’y avait plus d’argent dans le gousset, peut-être, et le crédit n’était pas fameux. Ou bien l’image de la femme s’offrait à l’esprit. Elle aurait son mot à dire, la femme ! Elle ne s’était guère amusée, elle, et la colère s’était amoncelée toute la nuit dans son cœur. Ce serait une tempête plus redoutable que celle du dehors…

Les joueurs restèrent plus longtemps à l’auberge et se livrèrent sans contrainte à de tapageuses démonstrations, quand ils se virent seuls.

Paul Gaillard, l’hôtelier, un brave homme, fort timide et pas du tout accoutumé aux grands personnages, se montrait le moins possible, et seulement quand on l’appelait. Il avait son jeune seigneur en grande estime, et il aurait bien voulu le voir partir pour le manoir. Un moment il se pencha, tout rougissant, à son oreille et lui demanda s’il voulait bien accepter sa calèche pour s’en retourner. Le Gardeur et ses compagnons éclatèrent de rire. Le pauvre Gaillard se sauva, mais il envoya quelqu’un avertir madame de Tilly, de ce qui se passait chez lui.

V.

Les deux compères que de Péan avait fait venir de Québec, pour l’aider à perdre Le Gardeur, étaient Le Mercier et Éméric de Lantagnac, deux âmes damnées de l’Intendant. II étaient accourus avec plaisir.

De Péan n’eut aucune difficulté à décider Le Gardeur à venir à l’auberge, rencontrer des compagnons qui s’y trouvaient comme par hasard, affirmait-il.

À la taverne, il fallut boire. On ne se retrouve pas comme cela, sans éprouver du plaisir et sans se montrer courtois.

On causa de tout et d’autres choses encore. Le nom d’Angélique Des Meloises revint souvent, à dessein, sur les lèvres de De Péan, Le Gardeur pensait, lui ; à ce mot cruel qu’elle lui avait jeté à la face : Je vous aime, mais je ne serai jamais votre femme, et il se sentait humilié, désolé. Il ne disait rien quand les autres parlaient d’elle. Mais il buvait aussi souvent qu’à son tour.

Il devint expansif, jaseur, jovial ; de Péan l’étudiait, l’épiait. Quand il jugea le moment venu, il dit :

— Nous allons boire aux beaux yeux d’Angélique Des Meloises, la plus adorable femme de la Nouvelle-France ! que celui qui refuse soit, considéré comme un païen !

Éméric de Lantagnac, qui était trop saoul pour savoir ce qu’il disait, prit aussitôt la parole :

— Le Gardeur ne boira pas à cette santé, cria-t-il, et j’en ferais autant, à sa place, moi !… jamais je ne boirai à une fille qui me jouera des tours comme Angélique en a joués à Le Gardeur.

— Quels tours m’a-t-elle joués, demanda Le Gardeur qui s’irritait.

— Elle a joué à la coquette avec vous, et maintenant elle vise plus haut, c’est un prince du sang qu’il lui faut, rien de moins.

— Est-ce elle qui dit cela, ou si c’est vous qui l’inventez !

— Toutes les femmes de la ville affirment qu’elle l’a dit. Mais vous savez, Le Gardeur, les femmes ont plus vite fait un mensonge sur le compte des autres femmes, qu’un homme une addition de dix dizaines.

VI.

De Péan eut peur que Lantagnac ne compromit son œuvre. Il parlait trop.

— Je ne crois pas cela, moi, affirma-t-il à Le Gardeur, Angélique est trop franche et trop fière pour mettre ainsi les gens au courant de ses affaires personnelles. Les jeunes filles supposent qu’elle vous a trompé, et elles jubilent ; cela leur vaut une chance de plus. N’est-ce pas ainsi que les femmes calculent, Le Mercier ?

— Oui, et la Friponne aussi, répondit Le Mercier.

— Au reste, continua de Péan, j’ai la preuve qu’Angélique ne trompe pas notre ami.

— Par Dieu ! s’écria Le Gardeur, on s’occupe bien de mes affaires à la ville. De quel droit ? je serais curieux de le savoir.

— Un droit inaliénable que les femmes tiennent d’Ève. La première fois que le père Adam a tourné le dos, la mère Ève a parlé de lui avec Satan.

Le Gardeur s’emportait.

— Angélique Des Meloises est aussi sensible que belle, s’écria-t-il, et elle n’a pas dû parler ainsi ! Non, par Dieu ! elle n’a jamais dit à personne qu’elle s’était jouée de moi !

Il vida aussitôt comme pour se donner plus de courage, un plein gobelet d’eau-de-vie. Sa figure s’empourpra aussitôt et ses yeux lancèrent des flammes :

— Non ! elle n’a pas dit cela ! répéta-t-il avec emportement. J’en jurerais sur la tête de ma mère, et je tuerais l’insolent qui soutiendrait le contraire !

— C’est cela, Le Gardeur, continua de Péan. Mais le moyen de s’attacher une femme n’est pas de s’éloigner d’elle. Tout le monde sait qu’elle vous préfère à tout autre ; pourquoi risqueriez-vous de perdre la partie, en demeurant plus longtemps ici ?

— Mon Atalante est trop agile, de Péan ; j’abandonne la course ! Je n’ai pas l’avantage d’Hippomène, moi !

— N’avez-vous pas jeté quelques pommes d’or à ses pieds ?

— Je m’y suis jeté moi-même… et elle ne s’est pas arrêtée !

VII.

Le Gardeur se versa un autre verre d’eau-de-vie.

De Péan l’attira dans la pièce voisine :

— Le Gardeur, fit-il, vous êtes demandé à la ville. Voici un billet qu’Angélique vous envoie. Elle me l’a glissé dans la main, en rougissant, au moment où je partais pour Tilly. Je lui ai promis de vous le remettre.

Le billet, gracieusement plié, était bien de l’écriture de l’enchanteresse. Un tas de jolies choses légères, piquantes, douces. Elle s’ennuyait à mourir dans cette ville insignifiante… Le bal de l’Intendant n’avait pas été une affaire brillante, parce que Le Gardeur n’y était pas… Sa maison était morne et délaissée… Bref elle voulait le voir pour une affaire sérieuse.

— Vous voyez bien que cette femme vous aime à la folie, dit de Péan.

— Pensez-vous ? demanda Le Gardeur, sérieusement. Bah ! continua-t-il, je n’ai plus de confiance aux femmes.

— Je vous dis qu’elle vous aime ! Lisez donc, comme il faut ! Viendriez-vous si elle vous aimait ?

— Je descendrais, pour elle, au fond de l’enfer ! Mais pourquoi me tentez-vous, de Péan ?

— Vous n’avez donc pas compris ses paroles ? Elle vous demande pour son bonheur et son bien…

— C’est vrai ! pourtant, c’est vrai ! Par Dieu ! je n’ai pas le cœur assez dur pour refuser. J’y vais ; je pars !

— Nous nous embarquerons au point du jour.

— Au point du jour, c’est bon ! Vous m’avez fait boire, de Péan, n’importe ! c’est mieux. Je veux boire jusqu’à l’heure du départ. Il me sera plus aisé de laisser ma tante et ma sœur. Pierre Philibert va être fâché. Mais il peut s’en venir. Ils peuvent tous s’en venir ! Je m’en veux, pourtant, de Péan… Je m’en veux ! je me déteste ! Mais pour moi Angélique Des Meloises est tout… je l’aime trop, c’est péché, de Péan !

VIII.

De Péan vit que Le Gardeur était mûr pour la ruine. Il le ramena à la table de jeu où Le Mercier et Lantagnac brassaient les dés et l’argent, avec une ardeur qui tenait du vertige. La partie commencée la veille se prolongea jusqu’à l’aurore. Un vin nouveau fut apporté, les enjeux redoublèrent, les émotions devinrent plus poignantes.

Dès que la lumière du matin parut, tous quatre se levèrent de table, et, les yeux rougis, le front hâve, les cheveux en désordre, les habits tachés de vin, ils prirent le chemin de la grève.

Des canotiers les attendaient, en fumant, assis sur le bord de leur canot.

Ils s’embarquèrent, le canot fut poussé au large, puis se mit à descendre sur le fleuve devenu calme, en ouvrant un léger sillon où tremblotaient les premières lueurs de l’aube.

De Péan triomphait. Et pourtant, ce triomphe lui faisait mal, car sa jalousie ne dormait point. Il se mit à chanter, puis à conter des histoires à faire rougir les canotiers qui ramaient en silence. De Lantagnac et Le Mercier le secondaient de leur mieux. Le Gardeur était trop bien élevé et trop délicat pour répéter des obscénités même quand il était ivre.

IX.

Après quelques heures de cette joyeuse course, ils longeaient la falaise où s’est perchée la capitale. Ils décrivirent une courbe, passèrent devant la rue du Sault-au-Matelot, où les bateliers s’étaient réunis pour s’amuser en attendant la besogne. Ces bateliers leur lancèrent une volée de plaisanteries. Mais ils se turent aussitôt que le canot fut près du bord, car ils reconnurent les amis de l’Intendant. C’était la peur. Ils savaient que les gens de la Friponne ne badinaient pas souvent et se montraient rancuniers. Au reste, l’Intendant venait de faire punir sévèrement tous ceux qu’il avait pu convaincre de participation à la dernière émeute, et il fallait se montrer prudent.

Le canot s’arrêta au quai de la Friponne. De Péan et ses compagnons débarquèrent tranquillement. Personne n’osait même les regarder. L’Intendant les attendait. Ils se rendirent au palais où des chambres avaient été préparées pour Le Gardeur.

Le Gardeur de Repentigny était en la puissance de Bigot.

— Je vous félicite, dit Bigot à de Péan ? votre mission a été couronnée du plus beau succès. Nous le tiendrons bien, maintenant… Il faut le tenir sans cesse sous l’influence des liqueurs, jusqu’à ce que nous en ayons fini.

— Je comprends ! répondit de Péan, Eméric et Le Mercier le feront boire ; Cadet, Varin et les autres le feront jouer… Il faut le plumer parfaitement avant qu’il se décide à accomplir vos desseins.

— À votre gré, de Péan : Mais veillez sur lui ; qu’il ne laisse point le palais. Ses amis vont le chercher. Ce maudit Philibert viendra. Je ne veux pas qu’il le voie. Vous en répondez sur votre tête ! Vous ferez en sorte que Le Gardeur l’insulte… Vous êtes capable d’arranger cela !

On sait que de Péan s’acquitta bien de son engagement.